Unemachine Ă  glaçon est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire dans la confection de gel. Beaucoup se demande qu’avoir un appareil mĂ©nager susceptible de rafraichir les nourritures soit dĂ©jĂ  suffisant pour la cuisine, mais encore de tenir les verres de scotch au frais. Certes, il y a des moments et des pĂ©riodes durant lesquelles un tel sujet a un
Une machine Ă  glaçon est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire dans la confection de gel. Beaucoup se demande qu’avoir un appareil mĂ©nager susceptible de rafraichir les nourritures soit dĂ©jĂ  suffisant pour la cuisine, mais encore de tenir les verres de scotch au frais. Certes, il y a des moments et des pĂ©riodes durant lesquelles un tel sujet a un besoin croissant d’un bloc de glace qui ne peut pas provenir d’un rĂ©frigĂ©rateur. Je vais dĂ©velopper cette affirmation dans cet article, mais d’abord je vais dĂ©finir ce qu’est un gĂ©nĂ©rateur de cristal liquide. Qu’est ce qu’une fabrique de glaçon ? C’est un appareil gĂ©nĂ©rateur de cristal liquide. L’eau se cristallise par elle mĂȘme sous l’effet congelant occasionnĂ© par un systĂšme thermique contenant dans son mĂ©canisme. Cet instrument contient ou pas un rĂ©servoir d’eau, qui fonctionne automatiquement ou avec un rĂ©glage. Vous pouvez la mettre sur le plancher, la suspendre tout contre le mur du comptoir de votre bar etc. Elle peut ĂȘtre Ă©norme quand il s’agit d’une qui produise une cinquantaine de kilos de bloc. Pour s’attendre Ă  une grande quantitĂ© de glaçon, il faudra passer une heure tout au plus. Elle est constatable parmi nos articles Ă©patant de congĂ©lation. En outre, il y en a pour divers carĂ©nage, soit en plastique, en inox, en acier inoxydable. Tout ca, sous plusieurs formes et dimension. Alors veuillez les observer dans ce site. Quelles sont les besoins en masse de cristal liquide? Pour conserver la teneur des fleurs qui viennent de se faire coupĂ©es, les marchands doivent y mettre une bonne quantitĂ© de sĂ©rac. C’est mieux par rapport Ă  l’eau douce car le froid contribue directement Ă  la prĂ©servation des chlorophylles composant les feuilles. En outre les pĂ©tales s’évitent de faner rapidement. Donc si vous n’ĂȘtes pas encore conscient du bien que procure le gel sur vos marchandise florale alors il est temps de s’y mettre. Presque tout le monde sait pertinemment que les athlĂštes ont un besoin recrudescent de bon nombre de glaçon aprĂšs un long exercice. En effet, les muscles deviennent tendus surtout quand le sportif a pris quelques moments de repos avant de se relancer dans ses activitĂ©s habituelles. Une inflammation est mĂȘme constatable au niveau des dorsales, abdomens, fĂ©morales et ainsi de suite. A ce moment prĂ©cis, il faudra recourir Ă  des cristaux liquides Ă  remplir la baignoire. Cette action consiste Ă  dĂ©tendre le corps pour ensuite rĂ©cupĂ©rer et faire face Ă  la routine. Lors d’une journĂ©e festive organisĂ©e en plein aire, il ne faudra jamais se passer de bonnes boissons fraĂźches. Pour ce faire il faudrait des glaciĂšres Ă©normes pouvant soutenir des bars de d’eau congelĂ©e pour rafraĂźchir les bouteilles. Ce n’est quand mais pas possible d’emmener un congĂ©lateur amovible, en plus il n’y a pas forcĂ©ment un gĂ©nĂ©rateur sur lequel il faudra brancher l’appareil. En plus mĂȘme s’il y en a, l’intensitĂ© n’est pas sensĂ©e soutenir la puissance du rĂ©frigĂ©rateur. Il est donc prĂ©fĂ©rable d’apporter des conservateurs portatifs contenant des fondus d’eau pour combler la fĂȘte ! Sinon au niveau des comptoirs du bar, il faudrait Ă  tout prix se mettre ne serait-ce qu’un petit appareil, car le besoin des clients en cube de liquide compacte est continue. En fait, c’est plus professionnel d’en produire momentanĂ©ment au risque qu’elles se fondent petit Ă  petit. Ainsi la prĂ©sentation de la boisson et sa saveur sont intactes. Le rĂ©frigĂ©rateur pourrait il remplacer un appareil gĂ©nĂ©rateur de glaçon ? Ce sont deux appareils essentiels dans le quotidien, or leur fonctionnement est assez diffĂ©rent combien mĂȘme ils produisent le mĂȘme produit. En fait, le rĂ©frigĂ©rateur est trĂšs efficace lorsqu’on n’a pas besoin de le dĂ©placer durant un Ă©vĂšnement. Il engendre des cristaux liquides tout comme la machine Ă  glaçon, par contre il est lent pour effectuer ce genre de travail. Ceci dit, au bout de 30 minutes, vous n’arriverez pas Ă  obtenir des glaçons mĂȘme quand vous vous mettez Ă  utiliser le congĂ©lateur. A lire aussi Realiser des glaçons personnalisĂ©s ! Par contre une machine conçue pour cette fonction mettra 6 Ă  13 minutes pour en fabriquer plusieurs. Un gĂ©nĂ©rateur de glaçon a l’avantage d’ĂȘtre portatif si sa taille est petite ou moyenne. En plus, il consomme moins de courant. C’est cette rapiditĂ© d’action qui le positionne au premier rang avant le rĂ©frigĂ©rateur. Cet appareil est Donc plus bĂ©nĂ©fique dans la conservation des aliments quand vous envisagez un pic nique et dĂ©tenez une glaciĂšre. Lors d’une grande cĂ©rĂ©monie comprenant un cocktail de boisson, elle est plus utile que jamais. En gros, elle remplira votre besoin immĂ©diat en glaçon. Alors n’attendez-plus !
Lerapport sur le marchĂ© des machines Ă  glaçons de Stratview Research est le rĂ©sultat d’une mĂ©thodologie de recherche mĂ©ticuleuse qui approfondit le marchĂ©, couvrant les micro-aspects de l’industrie. Le rapport donne une analyse dĂ©taillĂ©e des principaux acteurs corrĂ©lĂ©s du marchĂ©, couvrant leur paysage concurrentiel, leur capacitĂ© et les derniers dĂ©veloppements tels que les Page 2 and 3 A MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD MEMBRPage 4 and 5 Le nouveau, prenant alors une rĂ©soPage 6 and 7 comme les enfants des bĂȘtes. A l'ePage 8 and 9 maniĂšre du cheval de manĂšge, qui Page 10 and 11 II Une nuit, vers onze heures, ils Page 12 and 13 out d'une cour en ouvrir la barriĂšPage 14 and 15 et qui regardait dans le jardin, oPage 16 and 17 fourreau, trop courtes, qui dĂ©couvPage 18 and 19 champs pour ĂȘtre tout seul; je tomPage 20 and 21 claire, aiguĂ«, ou se couvrant de lPage 22 and 23 vinrent quarante-trois personnes, oPage 24 and 25 asĂ© de prĂšs; quelques-uns mĂȘme qPage 26 and 27 aussi qu'on les avait mal reçus, cPage 28 and 29 V La façade de briques Ă©tait justPage 30 and 31 montaient jusqu'aux genoux, avec lePage 32 and 33 laitages, les charrues. HabituĂ©e aPage 34 and 35 vie, elle demandait qu'on l'ensevelPage 36 and 37 Elle dessinait quelquefois; et c'Ă©Page 38 and 39 promener, car elle sortait quelquefPage 40 and 41 VIII Le chĂąteau, de construction mPage 42 and 43 avait Ă©tĂ© disait-on, l'amant de lPage 44 and 45 lune. Emma Ă©coutait de son autre oPage 46 and 47 la serre chaude, oĂč des plantes biPage 48 and 49 IX Souvent, lorsque Charles Ă©tait Page 50 and 51 este du monde, il Ă©tait perdu, sanPage 52 and 53 ans, quand vient l'Ăąge des rhumatiPage 54 and 55 mur, oĂč l'on voyait, en s'approchaPage 56 and 57 D'ailleurs, elle ne cachait plus soPage 58 and 59 DEUXIEME PARTIEPage 60 and 61 Au bas de la cĂŽte, aprĂšs le pont,Page 62 and 63 Depuis les Ă©vĂ©nements que l'on vaPage 64 and 65 couvert, Binet resta silencieux Ă  Page 66 and 67 C'Ă©tait lui qui faisait Ă  la villPage 68 and 69 cabriolet, et, gĂ©nĂ©ralement, l'onPage 70 and 71 - Ma femme ne s'en occupe guĂšre, dPage 72 and 73 vĂ©cue avait Ă©tĂ© mauvaise, sans dPage 74 and 75 qu'il allait tomber d'un coup de saPage 76 and 77 les personnages, en s'enthousiasmanPage 78 and 79 visage, le fils d'un bonnetier de RPage 80 and 81 Ils causaient d'une troupe de dansePage 82 and 83 IV DĂ©s les premiers froids, Emma qPage 84 and 85 parlaient Ă  voix basse, et la convPage 86 and 87 V Ce fut un dimanche de fĂ©vrier, uPage 88 and 89 pouvait parler de lui aux Trois FrPage 90 and 91 Il en fut de mĂȘme les jours suivanPage 92 and 93 encore plus Ă  l'Ă©cartement. Sa prPage 94 and 95 la petite enceinte et les derniĂšrePage 96 and 97 - Pardonnez-moi! j'ai connu lĂ  de Page 98 and 99 Quand Charles, Ă  onze heures du soPage 100 and 101 Lorsque le moment fut venu des embrPage 102 and 103 - Et quoi de neuf chez vous? - Pas Page 104 and 105 VII Le lendemain fut, pour Emma, unPage 106 and 107 Souvent, elle variait sa coiffure Page 108 and 109 en effet, Ă©tait un domaine prĂšs dPage 110 and 111 - Elle est fort gentille! se disaitPage 112 and 113 Mais la jubilation qui Ă©panouissaiPage 114 and 115 emplissant beaucoup d'espace avec lPage 116 and 117 existence excentrique, les dĂ©sordrPage 118 and 119 voiture. Le tambour battit, l'obusiPage 120 and 121 oeuvre toute de civilisation ! vousPage 122 and 123 laissant dĂ©passer un bout de son fPage 124 and 125 - Ainsi, nous, disait-il, pourquoi Page 126 and 127 animaux, triomphateurs indolents quPage 128 and 129 lui, pis de sa bonne mĂ©nagĂšre, ilPage 130 and 131 on se laisse entraĂźner par ce qui Page 132 and 133 lignes des peupliers, qui dĂ©passaiPage 134 and 135 Le drap de sa robe s'accrochait au Page 136 and 137 monde encore serait endormi. Cette Page 138 and 139 Emma ne rĂ©pondit tien. Il poursuivPage 140 and 141 lecture l'eĂ»t amusĂ©e. Mais CharlePage 142 and 143 C'Ă©tait l'Ă©poque oĂč le pĂšre RouPage 144 and 145 Et il eut l'air de ne point remarquPage 146 and 147 mieux pour plaire aux femmes ; et lPage 148 and 149 journal..., tout le monde peut-ĂȘtrPage 150 and 151 - Car, disait l'ecclĂ©siastique d'uPage 152 and 153 Mais l'apothicaire, en rougissant, Page 154 and 155 dĂ©lectait dans toutes les ironies Page 156 and 157 - A quoi cela sert-il ? demandait lPage 158 and 159 - Quand minuit sonnera, disait-ellePage 160 and 161 BientĂŽt pourtant il lui sembla quePage 162 and 163 Au galop de quatre chevaux, elle Ă©Page 164 and 165 Cela ressemblait aussi Ă  quelque mPage 166 and 167 XIII A peine arrivĂ© chez lui, RodoPage 168 and 169 ce bonheur idĂ©al, comme Ă  celle dPage 170 and 171 croulĂąt. Pourquoi n'en pas finir? Page 172 and 173 Homais demanda comment cet accidentPage 174 and 175 XIV D'abord, il ne savait comment fPage 176 and 177 heures, Ă  la tombĂ©e du jour, les Page 178 and 179 Alors, elle se livra Ă  des charitPage 180 and 181 Ă©flexions philosophiques qui en foPage 182 and 183 Puis, s'adressant Ă  Emma, qui portPage 184 and 185 De peur de paraĂźtre ridicule, EmmaPage 186 and 187 quand ils poussĂšrent l'adieu finalPage 188 and 189 - LĂ©on? - Lui-mĂȘme ! Il va venir Page 190 and 191 - C'est que..., balbutia-t-elle avePage 192 and 193 I M. LĂ©on, tout en Ă©tudiant son dPage 194 and 195 myosotis sur sa chevelure dĂ©nouĂ©ePage 196 and 197 s'Ă©paississait sur les murs, oĂč bPage 198 and 199 Emma, le soir, Ă©crivit au clerc unPage 200 and 201 perdue dans les oraisons comme une Page 202 and 203 - ImbĂ©cile ! grommela LĂ©on s'Ă©laPage 204 and 205 II En arrivant Ă  l'auberge, Mme BoPage 206 and 207 Ignores-tu le soin que j'observe daPage 208 and 209 tandis que Charles en face d'elle, Page 210 and 211 Emma le laissait parler. Elle s'ennPage 212 and 213 III Ce furent trois jours pleins, ePage 214 and 215 IV LĂ©on, bientĂŽt, prit devant sesPage 216 and 217 Charles revint donc encore une foisPage 218 and 219 une claire-voie, des statues, un viPage 220 and 221 Il savourait pour la premiĂšre foisPage 222 and 223 Puis les voyageurs de l'Hirondelle Page 224 and 225 Et elle alla au secrĂ©taire, fouillPage 226 and 227 Et il la considĂ©rait fixement, touPage 228 and 229 - Non, non! Tu l'aimes mieux que moPage 230 and 231 VI Dans les voyages qu'il faisait pPage 232 and 233 dĂ©tournait; il la retint; et, s'afPage 234 and 235 - Eh ! tant pis ! qu'il me trompe, Page 236 and 237 - Tenez ! Puis, remontant la page aPage 238 and 239 L'automne commençait et dĂ©jĂ  lesPage 240 and 241 Les cafĂ©s d'alentour Ă©taient pleiPage 242 and 243 Elle s'affaissa, plus assommĂ©e qu'Page 244 and 245 ouges et mous comme des limaces, quPage 246 and 247 profonde que son amour; et elle conPage 248 and 249 Et cette interrogation voulait direPage 250 and 251 - De grĂące, restez! je vous aime! Page 252 and 253 - il Ă©tait brave pourtant, il avaiPage 254 and 255 VIII Elle se demandait tout en marcPage 256 and 257 Car, depuis trois ans, il l'avait sPage 258 and 259 Elle resta perdue de stupeur, et n'Page 260 and 261 Elle s'Ă©piait curieusement, pour dPage 262 and 263 elle avouait pour lui plus d'amour Page 264 and 265 allait ainsi, plein de cette majestPage 266 and 267 Enfin les trois chevaux dĂ©talĂšrenPage 268 and 269 Pour amasser diligemment Les Ă©pis Page 270 and 271 L'apothicaire, Ă  bout d'idĂ©es, sePage 272 and 273 d'une telle bĂȘtise; et ils n'Ă©taiPage 274 and 275 Les herbes aromatiques fumaient encPage 276 and 277 X Il n'avait reçu la lettre du phaPage 278 and 279 On chantait, on s'agenouillait, on Page 280 and 281 - Ah! c'est la fin pour moi, voyez-Page 282 and 283 dĂ©couvrit un petit R au bas de la Page 284 and 285 Pulvermacher ; il en portait une luPage 286 and 287 Rodolphe lui sauta en plein visage,Page 288 VOUS POUVEZ RECEVOIR SUR CD ROM UTI NOUVELLE CHAINE DISCORD 🌏 CODE CRÉATEUR 🎁 mystikguyđŸ„‡ GO 25 000 ABONNÉS đŸ„‡đŸ“ž MON MATÉRIEL 📾 En description Les services et produits mentionnĂ©s ci-dessous ont Ă©tĂ© choisis indĂ©pendamment de la publicitĂ© et des ventes. Mais peut obtenir une petite commission Ă  l’achat de tout service ou produit via un lien d’affiliation vers le site Web du marchand. Il y a prĂšs de cinq dĂ©cennies, mon Ă©pouse et moi avons choisi de partir acheter une machine Ă  glaçons mobile. C’était un aprĂšs-midi d’étĂ© chaud et je souhaitais trouver une machine Ă  glaçons pour pouvoir me dĂ©tendre au soleil avec une boisson rafraĂźchissante Ă  la main. Il existe de nombreux types de machines Ă  glaçons sur le marchĂ©, mais nous avons dĂ©cidĂ© d’acheter une machine Ă  glaçons mobile. Nous avons pondĂ©rĂ© chacun des choix, parcouru toutes les informations et choisi d’acheter une machine Ă  glaçons qui peut crĂ©er 22 kg de glace chaque jour. Nous avons dĂ©cidĂ© qu’il serait prĂ©fĂ©rable d’acheter la plus grande unitĂ© disponible pour aller grand ou rentrer Ă  la maison et nous sommes rentrĂ©s chez nous et avons commencĂ© Ă  crĂ©er de la glace. Qu’avons-nous dĂ©couvert? Nous avons dĂ©couvert que nous adorons notre machine Ă  glaçons portable et qu’elle est utilisĂ©e tous les jours. Dans ce guide, nous prĂ©senterons plusieurs raisons pour lesquelles je pense que les machines Ă  glaçons portables valent vraiment la peine d’ĂȘtre achetĂ©es. Chacune de ces choses est produite par une personne qui utilise quotidiennement sa machine Ă  glaçons mobile et pourrait manquer si quelque chose lui arrivait. Voici quelques raisons pour lesquelles les machines Ă  glaçons mobiles en valent la peine. 1. Ils Sont PORTABLESSommaire1. Ils Sont SONT PEU COÛTS3. ILS SONT PERSONNALISABLES4. ILS SONT SIMPLES À MAINTENIR5. Ils Sont Construits Pour Sont Ă  Un Clic Une des principales raisons pour lesquelles les machines Ă  glaçons portables valent vraiment la peine d’ĂȘtre achetĂ©es est inscrite dans son titre mobile. Vous pouvez emporter des machines Ă  glaçons mobiles partout oĂč il y a de l’eau et une prise de courant. Nous avons emmenĂ© notre fabricant de glace nager avec nous et avons Ă©conomisĂ© de l’argent en fabriquant de la glace plutĂŽt que d’aller au magasin tous les jours pour l’acheter. J’ai des copains qui attirent leur fabricant de glace dans leur voilier, ainsi que d’autres amis qui rĂ©unissent leur fabricant de glace dans leur VR. Nous avons emmenĂ© notre machine Ă  glaçons portable avec nous pour les fĂȘtes de famille, les activitĂ©s de l’église et nous lorsque nous partions en vacances. Peu importe la complexitĂ© de votre rĂ©frigĂ©rateur et la qualitĂ© de la machine Ă  glaçons dans votre rĂ©frigĂ©rateur, vous ne prĂ©voyez pas de l’attirer en camping avec vous, et il ne rentrera probablement pas sur votre VR. Les machines Ă  glaçons portables ont un Ă©norme avantage sur les autres types de machines Ă  glaçons, car elles peuvent ĂȘtre transportĂ©es lĂ  oĂč elles sont nĂ©cessaires. SONT PEU COÛTS Une autre raison pour laquelle les fabricants de glace valent votre investissement serait que votre premier investissement pour en avoir un est assez minime. De nombreuses machines Ă  glaçons de comptoir coĂ»tent aussi peu que vous pouvez Ă©galement acheter une machine Ă  glaçons pour en dessous ou Ă  proximitĂ© Comparez cela avec un tout nouveau rĂ©frigĂ©rateur ou mĂȘme une machine Ă  glaçons commerciale, et vous verrez immĂ©diatement Ă  quel point les machines Ă  glaçons mobiles sont vraiment Ă©conomiques. Sachez que les machines Ă  glaçons mobiles ne doivent pas ĂȘtre installĂ©es par un expert. Tout ce que vous avez Ă  faire est d’ajouter de l’eau, de brancher l’appareil et vous ĂȘtes prĂȘt Ă  commencer Ă  gagner de la glace. Vous n’avez pas besoin d’installer une conduite d’eau dans votre rĂ©sidence, pas de drains sans aucun tracas. Tout ce que vous avez Ă  faire est d’acheter votre machine Ă  glaçons, de trouver un emplacement dans vos comptoirs, de la brancher et vous ĂȘtes prĂȘt Ă  crĂ©er un excellent hockey sur glace. De plus, vous pouvez l’emporter avec vous une fois que vous dĂ©mĂ©nagez ou que vous partez. Non seulement ils sont bon marchĂ© Ă  acheter, mais ils sont Ă©galement bon marchĂ© Ă  exploiter. Pour faire de la glace tous les jours Ă  l’aide d’une machine Ă  glaçons mobile, cela peut vous coĂ»ter environ 30 Ă  50 cents pour chaque 45 livres de hockey sur glace. C’est beaucoup moins cher que d’acheter un sac de glace dans un magasin. Beaucoup d’hommes et de femmes pensent que pour acquĂ©rir une toute nouvelle machine Ă  glaçons, ils auraient besoin d’acheter un nouveau rĂ©frigĂ©rateur avec une machine Ă  glaçons intĂ©grĂ©e. Ne dĂ©pensez pas l’excĂšs d’argent pour remplacer un rĂ©frigĂ©rateur parfaitement fin, une fois qu’il est possible de trouver une machine Ă  glaçons mobile pour moins cher. 3. ILS SONT PERSONNALISABLES Les machines Ă  glaçons portables valent vraiment la peine car il est possible d’acheter l’unitĂ© idĂ©ale pour rĂ©pondre Ă  vos besoins. Tout le monde a des besoins diffĂ©rents en matiĂšre de crĂ©ation de hockey sur glace. Il y en a quelques-uns qui recherchent une unitĂ© compacte et lĂ©gĂšre pour pouvoir l’emporter. Vous recherchez peut-ĂȘtre une machine Ă  glaçons qui offre de la glace claire pour votre cinĂ©ma maison ou votre pub. Plusieurs d’entre vous sont Ă  la recherche d’une unitĂ© plus grande produisant 22 kg de glace par jour, tout comme celle que j’ai achetĂ©e il y a plusieurs annĂ©es. Certaines personnes veulent aujourd’hui avoir une machine Ă  glaçons avec un congĂ©lateur intĂ©grĂ© pour s’assurer que leur glace ne fond pas. Certains veulent une unitĂ© Ă  la mode qui rougeoie et coĂ»te moins cher, alors il y a d’autres personnes qui ont besoin de la technologie Bluetooth et d’une machine Ă  glaçons qui gĂ©nĂšre une pĂ©pite ou un hockey sur glace. Peu importe le type de glace dont vous avez besoin, la couleur de cet appareil ou la taille de cette machine, vous pourrez obtenir exactement ce que vous souhaitez et dĂ©sirez avec une machine Ă  glaçons mobile. Lisez mon message ici pour quelques raisons que votre bureau ou votre salle Ă  manger peut utiliser une machine Ă  glaçons mobile. 4. ILS SONT SIMPLES À MAINTENIR Une autre raison pour laquelle les glaciers mobiles valent l’investissement, c’est qu’ils sont simples Ă  conserver. J’ai travaillĂ© dans un magasin d’électromĂ©nagers il y a quelque temps et je comprends de premiĂšre main Ă  quel point il est coĂ»teux de faire venir un rĂ©parateur chez vous pour vĂ©rifier votre rĂ©frigĂ©rateur ou votre congĂ©lateur. Yikes! Les machines Ă  glaçons portables ne sont pas du tout comme ça. Pour commencer, vous pouvez leur apporter l’appareil. DeuxiĂšmement, vous pouvez effectuer vous-mĂȘme toute la maintenance. Le nettoyage de la machine est un jeu d’enfant, tout ce que vous avez Ă  faire est de nettoyer l’unitĂ© une ou deux fois par mois Ă  l’aide d’une solution de nettoyage. Il est facile de crĂ©er votre propre solution de nettoyage en ajoutant une cuillĂšre Ă  cafĂ© de vinaigre dans cinq tasses d’eau. Le dĂ©pannage de votre appareil est Ă©galement simple. Les machines Ă  glaçons portables ne sont pas compliquĂ©es Ă  comprendre et la plupart des problĂšmes de temps avec l’unitĂ© peuvent ĂȘtre rĂ©solus. Entretenir votre propre unitĂ© nettoyĂ©e et remplie d’eau est la moitiĂ© de la bataille en ce qui concerne les compteurs de glace. Ils sont simples Ă  utiliser et simples Ă  conserver. 5. Ils Sont Construits Pour Durer Les machines Ă  glaçons portables peuvent Ă©galement ĂȘtre construites pour durer. La plupart des entreprises rĂ©putĂ©es crĂ©ent des machines Ă  glace qui persistent pendant un trĂšs long moment. J’ai ma machine Ă  glaçons depuis de nombreuses annĂ©es maintenant, et je l’utilise chaque jour. Ils vous offrent Ă©galement une excellente garantie pour vous assurer que votre achat est sans souci. Sont Ă  Un Clic Vous n’avez pas besoin de deviner si l’appareil que vous avez achetĂ© vous convient ou s’il fera le travail que vous souhaitez qu’il exĂ©cute. Vous pouvez voir les meilleures machines Ă  glaçons portables disponibles sur le marchĂ© de nos jours, en cliquant sur le lien ici. Nous avons choisi parmi les meilleurs des meilleurs pour vous fournir une collection complĂšte d’excellentes machines Ă  glaçons mobiles. L’achat d’un fabricant de glaçons en ligne enregistre Ă©galement votre en cas de problĂšme de garantie, vous disposerez de votre rĂ©ception pour rĂ©soudre le problĂšme rapidement. Vouspouvez programmer l’appareil pour prĂ©parer des glaçons Ă  l’avance ou Ă  la derniĂšre minute, et mĂȘme les garder dans la machine pour plus tard ! Vous pouvez choisir la taille des glaçons selon vos besoin. La KB15 vous permettra aussi de remplir les glaciĂšres, qui sont bien utiles pendant les pique-nique d’étĂ©. GARANTI : Tous nos produits H.Koenig sont garantis 2 ans.

avril 6, 2022 News 0 likes 135 vues 0 commentaires Il existe beaucoup d’appareils indispensables dans les Ă©tablissements de boissons. C’est le cas de la machine Ă  glaçons professionnelle qui est un dispositif qui produit rapidement des morceaux de glace. Mieux, cette production se fait en grande quantitĂ©. Pour un usage professionnel, l’importance de cette machine n’est plus Ă  dĂ©montrer. Seulement, pour avoir un produit de qualitĂ©, contactez PROCOLD. Vous trouverez chez votre partenaire une gamme de machines Ă  glaçons professionnelles. CritĂšres de choix de machine Ă  glaçons professionnelle L’achat d’une machine Ă  glaçons exige que l’on tienne compte d’un certain nombre de critĂšres. La forme des glaçons La forme des glaçons est le premier critĂšre justifiant la bonne qualitĂ© d’une machine qui en fabrique. D’une machine Ă  glaçons Ă  une autre, vous pouvez avoir diffĂ©rentes formes de glaçons. Il s’agit de glaçons pleins, de glaçons creux, de glaçons en demi-lune ou de glaçons pilĂ©s. Peu importe la forme, sa prĂ©sentation raffinĂ©e peut vous orienter sur la qualitĂ© de l’outil de fabrication. La performance de productivitĂ© des glaçons Avant d’acheter votre machine Ă  glaçons professionnelle, il est capital de connaĂźtre la quantitĂ© de glaçons produits. Ensuite, vous devez connaĂźtre le temps nĂ©cessaire pour cette production. Par exemple, pour un usage personnel, vous pouvez sĂ©lectionner la machine de 20 kg. C’est un Ă©quipement qui fabrique des glaçons en 24 h. Elle est trĂšs pratique pour les zones restreintes. Pour ce qui est des grands modĂšles, leur capacitĂ© de production s’étend jusqu’à 150 kg de glace/24 h. Le choix entre les petites et grandes machines dĂ©pend du cadre de service et des besoins de votre clientĂšle. Le systĂšme de refroidissement de la machine de fabrication de glaçons Le choix est portĂ© sur telle ou telle machine Ă  glaçons en tenant compte aussi du systĂšme de refroidissement. Refroidissement Ă  air Avec le refroidissement Ă  air, la congĂ©lation est rapide. Pourquoi ? Parce que la machine aspire de l’air de l’environnement immĂ©diat grĂące Ă  son ventilateur se trouvant sur le cĂŽtĂ©. C’est le choix idĂ©al pour faire des Ă©conomies, mais Ă©galement pour les grands locaux. C’est dire que si l’espace de votre cuisine est vaste, alors, sĂ©lectionnez ce type de machine. Toutefois, le systĂšme de fonctionnement de cet Ă©quipement n’est pas adaptĂ© pour une zone Ă  forte chaleur. Autrement dit, si la tempĂ©rature dĂ©passe 30 °C, il ne faut pas utiliser cet appareil. Refroidissement Ă  eau Les petits modĂšles d’appareils Ă  glaçons avec un systĂšme de refroidissement Ă  eau sont trĂšs adaptĂ©s aux cadres trĂšs petits. Donc, pour les petites cuisines, voici ce qu’il vous faut. Contrairement Ă  celles Ă©voquĂ©es plus haut, ces machines ne sont aucunement sensibles aux tempĂ©ratures hautes. La puissance de production La puissance du moteur n’est point nĂ©gligeable dans la vĂ©rification d’une meilleure version de machine Ă  glaçons. En effet, elle dĂ©termine la vitesse de production des glaçons, mais Ă©galement la tĂ©nacitĂ© de la machine. La consommation en Ă©nergie de votre matĂ©riel dĂ©pend de sa durĂ©e de productivitĂ©. Vous avez besoin de fabriquer des glaçons en quinze minutes par exemple. Il faut choisir une machine Ă  glaçons possĂ©dant une puissance de 120 watts au minimum. Optez pour PROCOLD, c’est sĂ©lectionner les meilleures machines Ă  glaçons professionnelles Vous voulez une machine Ă  glaçons professionnelle remplissant les critĂšres Ă©voquĂ©s ci-dessus. Pas d’inquiĂ©tude. PROCOLD est votre dernier recours. À propos, cette entreprise vous propose une gamme variĂ©e de matĂ©riels. Il est question d’appareils convenables Ă  votre lieu de service et selon vos besoins et exigences. En d’autres mots, vous allez tomber sur des Ă©quipements Ă  glaçons de 12 kg ; 22 kg ; 25 kg 30 kg
 Quel est la tarif des machines Ă  glaçons professionnelles Les appareils de fabrication des glaçons vendus par PROCOLD sont les meilleurs sur le marchĂ©. Ils sont Ă  trĂšs bon prix et valent la peine d’en avoir en prenant compte de leur qualitĂ©. GĂ©nĂ©ralement, le tarif varie entre 50 et 100 euros pour les petits modĂšles et va jusqu’à 500 euros pour les grands. Au demeurant, n’hĂ©sitez pas vous rapprocher de PROCOLD pour avoir les meilleures machines Ă  glaçons professionnelles.

Publication Il y a 2 jours. Les GlaciĂšres de Lyon ne redoutent pas les vagues de chaleur. Bien au contraire. C’est en Ă©tĂ© que ce vendeur de glace Ă  rafraĂźchir rĂ©alise le gros de son chiffre d’affaires. « AprĂšs deux annĂ©es difficiles dues Ă  la crise sanitaire, on peut dire que la mĂ©tĂ©o de 2022 est Ă  notre avantage, » observe Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectrique de 2019 Les prĂ©paratifs pour partir en vacances sont toujours une aventure Ă  laquelle il faut se prĂ©parer en avance. Vous devez penser Ă  tous les dĂ©tails logistiques, y compris Ă  amener tout le matĂ©riel pour cuisiner. Cela passe par le transport de la plaque de cuisson et du mini-four. Mais la glaciĂšre Ă©lectrique a beaucoup de succĂšs en ce moment. Non seulement, elle se transporte facilement, mais elle permet aussi de stocker au frais un nombre impressionnant de liquides ou de solides. Notre Ă©quipe d’experts a donc testĂ© des dizaines de glaciĂšres Ă©lectriques afin de vous prĂ©senter ce comparatif avec les 3 meilleures de 2019. Vous ĂȘtes prĂȘt ? Alors on y va ! Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques Table des matiĂšres1 Comparatif des meilleures glaciĂšres Ă©lectriques2 Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de l’annĂ©e Une allure qui donne La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est l’alliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique3 GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Une ergonomie bien pensĂ©e et OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ?4 Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas Qu’est ce que la mousse PolyurĂ©thane?5 Comment choisir sa glaciĂšre Ă©lectrique ?6 Les avantages et inconvĂ©nients d’une glaciĂšre Ă©lectrique7 FAQ Nous rĂ©pondons Ă  vos questions8 Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques9 Comment garder la ligne et bien manger ? Mobicool Q40 La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique de l’annĂ©e Voir le prix Avantages Comme l’atteste la photographie ci-dessus, on peut ranger le cĂąble dans le couvercle GrĂące Ă  Ă  ses coins en aluminium, la glaciĂšre Ă©lectrique est solide InconvĂ©nients Ce modĂšle de glaciĂšre Ă©lectrique ne possĂšde pas de roulettes Une allure qui donne envie MĂȘme si on le voit pas sur la photo que nous avons sĂ©lectionnĂ©, nous devons vous spĂ©cifier que cette glaciĂšre Ă©lectrique est connue pour ĂȘtre trĂšs solide. Conçue tout en aluminium, son revĂȘtement en est la preuve la plus flagrante. De plus, des coins en acier viennent renforcer sa robustesse lĂ©gendaire. MalgrĂ© ses presque dix kilos, vous pouvez la dĂ©placer grĂące Ă  poignĂ©es latĂ©rales disposĂ©es sur les cĂŽtes. De ce fait, cette glaciĂšre Ă©lectrique demeure l’exemple type de l’accessoire qu’on peut utiliser partout sans craindre de tomber en panne en cours de terme d’isolation, cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un revĂȘtement en mousse polyurĂ©thane. Nous vous expliquerons ses qualitĂ©s un peu plus tard dans ce comparatif, mais sachez que c’est ce qui se fait de mieux actuellement sur le marchĂ© de la glaciĂšre Ă©lectrique. La fĂ©e Ă©lectricitĂ© est l’alliĂ© des dĂ©tendeurs de cette glaciĂšre Ă©lectrique En plus, vous pouvez la brancher Ă  l’intĂ©rieur comme Ă  l’extĂ©rieur. Dans le colis, deux sortes de cĂąbles Ă©lectriques sont fournis. L’un pour les prises de courant basiques de la maison. L’autre pour l’allume cigare de la voiture. Les deux combinĂ©s ouvrent la voie Ă  une utilisation illimitĂ©e. Voir le prix GlaciĂšre Ă©lectrique Mobicool W40 AC/DC Le meilleur rapport qualitĂ©/prix Voir le prix Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique refroidit jusqu’à moins dix-huit degrĂ©s La glaciĂšre Ă©lectrique est maniable InconvĂ©nients Cette glaciĂšre Ă©lectrique pĂšse dix kilos, c’est la plus lourde du comparatif Une ergonomie bien pensĂ©e et calculĂ©e En plus des deux poignĂ©es prĂ©cĂ©dentes sur le prĂ©cĂ©dent modĂšle, deux avantages viennent complĂ©ter le tableau. D’une part, une poignĂ©e de transport dĂ©pliable va considĂ©rablement amĂ©liorer le confort des personnes chargĂ©es de la transporter. Puis, une fois Ă  terre, des roulettes viennent en renfort pour que la glaciĂšre Ă©lectrique ne tangue pas pendant le reste du trajet. Surtout si ce dernier s’effectue Ă  pied. Pour finir, une nouvelle fois, vous avez le loisir d’optimiser le rangement des accessoires nĂ©cessaires Ă  son rattachement Ă  l’électricitĂ©. SituĂ© sous le couvercle, un espace est dĂ©diĂ© aux cĂąbles. OĂč emmener sa glaciĂšre Ă©lectrique ? Lorsqu’on l’habitude de pratiquer une activitĂ© Ă  l’extĂ©rieur, on aime bien avoir son lot de boissons fraĂźches Ă  portĂ©e de bouche. Ainsi, quand on doit attendre que les poissons mordent Ă  l’hameçon. Quand on va Ă  la plage un jour de canicule. Cette glaciĂšre Ă©lectrique peut vous accompagner sans aucun problĂšmes. Il en va de mĂȘme pour vos rĂ©ceptions en maison. Si vous manquez d’un endroit pour stocker vos bouteilles de biĂšre ou autres envies de liquide, la glaciĂšre Ă©lectrique peut accueillir des bouteilles de deux livres couchĂ©es Ă  l’horizontale. Vous l’avez compris, en tant que frigo d’appoint, cet objet peut trĂšs remplir sa mission sans Ă  avoir Ă  vous lĂącher dans le courant de l’aprĂšs-midi. A vous de vous organiser afin de recharger la batterie avant de vous en servir pendant toute une aprĂšs-midi. Voir le prix Mobicool W48 AC/DC La meilleure glaciĂšre Ă©lectrique pas cher Voir le prix Avantages Cette glaciĂšre Ă©lectrique est en mousse polyurĂ©thane Autant lĂ©gĂšre que pratique, la glaciĂšre Ă©lectrique peut contenir beaucoup Cette glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde une poignĂ©e tĂ©lescopique InconvĂ©nients Elle ne refroidit pas assez rapidement Qu’est ce que la mousse PolyurĂ©thane? On le voit, ces trois produits sont constituĂ©s en majeure partie de ce matĂ©riau. Indispensable pour isoler des aliments solides ou liquides, ce revĂȘtement les conserve Ă  basse tempĂ©rature. Ainsi pour cette glaciĂšre Ă©lectrique, tout son contenu sera stockĂ© Ă  environ moins seize degrĂ© en dessous de la tempĂ©rature ambiante. Ce qui peut largement convenir lors d’un pique-nique ou d’un barbecue entre amis. MĂȘme les enfants pourront Ă©galement y rajouter leurs sorbets ou leurs cones glacĂ©s puisque la glaciĂšre Ă©lectrique possĂšde un sĂ©parateur amovible. Cet Ă©lĂ©ment s’avĂšre indispensable si toute une mĂȘme famille se sert du produit pendant une longue pĂ©riode. Enfin, Ă  moins de huit kilos, il est facile de s’en servir surtout qu’une poignĂ©e tĂ©lescopique va vous faciliter la tache de l’emmener avec vous en camping, sur la plage, en randonnĂ©e. Toutes les combinaisons sont possibles tant cet objet ne prend pas de place au sol ni dans une voiture. En sortie, n’oubliez pas de mettre le cĂąble allume-cigare Ă  sa place, soit sous le couvercle. Voir le prix L'alimentation Ă©lectrique fixeGrĂące Ă  un voltage allant de 220 Ă  240 volts, vous pouvez brancher ces appareils oĂč bon vous semble. Cuisine, chambre, salon, salle Ă  manger tout est possible. Par exemple, si vous recevez des amis pour une raclette ou pour plancha Ă©lectrique, stocker vos bouteilles de vin dans une glaciĂšre Ă©lectrique vous permettra d’en profiter Ă  parfaite tempĂ©rature jusqu’au bout de la nuit. L'alimentation Ă©lectrique nomadeCette fois-ci, c’est l’allume cigare qui va faire tout le travail. SituĂ© dans la voiture, celui-ci va vous permettre de recharger votre glaciĂšre afin qu’elle puisse vous accompagner dans vos sorties plage, pĂȘche ou encore pratique de sport avec de longue distances randonnĂ©e Le volume de stockageCes modĂšles acceptent autour de quarante voir cinquante litres de boissons. C’est une aubaine pour tout ceux qui aiment se rafraĂźchir sans Ă  avoir Ă  bouger de leur transat. L'ergonomieSouvent, les roulettes sont ce qu’il a de mieux pour la sortir de chez soi et l’emmener jusqu’à la voiture. Mais les poignĂ©es latĂ©rales sont sont souvent utiles lorsqu’on a la chance d’avoir quelqu’un de costaud Ă  proximitĂ© de soi. Enfin, sur le troisiĂšme modĂšle, la poignĂ©e tĂ©lescopique est un avantage certain pour ceux qui s’en servent tout le temps. Sans se baisser, se pencher ou trop soulever, la glaciĂšre Ă©lectronique va se fondre dans votre quotidien et celui de toute votre famille. Le rangement des cĂąblesLe logement des cĂąbles dans le couvercle est un atout logistique. En effet, pour les plus Ă©tourdis, ce compartiment fera office de piqĂ»re de rappel pour ravitailler la batterie de la glaciĂšre Ă©lectrique en courant. Les avantages et inconvĂ©nients d’une glaciĂšre Ă©lectrique Avantages La glaciĂšre Ă©lectrique se branche n’importe oĂč allume-cigare, chambre, etc. Elle contient aliments liquides boissons comme solides glaces On peut l’utiliser pour remplacer un petit frigo La glaciĂšre Ă©lectrique est facilement transportable en vacances grĂące Ă  un systĂšme de poignĂ©es et roulettes. InconvĂ©nients Il faut bien s’organiser avant en la rechargeant suffisamment Il faut bien prĂ©voir savoir quelle quantitĂ© on emmĂšne et dont on dispose FAQ Nous rĂ©pondons Ă  vos questions Qu'est ce qu'une glaciĂšre Ă©lectrique ?C’est un objet en forme de gros cabat qui permet de transporter avec soi du solide et du liquide Comment fonctionne une glaciĂšre Ă©lectrique ?Comme on le sait, on peut brancher la batterie sur diffĂ©rentes sortes de prises. Tout d’abord, douze volts. Cela concerne l’embout allume cigare d’une voiture. Quand on a un sortie de prĂ©vue avec des enfants en bas Ăąge, ce critĂšre est parfaite. Ensuite, une prise de courant lambda en intĂ©rieur fait trĂšs bien l’affaire. Cela correspond Ă  220 ou 230 volts. Combien de temps peut-on laisser brancher une glaciĂšre Ă©lectrique ?L’ensemble de ces informations figurent sur la notice de la glaciĂšre Ă©lectrique. N’oubliez pas de vĂ©rifier cet aspect avant de faire votre achat. Quelle glaciĂšre Ă©lectrique choisir ? En premier lieu, vous devez contrĂŽler la capacitĂ© de stockage de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ce critĂšre a une base unitĂ© en litres. Par exemple, pour ces trois modĂšles, le taux maximum est de cinquante Litres. De ce fait, le constructeur prĂ©cise Ă  chaque fois que des bouteilles de deux litres peuvent rentrer mais mises de maniĂšre horizontales. En outre, un sĂ©parateur amovible vous aidera Ă  vous organiser au sein de l’appareil. En second lieu, vous devez vĂ©rifiez le revĂȘtement. Bien sur, la mousse polyurĂ©thane qui isole particuliĂšrement bien les liquides. Mais aussi, savoir de quoi est composĂ© le matĂ©riau extĂ©rieur de votre glaciĂšre Ă©lectrique. Aluminium ? Plastique ? Toutes les combinaisons sont possibles. Enfin, comme nous vous l’avons expliquĂ© juste au dessus, le branchement Ă  l’électricitĂ© est un enjeu majeur pour amortir votre glaciĂšre Ă©lectrique. Ou acheter une glaciĂšre Ă©lectrique ?Tous les magasins de sport ont forcĂ©ment un coin avec des glaciĂšres. En effet, Ă  cotĂ© des tentes, matĂ©riel de camping ou de randonnĂ©e, vous avez forcĂ©ment le modĂšle qui vous correspondra le mieux en terme de budget, de fonctionnalitĂ©s et de capacitĂ©s physiques et logistiques. Notre verdict sur les glaciĂšres Ă©lectriques Nous espĂ©rons que notre petit comparatif sur ces grandes glaciĂšres Ă©lectriques vous a plu. Si vous voulez avoir notre avis sur les glaciĂšres 12V 200V, nous vous conseillons de consulter notre guide avec comparatif dĂ©diĂ© Ă  ces modĂšles. machineĂ  glacons des hotels disneyland. djkenny. 0:35. Le ciel fait office de machine Ă  glaçons. Planet.fr. 1:46. Machine Ă  glaçons ESSENTIELB PG EMG 1 silver . Boulanger. 1:53. LIDL : cette machine LEPÉRIL BLEU DU MÊME AUTEUR FantĂŽmes et Fantoches Histoires singuliĂšres, publiĂ© sous le pseudonyme Vincent Saint-Vincent Plon-Nourrit. 1 vol. Le Docteur Lerne, sous-Dieu, roman Mercure de France. 1 vol. Le Voyage Immobile, suivi d’autres Histoires singuliĂšres Mercure de France. 1 vol. EN PRÉPARATION Suite Fantastique nouvelles Histoires singuliĂšres.Notre-Dame Homme chez les Microbes. Il a Ă©tĂ© tirĂ© de cet ouvrage dix-huit exemplaires numĂ©rotĂ©s quatre sur Japon de la Manufacture impĂ©riale et quatorze sur vergĂ© de Hollande Droits de traduction et de reproduction rĂ©servĂ©s pour tous pays. MAURICE RENARD OO LE PÉRIL BLEU Car, on peut le dire, madame pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel, et les hommes s’y trainent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’ocĂ©an d’azur interdit oĂč passent les nuĂ©es ainsi que des ou l’Escale ImprĂ©vue. — SOCIÉTÉ DES ÉDITIONS — — — LOUIS-MICHAUD — —168. Boulevrard Saint-Germain, 168— — — PARIS — — — À ALBERT BOISSIÈRE PREMIÈRE PARTIE OĂč ?
 Comment ?
 Qui ?
 Pourquoi ?
 PrĂ©liminaire Il y a six mois, — c’était exactement le lundi 16 juin 1913 Ă  neuf heures du matin, — je vis entrer dans mon studio la jeune chambriĂšre qui me servait alors. Comme je venais de mettre la premiĂšre main Ă  la biographie passionnante et vĂ©ridique de feu FlĂ©chambault, et comme la consigne Ă©tait de me laisser tranquille, les paroles qui montĂšrent Ă  mes lĂšvres furent trois ou quatre blasphĂšmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si Ă©clatant, qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la cĂ©lĂšbre chorĂ©graphie oĂč SalomĂ© promĂšne sur un plateau d’argent la tĂȘte de Iokanaan. Je l’apostrophai sans bienveillance — Qu’est-ce qui vous prend ? C’est la carte du PĂšre Éternel que vous trimbalez ? — Donnez. — Ah ! mon Dieu ! Pas possible ?!
 Faites entrer ! presto ! presto ! » J’avais lu le nom, la qualitĂ© et l’adresse de l’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’homme du PĂ©ril Bleu JEAN LE TELLIER Directeur de l’Observatoire 202, boulevard Saint-Germain. Durant quelques secondes, je contemplai d’un regard Ă©bloui la fiche de bristol Ă©vocatrice de tant de gloire et de science, de malheur et de courage ; puis mon attention se fixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible annĂ©e 1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits de M. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaĂźtre au seuil de la chambre un visiteur dans la force de l’ñge, avec un bon sourire et de grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sa haute taille et caressant d’une main dĂ©liĂ©e sa barbe soyeuse et brune. Or, celui qui tout Ă  coup s’encadra dans le chambranle ressemblait Ă  ma vision comme un vieillard ressemble Ă  sa jeunesse. Je courus Ă  sa rencontre. Il essaya de sourire et fit une grimace. — Il marchait voĂ»tĂ©, d’un pas incertain, et soutenait Ă  grand’peine un portefeuille volumineux. — HĂ©las ! Ă  prĂ©sent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur ; Ă  prĂ©sent la rosette rouge qui boutonnait son parement voisinait avec une barbe grise ; ses paupiĂšres demeuraient baissĂ©es timidement, peureusement ; Ă  prĂ©sent, enfin, toutes les Ă©motions, toutes les souffrances, toutes les Ă©pouvantes de 1912 se lisaient Ă  ce front blĂȘme et dĂ©garni, tourmentĂ© de rides douloureuses. Nous Ă©changeĂąmes les politesses de rigueur. AprĂšs quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur ses genoux le portefeuille ballonnĂ©, puis me dit en le tapotant — Monsieur, voici du travail que je vous apporte. » — Vraiment ? » fis-je d’un ton aimable. Et
 de quoi s’agit-il, monsieur ? » Il leva les yeux vers les miens. — Ha ! ses yeux n’avaient pas changĂ©. C’étaient bien ces yeux-lĂ  que j’avais espĂ©rĂ©s de grands yeux intimidants, habituĂ©s au spectacle des soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder
 — L’astronome ne rĂ©pondit pas tout de suite Ă  ma question, et je commençais Ă  trouver, au sujet de ses yeux, des choses ravissantes, comme ceci par exemple qu’ils semblaient restĂ©s tout imprĂ©gnĂ©s de bleu cĂ©leste, et luire toujours de lueurs sidĂ©rales
, — quand M. Le Tellier prononça cette phrase Ă©bahissante — J’ai lĂ  tous les documents nĂ©cessaires Ă  l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, les Terreurs de l’An mil neuf cent douze. » — Comment ! » m’écriai-je au comble de la surprise. Vous voudriez que
 » — 
 ce soit vous qui fassiez ce travail. » — Vous me faites beaucoup d’honneur
 Mais, en vĂ©rité , monsieur, avez-vous rĂ©flĂ©chi
 C’est une chose
 Ă©norme ! Le sujet n’est pas Ă  ma pointure
 D’abord, je ne suis pas un historien
 Un historiographe, tout au plus. Mon Ɠuvre, bien modeste, se borne Ă  quelques monographies
 Tenez, quand vous ĂȘtes arrivĂ©, prĂ©cisĂ©ment, je m’occupais
 » — Je sais, monsieur, je sais. » — Et puis, gardez-vous bien de me croire un savant ! Je raconte, Ă  la bonne franquette, de petits Ă©pisodes anormaux ; c’est tout. S’il me fallait expliquer scientifiquement cette gigantesque aventure
 Mais, d’ailleurs, est ce que cela n’est pas dĂ©jĂ  fait ? Est-ce que plusieurs de vos confrĂšres n’ont pas
 » — Monsieur. » trancha mon interlocuteur, on n’a point Ă©crit lĂ -dessus d’ouvrage populaire, et c’est un ouvrage populaire dont je souhaite la publication. Pour des raisons que la lecture de ces documents vous fera clairement saisir, il est bon, — il est mĂȘme de la plus grande utilitĂ©, — que tout le monde connaisse et comprenne ce qui s’est passĂ© l’annĂ©e derniĂšre. Si je m’adresse Ă  vous, monsieur, n’en prenez pas ombrage c’est justement parce que vous n’ĂȘtes pas un homme de science, ou du moins pas un spĂ©cialiste. Vous n’accumulerez pas, vous, dans votre rĂ©cit, de ces termes techniques et de ces locutions professionnelles qui rendent impermĂ©ables aux esprits du commun la plupart de nos rĂ©dactions. Moi qui vous parle, j’ai tentĂ© sans y rĂ©ussir cette tĂąche Ă  quoi je vous convie. La cause de mon Ă©chec est simple je ne saurais parler qu’une langue trop juste, inaccessible aux masses Ă  force de propriĂ©tĂ©, bref une langue obscure Ă  force de lumiĂšre aveuglante
 Ne rougissez donc pas de l’honneur », comme vous dites, puisque c’est votre ignorance qui vous le procure, et non votre savoir. » — Excusez-moi, » repris-je en dissimulant quelque mauvaise humeur, mais parviendrai-je Ă  dĂ©crire un phĂ©nomĂšne aussi prodigieux Ă  l’aide seulement du vocabulaire familier ?
 » — N’en doutez pas. » — Mais encore, les profanes s’intĂ©resseront-ils Ă  de froids commentaires
 » — Monsieur ! monsieur ! saisirez-vous jamais ?
 Ce que je vous demande, c’est l’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neuf cent douze ; c’est l’histoire de ma famille ! » À ces mots qui Ă©veillaient le souvenir de telles surhumaines catastrophes et m’apprenaient enfin la mission grandiose qui m’était rĂ©servĂ©e, un souffle d’enthousiasme souleva tout mon ĂȘtre. — Quoi, monsieur ! vous consentiriez Ă  livrer Ă  la foule
, en dĂ©tail, les pĂ©ripĂ©ties
 intimes
 poignantes
 » — Il le faut », dit gravement M. Le Tellier. — Oh ! alors, je lĂąche FlĂ©chambault ! m’écriai-je. Vite, monsieur, montrez-moi le dossier ! Je brĂ»le d’entamer la besogne
 » Les papiers s’étalaient dĂ©jĂ  sur mon bureau. On trouvait dans ces liasses toutes les formes de renseignements lettres, journaux, croquis, notes, procĂšs-verbaux, revues, constats, photographies, tĂ©lĂ©grammes, etc., soigneusement classĂ©s par rang de date, numĂ©rotĂ©s de 1 Ă  1046 et rĂ©pertoriĂ©s. M. Le Tellier feuilleta cette chronique, parcourut les piĂšces une Ă  une, et fit revenir pour moi le fantĂŽme des heures sinistres. Elles dĂ©passaient en horreur et en bizarrerie ce que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner. Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulguĂ© les plus Ă©tranges destins. J’ai frĂ©quentĂ© le physicien Bouvancourt, qui pĂ©nĂ©tra dans l’image du monde reflĂ©tĂ©e aux miroirs. Un de mes vieux compagnons fut M. de Gambertin, dĂ©vorĂ© de nos jours, en pleine Auvergne, par un monstre antĂ©diluvien. J’ai compulsĂ© le testament de ce pauvre X
, lequel vit accourir au rendez-vous d’amour le cadavre de sa maĂźtresse. J’ai surpris l’existence du docteur Lerne, qui interchangeait les cervelles de ses clients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalitĂ©. L’ingĂ©nieur Z
 me confia le soin d’exposer comment on fait le tour du globe en restant Ă  la mĂȘme place. J’étais lĂ  quand Nerval, le compositeur, mourut d’avoir Ă©coutĂ© les SirĂšnes au creux d’un coquillage. Je possĂšde aussi — j’en passe et des meilleurs — les mĂ©moires de FlĂ©chambault, l’infortunĂ© qui sĂ©journa chez les microbes
 Enfin, mes registres contiennent pas mal de curiositĂ©s. Mais, en mon Ăąme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rien au regard des Ă©vĂ©nements dont M. Le Tellier poursuivit l’énumĂ©ration, tandis que son doigt dĂ©charnĂ© fouillait les archives du PĂ©ril Bleu. Je dois dire qu’il racontait d’une maniĂšre saisissante, comme tous ceux qui ont vĂ©cu leur narration. Parfois mĂȘme il tremblait d’une angoisse rĂ©trospective, au vu de certaines pages qu’il avait tracĂ©es de sa propre main vacillante, au sortir d’un nouvel accident, tout chaud », pour ainsi dire, et sous le coup du dĂ©sespoir. Ce jour-lĂ , nous oubliĂąmes tous deux l’heure du dĂ©jeuner. Telles sont les conjonctures dans lesquelles je fus appelĂ© Ă  Ă©crire cette histoire de l’an de disgrĂące 1912. J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps, — le seul qu’un historien puisse adopter s’il mĂ©prise l’effet, comme c’est son devoir. Et toutes les fois qu’une piĂšce du dossier me l’a permis par sa concision, sa briĂšvetĂ©, sa justesse et la bonhomie de son Ă©criture, je l’ai versĂ©e telle quelle Ă  ma relation. Il en rĂ©sulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dĂ©nuĂ©s de style ; cela est regrettable ; mais fallait-il Ă©chapper la moindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, au discours d’un rapporteur ? À ce propos, sans doute me fera-t-on grief de l’hospitalitĂ© libĂ©rale octroyĂ©e dans mon livre Ă  la correspondance de M. Tiburce. Elle offre peu d’intĂ©rĂȘt, et sa part dans l’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achĂšve si bien le portrait d’un personnage dont le type funeste incline Ă  se trop multiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur oĂč peuvent conduire certains excĂšs, — qu’il m’a paru naturel et moral de la dissĂ©miner aux endroits que lui assignait la chronologie. Du reste, M. Tiburce qui est maintenant de mes amis, comme tous les hĂ©ros survivants de cette Ă©popĂ©e est revenu de ses erreurs, et lui-mĂȘme a voulu qu’on trouvĂąt ci-aprĂšs la leçon de ses ridicules avec la peinture de sa folie. Ce dernier trait l’honore dans la mesure prĂ©cise oĂč son extravagance l’avait dĂ©criĂ© ; je suis heureux de l’en fĂ©liciter. Un mot encore. — Bon nombre de personnes ont l’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits et le dĂ©placement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du PĂ©ril Bleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua 160 et ChambĂ©ry 169, ou la carte du ministĂšre de l’IntĂ©rieur Belley xxiii, 25. Ces topographies joignent Ă  l’exactitude la plus stricte le mĂ©rite d’ĂȘtre levĂ©es Ă  une Ă©chelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minuscules drapeaux indicateurs ou des Ă©pingles Ă  tĂȘte de verre colorĂ©. — Quant au plan de Paris, le premier venu fera l’affaire. Et maintenant, tournons les yeux vers le passĂ© et revenons en idĂ©e au mois de mars 1912. iEntrĂ©e en MystĂšre Àquelle date faut-il placer la premiĂšre manifestation du PĂ©ril Bleu ? C’est un problĂšme qui n’a jamais Ă©tĂ© bien rĂ©solu, mais dont il importe de dire quelques mots. Faisons d’abord justice d’une croyance singuliĂšrement tenace dans le peuple et qu’on est en droit d’appeler la lĂ©gende de l’Auvergnate. — Non, la femme trouvĂ©e le 28 fĂ©vrier, dans un champ, prĂšs de Riom, couchĂ©e sur le dos et le front ouvert, n’a aucun rapport avec le dĂ©but de ce qui nous intĂ©resse. Il est vraiment extraordinaire qu’on accrĂ©dite encore une fable pareille, quand l’assassin de cette dame, arrĂȘtĂ© six mois plus tard, fit l’aveu de son crime et se vit condamner Ă  vingt ans de travaux forcĂ©s par le jury du Puy-de-DĂŽme, — ainsi qu’il appert des piĂšces 1 et 2 du dossier Le Tellier procĂšs-verbal de la dĂ©couverte du cadavre et extrait de jugement. AprĂšs cela, comment se trouve-t-il toujours des sots pour accuser les Sarvants d’avoir commis ce meurtre ? L’épouvante rĂ©gnait Ă  l’époque des dĂ©bats, il faut qu’elle en ait dĂ©tournĂ© l’attention publique ; je ne vois pas d’autre excuse Ă  de telles aberrations. Revenons au dossier. — Le troisiĂšme document est une sĂ©rie de cinq dĂ©coupures de journaux. À leur vue, force lecteurs vont se rappeler l’incident qui les occupe et dans lequel M. Le Tellier pense reconnaĂźtre la marque initiale des Sarvants. Ce n’est d’ailleurs qu’une prĂ©somption ; rien de plus. On apprĂ©ciera. Le Journal Sous le titre COLLISION EN MER Le Havre, 3 mars. Le paquebot Bretagne, faisant le service entre New-York et Le Havre et qu’on attendait ce soir, a fait savoir au siĂšge de sa compagnie, par marconigramme, que, dans la nuit du premier au deux, il a Ă©tĂ© abordĂ© par un navire qu’il n’a pu identifier et qui s’est enfui. La collision s’est produite par tribord et Ă  l’arriĂšre. La coque est fortement endommagĂ©e, heureusement au-dessus de la ligne de flottaison. Neuf cabines de premiĂšre classe sont dĂ©truites. Il y a cinq morts et sept blessĂ©s. L’accident ne retardera pas sensiblement la marche du paquebot. Le Havre, 4 mars. La Bretagne est arrivĂ©e hier avec trois heures de retard. On n’a aucune nouvelle du navire abordeur. Celui-ci s’est esquivĂ© avec une telle rapiditĂ© que les projecteurs Ă©lectriques de la Bretagne, aussitĂŽt mis en action, ne purent le dĂ©couvrir. Il est vrai que la mer Ă©tait houleuse et que la pluie, tombant Ă  verse, aveuglait les observateurs et limitait le champ d’éclairage. La collision se serait produite pendant que la Bretagne Ă©tait soulevĂ©e par une forte lame. [Suit la liste des morts et des blessĂ©s.] Le Havre, 5 mars. Les personnages qualifiĂ©s pour le savoir n’ont pas connaissance qu’un navire ait dĂ» se trouver sur la route de la Bretagne Ă  la date et Ă  l’heure indiquĂ©es par le capitaine de ce transport. L’ùre des pirates Ă©tant passĂ©e, il faudrait donc se rallier Ă  l’hypothĂšse d’un vaisseau de guerre en mission clandestine. Cette supposition serait d’ailleurs confirmĂ©e par ce fait que l’énorme brĂšche de la Bretagne semble avoir Ă©tĂ© pratiquĂ©e par l’éperon d’un avant blindĂ©. Alors, est-on en prĂ©sence d’un accident ou d’une attaque ? — Il importe de noter que les vigies de la Bretagne n’ont aperçu aucun fanal. De Plymouth, 6 mars. Le destroyer Swift, de la flotte britannique, est entrĂ© en cale sĂšche hier aprĂšs-midi pour ĂȘtre rĂ©parĂ©. Il a subi des avaries au sujet desquelles la consigne paraĂźt de se taire [sic]. N’y aurait-il pas un rapprochement Ă  faire entre ces mystĂ©rieuses rĂ©parations et l’accident non moins mystĂ©rieux de la Bretagne ? La Libre Parole Article de tĂȘte du 9 mars. Fragment terminal. 
 Une fois de plus les Diplomates se sont abouchĂ©s, et comme toujours, les nĂŽtres ont exĂ©cutĂ© en mesure les courbettes les plus serviles devant les dĂ©clarations de l’étranger. Ainsi donc, Messieurs les Larbins chamarrĂ©s, vous croyez le commandant du destroyer anglais lorsqu’il soutient que, au moment de l’abordage, il se trouvait Ă  35 milles au nord de la Bretagne » ?
 Et vous le croyez encore lorsqu’il avoue que l’accident du destroyer s’est produit nĂ©anmoins quelques secondes aprĂšs celui du paquebot » ?
 Quand il dĂ©clare que prenant part Ă  une manƓuvre de nuit, il devait naviguer tous feux Ă©teints », cela ne vous dit rien, cela ?
 Quand il s’écrie comme le commandant de la Bretagne, parbleu ! Je n’ai rien vu ! » vous admettez cela, vous ?
 Alors, s’il vous plaĂźt, le vaisseau-fantĂŽme, prĂ©sent partout Ă  la fois, serait-il ressuscitĂ© ? Ou bien les deux embarcations se sont-elles heurtĂ©es Ă  travers la distance de soixante et dix kilomĂštres ?
 Allons ! allons ! j’aime mieux croire Ă  la culpabilitĂ© du capitaine anglais et Ă  l’aveuglement — bien pardonnable — du capitaine français. C’est plus simple. Mais la Diplomatie a parlĂ© ! Saluons ! La perfide Albion glapit L’accident du destroyer Swift est inexplicable ! » Et l’AmirautĂ© prĂ©tend avoir fait le silence autour de lui seulement pour Ă©viter que l’on rapprochĂąt les deux collisions » !!! Seulement » c’est dĂ©jĂ  joli ; mais deux » c’est sublime. Pas d’hypocrisie, morbleu ! ambassadeurs que vous ĂȘtes ! Et comme disait le pĂšre Hugo C’est bien. Essuyez-vous. » iiLa Campagne hantĂ©e Cet incident diplomatique Ă©tait rĂ©glĂ© depuis plus d’un mois et l’on avait oubliĂ© l’affaire de la Bretagne », quand l’attention de M. Le Tellier fut mise en Ă©veil par un fait-divers du journal Lyon rĂ©publicain. Et si l’on veut savoir pourquoi M. Le Tellier reçoit Ă  Paris le Lyon rĂ©publicain, je le dirai. C’est qu’il s’intĂ©resse beaucoup Ă  la rĂ©gion de l’Ain et particuliĂšrement au Bugey, qui est le pays de Mme Le Tellier. La mĂšre de celle-ci, Mme Arquedouve, y possĂšde le chĂąteau de Mirastel, oĂč l’astronome et sa famille passent les vacances, et la sƓur aĂźnĂ©e de Mme Le Tellier, Mme Monbardeau, habite toute l’annĂ©e le village d’Artemare, prĂšs de Mirastel, oĂč son mari exerce la profession de mĂ©decin. C’est donc avec un intĂ©rĂȘt bien naturel que M. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numĂ©ro du 17 avril piĂšce 8 ÉTRANGES DÉPRÉDATIONS DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN Il se passe dans l’Ain des faits regrettables. Des malfaiteurs, animĂ©s d’un stupide esprit de pillage et de dĂ©gradation, y commettent journellement leurs mĂ©faits, et par malheur on n’a pu jusqu’ici s’emparer d’aucun d’eux. C’est Ă  Seyssel[1], au confluent du RhĂŽne et du Fier, aux confins des trois dĂ©partements de l’Ain, de la Haute-Savoie et de la Savoie, que la chose a commencĂ©. Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombre d’outils de jardinage et d’instruments aratoires, laissĂ©s au dehors, ont Ă©tĂ© subtilisĂ©s. Les premiers Seysselans qui s’en aperçurent prirent le chemin de la mairie, afin d’y dĂ©poser une plainte. Et en arrivant Ă  la maison commune, ils virent que pendant la nuit on avait absurdement arrachĂ© les aiguilles de la grande horloge. Une lanterne, accrochĂ©e Ă  une potence, avait Ă©galement disparu. L’opinion gĂ©nĂ©rale incrimina certains habitants qui, la veille au soir, s’étaient manifestement enivrĂ©s. Mais tous, ayant fourni l’emploi de leur temps, se disculpĂšrent. Le parquet fut avisĂ©. La journĂ©e du 15 se passa tranquillement. À midi et au soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvĂšrent aucune trace de vols ou de dĂ©gĂąts. Ils se couchĂšrent sans inquiĂ©tude. Mais le lendemain, ils constatĂšrent de nouvelles dĂ©prĂ©dations encore moins justifiĂ©es, encore moins raisonnables que les prĂ©cĂ©dentes. Un drapeau, fixĂ© au pignon d’une bĂątisse neuve, avait Ă©tĂ© enlevĂ© ; la sphĂšre de zinc, peinte en jaune, qui servait d’enseigne Ă  l’auberge de la Boule d’Or, ne pendait plus Ă  sa ferrure ; une quantitĂ© de branches d’arbres avait Ă©tĂ© coupĂ©e dans les vergers ; une borne, au coin de la place, n’était plus lĂ  ; des moellons de silex avaient quittĂ© leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chat de l’épicier, qui depuis quelque temps rĂŽdait sur les toits, ne put se retrouver. Les Seysselans, d’autant plus furieux que les gens d’alentour commençaient Ă  les railler, se promirent Ă  faire bonne garde la nuit d’aprĂšs. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa. L’avis de tous est qu’il s’agit d’une bande de mauvais plaisants. Ce sont lĂ  les menĂ©es de grossiers mystificateurs de village. » Telles sont les nouvelles qui nous sont parvenues voilĂ  vingt-quatre heures et que nous refusĂąmes d’insĂ©rer avant de nous ĂȘtre assurĂ©s de leur exactitude. Aujourd’hui nous en sommes certains, et nous savons de bonne source car, en vĂ©ritĂ©, il n’est pas superflu de la mentionner que la nuit oĂč les Seysselans guettĂšrent sans rĂ©sultat, ce fut le village voisin, Corbonod, qui reçut la visite des filous. LĂ , ils s’attaquĂšrent surtout aux potagers, qu’ils dĂ©valisĂšrent. Et la nuit suivante, les tristes voyous se livrĂšrent Ă  leurs actes de vandalisme dans le hameau de CharbonniĂšre, toujours Ă  cĂŽtĂ© de Seyssel. Un chevreau de cette localitĂ©, qui s’était Ă©chappĂ©, n’a pas Ă©tĂ© revu. La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonne plusieurs individus et notamment un vagabond qui chemine avec lenteur et dont le sĂ©jour dans les villages Ă©prouvĂ©s coĂŻncide justement avec lesdites Ă©preuves. Nous attendons d’autres dĂ©tails et nous tiendrons nos lecteurs au courant. — Mais voilĂ  une aventure de voleurs bien digne de ce pays ; car, ne l’oublions pas, c’est Ă  la crĂȘte des rochers dominant le Val du Fier qu’on montre aux voyageurs la maison de qui ?
 De Mandrin. Ces lignes intriguĂšrent M. Le Tellier, peut-ĂȘtre mĂȘme plus que de raison. Mais, Ă  rĂ©flĂ©chir, l’idĂ©e lui vint que probablement le mystĂšre rĂ©sidait surtout dans les termes de l’information, et que le manque de dĂ©tails n’avait seul produit l’apparence. Comme il devait Ă©crire Ă  son beau-frĂšre Monbardeau, cet homme avide de lumiĂšre profita de l’occasion pour lui demander lĂ -dessus quelques Ă©claircissements. Voici sa lettre. Je la reproduis in extenso, car elle traite d’évĂ©nements et de choses Ă©troitement liĂ©s Ă  notre histoire. piĂšce 9 Au docteur C. Monbardeau, Artemare, Ain.. Paris, 202, boulevard Saint-Germain. 18 avril 1912. Mon cher Calixte,Grande nouvelle ! Nous arriverons Ă  Mirastel le 16 dans la soirĂ©e, ma femme, ma fille, mon fils, mon secrĂ©taire et moi. Je prĂ©viens par mĂȘme courrier cette bonne madame Arquedouve. — Tu as bien lu mon fils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco lui donne un mois de congĂ© entre deux croisiĂšres ocĂ©anographiques. Et maintenant te voilĂ  prodigieusement ahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de si bonne heure cette annĂ©e !
 Mettons
 mettons que je sois fatiguĂ© par l’inauguration du grand Ă©quatorial. Ce sera le prĂ©texte officiel. Ah ! mon pauvre Calixte, cet Ă©quatorial ! Tu ne reconnaĂźtras plus l’Observatoire. L’Observatoire de Perrault, on dirait maintenant le PanthĂ©on de Soufflot ! Je m’explique Pour loger l’immense lunette donnĂ©e par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur la terrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dĂŽme de basilique. C’est pourquoi je parle de PanthĂ©on. L’esthĂ©tique en souffre cruellement. Si encore la science y gagnait I Mais quel enfantillage d’établir un instrument d’optique aussi merveilleux Ă  Paris ! Ă  Paris qui trĂ©pide sans cesse ! Ă  Paris dont le ciel est chargĂ© de poussiĂšre ! et sur un monument vibratile, oĂč la chaleur rayonnante gĂȘne l’observation !
 Toutefois, l’AmĂ©ricain dĂ©sirant que son tĂ©lescope fĂ»t placĂ© comme il l’est, on ne pouvait que s’incliner. La fĂȘte inaugurale du 12 avril a Ă©tĂ© de tous points rĂ©ussie. Beaucoup d’étrangers, Ă  cause de l’exotisme du donateur. — Mais je te raconterai tout cela. Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un article du Lyon RĂ©publicain. Il a piquĂ© ma curiositĂ©. Toi qui es sur place, donne-moi donc des explications complĂ©mentaires. Est-ce sĂ©rieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nos paysans sont coutumiers. Affections Ă  ta femme ainsi qu’à ton fils et Ă  ta dĂ©licieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de les possĂ©der en ce moment. De cƓur, Jean Le Tellier. Et voici la rĂ©ponse piĂšce 10 À Monsieur J. Le Tellier, Directeur de l’Observatoire, 202, boulevard Saint-Germain, Paris. Artemare, 20 avril 1912. Laisse-moi d’abord, mon cher Jean, bĂ©nir les causes de votre arrivĂ©e hĂątive en Bugey. Ces causes, le ton dĂ©gagĂ© de ta lettre accuse leur peu de gravitĂ©. Alors gaudeamus igitur ! Quant aux Étranges dĂ©prĂ©dations », elles ne sont peut-ĂȘtre en effet qu’une mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme — en grand — une maison hantĂ©e. La campagne hantĂ©e, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystĂ©rieux tourmenteurs ? Devine ? un mot de patois
 Des Sarvants, parbleu ! Des fantĂŽmes !
 Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace mĂȘme de leurs dĂ©lits. D’oĂč, tu peux l’imaginer, une assez forte apprĂ©hension, qui s’étend Ă  mesure que les pillages nocturnes se multiplient. Car cela continue tu as dĂ» l’apprendre par le Lyon RĂ©publicain, et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun Ă  son tour, leur petite brimade nocturne. Lorsque j’ai reçu ta lettre comme par un fait exprĂšs, on venait de m’appeler prĂšs d’une malade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma 9-chevaux, et j’en ai profitĂ© pour pousser jusqu’au théùtre de la beffa, comme disent les Italiens. À parler franc, les dĂ©gĂąts sont de piĂštre consĂ©quence et plus vexatoires que rĂ©ellement dommageables. Mais ils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularitĂ©s burlesques voulant avoir l’air surnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mes concitoyens. — Un point remarquable ce sont des vols. OĂč la main des chenapans s’est posĂ©e, sans exception il manque un objet. Non contents d’abĂźmer un cadran d’horloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupĂ©es, les lĂ©gumes arrachĂ©s, l’enseigne dĂ©pendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? de rameaux Ă  peine feuillus ? d’une moitiĂ© de bicyclette jetĂ©e aux ordures ?
 Il est vrai qu’on a dĂ©robĂ© des pelles, des hoyaux, des bĂȘches et, ce qui est plus grave, des animaux un chat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout sera restituĂ© une fois la comĂ©die terminĂ©e, ou, si tu prĂ©fĂšres, une fois la vengeance exercĂ©e. ExercĂ©e
 par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Et alors, en dĂ©sespoir de cause, on admet la possibilitĂ© de quelque vindicte d’outre-tombe une levĂ©e en masse de revenants, une invasion de Sarvants ! C’est fou ! mais que veux-tu tout cela se perpĂštre la nuit, avec de ces raffinements puĂ©rils que l’on a coutume d’attribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige d’une prĂ©sence quelconque ! Au surplus, on a vite observĂ© que la plupart des vols Ă©taient commis Ă  des hauteurs oĂč la mode n’est pas de cambrioler au sommet d’un arbre, au pignon d’une toiture, au fronton d’une mairie ; et comme les malicieux personnages ont soin d’effacer toute trace des pieds de leurs Ă©chelles, deux lĂ©gendes sont nĂ©es qui courent le pays, l’une de spectres gĂ©ants, l’autre de spectres grimpeurs ! Maintenant, oĂč se cachent les sacripants durant la journĂ©e ? OĂč vont-ils dĂ©poser le fruit de leurs larcins ? Autant de questions qu’il serait facile de rĂ©soudre, si les campagnards voulaient bien passer la nuit Ă  l’affĂ»t. Mais ils s’enferment Ă  double tour, et quand les chiens aboient, ils se cachent sous leurs couvertures. Quelques esprits forts veillent cependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes les fois qu’ils s’embusquent dans un village, les dĂ©prĂ©dations s’accomplissent dans un autre. — D’aprĂšs moi, la troupe car ils sont plusieurs, Ă  n’en pas douter se retire avant le jour au fond des bois du Colombier, qui dĂ©verse ses derniĂšres pentes jusqu’aux villages maraudĂ©s, Ă  l’ouest. C’est lĂ  qu’ils se dissimulent et qu’ils enterrent leur butin, Ă  moins qu’ils ne l’enfouissent dans les sables du RhĂŽne, lequel, tu le sais, coule tout au long de ces communes, de l’autre cĂŽtĂ©, Ă  l’est. Une Ă©nigme plus malcommode Ă  dĂ©chiffrer, par exemple, c’est l’absence de piste d’arrivĂ©e et de dĂ©part. Ah ! ce sont des malins. Et ils ont jurĂ© d’affoler cette rĂ©gion. Je reprends ma lettre, interrompue un instant. Il paraĂźt qu’Anglefort a Ă©tĂ© saccagĂ© cette nuit. On ne s’y attendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand j’y suis allĂ©. Ils traitaient leurs voisins de jobards ou de menteurs, les accusant mĂȘme de simulation
 Eh bien ! ça y est ! On leur a pris une brouette, une charrue, des branches encore beaucoup moins, un Ă©pouvantail Ă  moineaux dans un champ de blĂ© tendre quelques vieilles dĂ©froques sur une perche et une statue dans le jardin de ma cliente. C’est le domestique de cette dame qui vient de me l’annoncer. Je ne sais pourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent l’avoir Ă©mu davantage lui et tout le monde lĂ -bas. Je ne vois pas ce qu’il y a de si troublant au rapt d’un mannequin de guenilles et d’un bonhomme en plĂątre
 On a soustrait aussi des volailles et
 Mais je veux te narrer l’histoire ; elle est amusante. Une vieille bigote, dont la maison s’appuie au chevet de l’église, entendit, cette nuit, du bruit. Quel bruit ? On n’a pu le lui faire spĂ©cifier. Elle dormait encore. Elle a dit s’ĂȘtre Ă©veillĂ©e au moment oĂč le bruit cessait. Mais alors elle distingua trĂšs nettement le cri d’un coq. Ce coq chantait dans les tĂ©nĂšbres, et son chant venait d’en haut et du clocher ! Ce n’était pas, du reste, une fanfare d’aurore, pas l’aubade classique et coqueriquante, mais c’était le cri d’un coq qui se sauve, qui se dĂ©bat ou qui s’envole ». Et le lendemain c’est-Ă -dire ce matin, elle vit — et chacun put voir — que le coq de fonte, perchĂ© depuis cent ans au faĂźte du clocher, s’en Ă©tait Ă©vadĂ© !
 AussitĂŽt on crie au miracle, au lieu de crier au ventriloque ; et l’on refuse de poursuivre une affaire dont le bon Dieu se mĂȘle ; et l’on dĂ©niche je ne sais quelle corrĂ©lation macaronique entre le coq religieux, symbole du reniement de saint Pierre, et le coq gaulois, gallus gallus, emblĂšme de la France renĂ©gate ! Galimatias, c’est le cas de le dire. Heureusement, la police ouvre l’Ɠil. Car, vengeance ou plaisanterie, en voilĂ  assez. On va surveiller, j’espĂšre, les villages qui se trouvent dans la direction suivie par les ravageurs le sud. On va garder cette traĂźnĂ©e de hameaux dont la file s’égrĂšne entre le RhĂŽne et le Colombier. Cependant les pistes suivies sont abandonnĂ©es l’une aprĂšs l’autre. On a relaxĂ© un chemineau, reconnu sans mĂ©chancetĂ©. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects deux journaliers piĂ©montais. Ils travaillent depuis peu dans la contrĂ©e et suivent la mĂȘme route que les bizarreries. Porteurs de pelles et de pioches, ils auraient donc, dĂšs le dĂ©but, possĂ©dĂ© les outils nĂ©cessaires Ă  l’inhumation de leurs rapines, avant de s’ĂȘtre procurĂ© par la fraude un surcroĂźt d’instruments analogues, — ce qui rĂ©vĂšle encore une bande. Figure-toi que ma femme s’effraie ! Comme c’est curieux ! Elle, si intelligente ! Elle dit J’ai toujours eu en horreur les charivaris et les farces macabres. Or ceci est macabre, puisque les morts sont en jeu et qu’on fait dire des messes pour le repos de leur Ăąme. — Et le pire, c’est que, si cela persiste, de deux choses l’une Jusqu’à prĂ©sent, n’est-ce pas, les mystificateurs ont suivi Ă  la fois le cours du RhĂŽne et le bas du Colombier. Mais, Ă  Culoz, celui-ci s’arrĂȘte brusquement. Eh bien, puisqu’il n’est de villages qu’au long du fleuve et qu’autour de la montagne, il leur faudra donc choisir entre ces deux directions. Et s’ils s’avisent de contourner l’éperon que fait le Colombier, dans ce cas, Mirastel d’abord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leur trajet ! » VoilĂ  beaucoup de prĂ©voyance ! Toutes ces billevesĂ©es auront leur terme bien avant d’arriver Ă  Culoz, — bien avant que vous n’y dĂ©barquiez vous-mĂȘme le 26. Dans le cas contraire, votre prĂ©sence, ajoutĂ©e Ă  celle d’Henri et de Fabienne, nos chers amoureux, stimulera la vaillance d’Augustine. Je souhaite donc cette prĂ©sence, de tout mon cƓur de beau-frĂšre et de mari. Tout Ă  toi, Calixte Monbardeau À partir de cette lettre, dont l’ampleur inattendue Ă©tonna grandement son destinataire, les coupures de journaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraĂźt toucher Ă  l’au-delĂ , les mĂ©saventures du Bugey dĂ©fraient rapidement la presse française. — Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefilets narquois, fourmillant d’erreurs. Nous en retiendrons seulement l’adoption du mot Sarvants » qui, par sa nouveautĂ© apparente et son acception fantasmagorique, semble propre Ă  dĂ©signer des crĂ©atures inĂ©dites et mystĂ©rieuses. Mais on lira ci-dessous une suite de passages choisis pour Ă©viter les redites dans un rapport trĂšs remarquable dĂ» au procureur de la RĂ©publique Ă  Belley, — donc un professionnel de l’observation. Ce magistrat, avant d’ĂȘtre commis officiellement, opĂ©ra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et les bribes suivantes sont tirĂ©es des notes officieuses oĂč fut consignĂ© le rĂ©sultat de cette enquĂȘte. piĂšce 33 
 À ce moment [celui de son arrivĂ©e, 24 avril] sept villages avaient Ă©tĂ© molestĂ©s, Ă  savoir le bourg de Seyssel et les hameaux de Corbonod, CharbonniĂšre, Remoz, Mieugy, Anglefort et Champron, tous situĂ©s sur la route de Bellegarde Ă  Culoz, entre fleuve et mont, du nord au sud
 Les populations Ă©taient presque atterrĂ©es
 voyaient plus de choses qu’il n’y en avait 
 Ils se claquemuraient
 L’histoire du coq d’Anglefort avait provoquĂ© une grande sensation
 Je suis montĂ© au clocher. Rien n’aurait Ă©tĂ© plus facile que d’enlever sans effraction le coq de tĂŽle dorĂ©e ; il n’était qu’enfoncĂ© sur une hampe de fer, au moyen d’une douille soudĂ©e Ă  ses pattes et non goupillĂ©e. Il n’y avait donc qu’à le tirer de bas en haut. NĂ©anmoins, dans leur prĂ©cipitation, les dĂ©linquants ont coupĂ© la douille Ă  l’aide d’une cisaille. — Le chant du coq n’a-t-il pas Ă©tĂ© lancĂ© pour masquer le bruit du coup de cisaille ? Les branches disparues sont assez grosses, d’aprĂšs les tronçons. Non pas sciĂ©es, mais tranchĂ©es, avec un sĂ©cateur d’une puissance inaccoutumĂ©e
 Les gens se lamentent C’est la faux de la Mort ! »  La boule de l’auberge n’a pas Ă©tĂ© dĂ©crochĂ©e, mais on a coupĂ© sa chaĂźnette, d’un coup de ces mĂȘmes ciseaux robustes
 Tous les vols commis au dehors et la nuit
 Pas d’exemple qu’on ait pris deux objets semblables ; mĂȘme pour les branches. Si deux branches de poiriers manquent Ă  l’appel, c’est qu’un des poiriers est en feuilles et l’autre, en bourgeons. Il n’y a pas deux choux de la mĂȘme espĂšce qui aient Ă©tĂ© razziĂ©s. Les volailles emportĂ©es ne sont pas de mĂȘme race
 
 Aucune marque d’escalade sur le mur de l’auberge, ni sur la façade de la mairie, Ă  Seyssel. Aucune, non plus, sur les tuiles de la flĂšche d’Anglefort
 
 La façon d’évacuer, sans laisser de trace, charrue, brouette et autres corps de dĂ©lit pesants et volumineux, est aussi un problĂšme
 L’emploi d’un ballon dirigeable expliquerait tout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matĂ©riel Ă©trangement disproportionné  Les histoires les plus fantastiques courent les rues. Le Diable y rejoue son vieux rĂŽle. On ne peut croire personne
 La statue grandeur nature, volĂ©e dans un jardin d’Anglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, au dire des paysans, et peinte de maniĂšre Ă  simuler une personne ». Sans doute quelque ignoble coloriage
 
 Un garde de l’État, descendu de la forĂȘt, m’a dit avoir entendu sous bois, en plein jour, des espĂšces de dĂ©tonations sĂšches, pareilles aux claquements d’un fouet. ConsidĂ©rant qu’il a trouvĂ© par lĂ  des arbres dĂ©capitĂ©s, il impute ces bruits, ces clac », au jeu d’une forte cisaille. Il dĂ©pose Ă©galement qu’il a mis le pied dans une petite flaque de sang frais, dont il est incapable d’interprĂ©ter la formation sur le sol, attendu qu’elle ne se trouve pas sous un arbre d’oĂč quelque bĂȘte aurait pu saigner mais dans une clairiĂšre ; qu’elle n’est mĂȘlĂ©e d’aucun dĂ©bris de plume ou de poil, et qu’elle n’est entourĂ©e d’aucun vestige de bataille. Cet homme m’a fait l’impression d’un nerveux suggestionnĂ© par les racontars, puis hallucinĂ© par la solitude. Requis par moi d’avoir Ă  dĂ©velopper son idĂ©e, il n’a plus voulu parler. Conclusion. — Nous avons affaire Ă  une association d’individus armĂ©s de puissants moyens d’exĂ©cution, c’est-Ă -dire abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immĂ©diat est de terroriser leurs victimes. Les deux manouvriers que l’on surveille doivent ĂȘtre seulement des complices. — Mais cette terreur est-elle rĂ©pandue pour elle-mĂȘme, ou bien comme une sorte d’anesthĂ©sique prĂ©alable ? Est-ce la comĂ©die ? ou n’est-ce qu’un prologue ? Et alors est-ce le prologue d’un drame ? Ce n’était ni ceci, ni cela. Ou plutĂŽt, c’était ceci et cela, tout Ă  la fois. iiiLes Voleurs volants Les deux ouvriers italiens ne pouvaient ignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passants Ă©quivoques, seuls hĂŽtes inconnus, on se montra d’autant plus acharnĂ© Ă  les croire coupables que cette culpabilitĂ© devait, si l’on peut dire, dĂ©classer la mĂ©saventure et la faire tomber du rang supraterrestre oĂč l’avait guindĂ©e l’imagination rurale. Ces PiĂ©montais ! ces gueux d’étrangers ! » On les aurait sur l’heure Ă©charpĂ©s !
 Mais les gendarmes prĂ©sents et certain reporter venu de Paris empĂȘchĂšrent cette justice expĂ©ditive. Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leurs agissements. » — On s’y rĂ©solut. L’astuce Ă©lĂ©mentaire conseillait de fournir du travail aux deux gars et de continuer Ă  les hĂ©berger, pour endormir leur dĂ©fiance. Malheureusement, les fermiers s’y refusĂšrent Ă  la suite l’un de l’autre. Les Italiens touchĂšrent leur derniĂšre paye le 23 dans la soirĂ©e, chez un cultivateur de Champrion village tourmentĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente et couchĂšrent Ă  la belle Ă©toile, en bordure de la forĂȘt voisine. Une couple de gendarmes fut prĂ©posĂ©e Ă  leur surveillance, et, cachĂ©e selon les rĂšgles de l’art, s’endormit comme un seul homme. Cependant Champrion fut tarabustĂ© pour la seconde fois. Les Sarvants s’adjugĂšrent une oie et des canards, que leurs propriĂ©taires avaient nĂ©gligĂ© de rentrer, dans l’assurance de n’ĂȘtre point lĂ©sĂ©s deux nuits Ă  la file. Et l’on eut encore Ă  dĂ©plorer la perte de l’urne en simili-bronze, garnie d’un gĂ©ranium-lierre, qui surmontait l’un des piliers d’une grille d’entrĂ©e. L’autre vase, sur l’autre pilier, avec un autre gĂ©ranium-lierre, fut respectĂ©. Toujours cet esprit de dĂ©pareillage et de taquinerie spĂ©cial aux Farfadets, Gnomes, Lutins, Kobolds, Dives, Gobelins, Korrigans, Djinns, Trolls — et Sarvants. À leur rĂ©veil, les pandores jumelĂ©s qui s’étaient endormis d’un si fĂącheux accord ne retrouvĂšrent plus les Italiens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci Ă©taient dissimulĂ©s sous les ramures au point de pouvoir, sans ĂȘtre aperçus, se couler Ă  travers bois, exĂ©cuter leurs vilaines prouesses et rallier leur cachette. Il est du reste avĂ©rĂ© que les journaliers Ă©taient partis de grand matin, se dirigeant vers ChĂątel. Un jeune garçon put les rejoindre Ă  bicyclette dans ce hameau, situĂ©, comme les autres, sur la route de Bellegarde Ă  Culoz, entre fleuve et mont. LĂ , toute la journĂ©e, on vit les deux compagnons aller de porte en porte, implorant un embauchage qu’on leur refusait inexorablement. Les ChĂątelois supputaient la continuation des bizarreries et savaient qu’à prĂ©sent c’était leur tour d’en souffrir. Ils regardaient les deux parias comme les Ă©claireurs du Malin. Or tels se prĂ©sentaient les courriers diaboliques l’un, grand et blond, faisait contraste avec l’autre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rouge pour le premier, bleue pour le second. VĂȘtus de costumes pareils, d’un beige dĂ©colorĂ©, coiffĂ©s de vagues feutres moulĂ©s Ă  leur tĂȘte, ils Ă©taient chaussĂ©s de lourds brodequins, et chacun portait en sautoir son bissac et ses outils de terrassier liĂ©s en faisceau. Le soir venu, chassĂ©s de partout, mĂȘme de l’auberge, ils mangĂšrent du pain tirĂ© de leurs bissacs, et s’étendirent sous un buisson, Ă  l’orĂ©e du village, du cĂŽtĂ© de Culoz. Les habitants, apeurĂ©s de sentir descendre une nuit redoutable, emprisonnĂšrent les bĂȘtes et verrouillĂšrent les portes. Le soleil n’avait pas touchĂ© l’horizon, que le silence de minuit rĂ©gnait dĂ©jĂ  sur ChĂątel. Le reporter parisien et deux gendarmes de rechange prirent alors position Ă  la lucarne d’un grenier bas, d’oĂč l’on dĂ©couvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteurs avaient dĂ©cidĂ© de partager la nuit en quatre pĂ©riodes de garde ; un seul d’entre eux prendrait le quart, pendant le sommeil de ses compĂšres. — Ce fut le brigadier GĂ©ruzon qui monta la premiĂšre faction, tandis que, en prĂ©vision de la leur, son collĂšgue Milot et le publiciste ronflaient dans la paille. GĂ©ruzon devait les prĂ©venir Ă  la moindre alerte. Les suspects reposaient Ă  vingt mĂštres de lui, couchĂ©s contre une touffe d’églantiers. Non loin, sur la gauche, passait la route, bientĂŽt disparue Ă  la corne d’un bois. De ce mĂȘme cĂŽtĂ©, le RhĂŽne grondait. Et de l’autre, s’élevait, immĂ©diat, en son Ă©crasante suprĂ©matie, le Colombier massif, Ă©norme entassement d’étages chaotiques, tout bossuĂ© de contreforts et sinuĂ© de ravines, rocheux et verdoyant, sombre Ă  cause de l’heure, et masquant d’un Ă©peron final les maisons de Culoz. Une cloche piqua sept coups, et l’on avait encore devant soi quelques bons instants de clartĂ©, lorsque GĂ©ruzon vit le grand PiĂ©montais bouger, s’asseoir et rĂ©veiller son camarade. Ils eurent ensemble un colloque Ă  voix basse, firent des gestes vers le hameau, d’un air dĂ©couragĂ©, comme si quelque chose les avait déçus, puis soudain, paraissant se dĂ©cider, jetĂšrent leurs bissacs et leurs outils en bandouliĂšre, et, s’engageant sur la route, se mirent Ă  marcher dans le sens de Culoz. Le brigadier GĂ©ruzon se dit alors que rĂ©veiller ses coopĂ©rateurs prendrait du temps et ferait sans doute quelque bruit. Comme les Italiens venaient de s’éclipser Ă  la corne du bois, il sauta de la lucarne Ă  terre et s’élança derriĂšre eux. Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, bien sĂ»r, en vue des fugitifs, — mais Ă  travers champs et tout droit sur ladite corne. Il y parvenait, quand une sorte d’exclamation, — une sorte de Hop ! » a-t-il dit, — frappa ses oreilles. Et dans l’instant qu’il arrivait au chemin, sortant avec mille prĂ©cautions du rideau de feuillages, il aperçut les deux PiĂ©montais Ă  la distance de soixante mĂštres environ, mais pas sur la route au-dessus de la route, Ă  la hauteur approximative de quinze mĂštres, s’enlevant toujours plus haut et filant vers Culoz avec une rapiditĂ© surprenante, en plein ciel. — GĂ©ruzon les vit, d’un clin d’Ɠil, se dĂ©rober derriĂšre le premier contrefort du Colombier. Ainsi vĂ©cut, prompte comme la parole, cette aventure prodigieuse. Le brigadier, d’abord, en demeura stupide ; puis, courant Ă  perdre le souffle, il s’en fut rĂ©veiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phĂ©nomĂšne dans les termes succincts oĂč l’on vient de l’apprendre. Il essuya leur mĂ©contentement et se vit reprocher d’avoir voulu se rĂ©server toute la gloire. Mais il riposta par l’exposĂ© des motifs qui l’avaient induit Ă  se comporter de la sorte, et fit valoir sa bravoure, ajoutant qu’il n’avait pas Ă©tĂ© sans ressentir un petit frisson. Sur cet aveu, les autres l’accusĂšrent d’hallucination, voire d’hystĂ©rie sic, et le plaignirent d’en ĂȘtre descendu au crĂ©tinisme » des paysans. — Mais, la nuit s’étant faite aussi noire qu’il est permis, le publiciste rĂ©solut de remettre au lendemain les constatations. Jusque-lĂ , se disant que ChĂątel Ă©tait dĂ©signĂ© par la logique pour ĂȘtre attaquĂ©, les trois sentinelles, l’oreille au guet, scrutĂšrent le silence. Ils n’entendirent aucun bruit anormal. À l’aube, les indigĂšnes constatĂšrent avec joie que rien n’avait souffert dans les tĂ©nĂšbres ; et l’on connut que les Italiens n’étaient rien moins que des Sarvants d’une espĂšce particuliĂšrement maligne des dĂ©mons volants ; et l’on frĂ©mit Ă  la pensĂ©e de Culoz, vers quoi ils s’étaient envolĂ©s Culoz oĂč les gens n’étaient pas sur le qui-vive !
 Et l’on avait raison de frĂ©mir. Le premier voiturier qui passa, venant de Culoz, rĂ©pandit la nouvelle de son pillage. — Les Sarvants avaient sautĂ© ChĂątel, n’y trouvant rien Ă  marauder. Par cette dĂ©couverte s’expliquait admirablement et d’une maniĂšre simple comme bonjour l’absence d’empreintes Ă  la suite des vols, ainsi que l’altitude oĂč les voleurs volaient, — puisque c’étaient des voleurs volants, qui restaient suspendus en l’air pendant le travail ». Pourtant — est-il besoin de l’écrire ? — plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien des regards de pitiĂ© se posaient sur le brigadier GĂ©ruzon. L’honnĂȘte gendarme n’en avait cure. Il guida le reporter, du buisson d’églantiers Ă  la corne du bois, et tous deux relevĂšrent la trace des Italiens. Les pas, cloutĂ©s, se distinguaient aisĂ©ment sur la glĂšbe du champ ; mais, parvenus Ă  la route, ils n’étaient plus visibles, les deux piĂ©tons ayant marchĂ© sur le revers de gazon. À n’en croire que leur piste, il se pouvait donc que les PiĂ©montais eussent cheminĂ© de cette façon jusqu’à Culoz et mĂȘme au delĂ . Il se pouvait, aprĂšs tout, qu’ils ne se fussent pas envolĂ©s — au cas d’une aberration probable de GĂ©ruzon — et mĂȘme qu’ils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Le reporter prit sur lui d’envoyer par lĂ  des Ă©missaires cyclistes, chargĂ©s de reconnaitre la position actuelle des Italiens, sans toutefois les inquiĂ©ter. Puis, en attendant leur retour, il extirpa GĂ©ruzon d’un groupe de campagnards oĂč son rĂ©cit commençait Ă  devenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder Ă  rĂ©diger son rapport. Cela fait, il conclut Ă  l’insuffisance de cette littĂ©rature. — Voulez-vous », demanda-t-il au brigadier, rĂ©pondre au petit questionnaire que je vous poserai ? » GĂ©ruzon consentit volontiers Ă  l’interrogatoire du journaliste. Celui-ci stĂ©nographia scrupuleusement les demandes et les rĂ©ponses, et nous lui devons le prĂ©cieux monument que voilĂ [2] piĂšce 76 D. — À quelle heure avez-vous vu se rĂ©veiller les Italiens ? R. — Sept heures et quelques minutes. D. — Voyiez-vous trĂšs clair ? R. — Parfaitement clair. D. — D’aprĂšs leurs gestes pendant qu’ils se parlaient, quel Ă©tait, selon vous, le sens de leur conversation ? R. — Il y en avait un, le grand, le premier debout, qui semblait expliquer un empĂȘchement Pas moyen, pas moyen ! » Et il montrait le village. D’aprĂšs moi, ça voulait dire Il n’y a rien Ă  prendre cette nuit, parce qu’on n’a rien laissĂ© dehors. Allons-nous-en autre part. » D. — Cela n’aurait-il pu signifier On ne veut pas nous donner d’ouvrage ; il n’y a plus rien Ă  faire dans ce pays ; quittons-le » ? R. — C’est bien possible. Mais alors, pourquoi se seraient-ils couchĂ©s et endormis ? À mon idĂ©e, ils ont fait mine de s’endormir pour pouvoir filer ni vus ni connus. D. — Il se peut qu’il s’agisse d’un rĂ©veil dĂ» au hasard et d’une dĂ©termination prise sous l’influence dĂ©primante du soir et de l’abandon. Au surplus, il y en a un qui dormait rĂ©ellement, puisque l’autre l’a rĂ©veillĂ©, n’est-ce pas ? R. — Oui, le petit noir a Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par l’autre, c’est vrai. Je n’y pensais pas. D. — Ne pensez-vous pas que le grand blond ait pu redouter pour eux-mĂȘmes le danger qui menaçait le village ? pour eux qui Ă©taient dehors, exposĂ©s par consĂ©quent aux malfaçons des nommĂ©s Sarvants ? R. — Tout cela serait possible sans la suite. D. — Arrivons-y. Une fois sur le chemin, Ă  la lisiĂšre du bois, vous les avez vus en l’air ? R. — Comme vous dites. D. — Êtes-vous bien sĂ»r que ce soit eux ? R. — Oui. je les ai reconnus Ă  leurs ceintures rouge et bleue. Ils s’envolaient. D. — Il s’envolaient !?
 Ce n’est pas certain. Vous n’avez distinguĂ© aucun appareil au-dessus d’eux ? Pas de ballon ? pas d’aĂ©roplane ? R. — Absolument rien. Mes yeux s’y sont portĂ©s d’eux-mĂȘmes, au-dessus d’eux, comme qui dirait machinalement ; ils volaient seuls. D. — Comment pouvez-vous affirmer qu’ils volaient ? R. — Ils faisaient de forts mouvements des bras et des jambes, censĂ©ment comme un oiseau avec ses ailes, mais extrĂȘmement vite et en tous sens. D. — Des — bras — et — des — jambes ? R. — Des bras surtout. D. — À quel intervalle se tenaient-ils l’un de l’autre ? Semblaient-ils s’entr’aider ? R. — Non. Ils Ă©taient peut-ĂȘtre Ă  deux mĂštres d’intervalle, gĂ©nĂ©ralement. Peut-ĂȘtre trois. Cela variait. Et sĂ»r qu’ils avaient l’habitude de voler, parce qu’ils filaient rectum. D. — Recta, vous voulez dire. — Vous n’avez pas vu leur figure ? R. — Il est arrivĂ© Ă  chacun de se retourner de mon cĂŽtĂ©, mais ils ont toujours Ă©tĂ© trop loin pour que je puisse voir quelle tĂȘte ils faisaient. D. — Vous avez dit ce matin qu’ils vous avaient paru tout noirs
 et qu’une odeur de roussi flottait dans le bois ? R. — Je me suis laissĂ© un peu entraĂźner. En causant, n’est-ce pas
 D. — Quand ils se retournaient vers vous, est-ce que leur direction s’en trouvait modifiĂ©e ? R. — Non. Ils avaient l’air censĂ©ment de voler sur le dos, comme on nage sur le dos, mais ils continuaient Ă  s’élever de compagnie et Ă  s’éloigner. Ils ont disparu derriĂšre un pan du Colombier, en face Landaise. D. — Vers Culoz ? R. — Oui. Mais assez loin tout de mĂȘme. ? ? ? D. — Avaient-ils toujours leurs outils et leurs sacs au dos ? R. — Oui. D. — Êtes-vous sĂ»r qu’ils ne se servaient d’aucun engin mĂ©canique ? R. — J’en rĂ©ponds. D. — Pas d’ailes ? Leurs bras n’étaient pas munis d’ailes ? R. — Mais non, je vous dis. Ils volaient comme on nage quand on ne sait pas. D. — Vite ? R. — Oh ! dare-dare ! D. — Et ils montaient
 R. — Oui, quand je les ai aperçus. Alors ils ont montĂ© moins raide et ont piquĂ© droit sur le coin du Colombier. D. — Donc sur la forĂȘt. R. — Comme de juste. D. — Ils vous ont vu ? R. — Je crois. Il m’a semblĂ© qu’au moment oĂč je me suis dĂ©couvert de ma personne, leur montĂ©e s’est amoindrie et leur direction s’est accentuĂ©e. ?? D. — Ils n’ont pas cherchĂ© Ă  dĂ©doubler votre attention en se sĂ©parant ? R. — PlaĂźt-il ? — Ah ! bien. — Non, non. D. — Vous parlez, dans votre rapport, d’une exclamation
 R. — Oui. À un moment que j’évalue avec assurance ĂȘtre celui oĂč les suspectĂ©s ont pris leur vol, j’entendis une exclamation dans le genre de Hop ! » Sur l’heure, je ne savais pas ce que cela voulait dire ; mais dĂšs que j’ai eu vu, je saisis illico. D. — Quoi ? R. — Que c’était l’exclamation de quelqu’un qui prend son Ă©lan ! D. — Mais, avant d’avoir vu, auriez-vous assimilĂ© ce cri Ă  un appel ? celui d’un homme appelant un camarade ? un signe pour haler une corde, par exemple ? R. — Cela se peut. Mais je certifie, de mon honneur, qu’il n’y avait pas de corde, ni quoi que ce soit, en l’air. D. — Il y avait bien des nuages, cependant ? R. — Je ne me souviens pas ; mais j’en suis sĂ»r quand mĂȘme ? ! ; aussi loin que la vue pouvait aller, il n’y avait rien. Ils volaient, enfin, lĂ  ! D. — Pourriez-vous imiter leurs mouvements ? — Et d’abord, faisaient-ils chacun les mĂȘmes ? R. — Je vous Ă©coute ! des mouvements absolument Ă©quilatĂ©raux ? ! puisqu’ils se maintenaient au mĂȘme niveau, Ă  la mĂȘme distance et Ă  la mĂȘme vitesse. — VoilĂ  comment ils faisaient ; et parfois ils se touchaient. Ici, le brigadier GĂ©ruzon se prit Ă  gesticuler d’une façon violente et dĂ©sordonnĂ©e. Je le mis devant une glace [Ă©crit le reporter] afin qu’il se rendĂźt bien compte du mĂ©rite de sa reproduction, dont je doutais. Mais il m’affirma que c’était bien cela. Mauvais observateur ou mauvais comĂ©dien, il ne put que me faire rire avec ses entrechats. — Je repris mon interrogatoire. D. — Cette exclamation, n’est-ce pas votre avis qu’elle Ă©tait imprudente, lancĂ©e Ă  haute voix non loin du village ? En somme, elle aurait pu donner l’éveil ? R. — Elle fut en effet trĂšs bruyante. Il est probable qu’un des deux Sarvants ne pouvait s’enlever qu’avec effort. Ça lui a Ă©chappĂ©. Mais il l’a Ă©touffĂ© aussitĂŽt. Cela fut bref et comme interrompu. D. — Êtes-vous de ce pays-ci ? R. — Oui, je suis de Vions. D. — On vous a racontĂ© beaucoup d’histoire de Sarvants ? R. — Encore assez. D. — Et de Sarvants qui volaient ? R. — Non. Jamais. D. — Comment expliquez-vous le fait auquel vous avez assistĂ© ? R. — Je ne l’explique pas. J’ai vu. J’ai vu de visu ! deux hommes s’envoler. Je ne sais pas comment, mais ils volaient. Un point, c’est tout. Le reporter ajoute J’ai rencontrĂ© les Italiens deux jours avant leur prĂ©tendue ascension. La physionomie de ces hommes Ă©tait vraiment patibulaire. — Ceux qui les ont employĂ©s n’en disent rien de particulier. Vers midi, les patrouilles de cyclistes lancĂ©es Ă  la poursuite des nomades rentrĂšrent Ă  ChĂątel, sans avoir recueilli le plus faible indice de leur prĂ©sence oĂč que ce fĂ»t. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, du moins suffisamment pour que, le lendemain, l’un des grands journaux de Paris Ă©talĂąt cette manchette sensationnelle piĂšce 81 LA FAILLITE DES AÉROPLANES L’AVÈNEMENT DES AVIANTHROPES LES HOMMES-OISEAUX DU BUGEY En suite de quoi se trouvait exposĂ©e l’interprĂ©tation de mystĂšre bugiste par l’existence dĂ©montrĂ©e d’une Ă©quipe de rĂŽdeurs en possession du secret de voler sans ailes. Notre journaliste les nommait pĂ©dantesquement des avianthropes aptĂšres. Il gĂ©missait de voir entre les mains de pareils fripons une dĂ©couverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute, la diminution du poids corporel, une sorte d’émancipation physique de la matiĂšre s’affranchissant de la pesanteur ». Et il terminait sur un tableau poussĂ© au noir de l’effarement des Bugistes, qu’il reprĂ©sentait sidĂ©rĂ©s par l’effroi » et se demandant ce qui allait advenir maintenant que les Sarvants, parvenus Ă  Culoz, devaient opter entre les villages riverains du RhĂŽne et les villages semĂ©s Ă  la base du Colombier. Cet article, oĂč perçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxĂ© de canard jusqu’à plus ample informĂ©. On exigeait des preuves ; et cela fut cause qu’une nuĂ©e de reporters s’abattit sur le Bugey, dĂ©barquant Ă  Culoz, ce nƓud de voies ferrĂ©es, et provenant de Suisse, d’Italie, d’Allemagne et autres nations plus ou moins limitrophes. Seulement, soit que le voisinage combinĂ© du fleuve et de la montagne fĂ»t nĂ©cessaire Ă  leurs exploits, soit qu’ils fussent rĂ©duits Ă  l’honnĂȘtetĂ© par la vigilance de la gendarmerie, soit enfin pour toute autre raison, — les Sarvants cessĂšrent tout Ă  coup de tenir campagne. Les journalistes regagnĂšrent, qui sa rĂ©publique, qui son royaume, qui son empire ; les paysans se dĂ©ridĂšrent ; GĂ©ruzon crut avoir fait un rĂȘve ; et cette quiĂ©tude inespĂ©rĂ©e ne devait un peu dĂ©cevoir que le meilleur des ĂȘtres, — je veux dire M. Le Tellier. Car, en s’installant Ă  Mirastel le soir du 26 lendemain de la dĂ©confiture de Culoz, il comptait employer ses vacances Ă  l’étude raisonnĂ©e du mystĂšre. Les partisans de la thĂšse mystification » prĂ©tendirent mĂȘme que la survenance d’un homme aussi clairvoyant n’était pas sans rapport avec la cessation des hostilitĂ©s. ivMirastel et ses Habitants Voici venue l’heure de peindre le site oĂč M. Le Tellier, sa famille et son secrĂ©taire venaient d’arriver ; l’heure aussi d’esquisser le portrait de ceux qu’il amenait avec lui et de ceux qu’il retrouvait ; l’heure enfin de rĂ©vĂ©ler pourquoi Mirastel avait Ă  recevoir ses hĂŽtes annuels dans un temps si prĂ©maturĂ©. À qui l’observe du midi — par exemple au touriste naviguant sur le lac du Bourget — le Colombier semble un piton formidable, un kopje isolĂ©. On le prendrait alors pour un frĂšre gĂ©ant de ces buttes qui parsĂšment la contrĂ©e de leurs brusques rotonditĂ©s et que les autochtones appellent des mollards. C’est une illusion. Le Colombier n’a rien d’un piton, Ce que vous regardez comme tel, c’est la croupe d’une longue, longue chaĂźne oĂč se termine le Jura. Le Colombier vient de trĂšs loin dans le nord, et il a soulevĂ© son Ă©chine tortueuse pendant des lieues et des lieues avant de s’arrĂȘter ici, dans un effondrement Ă©chelonnĂ© de mamelons et de ravines, — descente magnifique de forĂȘts courtes et trapues, succession de gorges abruptes et de landes onduleuses, sorte d’abside Ă  quelque surhumaine cathĂ©drale, d’oĂč rayonnent les contreforts de roc et de verdure comme des arcs-boutants qui seraient des montagnes. Le versant oriental du Colombier meurt au niveau du RhĂŽne qui, de ses mĂ©andres, en festonne le contour. Le versant de l’ouest ne plonge point si bas, et forme en s’étalant l’agrĂ©able plateau du Valromey. Quant Ă  la croupe, elle borne un vaste marĂ©cage traversĂ© par le RhĂŽne. Or, au pied de cette croupe, sur le chemin de grande communication qui Ă©pouse sa courbe, la contourne et va de GenĂšve Ă  Lyon en passant par les lieux hantĂ©s du Sarvant, — se rencontrent des villages et des chĂąteaux alternĂ©s. Les communes sont bĂąties au bord de la route et se nomment Culoz, BĂ©on, Luvrieu, Talissieu, Ameyzieu et Artemare. Entre elles, mais plus haut, sur le flanc de la montagne, les manoirs se dressent dans leur beautĂ© diverse et plus ou moins seigneuriale Montverrand, fĂ©odal, — Luyrieu, un dĂ©combre, — ChĂąteaufroid, nĂ©o-moyenĂągeux, — Mirastel, Louis XIII, — et Machuraz, d’un quinziĂšme renaissant mĂȘlĂ© d’une Renaissance ressuscitĂ©e. De tout ces chĂąteaux, Mirastel seul nous intĂ©resse. Il est facilement reconnaissable. Du chemin de fer, qui longe la route Ă  quelque distance, on le voit se dĂ©tacher sur le fond vert assombri de la montagne, entre Machuraz, qui a des murs blancs sous des tuiles rouges, et ChĂąteaufroid, dont les deux tourelles portent gothiquement des cĂŽnes d’ardoises bleues. Il est en briques — des briques devenues roses, dont la chaude clartĂ© l’ensoleille toujours — et flanquĂ© de quatre tours d’angle. Trois sont encore coiffĂ©es de leurs vieux toits d’ardoises grises, en forme de ballons pointus comme des casques sarrasins ; mais la quatriĂšme supporte une coupole d’observatoire. Le jardin de Mirastel, penchĂ© sur le dĂ©vers comme sur un pupitre, l’entoure d’un moutonnement de frondaisons. Sa terrasse, plantĂ©e d’arbres, lui fait de sa muraille un socle rocailleux. Il domine ses deux voisins, et lui-mĂȘme est dominĂ© par les hameaux montagnards d’Ouche et de Chavornay, qui, vers la gauche, se superposent derriĂšre lui, jalonnant la voie pierreuse des sommets. Deux chaussĂ©es carrossables montent en lacets au portail de Mirastel. L’une vient de Talissieu, l’autre d’Ameyzieu. Toutes deux viennent donc de la route. Mais, au milieu du vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chĂšvres escalade la rampe roide et vous mĂšne directement de la route au seuil de l’enclos. Comment ce castel, dans la fraĂźcheur de son Ăąge, a-t-il Ă©chappĂ© aussi totalement Ă  la haine de Richelieu ? Pourquoi n’est-il pas, comme tant d’autres, une ruine qu’on prend de loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimile Ă  des bastilles dĂ©mantelĂ©es ? — La lĂ©gende veut qu’alors il abritĂąt non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhomme inoffensif, sans doute affligĂ© d’insomnie, et qui, passant ses journĂ©es Ă  lire dans des livres et ses nuits Ă  lire dans le ciel, aimait Ă  recenser les constellations du haut d’une tour Ă©levĂ©e. De lĂ  serait venu le nom de Mirastel, qui veut dire Mire-Ă©toiles ou Observateur-des-astres. À la vĂ©ritĂ©, quand feu M. Arquedouve acheta cette rĂ©sidence, la tour du nord-ouest n’avait jamais eu de couverture elle s’achevait en plate-forme. Et l’on dĂ©nicha dans les combles — sous l’apparence d’un amas de cuivres dĂ©coupĂ©s et gravĂ©s, embellis de figures allĂ©goriques — force antiques machines d’astronomie, telles que sphĂšres zodiacales et Ă©quinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globes cĂ©lestes, astrolabes, gnomons et autres vieilleries renouvelĂ©es des ChaldĂ©ens, auxquelles il convient d’adjoindre un de ces interminables tĂ©lescopes dont KĂ©pler amĂ©liorait l’agencement Ă  l’époque oĂč Mirastel Ă©tait flambant neuf. M. Arquedouve, riche industriel lyonnais, acquit le domaine en 1874, onze ans aprĂšs son mariage et sur les instances de son Ă©pouse, qui raffolait du paysage et ne rĂȘvait qu’astronomie. Cette femme supĂ©rieure, Ă©mule des Hypathie, des Mme Lepaute et des Mme du ChĂątelet, voulut amĂ©nager un observatoire sur la plate-forme de la tour ; — et les travaux Ă©taient finis, lorsqu’un double malheur vint frapper Mme Arquedouve. Une amaurose assez inexpliquĂ©e la priva pour toujours de la vue, et son mari dĂ©cĂ©da, laissant la pauvre aveugle avec deux filles, Augustine et Lucie, ĂągĂ©es de dix et de huit ans. De ce jour, Mme Arquedouve ne quitta plus Mirastel. MalgrĂ© son infirmitĂ©, l’énergie et l’habitude firent d’elle une Ă©ducatrice remarquable et une maĂźtresse de maison accomplie. Elle vaquait chez elle aux besognes les plus diffĂ©rentes, avec une adresse incroyable. Mais, sortie de son parc, elle rentrait dans les tĂ©nĂšbres ; et c’était grand’pitiĂ©, par les belles nuits scintillantes, de la voir lever ses yeux trĂ©passĂ©s vers la splendeur d’un ciel qu’ils ne pouvaient sonder, mais dont elle Ă©coutait la silencieuse harmonie. Son idĂ©al Ă©tait d’avoir un gendre qui fĂ»t astronome. Elle le rĂ©alisa. Quatre ans aprĂšs le mariage de sa fille aĂźnĂ©e avec le docteur Calixte Monbardeau, Ă©tabli Ă  Artemare, la cadette Ă©pousait Jean Le Tellier, alors attachĂ© Ă  l’Observatoire de Marseille. Ce fut Ă  M. Le Tellier que profita l’installation de la tour. Une bonne lunette Ă©quatoriale s’y trouvait qui lui permit de poursuivre Ă  Mirastel, durant la chaude saison, quelques-uns de ses travaux. Et maintenant M. Le Tellier Ă©tait directeur de l’Observatoire de Paris. Et maintenant Mme Arquedouve Ă©tait quatre fois grand’mĂšre. — Mais, hĂ©las ! une avanie dĂ©plorable l’avait encore accablĂ©e. Suzanne Monbardeau, l’aĂźnĂ©e de ses petits-enfants, s’était laissĂ© sĂ©duire par un nommĂ© Front, de Belley, — un don Juan rustaud, dĂ©pourvu de tout sentiment. Il l’avait enlevĂ©e ; et, M. Monbardeau ne voulant plus entendre parler de sa fille, la triste Suzanne vivait avec son amant, dans un modeste cottage Ă  l’écart de la petite ville, et ne frĂ©quentait plus, de toute sa famille, que son frĂšre Henri. Encore devait-il, pour la rencontrer, se cacher Ă  la fois de Front et de leurs parents. — Bien de la misĂšre, comme on voit. Suzanne, au mois d’avril 1912, avait trente ans, et son frĂšre vingt-neuf. Sujet hors ligne, docteur et biologiste, attachĂ© Ă  l’Institut Pasteur, cĂ©lĂšbre aujourd’hui par son admirable traitement de l’artĂ©rio-sclĂ©rose, Henri Monbardeau venait d’épouser une charmante jeune fille du pays, Fabienne d’ArviĂšre ; et le nouveau couple se reposait Ă  Artemare d’un voyage de noces quelque peu fatigant, lorsque les Le Tellier reçurent l’hospitalitĂ© de Mme Arquedouve. Leur cousin Maxime Le Tellier, lui, courait alors sur ses vingt-six ans. Reçu au Borda, aspirant, puis enseigne, il avait depuis peu quittĂ© la marine de guerre pour s’occuper d’ocĂ©anographie avec le Prince de Monaco. Averti que toute sa famille allait se rĂ©unir en Bugey, il avait fait coĂŻncider avec cette assemblĂ©e le mois d’indĂ©pendance auquel il avait droit. Et voici, dans la sĂ©duction de ses dix-huit ans et la grĂące de sa beautĂ© blonde, Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, sa sƓur, dont il faudrait dĂ©crire en vers de grand poĂšte la chevelure d’or aux reflets d’argent, le teint de corolle fraĂźche, le regard mouillĂ©, tel que Greuze l’aimait, la taille ronde, fine, souple
 Et gentille ! Et bonne ! il faut savoir comme !
 Enfin ! cette enfant, on ne pouvait l’entendre parler sans adorer sa pensĂ©e ; et pourtant, l’aspect de sa forme Ă©tait si troublant, que les jeunes hommes ne l’écoutaient pas, et qu’en voyant ses lĂšvres merveilleuses, ils ne pensaient qu’aux baisers de plus tard et non aux paroles d’aujourd’hui. Suzanne et Henri Monbardeau, Maxime et Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier avaient vĂ©cu le meilleur de leur enfance Ă  Mirastel et Ă  Artemare, en Ă©tĂ©. LĂ , Fabienne d’ArviĂšre s’était mĂȘlĂ©e Ă  leurs jeux d’adolescents ; lĂ  aussi un pauvre petit orphelin, que M. Le Tellier faisait instruire, avait passĂ© en leur compagnie beaucoup de belles vacances, avant de devenir le secrĂ©taire fidĂšle de son protecteur. Artemare et Mirastel ! Que de souvenirs ! Les jeunes Monbardeau idolĂątraient la tante Le Tellier ; les petits Le Tellier ne juraient que par la tante Monbardeau ; et c’était, pendant la saison du soleil, un perpĂ©tuel va-et-vient entre le chĂąteau de Mme Arquedouve et la villa du docteur. On vivait dans les deux. On dĂ©jeunait ici ou lĂ . Souvent mĂȘme on y couchait. On y prenait pension, quelquefois plusieurs jours de suite. Mme Arquedouve prĂ©sidait guillerettement aux rĂ©jouissances du chĂąteau. Et elle Ă©tait tant vivelette, cette menue damerette aux bandeaux lisses presque bleus, en sa robe d’alpaga noir d’une coupe monastique, avec une petite pĂšlerine, avec aussi un col et des manchettes de lingerie, — elle Ă©tait, cette fluette damoisette, tellement alerte et remuante, qu’on oubliait qu’elle fĂ»t aveugle, et que sans doute elle l’oubliait aussi, par moments. La faute de Suzanne, hĂ©las ! avait jetĂ© sur tout cela l’ombre pourpre de la honte
 Mais, n’est-ce pas, on n’est pas tenu de rougir sans discontinuer parce qu’une fille de la maison est devenue la proie d’un suborneur
 Et ce fut au milieu d’une rĂ©union assez joviale que M. Le Tellier fit son entrĂ©e Ă  Mirastel, prĂ©cĂ©dĂ© de sa femme Lucie, de sa fille Marie-ThĂ©rĂšse, suivi de son fils Maxime et de son secrĂ©taire M. Robert Collin. ⁂ Les Sarvants Ă©taient alors dans toute leur gloire, et pendant le dĂźner la conversation ne roula que sur eux. DĂšs la fin du repas, les quatre cousins s’échappĂšrent. Tous les ans, le mĂȘme rite joyeux poussait les nouveaux arrivĂ©s Ă  faire, au dĂ©bottĂ©, le tour de Mirastel. On chercha, dans la nuit venue, la silhouette de l’antique demeure, avec ses girouettes de fer forgĂ© pointant vers les Ă©toiles ; on parcourut la ferme attenant au chĂąteau, le parc inclinĂ©, la terrasse plantĂ©e de marronniers fleuris. Le ginkgo-biloba, l’arbre rarissime de qui les aĂŻeux remontent au dĂ©luge, y fut saluĂ© comme un vieil oncle vĂ©gĂ©tal. Puis le quatuor s’engagea sous la charmille centenaire qui mĂšne au portail et dont le berceau tĂ©nĂ©breux faisait parmi la nuit une nuit plus nocturne. C’étaient quatre taches mouvantes, deux grandes, sombres, et deux petites, claires, glissant, avec un bruit de galets remuĂ©s, sur le gravier tirĂ© de la riviĂšre. Et elles disaient des phrases oĂč le nom de Suzanne revenait frĂ©quemment
 Mais voici, jappant et frĂ©tillant, quelque chose de noir qui se prĂ©cipite vers les promeneurs. C’est Floflo, un loulou de PomĂ©ranie au poil lustrĂ© de caresses, un ami d’enfance, lui aussi, et le contemporain de Marie-ThĂ©rĂšse, malgrĂ© que dĂ©jĂ  ce soit un vieillard-chien
 On le fĂȘte. On oublie un peu Suzanne. Et l’on poursuit la ronde sentimentale, au clair de la lune qui vient de jaillir d’une crĂȘte. Fort bien. — Et les parents ? Les parents ? Ils devisent dans le salon, avec Mme Arquedouve et Robert Collin. Et tandis que Mme Monbardeau, l’esprit tout aux Sarvants, s’inquiĂšte Ă  part soi de la sortie des enfants », qu’elle traite d’imprudence, — l’aĂŻeule, s’adressant Ă  M. Le Tellier, lui demande — Jean, pourquoi venez-vous si tĂŽt Ă  Mirastel ? » Mais l’astronome ne rĂ©pond pas tout de go. Il regarde sa femme d’un air gĂȘnĂ©. Celle-ci, alors, toise le secrĂ©taire avec beaucoup d’arrogance ; elle parcourt d’un regard malveillant le pauvre petit homme chĂ©tif qui est lĂ , si maigre et si laid ; elle semble faire l’inventaire de ses dĂ©savantages physiques, de ses pommettes saillantes, de son front excessif, de sa vilaine barbe mousseuse ; et elle fixe, derriĂšre les lunettes d’or, les grands beaux yeux immensĂ©ment rĂȘveurs, comme s’ils Ă©taient aussi dĂ©shĂ©ritĂ©s que le reste. Robert Collin a compris. Il sent qu’il est de trop, se lĂšve, bredouille Si vous permettez, je vais
 hum ! je vais dĂ©faire mes bagages. » Puis se retire en essuyant ses besicles d’or. Et Mme Monbardeau — Quel brave garçon, ce Robert ! Comme tu le traites, Lucie ! » — Je n’aime pas les gĂȘneurs », fait Mme Le Tellier sur un ton langoureux. Ce monsieur toujours en tiers, c’est assommant !
 Et encore, avec une tĂȘte pareille ! » — Luce ! Luce ! » gronde M. Le Tellier. Or, le lecteur a de la chance. Les deux sƓurs ne pouvaient rien dire qui les peignĂźt plus au vif en moins de mots l’une indulgente et bonne, franche et sans apprĂȘt ; l’autre nonchalante et pleine d’ñcretĂ©, dure au prochain. Ajoutons que Mme Le Tellier se teignait les cheveux au hennĂ© ; qu’elle restait des heures Ă©tendue, sans raison valable ; que ses ongles paraissaient huilĂ©s Ă  force de luire et d’ĂȘtre polis et repolis, — et nous l’aurons dĂ©crite trĂšs suffisamment. Cependant Mme Arquedouve a rĂ©pĂ©tĂ© sa question, et puisqu’on est en famille dĂ©sormais — Ma mĂšre, » commence M. Le Tellier, moi je retournerai Ă  Paris dans une quinzaine. Mais je vous ai amenĂ© surtout Marie-ThĂ©rĂšse. » — Est-ce qu’elle est souffrante ? Ou quoi ?
 » s’effare la grand’mĂšre, qui pense Ă  son autre petite-fille, Suzanne
 — Non. Tranquillisez-vous. Mais vous savez que nous avons inaugurĂ©, le 12 avril, l’équatorial donnĂ© par M. Hatkins ?
 — Qu’est-ce que tu as. Calixte ? » Le docteur avait sursautĂ©. — Rien », fait-il. C’est ce nom de Hatkins
 Continue, continue. » — Cette fĂȘte, ma mĂšre, fut trĂšs brillante. D’illustres personnages, des mondains notoires et pas mal d’étrangers de marque y assistaient. Notre Marie-ThĂ©rĂšse, qui faisait lĂ  ses premiĂšres armes, obtint un succĂšs fou
 et depuis cet aprĂšs-midi — que le diable emporte ! — j’ai reçu tant et tant de demandes en mariage, si pressantes, si flatteuses et mĂȘme si
 imprĂ©vues, que, nous refusant d’une part Ă  la marier si jeune, et d’autre part ne sachant plus que rĂ©pondre Ă  l’avalanche infatigable de lettres et de visites que cette excellente raison ne suffisait point Ă  rebuter, — nous avons pris le parti de fuir ! Ce n’était plus tenable ! Ici, nul ne viendra nous relancer. » Mme Arquedouve prononça doucement — Le duc d’AgnĂšs, — vous savez ce camarade de classe de Maxime, l’aviateur qui est venu Ă  Mirastel l’annĂ©e derniĂšre, — est-ce qu’il a demandĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » — Non
 » — C’est dommage. J’aurais aimĂ© cela. » — Moi aussi », affirma Mme Le Tellier. — Elle aussi », conclut Mme Monbardeau. — Mon Dieu, » repartit l’astronome, dĂ©concertĂ©, mon Dieu
 le duc d’AgnĂšs n’est pas un savant
 Je ne verrais pas d’inconvĂ©nient, toutefois, Ă  ce que
 Mais il ne l’a pas demandĂ©e. » — En vĂ©ritĂ©, vous avez reçu tant de propositions ? » admira le docteur. Et Mme Le Tellier, languissante — Il y en avait d’impayables, figurez-vous. Un attorney de Chicago. Un officier de cavalerie espagnol. Un attachĂ© d’ambassade hongrois. Et jusqu’à ce Turc Abd-Ul-Kaddour ! » — Ah ! le Turc, c’est le bouquet ! » s’écria M. Le Tellier en Ă©clatant de rire. Un pacha, venu pour visiter Paris avec douze crĂ©atures de son harem !
 Il les promenait sans relĂąche, hermĂ©tiquement voilĂ©es, au fond de trois landaus de louage ! » — Hatkins ne s’est pas mis sur les rangs ? » demanda M. Monbardeau, le visage sĂ©vĂšre. — Non
 Pourquoi ? » — Ouf ! je respire. » — Mais, mon cher ami, M. Hatkins ne connaĂźt pas Marie-ThĂ©rĂšse
 De plus, tout le monde sait qu’il garde un culte fervent au souvenir de sa femme
 Enfin, M. Hatkins est le plus humble des philanthropes, et ne s’est pas montrĂ©, mĂȘme une seconde, Ă  l’inauguration. Il n’a jamais vu ma fille, j’en rĂ©ponds. » — Tant mieux, tant mieux. » — Mais enfin
 » — J’ai mes raisons. » — Puisque tu le connais, sais-tu qu’il va partir avec des amis pour faire le tour du monde ? » — Ça m’est bien Ă©gal ! » À cette minute, les enfants » rentraient, clignant les yeux aux lumiĂšres des lampes. — M. Monbardeau les interpella — HĂ© ! Vous n’avez pas rencontrĂ© le Sarvant ? » Et tous de rire, plus ou moins de bon cƓur. — Êtes-vous contents ? » interrogea Mme Arquedouve — En doutez-vous, grand’mĂšre ? On va reprendre dĂšs demain la bonne vie d’autrefois ! » rĂ©pondit Maxime. — Tu retrouveras ton laboratoire avec tes anciennes collections, ton aquarium ! » — Il va mĂȘme resservir, cet aquarium. Je voudrais tenter ici quelques expĂ©riences utiles Ă  mes travaux d’ocĂ©anographie. Ce vieux Philibert me fournira de poissons tous les huit jours
 Et puis, je compte aussi faire beaucoup d’aquarelle. » — Et des excursions, je suppose ! » s’écria Marie-ThĂ©rĂšse. Tout cet hiver, je n’ai pensĂ© qu’au moment oĂč je pourrais toucher la croix du Grand-Colombier ! C’est si beau, lĂ -haut ! » — Ah ! toujours l’intrĂ©pide ascensionniste ! » dit gaiement Mme Monbardeau. Marie-ThĂ©rĂšse, viendras-tu bientĂŽt nous demander le gĂźte et le couvert Ă  Artemare ? » — Ma tante, j’y ai dĂ©jĂ  songĂ© ! » — Oh ! pas tout de suite ! » rĂ©clama la grand’mĂšre, en flattant de sa main d’aveugle, mobile et vivace, la chevelure de sa petite-fille. — Quand cela te chantera », reprit la tante Monbardeau. Inutile de prĂ©venir ; ta chambre sera prĂȘte. Et la tienne aussi, Maxime. » La modique 9-chevaux du mĂ©decin de campagne teufteufait sur la terrasse, devant le chĂąteau. Les quatre Monbardeau s’y installĂšrent. — Adieu ! adieu ! — À demain ! — À bientĂŽt ! » Le clair de lune baignait le panorama superbe et montagneux. L’auto dĂ©valait promptement aux zigzags de la cĂŽte. AppuyĂ©s au parapet, ceux de Mirastel criaient avec des rires — Prenez garde au Sarvant ! » La corne beugla au tournant de la route. Il faisait si calme, qu’on entendit le ronron du moteur jusque dans Artemare, oĂč il s’arrĂȘta. vL’Alarme Huit jours plus tard. Le cinq mai. Toujours Ă  Mirastel. Il est agrĂ©able de se reprĂ©senter M. Le Tellier pĂ©nĂ©trant, ce matin-lĂ , dans son cabinet de travail ; car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureux avec un rayon de soleil, au centre d’une piĂšce noble et vaste. M. Le Tellier traverse la grande salle, jette un coup d’Ɠil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre la fenĂȘtre, respire une bouffĂ©e d’air pur, d’air lumineux et matinal, d’air dominical — c’est dimanche et cela se voit bien — et finalement s’accoude, et regarde. Entre les marronniers en fleurs alignĂ©s sur la terrasse, il voit se succĂ©der les plans de l’échappĂ©e majestueuse le marais, — puis la falaise, au pied de quoi glisse le SĂ©ran et fuit le chemin de fer, — puis sur la falaise un plateau boisĂ© d’arbustes courtauds, oĂč culmine, central, le chĂąteau de Grammont, — puis lĂ -bas, noyĂ©s de brume, des pics, des aiguilles, des arĂȘtes, des montagnes avec un peu de neige encore Ă  leur sommet, bientĂŽt fondue le Mont du Chat Aix-les-Bains !, le Nivolet ChambĂ©ry !, — puis enfin, perdues tout au fond de l’espace, les Alpes Dauphinoises, comme un brouillard dentelĂ©. Un train siffle au long de la falaise. Une automobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avec satisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste Ă  consommer, avant que le train ou sa grande auto blanche ne l’emportent vers Paris. Son visage n’est qu’un sourire. Le Sarvant eut beau s’évanouir comme un fantĂŽme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand mĂȘme trouvĂ© de quoi se rĂ©crĂ©er. Non certes en Ă©piant le monde stellaire ; car, pour venir Ă  Mirastel, il a interrompu ses importants travaux concernant l’étoile VĂ©ga ou alpha de la Lyre, dont il mesurait la vitesse radiale ; et de pareilles entreprises exigent de fortes lunettes de prĂ©cision. Mais il a dĂ©couvert au grenier, dans un rĂ©duit poudreux et non loin des gnomons disloquĂ©s, un archaĂŻque traitĂ© d’astronomie. Et il s’amuse Ă  le dĂ©chiffrer, avec sa loupe d’horloger. Sur le bureau, le vieil in-quarto lui offre Ă  Ă©peler ses feuillets manuscrits
 Mais il fait si beau, ce matin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flĂąnerie. Il rĂȘvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent aller dĂ©jeuner Ă  Artemare, oĂč Marie-ThĂ©rĂšse les a devancĂ©s depuis hier. — Il rĂȘvasse. Tiens, voilĂ  Mme Arquedouve et Mme Le Tellier qui passent, errantes, sous le ginkgo-biloba, ce gracieux survivant de la flore primitive », comme diraient les manuels. Floflo les accompagne. — Il rĂȘvasse. Ah ! voici le facteur
 Et qui donc se met Ă  chanter ? C’est Maxime, dans la tour du sud-est, celle qui renferme son laboratoire
 Oui, Maxime chante un air d’opĂ©rette, cependant qu’il Ă©tudie l’intĂ©rieur de ses infortunĂ©s poissons
 Fort gentille cette chansonnette
 — La vie est belle », murmure M. Le Tellier. Elle est belle
, et pourtant, au soleil de mai, comme on ressent l’humiliation de vieillir !
 » Un soupir. Et il se retourne, face au bouquin de cosmographie. C’est alors, et non plus tard ou plus tĂŽt, qu’il entend cogner Ă  la porte un petit coup sec, — aussi sec, ma foi, que si quelque squelette eĂ»t frappĂ© de sa phalange osseuse la planche au vantail. — Entrez ! » Est-ce vraiment un squelette qui va entrer ?
 Oui, puisque c’est un homme. C’est mĂȘme un squelette avec trĂšs peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisque c’est Robert Collin. — Il s’avance vĂȘtu de son Ă©ternelle petite redingote ; la mousse pĂąle de sa barbe floconne Ă  ses joues ; sa myopie lui fait des yeux trĂšs doux, cerclĂ©s d’or. Il apporte le courrier. — Bonjour, Robert, ça va ? » L’interpelĂ© s’étrangle, ĂŽte ses lunettes, et dit — Non, maĂźtre, ça ne va pas
 J’ai Ă  vous entretenir
 de sujets
 graves, et j’en
 j’en suis, Ă©motionné  ridiculement. » — Dites, mon ami. Comment ! vous avez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vous estime. » — Je sais tout ce que je vous dois, mon cher maĂźtre la vie d’abord, et l’éducation, et l’instruction. Vous m’avez donnĂ© une famille et beaucoup d’amitié  et cette estime Ă  laquelle vous faites allusion. Aussi, je ne devrais pas
 Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-mĂȘme Ă©galement
 Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sache avec certitude que mon audace est inutile
 Seulement, jurez-moi, mon maĂźtre, de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraĂźt trop dĂ©placĂ©e
 » M. Le Tellier pressent de quoi il retourne. Il est d’ailleurs plus touchĂ© que surpris et plus ennuyĂ© que touchĂ©. — C’est jurĂ© », dit-il. — Eh bien ! maĂźtre, j’aime Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, et j’ai l’honneur de vous demander sa main. » — Patatras ! nous y sommes », s’écrie mentalement M. Le Tellier. L’autre continue. Il rĂ©cite un morceau prĂ©parĂ©, c’est visible. — Je suis pauvre, orphelin, gauche et laid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoir l’audace de le dĂ©clarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fĂ»t-ce Ă  des hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant, mon cher maĂźtre, j’ai accompli cette obligation vis-Ă -vis de mon propre individu. Je connais d’avance votre rĂ©ponse. J’ai fait ce que je devais. N’en parlons plus. » — Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Le mien, dans cette affaire, est de consulter ma fille
 quand elle aura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vos sentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ils rehaussent Ă  mes yeux la valeur de Marie-ThĂ©rĂšse et qu’ils nous honorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami je vous admire. Vous ĂȘtes un grand savant, et, qui mieux est vous ĂȘtes un brave homme. » — Elle ne voudra pas
 Je suis trop mal bĂąti
 » — Qui sait ? » prononce M. Le Tellier, mĂ©ditatif. Vous ĂȘtes douĂ© de singuliĂšres qualitĂ©s scientifiques
 une Ă©trange perspicacité  une sorte de divination
 qui peut vous mener aux places les plus enviĂ©es. Marie-ThĂ©rĂšse ne l’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprĂ©cie comme vous le mĂ©ritez
 » — Il y a votre famille, mon maĂźtre ! » — C’est vrai ; mais Marie-ThĂ©rĂšse est libre de choisir
 » — HĂ©las ! » — Allons, voyons, voyons ! Pas de tristesse. Je ne vous dĂ©courage pas, cependant ! RĂ©flĂ©chissez. Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discours d’espĂ©rance, par un clair soleil, Ă  vous qui ĂȘtes jeune, — et vous pleurez ! Ah ! la belle matinĂ©e de printemps, Robert ! Elle est si belle et si printaniĂšre, qu’on voudrait ĂȘtre amoureux, ne fĂ»t-ce que pour en souffrir ! » — Je serai franc, tenez je crains que
 que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse n’aime dĂ©jĂ  quelqu’un. J’ai reconnu
 sur cette enveloppe Ă  votre nom
 l’écriture de M. le duc d’AgnĂšs
 Venant aprĂšs toutes les sollicitations qui vous ont assailli et que mon cƓur s’excuse d’avoir Ă©ventĂ©es, cette lettre m’a
 bouleversĂ©. J’ai voulu la prĂ©cĂ©der, ce matin ; alors, j’ai parlé  » — Donnez-moi cela. » En effet, la lettre est signĂ©e François d’AgnĂšs » et dĂ©bute ainsi piĂšce 104 Cher Monsieur, J’ai devinĂ© pourquoi vous quittiez Paris en grand mystĂšre ; et cela me dĂ©cide Ă  tenter auprĂšs de vous une dĂ©marche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avais l’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, mais par
 » M. Le Tellier n’ose plus lever les yeux de dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation de Mme Monbardeau touchant Marie-ThĂ©rĂšse et le duc d’AgnĂšs. Il compare les deux prĂ©tendants ce malingre petit savant de rien du tout et le sportsman intrĂ©pide, juvĂ©nile et magnifique, noble de cƓur et de lignĂ©e, riche d’or et d’esprit, adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensĂ©e il y a des voix qui chuchotent Salut ! Le Tellier. Ta fille sera duchesse. » Mais on frappe Ă  la porte. Et il tressaille. Cette fois c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre en rupture de tombeau Ă©tait venu heurter le vantail, de ses poings lourds et mous
 Et voilĂ  les deux causeurs frĂ©missent
 Car c’est vraiment une façon de cadavre qui entre, avant que l’on ait dit Entrez ! » C’est un homme d’une pĂąleur terreuse. Ses habits dĂ©chirĂ©s sont couverts d’immondices, ses chaussures ont marchĂ© longtemps sur des cailloux. Il Ă©carquille des prunelles hagardes, et reste lĂ , dans la porte, Ă  grelotter comme un pauvre. D’abord M. Le Tellier recule. Cet inconnu est effrayant. Puis tout Ă  coup il s’élance vers le spectre diurne et le prend dans ses bras doucement, doucement
 Car la plus terrible qualitĂ© de l’intrus livide, affolĂ©, tremblant, sĂ©pulcral, c’est d’ĂȘtre M. Monbardeau, — mĂ©connaissable. Son beau-frĂšre n’a qu’une idĂ©e Marie-ThĂ©rĂšse est depuis la veille chez son oncle ; quelque chose lui est arrivĂ©. — Ma fille
 Parle donc ! parle donc ! » — Ta fille ?
 Il s’agit bien de ta fille ! » articule pĂ©niblement le docteur. Ce sont mes enfants, Henri et sa femme, Henri et Fabienne
 Ils ont disparu ! » M. Le Tellier respire. M. Monbardeau, affalĂ© sur une chaise, poursuit, en larmes — Disparus !
 Hier. On ne voulait pas vous le dire
 Mais il n’y a plus de doute maintenant
 Quelle nuit !
 Hier matin, partis tous deux en promenade
 au Colombier
, joyeux ! Ils avaient dit Nous dĂ©jeunerons peut-ĂȘtre lĂ -haut. » Alors, n’est-ce pas, on ne s’est pas prĂ©occupĂ© de leur absence au dĂ©jeuner
 Et voilĂ , voilà
 La journĂ©e a passé  Au dĂźner, personne encore ! Et pas de nouvelles ! Pas de messager disant jambe cassĂ©e, accident, et cƓtera
 Rien ! rien !
 Il Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs tard quand j’ai commencĂ© Ă  chercher
 TĂ©nĂšbres
 Parcouru les villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient de Sarvant ! refusaient de m’ouvrir, les brutes ! et ne rĂ©pondaient pas
 Parcouru les bois. CriĂ©, comme un fou, au hasard, stupidement
 À l’aube, je suis rentrĂ©, dans l’espĂ©rance de les retrouver Ă  la maison
 Mais non !
 Et Augustine dans un Ă©tat !
 Alors, je me suis dĂ©cidĂ© Ă  venir ici
 Je craignais d’épouvanter les femmes. J’ai pris par la mĂ©tairie, afin de ne pas les rencontrer dans le parc. Il m’avait semblĂ© entrevoir Mme Arquedouve et Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Allons, mon bon vieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder sa tĂȘte, morbleu ! Tu sais bien que Marie-ThĂ©rĂšse est chez toi depuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons ! Elle a dĂ©jeunĂ© avec vous hier matin, et
 » — DĂ©jeunĂ© ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Hier matin ?
 Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue
 Mais alors
 Mais
 » M. Le Tellier se sent pĂąlir tout entier. Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celui d’un suppliciĂ©. Et il Ă©coute cet air d’opĂ©rette que Maxime chante toujours — et que jamais plus il ne pourra souffrir. — Ils ont disparu tous les trois ! » s’exclame le docteur. — Cherchons !
 Il faut chercher tout de suite. Vite ! vite ! » Et M. Le Tellier a l’air d’un insensĂ©. — Oui », fait M. Monbardeau. Cherchons. Mais pas comme moi. MĂ©thodiquement. J’ai perdu, moi, le temps le plus prĂ©cieux de mon existence ! » — Ne nous Ă©nervons pas ; tu as raison. De la logique, de la logique. » — Si l’on prĂ©venait M. Maxime ? » hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux
 » — C’est cela », fait M. Le Tellier. Du reste, ce n’est plus l’heure de chanter. » On va, de salle en salle, jusqu’à la chanson. Au milieu de ses collections et de ses aquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maxime apparaĂźt. Il chante, mais il a des mains toutes rouges et son tablier blanc est ensanglantĂ©. Il vient d’arracher la vessie natatoire au poisson que voilĂ  ; il la dissĂšque maintenant, et chante. Mais il est si rouge de sang, que, malgrĂ© sa hĂąte et son trouble, M. Le Tellier fait un pas en arriĂšre. — Papa
 mon oncle
 qu’y a-t-il ? » Le docteur raconte Marie-ThĂ©rĂšse, Henri et Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver. Alors Maxime et Robert se concertent. Eux seuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pĂšres ne savent plus que se dĂ©soler. Ce ne sont pas des ĂȘtres d’action, et le chagrin submerge leur intelligence ! Robert et Maxime rĂ©sument la situation. — En somme, la tĂąche est double. Primo, Henri et Fabienne sont partis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher. Secundo, Marie-ThĂ©rĂšse est partie de Mirastel ; cela fait une autre voie. Étant donnĂ©e la simultanĂ©itĂ© des deux dĂ©parts, il y a gros Ă  parier que nos deux pistes se rejoignent et qu’un mĂȘme accident a causĂ© les trois disparitions. N’importe ! il faut dĂ©mĂȘler systĂ©matiquement chaque itinĂ©raire. — Robert Collin, le docteur et M. Le Tellier relĂšveront le trajet d’Henri et de Fabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quant Ă  Maxime, il se charge d’apprendre Ă  sa mĂšre et Ă  sa grand’mĂšre la sinistre nouvelle, puis de reconnaĂźtre le chemin suivi par Marie-ThĂ©rĂšse. L’ancien officier de marine organise froidement les opĂ©rations. Robert Collin active l’embarquement. Il se poste prĂšs du chauffeur. L’automobile dĂ©marre. ProstrĂ© sur le capiton de cuir jaune, M. Le Tellier fait peur Ă  voir. Il ressemble Ă  M. Monbardeau comme un frĂšre de souffrance. Les paysans d’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas saluĂ© cette figure cendrĂ©e, durcie, Ă©trangĂšre. Pourtant, devant la poste d’Artemare, M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, et disparaĂźt dans le bureau. Cinq minutes aprĂšs, il en ressort. On l’aide Ă  remonter. — Allez ! » La receveuse admire, de sa fenĂȘtre, le confortable double-phaĂ©ton qui s’enfuit vĂ©loce et furtif, Ă  tire de roues, — et transmet la dĂ©pĂȘche qu’on vient de lui passer piĂšce 105 Duc d’AgnĂšs, 40, avenue Montaigne, Paris. Marie-ThĂ©rĂšse disparue. Accourez avec professionnels habituĂ©s aux recherches. Jean Le Tellier. viPremiĂšre Recherches Elle n’est pas arrivĂ©e Ă  Artemare ? Oh ! » Devant, Maxime, qui tordait fĂ©brilement sa courte barbe, Mme Le Tellier rĂ©pĂ©tait — Marie-ThĂ©rĂšse n’est pas arrivĂ©e chez sa tante ?
 Elle n’est pas arrivĂ©e ? » DĂ©faite, Ă©garĂ©e, tenant sa tĂȘte Ă  deux mains, elle tournait sur elle-mĂȘme. Mme Arquedouve, trĂšs pĂąle mais toujours impassible, tĂąchait de l’apaiser. — Écoutez, maman, » reprit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse est certainement avec Henri et Fabienne. C’est une sauvegarde, cela. » — OĂč penses-tu qu’ils soient ? » fit la grand’mĂšre. — Dans le Colombier ! Ils ont eu quelque aventure pendant leur promenade. Un accident
 » — Mais lequel ? Il n’y a pas de crevasses
 » — Que sais-je ? Il y a des fondriĂšres
 » — VoilĂ  ce que c’est ! » gĂ©mit Mme Le Tellier. Je ne voulais pas qu’elle sortĂźt sans ĂȘtre accompagnĂ©e ! Je n’ai pas cessĂ© de m’y opposer ! » — Oh ! maman, pour aller chez mon oncle ! Deux kilomĂštres Ă  faire en plein jour, sur une route des plus frĂ©quentĂ©es ou par une sente constamment dĂ©serte !
 Mais, justement, il faut que je sache
 Voyons, d’abord Ă  quelle heure Marie-ThĂ©rĂšse est-elle partie, hier matin ? » — À dix heures », rĂ©pondit sa mĂšre. Elle m’a dit au revoir dans le vestibule. — Ah ! si j’avais su !
 » — Et vous ĂȘtes certaine, n’est-ce pas, qu’elle se rendait Ă  Artemare ? » — Absolument. Marie-ThĂ©rĂšse ne sait pas mentir. » — C’est vrai. — Quel chemin a-t-elle pris ? Par le haut ? ou par le bas ? » — Ah ! cela, je l’ignore. » — Moi aussi », ajoute Mme Arquedouve. — Quelle robe avait-elle ? » — Sa petite robe grise, et son chapeau de tulle noir. » — Son costume de touriste, Ă  jupe courte ? » — Non. — Mais, tu sais, elle n’avait pas du tout l’idĂ©e de faire une excursion
 » — Oh ! avec Marie-ThĂ©rĂšse, peut-on jamais savoir ! Ce n’est pas le vĂȘtement qui la gĂȘne. Elle franchirait les Alpes en toilette de soirĂ©e. Vous savez bien qu’elle adore la marche ; et si, Ă©tant passĂ©e par le haut, elle a rencontrĂ© son cousin et sa cousine en route pour le Colombier, nul doute qu’elle ne les ait suivis, malgrĂ© sa jupe longue et ses bottines lĂ©gĂšres
 Elle Ă©tait sĂ»re que son absence n’inquiĂ©terait personne, puisque mon oncle et ma tante n’étaient pas prĂ©venus de sa visite et puisque nous ne devions les revoir tous qu’au dĂ©jeuner d’aujourd’hui
 Depuis quelque temps elle ne parlait que de monter au Colombier
 Enfin, nous ne pouvons tarder Ă  savoir
 Je vais commencer mes recherches. » — Fais atteler le poney », dit Mme Arquedouve. Ta mĂšre et moi nous irons tenir compagnie Ă  ta tante. Je ne veux pas qu’elle reste seule pendant vos explorations. » Maxime s’enquit, auprĂšs des domestiques, de la direction que Marie-ThĂ©rĂšse avait adoptĂ©e en sortant du parc. Ils ne purent le renseigner. Alors il sortit, et se trouva d’emblĂ©e au carrefour de quatre voies. À sa gauche, s’amorçait le sentier du haut. À sa droite, descendaient en divergeant les trois chemins conduisant Ă  la grand’route ; le premier la rejoignait dans Talissieu, le second en pleine voie c’était, on s’en souvient, un sentier de traverse, un raidillon direct et brutal, et le troisiĂšme au village d’Ameyzieu. De ces quatre voies Marie-ThĂ©rĂšse avait pris l’une ou l’autre. Si la jeune fille avait prĂ©fĂ©rĂ© la descente Ă  la montĂ©e, il Ă©tait peu probable qu’elle eĂ»t choisi dans cette patte-d’oie le chemin de Talissieu, qui l’écartait d’Artemare ; mais une raison quelconque pouvait l’avoir induite Ă  faire ce dĂ©tour. Maxime prĂ©sumait avec bon sens que sa sƓur avait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulut cependant examiner l’hypothĂšse contraire, — et s’en fut vers le bas. Il interrogea les choses. Nulle trace de pas ne se distinguait aux macadams durement empierrĂ©s. Nulle trace non plus aux dĂ©clivitĂ©s rocheuses du sentier. À l’endroit humide oĂč celui-ci dĂ©bouche sur la route, on remarquait pourtant de multiples empreintes dans la glaise marĂ©cageuse ; mais il y en avait tant et tant, de toute sorte, qu’on s’y perdait. Maxime questionna les gens. Par malheur, Ă  cette saison, trĂšs peu de campagnards travaillent ces terres ingrates oĂč quelques vignes seulement poussent, par miracle, dans un sol quasi perpendiculaire Ă  la plaine et criblĂ© de rocaille. Des trois ou quatre vignerons interviewĂ©s aucun n’avait aperçu, la veille, Marie-ThĂ©rĂšse. Mais, vous comprenez, on ne fait pas attention Ă  tous ceux qui vont et viennent
 » MĂȘme rĂ©ponse Ă  Talissieu, Ă  Ameyzieu. Du reste, Ă  dix heures du matin, — heure de la sortie de la jeune fille, — les villages sont dĂ©peuplĂ©s au profit des cultures. Quant aux ouvriers employĂ©s dans les champs voisins de la route, ils n’avaient pu rien voir, des haies continues, Ă©paisses et hautes, encaissant la chaussĂ©e. Et puis, cette route est celle de la Suisse et d’Aix-les-Bains, une procession d’autos et de cycles la parcourt sans relĂąche, et c’est lĂ  une reprĂ©sentation devenue banale, qu’on ne regarde pas. À plus forte raison, comment une femme Ă  pied aurait elle forcĂ© l’attention des villageois, en admettant qu’ils aient pu l’entrevoir aux Ă©claircies de la haie ? Seul, un mĂ©canicien rĂ©parateur d’automobiles, logĂ© Ă  l’entrĂ©e d’Artemare et qui besogne toujours en plein air, affirma que Mlle Le Tellier n’avait point passĂ© devant sa boutique vingt-quatre heures auparavant J’ai reconnu tout Ă  l’heure le double-phaĂ©ton de M. Le Tellier. À l’instant, j’ai vu le tonneau de Mirastel occupĂ© par votre mĂšre, votre grand’mĂšre et le cocher. Mais hier, personne du chĂąteau. » Ayant acquis la certitude prĂ©vue que nul vestige d’accident, nulle trace de Marie-ThĂ©rĂšse n’existaient de ce cĂŽtĂ© dans l’aspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime, dĂ©tective scrupuleux, refit Ă  l’envers le trajet Mirastel-Artemare. Sans doute serait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-ThĂ©rĂšse avait certainement grimpĂ© Ă  Chavornay par la sente. Elle comptait la suivre jusqu’à cette commune, et lĂ , utilisant un chemin vicinal, rattraper Ă  Don la route d’Artemare, c’est-Ă -dire la route qu’Henri et Fabienne avaient dĂ» emprunter dans l’autre sens pour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre de sa sƓur avec ses cousins, Ă  la jonction des voies, un peu au-dessus de Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste s’expliquait tout naturellement
 jusqu’à l’accident. VoilĂ  Maxime en train de gravir la sente au milieu des broussailles. À prĂ©sent, convaincu de l’excellence de la piste, il opĂ©rait, sans le vouloir, avec plus de soin. À Chavornay, l’un de ces nabots difformes et crĂ©tins que l’on voit tout le jour accroupis sur les seuils, ne comprit ses demandes qu’à moitiĂ© et ne voulut jamais convenir qu’une demoiselle en gris, avec un chapeau noir, eĂ»t traversĂ© le hameau. Mais, prĂšs de Don, parvenu Ă  la croisĂ©e des routes, Maxime aperçut, montant la cĂŽte et venant Ă  lui, la grande auto blanche de son pĂšre suivie de la 9-chevaux du Dr Monbardeau, — et cette coĂŻncidence le confirma dans la supposition que Marie-ThĂ©rĂšse s’était trouvĂ©e, lĂ  ou un peu plus bas, en face d’Henri et de Fabienne. M. Monbardeau conduisait sa voiture, prĂšs de M. Le Tellier. L’autre vĂ©hicule portait maintenant Mme Arquedouve, ses deux filles et Robert, qui sauta du siĂšge aussitĂŽt l’arrĂȘt. La prĂ©sence des femmes Ă©tonnait Maxime. Robert en donna les raisons Mme Monbardeau avait tenu Ă  prendre sa part des recherches ; pendant qu’on recueillait dans Artemare quelques indications, sa mĂšre et sa sƓur Ă©taient arrivĂ©es dans le tonneau ; rien n’avait pu les empĂȘcher de venir, elles aussi. Alors on avait frĂ©tĂ© la 9-chevaux. — Bon ! C’est l’affolement ! » grommela Maxime. Mais sa grand, mĂšre, trĂšs surexcitĂ©e, lui demandait — As-tu des nouvelles, Maxime ? Nous en avons, nous. Henri et Fabienne ont montĂ© par ici. » — C’est exact », dit Robert. On les a vus sortir d’Artemare quelques minutes avant dix heures, habillĂ©s en excursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupe-trotteur, et tous deux leurs cannes ferrĂ©es. Sur la route de Don, un cantonnier les a remarquĂ©s, et il prĂ©cise l’heure, — dix heures, — s’appuyant, pour la certifier, sur ce que le petit train local quitte Artemare Ă  dix heures prĂ©cises pour monter vers Don, et sur ce que la locomotive sifflait au dĂ©part quand les Monbardeau le saluĂšrent en passant. À Don, plusieurs personnes aussi les ont vus. Ils y sont arrivĂ©s en mĂȘme temps que le petit train. Le mĂ©decin nous l’a dit. Il Ă©tait venu chercher Ă  la station un de ses confrĂšres venant de Belley. Mais, Ă  cet instant-lĂ , M. et Mme Henri Monbardeau Ă©taient seuls. » — Donc, » interrompit Maxime, Marie-ThĂ©rĂšse les a rencontrĂ©s entre Don et la croisĂ©e oĂč nous sommes ; cela va de soi. C’est lĂ  qu’ils ont fait cause commune. Ensemble, ils seront allĂ©s jusqu’à Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ; ils auront achetĂ© Ă  l’auberge de quoi dĂ©jeuner dans les bois, selon la coutume ; et je les vois d’ici monter Ă  travers la forĂȘt
 Allons, vite ! À Virieu-le-Petit ! » L’espoir Ă©tait sur les visages. On atteignit rapidement Virieu-le-Petit — Ă  800 mĂštres d’altitude — qui est le point extrĂȘme oĂč les voitures peuvent mener les promeneurs du Colombier. Maxime entra chez l’aubergiste, — une vieille brave femme. Oui donc, qu’elle avait vu M. Henri ! Il lui avait achetĂ©, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, et mĂȘme empruntĂ© un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux et les trois verres
 » — Trois ? Trois verres ? Ah ! » Maxime sentait la joie le prendre au gosier. — Et
 il Ă©tait avec
 qui ? » — Avec deux dames, restĂ©es au dehors, sur la route. Pendant qu’il s’approvisionnait, elles continuaient de marcher Ă  petits pas sur la cĂŽte. Il les a rattrapĂ©es. » — Enfin, c’étaient Mme Henri Monbardeau et ma sƓur, Mlle Le Tellier ? » — Oh ! sĂ»r et certain ! Maintenant que vous me le dites, pas d’erreur ! Mais, sur le moment, Je les voyais de dos
 Il y en avait une habillĂ©e en petite fille
 » — C’est-Ă -dire avec une jupe courte ? » — Oui bien. Et l’autre comme tout le monde. » — En gris ? En gris ? » — Oui, oui, en gris. » Toute la famille entourait l’aubergiste. On poussa des exclamations de victoire. — C’était sĂ»r ; cela crevait les yeux ! » dit Maxime en riant. — On ne m’a point rendu mon carnier », rĂ©clama l’aubergiste. Alors le sentiment de la situation revint dans les esprits. C’était dimanche ; l’auberge Ă©tait bondĂ©e. On y trouva sans peine des gars de bonne volontĂ©, pour fouiller la montagne. Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux et jaune, clignotant d’un Ɠil noir et malicieux, se mit de la partie avec son chien Finaud. Mme Arquedouve, exigeant que nul ne s’occupĂąt de son sort, s’accommoda d’une chambre rustique, — pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente du Colombier. DĂšs que ce bataillon eut gagnĂ© la forĂȘt, de nombreux embranchements l’obligĂšrent Ă  se diviser en compagnies, puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes les excursions possibles, on ne savait laquelle avait sĂ©duit les trois disparus. Comme on allait opĂ©rer la premiĂšre dislocation, Bornud dĂ©couvrit, par terre, des croĂ»tes de pain et des peaux de saucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branche qui le dissimulait, le carnier de l’aubergiste. AprĂšs un dĂ©jeuner frugal, Henri avait cachĂ© le sac dĂ©sormais inutile, gĂȘnant, et il s’était dit Je le reprendrai au retour. » Cette trouvaille jeta un froid. Une Ă  une, les patrouilles se dĂ©tachaient aux bifurcations. L’air vif s’allĂ©geait et se refroidissait au cours de la montĂ©e. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet du Grand-Colombier, lĂ -haut, Ă  mĂštres au-dessus du niveau de la mer ; mais le fait n’était vĂ©rifiable qu’au pied mĂȘme de la cime ou trĂšs loin de la montagne, Ă  cause des masses environnantes qui faisaient Ă©cran. L’ascension fatiguait les femmes, mal Ă©quipĂ©es. Mme Le Tellier, naguĂšre si paresseuse, gravissait avec acharnement les sentiers malaisĂ©s. L’hiver en avait fait des lits de torrents, jonchĂ©s de pierres coupantes oĂč les pieds se blessaient, oĂč les chevilles se tordaient
 Ce fut, tout d’abord, une battue assez logique, cernant le Colombier. On observait. De temps Ă  autre, quelqu’un jetait Ă  pleine voix un long appel
 Mais, Ă  mesure que le soleil baissait, la fiĂšvre gagna les malheureux parents. Ils descendirent au fond de ravines abruptes qu’il suffisait de cĂŽtoyer pour dĂ©couvrir tout entiĂšres. Mme Le Tellier soulevait des cailloux, Ă©cartait des feuillages, et regardait dessous, inconsciemment. Ils allaient de droite et de gauche, Ă  tort et Ă  travers. BientĂŽt ils ne cessĂšrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trĂȘve un refrain familial, ce joyeux thĂšme, ce bout de musique allĂšgre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadis tant de fois, et qui rĂ©sonnait aujourd’hui lugubre et mineur, sans que personne s’aperçût de l’étrange modulation. Un tel dĂ©sordre s’étendit forcĂ©ment aux autres pelotons, partout dissĂ©minĂ©s. Le silence du soir s’emplit de clameurs. L’écho les multipliait ; cela fit croire Ă  des rĂ©ponses. Pensant aller vers ceux qu’ils recherchaient, les uns et les autres se trouvaient nez Ă  nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas et reprendre la voie dĂ©laissĂ©e. Le temps se couvrit ; la nuit venait ; l’ombre accumula des formes indĂ©cises et transforma les choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse, Ă©pouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard les Ă -pic, du haut des roches vertigineuses. La bise anima d’une vie frĂ©missante les sapins funĂ©raires et les fourrĂ©s compacts ; on aurait dit, soudain, qu’ils abritaient un blessĂ© convulsif ou quelque prĂ©sence inopinĂ©e
 Mme Monbardeau se lacĂ©rait les mains Ă  force de scruter les buissons Ă©pineux. Bornud, l’Ɠil attentif, espionnait la vie forestiĂšre, et son chien quĂȘtait devant lui, le nez au vent
 Mais rien, — rien, — rien. Rien de visible sur ces maudites pierrailles et sur la sĂ©cheresse de la terre. Rien, nulle part ! Rien que des clameurs enrouĂ©es rebondissant de rochers en rochers, se mĂȘlant parfois au fracas d’une cascade et traversant les gorges sombres oĂč la forĂȘt ne plongeait que pour remonter, tantĂŽt profonde et tantĂŽt culminante, mais toujours taciturne et secrĂšte. Des vapeurs s’élevaient des bas-fonds. Le ciel noircit. Mme Le Tellier, qui allait avec sa sƓur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, Ă  la lisiĂšre supĂ©rieure des bois ; elle n’en pouvait plus. De cette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. C’était un dos d’ñne gigantesque et nu, tapissĂ© d’un gazon glissant. Il opposait Ă  l’escalade un versant hostile. Trois bosses ondulaient sa crĂȘte ; elles Ă©taient blanches de neige, et sur la plus haute — celle du milieu — se dressait une croix monumentale, infime dans la distance. Ils levĂšrent les yeux. Un homme montait vers la croix, laborieusement, avec des glissades et des haltes frĂ©quentes. M. Monbardeau se fit une visiĂšre de ses mains. — C’est Robert Collin », dit-il. Un gĂ©missement lui rĂ©pondit. Mme Le Tellier, harassĂ©e de fatigue et d’inanition, se pĂąmait. — Elle revint Ă  elle. Mais il ne fallait plus songer Ă  poursuivre la reconnaissance. Du reste, Ă  quoi bon ? Le jour finissait. Des nuages s’amoncelaient au-dessous d’eux. Et n’avaient-ils pas rempli leur tĂąche ? Toute la montagne ne se trouvait-elle pas explorĂ©e, depuis le bas jusqu’à la crĂȘte dĂ©serte oĂč parvenait Robert ? Le retour fut mortel et s’accomplit dans un mutisme gros de pensĂ©es. Les Monbardeau et les Le Tellier Ă©taient Ă  jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leur angoisse. À l’auberge, oĂč Mme Arquedouve avait fait servir un dĂźner, la lampe Ă©claira des faces extĂ©nuĂ©es qui s’interrogeaient anxieusement. Rien. — Personne n’avait rien dĂ©couvert. Et tous Ă©taient rentrĂ©s, Ă  l’exception de Robert. Il avait dit Ă  Maxime Ne m’attendez pas pour repartir. Je m’arrangerai. Qu’on ne se tourmente pas Ă  mon sujet. » — Eh bien, mon garçon ? » fit M. Le Tellier avec un geste dĂ©couragĂ©. Que dis-tu de cela ? » — Moi ? Mais
 qu’il faut prĂ©venir la justice
 » — Tu ne crois plus Ă  un accident ? » — Mon Dieu
 oui et non
 Mais la justice
 » Un sourire entendu plissa les lĂšvres des paysans. — La justice est dĂ©jĂ  prĂ©venue », balbutia M. Le Tellier Ă  voix basse et d’un air confus. J’ai tĂ©lĂ©graphiĂ© ce matin au duc d’AgnĂšs, qui va nous amener des gens de la police
 » Maxime, abasourdi, le regardait baisser les paupiĂšres. — Si ce n’est pas un accident, » s’écria M. Monbardeau, qu’est-ce que ce serait donc ?
 Une fugue ? c’est inadmissible. » Il hĂ©sita, l’espace d’une seconde Un enlĂšvement, alors ?
 » — Je commence Ă  le croire », dit M. Le Tellier. Je m’attends Ă  recevoir une lettre exigeant la forte somme en Ă©change de Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Sans doute », approuva Maxime. Il y avait lĂ  une quarantaine de montagnards formant le cercle. Ils secouaient la tĂȘte en signe d’incrĂ©dulitĂ©. Mme Monbardeau les imitait. M. Le Tellier les dĂ©visagea l’un aprĂšs l’autre. — Est-ce que vous avez une opinion, mes amis ? » demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la. » Bornud rĂ©pondit pour eux tous, avec l’accent doucereux du terroir — Oh ben lĂ  non ! Ben sĂ»r que non ! Nous autres, on ne peut pas savoir ! » Mais la terreur du Sarvant planait sur eux. La pluie, tout Ă  coup, tomba violemment. Cela fit comme un piĂ©tinement soudain de mille petites pattes cabriolant de tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques Ă©paules tressaillirent Ă  ce bruit. M. Monbardeau s’approcha de son beau-frĂšre, et tout bas — Comprends-tu, maintenant, pourquoi le vol d’une statue et d’un mannequin les impressionnait pareillement ? Saisis-tu la progression ? » — Soyons francs », avoua M. Le Tellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous Ă  autre chose ? — Quelle sottise ! » viiL’Attente et l’ArrivĂ©e des Renforts Le lendemain matin, vers huit heures, on se rĂ©unit comme Ă  l’ordinaire dans la salle Ă  manger de Mirastel. M. et Mme Monbardeau s’y trouvaient ; l’horreur d’ĂȘtre seuls les avait saisis au moment de rĂ©occuper la maison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnait asile jusqu’à nouvel ordre. Mauvaise nuit. L’extrĂȘme lassitude et l’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombait encore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre la terre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps. Aucune nouvelle. Robert Collin n’était pas rentrĂ©, le duc d’AgnĂšs pas arrivĂ©, et le courrier n’avait pas apportĂ© Ă  M. Le Tellier la lettre de chantage qu’il attendait, qu’il espĂ©rait ! On parlait beaucoup, de peur que le silence laissĂąt trop de latitude aux imaginations. Mme Le Tellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dĂ©pit de ce que Marie-ThĂ©rĂšse eĂ»t disparu Ă  la minute mĂȘme oĂč le duc d’AgnĂšs avait sollicitĂ© l’honneur d’ĂȘtre son gendre. Elle s’échauffait, sanglotait, et disait dans son dĂ©sespoir mĂȘlĂ© de rancune — J’aimerais mieux
 oh ! j’aimerais mieux l’avoir mariĂ©e au Turc, tenez ! plutĂŽt que d’ignorer ce qu’on lui fait Ă  cet instant !
 » Et elle pleurait de plus belle, avant de profĂ©rer d’autres extravagances. Maxime, inquiet de l’absence prolongĂ©e de Robert et froissĂ© de l’indiffĂ©rence unanime Ă  l’égard d’un tel dĂ©vouement, se retira dans son laboratoire afin d’y goĂ»ter un peu de calme. — Mais ses poissons, dans leurs aquariums, ne l’intĂ©ressaient plus. L’ocĂ©anographie l’importunait. Ses pinceaux et ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour les enfants, qui, eux, n’ont pas de souci. Maxime parcourut d’un regard distrait les boĂźtes de collection suspendues autour de la rotonde, et il se mĂ©prisa de les avoir jamais estimĂ©es. Elles renfermaient cependant des choses curieuses. Jadis, il s’était diverti Ă  capturer les animaux, de toute espĂšce, dont la forme et la couleur s’identifient Ă  celles de leur support ou de leur milieu, si exactement, que leurs ennemis ne peuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapĂ© les bĂȘtes qui s’évertuent Ă  ressembler Ă  d’autres bĂȘtes, soit pour effrayer leurs adversaires, soit pour tromper la mĂ©fiance de leurs victimes. En en mot, c’était une collection de mimĂ©tismes. Voulant apaiser son inquiĂ©tude, Maxime essaya de se rappeler la difficultĂ© de ses chasses puĂ©riles, oĂč la proie Ă©tait d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus de perfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’il pouvait mettre sous verre quelque bestiole inĂ©dite, posĂ©e sur la feuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Que de fois, pour lui faire plaisir, Marie-ThĂ©rĂšse s’était mise en quĂȘte de mimĂ©tismes !
 Pauvre chĂšre jolie sƓur !
 Allons ! la solitude et l’inaction ne valaient rien, dĂ©cidĂ©ment ! Il valait mieux boucler ses guĂȘtres et se porter au-devant de Robert. Maxime, ayant prĂ©venu M. Le Tellier, s’en fut dans la montagne. La pluie avait cessĂ©. À Mirastel, on attendait ; et le temps s’écoulait avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante. M. Le Tellier arpentait les couloirs du chĂąteau et les allĂ©es du jardin. M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire les journaux, qui retraçaient l’évĂ©nement tout de travers. Quant Ă  Mme Le Tellier, elle Ă©tait montĂ©e Ă  la chambre de sa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingĂ©niait Ă  retrouver Marie-ThĂ©rĂšse dans la vue de son entourage intime, tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’en exhalait. Quelques visiteurs sonnĂšrent au portail. Ils laissaient des cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut que Mlle de Baradaine, l’unique parente de Fabienne Monbardeau-d’ArviĂšre. Elle Ă©pancha le trop plein de son gros cƓur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalitĂ©. La consternation gĂ©nĂ©rale redoubla. À quatre heures, M. Le Tellier, en vigie sur la terrasse, d’oĂč il guettait l’arrivĂ©e du duc d’AgnĂšs par la voie du ciel ou la voie du sol, — entendit Maxime qui l’appelait Ă  la fenĂȘtre de son laboratoire. Robert se tenait prĂšs de lui. M. Le Tellier courut les rejoindre. — Mon ami, mon cher ami ! » dit-il en apercevant son secrĂ©taire accablĂ© de lassitude. Que je vous suis reconnaissant
 » Robert l’arrĂȘta. — J’ai passĂ© la nuit et la matinĂ©e dans le Colombier, » dit-il, mais ne me plaignez pas il n’est tombĂ© qu’une oĂč deux gouttes de pluie Ă  l’endroit oĂč j’étais
 Et c’est plus heureux qu’on ne pourrait le supposer. » — Vous savez quelque chose ! » Robert et Maxime s’entre-regardĂšrent. — Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nous avons tenu Ă  ce que vous fussiez seul Ă  le savoir ; parce que les autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une fois renseignĂ©s par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vaut mieux ne pas dĂ©crire ce que Robert a trouvĂ©. » — Comment ! comment ! » — Oh ! rassurez-vous sa dĂ©couverte n’est pas Ă©pouvantable ! Loin de lĂ , puisqu’elle met un atout dans notre jeu. Mais nous prĂ©fĂ©rons, Robert et moi, que l’on voie les choses, au lieu d’en Ă©couter la description, afin que chacun puisse se prononcer librement Ă  leur sujet. Vous savez combien le langage le plus neutre est tendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle se trahit, malgrĂ© lui, dans le choix des formules. Toute phrase est un jugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait, c’est, du mĂȘme coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’un indice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problĂšme si ardu, qu’il faut absolument recueillir lĂ -dessus le plus grand nombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence des autres. » — Soit. Pouvez-vous me conduire tout de suite
 » — C’est au sommet du Colombier », dit Robert. Nous irons avec les policiers dĂšs demain. Je croyais les trouver ici. » — François d’AgnĂšs n’est pas encore lĂ  ? » s’étonna Maxime. VoilĂ  qui est surprenant. » M. Le Tellier fut tirĂ© de la mĂ©ditation oĂč l’avait plongĂ© cet entretien par le ronflement d’une automobile lointaine. Il s’approcha de la croisĂ©e, et vit une machine de course arriver sur la route comme un engin dĂ©vastateur. Dans un crĂ©pitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse, elle se rua, forcenĂ©e, Ă  l’assaut de la rampe. Elle bondissait ; elle montait la cĂŽte en zigzags plus vite qu’une avalanche ne l’eĂ»t dĂ©gringolĂ©e ; elle dĂ©rapait follement aux virages, avec des grondements impĂ©tueux. Et l’on apercevait, Ă  travers les Ă©claboussures jaillies de son passage, quatre hommes vĂȘtus de caoutchouc, cramponnĂ©s au petit bonheur sur deux baquets, parmi des valises et des pneus de rechange. M. Le Tellier restait immobile d’admiration. Chaque tournant Ă©tait une acrobatie. Le duc d’AgnĂšs exĂ©cuta le dernier sur deux roues. Une seconde aprĂšs, la pĂ©tarade furibonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant, maculĂ© de flĂšches boueuses oĂč sa vitesse apparaissait toujours, s’arrĂȘta devant le perron. M. Le Tellier descendit Ă  la rencontre des nouveaux venus. DĂ©barrassĂ© de la blouse cirĂ©e et du suroĂźt qui lui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’AgnĂšs parut, svelte, bien dĂ©couplĂ©. En vain les averses et les rafales avaient-elles rougi et gonflĂ© la peau de son visage ; en vain pleuraient ses yeux Ă©ventĂ©s ; il Ă©tait si jeune et si beau, qu’on aurait dit un prince Charmant dĂ©livrĂ©, sur l’heure, de quelque affreuse mĂ©tamorphose. Il expliqua son retard — J’aurais voulu partir dĂšs hier, aussitĂŽt reçue votre dĂ©pĂȘche, monsieur. Mais le prĂ©fet de police tenait beaucoup Ă  m’adjoindre certain de ses auxiliaires qui n’était libre qu’aujourd’hui. Et je serais venu en aĂ©roplane, malgrĂ© le temps, si je n’avais eu Ă  transporter deux personnes en sus de mon chauffeur. — Je vous prĂ©sente M. Garan et M. Tiburce. » M. Le Tellier tendit la main aux deux hommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxiĂšme devait ĂȘtre franc-maçon ou quelque chose de similaire, car il chatouilla d’un attouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome. C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa les voyageurs dans son cabinet. Il leur raconta, sans perdre un instant, tout ce qu’il savait de l’aventure dĂ©sastreuse, et n’eut garde d’omettre la conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et son secrĂ©taire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entama le chapitre des hypothĂšses, l’un des Ă©trangers, M. Garan, l’interrompit. Ce personnage, de corpulence moyenne et d’allure martiale, avait le teint basanĂ©, des joues bleues, et portait ses cheveux poivre et sel taillĂ©s en brosse. Une moustache trop noire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui, semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcils considĂ©rables et de mĂȘme couleur imitaient sur ses yeux une autre moustache, fourvoyĂ©e. Et il retroussait constamment vers le ciel ce quadruple accroche-cƓur. — Excusez-moi », dit-il, si je vous arrĂȘte lĂ . Mais nous connaissons, Ă  la PrĂ©fecture, l’histoire des dĂ©prĂ©dations bugeysiennes, et je les ai dites Ă  ces messieurs, chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous ĂȘtre venues, je prĂ©fĂšre ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendre compte de ce qui est. Il convient d’élucider le point mystĂ©rieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est une mĂ©thode des plus recommandables. » — Pardon, j’avais oubliĂ© », fit le duc d’AgnĂšs. M. Garan est inspecteur de la SĂ»retĂ©. » M. Le Tellier, que l’impatience d’agir aiguillonnait, dĂ©signa l’autre inconnu, profondĂ©ment absorbĂ© dans l’examen de la salle, et dit Ă  M. Garan — C’est bien aussi l’opinion de votre collĂšgue ? » Le policier sourit derriĂšre sa moustache cornue — Monsieur n’est pas mon collĂšgue
 Je n’ai pas l’honneur
 » — Tiburce est un de mes amis », exposa le duc d’AgnĂšs non sans marquer de l’embarras. Il peut nous ĂȘtre utile
 oui
 vraiment utile. C’est un vieux camarade de pension Ă  Maxime et Ă  moi. » Sur ces paroles, Tiburce se leva de sa chaise. EnveloppĂ© d’un macfarlane Ă  grands carreaux, ce jeune homme rasĂ©, blafard, — muni d’une bouche Ă©carlate impossible Ă  fermer, qui Ă©clatait dans sa figure comme une tomate sur un fromage blanc, — l’Ɠil rond, les traits figĂ©s dans une atonie de plĂątre classique, — ce jeune homme, dis-je, reprĂ©sentait un spĂ©cimen accompli d’anglomane. Il eĂ»t sans doute constituĂ© un gentil petit Français, rien qu’en laissant croĂźtre sa barbe blonde et naĂźtre Ă  ses lĂšvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sans trĂȘve. Peut-ĂȘtre mĂȘme, vĂȘtu comme vous et moi, Tiburce nous eĂ»t-il Ă©galĂ©s vous et moi
 Mais voilĂ  Tiburce faisait l’Anglais ; il entourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois ; il recouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’est pourquoi, au lieu d’ĂȘtre auguste Ă  la façon d’un lord, il l’était Ă  la maniĂšre d’un clown ; au lieu d’ĂȘtre sĂ©duisant Ă  l’égal de vous et moi, il Ă©tait burlesque, monsieur, — tout simplement. — Mon ami », poursuivit le duc d’AgnĂšs, est un
 » — Je suis sherlockiste, et rien de plus. » M. Le Tellier fit des yeux en points d’orgue. — PlaĂźt-il ? » viiiTiburce Tiburce s’efforça d’atteindre le comble du flegme et de lorgner son interlocuteur bien en face. — Je dis que je suis sherlockiste », rĂ©pĂ©ta-t-il. — Mais alors il devint si rouge que ses lĂšvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage
 Sherlockiste ou holmesien, si vous prĂ©fĂ©rez ; comme on dit carliste ou garibaldien. » À cette minute, M. Garan figurait assez heureusement l’ironie, M. d’AgnĂšs la contrariĂ©tĂ©, et M. Le Tellier l’incomprĂ©hension. Ce que voyant, Tiburce reprit — Enfin, monsieur, vous avez bien entendu parler de Sherlock Holmes ? » — Euh
 Serait-ce un parent de cette Augusta HolmĂšs qui faisait de la musique ? » — Nullement. Sherlock Holmes est un virtuose, mais un virtuose dĂ©tective. C’est un policier de gĂ©nie, dont sir Arthur Conan Doyle a racontĂ© les exploits fantaisistes
 » — Eh ! monsieur, Ă  l’heure oĂč nous sommes, au diable les romans ! et foin de votre Shylock HermĂšs ! » — Sherlock, » rectifia Tiburce, Sherlock Holmes. » Et il poursuivit sans trop s’émouvoir Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant de ce hĂ©ros imaginaire, et j’applique aux difficultĂ©s de la vie rĂ©elle sa mĂ©thode incomparable. » Le duc d’AgnĂšs, apercevant que M. Le Tellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement — J’affirme
 en vĂ©rité  que Tiburce nous sera d’un grand secours. » Et Tiburce — Écoutez-moi quelques instants. Si vous manquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que je m’explique. » Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’est dĂ©cidĂ©e Ă  l’époque oĂč je faisais ma philosophie, — non pas un jour que je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tant chĂ©rir les Ɠuvres, — mais un soir que je lisais le conte de Voltaire appelĂ© Zadig ou la DestinĂ©e. On y trouve, monsieur, certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intrigues policiĂšres, oĂč Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de la reine, n’en fait pas moins la description frappante au Premier Eunuque, grĂące aux vestiges qu’elle a laissĂ©s de son passage dans un petit bois. » Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je rĂ©solus de cultiver en moi les dispositions Ă  la perspicacitĂ©, que je sentais impĂ©rieuses et riches, — soit dit sans fausse modestie. » À quelque temps de lĂ , les contes d’Edgar Poe me tombĂšrent sous la main ; je fus Ă©merveillĂ© par l’esprit sagace du policier Dupin. Enfin, ces derniĂšres annĂ©es, toute une littĂ©rature s’est mise Ă  fleurir Ă  la suite du Crime de la rue Morgue, de la Lettre volĂ©e, du MystĂšre de Marie Roget, et ma vocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmes domine cette production comme NapolĂ©on domine l’histoire de son temps ; mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance, et forme un brĂ©viaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble, renforcĂ© de plusieurs traitĂ©s de logique, compose la bibliothĂšque du dĂ©tective amateur ; — et cette bibliothĂšque, monsieur, ne me quitte pas. » Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valise qu’il avait dissimulĂ©e sous la cloche de son macfarlane, et tira de ses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliĂ©s. Il les posa un par un sur le bureau, glissant cĂŽte Ă  cĂŽte Aristote et Maurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux, Conan Doyle et Condillac, — faisant voisiner le Parfum de la Dame en noir avec les trois premiers tomes du Spectateur et les Aventures d’ArsĂšne Lupin avec la Logique inductive et dĂ©ductive. — Voici mes maĂźtres », dit-il avec un geste pompeux. Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit mon labeur unique. Je bĂ»che Ă©normĂ©ment, monsieur, et dans tous les genres, — afin d’acquĂ©rir les connaissances universelles du grand Sherlock. Je ne laisse un manuel d’algĂšbre, de menuiserie, de mĂ©decine ou d’élevage, que pour courir Ă  la salle d’escrime, au club de boxe, au gymnase ou bien au manĂšge ; et mes vacances, je les emploie Ă  faire de la logique appliquĂ©e Ă  passer des principes Ă  la pratique, de la thĂ©orie au service en campagne. » Et j’ose le dire mes dĂ©buts sont encourageants. — Permettez-moi de vous soumettre un ou deux exemples de mon savoir-faire. Cela stimulera votre confiance. » M. Le Tellier paraissant rĂ©signĂ©, Tiburce repartit avec assurance, malgrĂ© l’air narquois de M. Garan — De toutes mes petites prouesses, je vous signalerai seulement celles que mon ami d’AgnĂšs, ici prĂ©sent, pourra certifier. » Cet hiver, nous causions, lui et moi, dans sa chambre, lorsque Mlle Jeanne d’AgnĂšs entra. Je lui dis Ă  brĂ»le pourpoint Mademoiselle, vous sortez de la maison portant le numĂ©ro 13 de la rue de Prony. Vous venez de prendre le thĂ©, dans la serre, chez la chanoinesse de Bouvillon. » Et comme elle s’étonnait, je lui fis remarquer, sur sa robe de velours, l’empreinte du siĂšge cannĂ© oĂč elle s’était assise. Un entrelacs bizarre avait frappĂ© le velours fin, et l’on y reconnaissait les arabesques de fauteuils trĂšs curieux, d’un travail exotique, dont Mme de Bouvillon a meublĂ© la serre de son hĂŽtel. Or, cette serre, on n’y pĂ©nĂštre guĂšre que pour le five-o’clock
 » — Ce n’était pas trĂšs difficile », murmura M. Le Tellier. — Il a fait mieux que cela, monsieur », dit le duc d’AgnĂšs. Il vient de faire une chose trĂšs forte, qui m’a dĂ©cidĂ© Ă  l’amener ici. » — Pouh ! Rien du tout ! » s’exclama Tiburce dĂ©daigneusement. Avant-hier je reçus de François une carte-pneumatique m’assignant un rendez-vous. J’y fus ; et je lui dis qu’il avait Ă©crit ce bleu au CafĂ© de la Restauration, — qu’à ce moment-lĂ  le cafĂ© Ă©tait rempli de consommateurs, — et que lui-mĂȘme Ă©tait pressĂ© d’en finir avec sa correspondance. » Pourquoi au cafĂ© ? Parce que la gomme de la carte avait le goĂ»t du vermouth-grenadine, mixture que l’on boit rarement ailleurs
 » — Comment ! » s’écria M. Le Tellier, vous avez lĂ©chĂ© cette colle qu’un autre dĂ©jà
 » — C’est le mĂ©tier. — Je reprends » Pourquoi au CafĂ© de la Restauration ? Parce que, dans les traits des caractĂšres, tracĂ©s au crayon, se dessinaient les stries du buvard sur lequel M. d’AgnĂšs les avait Ă©crits, — buvard dont vous ne rencontrerez d’exemplaire que chez des particuliers ou dans cette taverne. Or je savais, par le vermouth-grenadine, qu’il fallait Ă©carter l’idĂ©e de particuliers. » Pourquoi beaucoup de monde ? Parce que, ayant demandĂ© de quoi Ă©crire, François d’AgnĂšs n’avait pu obtenir qu’un buvard et pas de plume puisqu’il s’était servi d’un crayon. Donc toutes les plumes Ă©taient en main ; et cela implique la prĂ©sence d’une foule. » Pourquoi pressĂ© ? Parce qu’il n’avait pas attendu d’avoir une plume ; ce qui pourtant n’aurait tardĂ©. » HĂ© ! que dites-vous de cela ?
 Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez sur votre premiĂšre impression. Allez ! allez ! je retrouverai votre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veux vous convaincre davantage encore ! » LĂ , Tiburce s’enfonça dans un canapĂ©, croisa les jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu les ongles, et dĂ©bita d’une voix rapide et nĂ©gligente, aigre et blanche, — de cette voix, enfin, que l’acteur GĂ©mier prĂȘtait au personnage de Sherlock Holmes — Monsieur, vous possĂ©dez un chien de la race dite griffon Boulet Ă  poils durs ». Et ce chien d’arrĂȘt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’ĂȘtes pas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. TrĂšs bon pianiste, mĂȘme ; ou du moins vous croyez l’ĂȘtre. J’ajouterai que vous avez servi dans la cavalerie, que vous portez Ă  l’ordinaire un monocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir Ă  la cible. — Chut ! taisez-vous ; priĂšre de ne pas m’interrompre. » Et, sans cesser de regarder en l’air, il continua — Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien de l’espĂšce prĂ©citĂ©e ou Ă  une chĂšvre. Mais il n’entre pas dans nos mƓurs de faire coucher des chĂšvres sur nos pieds. Donc
 Concluez vous-mĂȘme. — D’autre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et j’en dĂ©duis que votre chien, malgrĂ© sa nature, est un chien d’appartement, par destination. — Vous jouez du piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu au bout de vos doigts les callositĂ©s professionnelles des pianistes. Elles m’ont rĂ©vĂ©lĂ© que vous jouez mĂȘme trĂšs frĂ©quemment. Or un homme de votre Ăąge et de votre intelligence ne saurait montrer tant d’assiduitĂ© dans l’exercice d’un art aussi dĂ©licat, que s’il y est excellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de son violon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dĂ©pit de votre gĂ©nie d’astronome. — Vous avez servi dans la cavalerie ; car vous marchez les jambes Ă©cartĂ©es et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez d’accrocher vos Ă©perons aux degrĂ©s. Donc vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader Ă  Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il faut par consĂ©quent que vous ayez chevauchĂ© les destriers du gouvernement. — Silence, je vous prie. — Vous portez un monocle. Parfaitement. J’ai dĂ©couvert sa trace au pli de votre orbite droite. — Et je prĂ©tends que vous tirez souvent au pistolet ou Ă  la carabine, car votre Ɠil gauche a coutume Ă  se fermer pour viser il est un peu plus petit que l’autre, et les plis de la ride nommĂ©e patte d’oie » sont plus accusĂ©s Ă  gauche qu’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’en suit que vous pratiquez le tir Ă  la cible. — C’est tout. J’ai dit. » — Si vous n’ĂȘtes pas content avec cela ! » s’écria Garan sur un ton moqueur. Mais M. Le Tellier n’était pas disposĂ© Ă  la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous le bureau, une chanceliĂšre en peau de bique, et la jeta au milieu de la piĂšce. — Voici le griffon Boulet Ă  poils durs », fit-il. Puis il ouvrit une armoire, et montrant sa machine Ă  Ă©crire — Voici le piano. » D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger, l’encastra sous son arcade sourciliĂšre droite, et ajouta d’une voix coupante — Voici le monocle. » Enfin il produisit une photographie qui le reprĂ©sentait dans la posture de son Ă©tat l’Ɠil droit Ă  l’oculaire d’une lunette mĂ©ridienne et l’Ɠil gauche fermĂ©, ainsi qu’il arrive Ă  tous les astronomes pendant leurs observations. — Et voici la carabine ou le pistolet », dit-il avec un sifflement irritĂ©. Quant Ă  la cavalerie, je ne sais ce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manches de veste, mais je ne suis jamais montĂ© Ă  cheval. — À prĂ©sent, mon jeune ami, permettez-moi de vous dĂ©clarer que, pour faire le jocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; et que, s’il Ă©tait de tradition de se servir des serins pour tirer des auspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. — C’est tout. J’ai dit. » Garan Ă©clata de rire avec la derniĂšre inconvenance. Mais Ă  peine M. Le Tellier eut-il vomi ces imprĂ©cations sous l’empire de sa colĂšre, qu’il se repentit de l’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus Ă  doubler Sherlock Holmes. VerdĂątre et penaud, il balbutiait de vagues excuses tremblotantes. Il semblait dĂ©solĂ© ; beaucoup plus dĂ©solĂ© mĂȘme que sa dĂ©convenue ne le comportait. Si bien que l’astronome, saisi de pitiĂ©, s’empressa d’ajouter — AprĂšs tout, on peut se tromper quelquefois
 Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?
 Excusez un mouvement d’humeur. — Allons, messieurs, je vais vous faire conduire Ă  vos chambres. » Il sonna. Un domestique parut. Mais le duc d’AgnĂšs laissa partir ses deux compagnons. — Je voudrais vous parler », dit-il Ă  M. Le Tellier. » Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce. Voici pourquoi je l’ai amenĂ©. Tiburce est restĂ© mon ami depuis le collĂšge. Il y a des annĂ©es que je le connais, — des annĂ©es que je suis tĂ©moin de sa bontĂ©, de son grand cƓur, — et des mois que j’assiste Ă  sa bĂȘtise, qui est rĂ©cente. C’est le plus fidĂšle, le plus dĂ©vouĂ©, le plus
 ingĂ©nu
 des caniches. NĂ©anmoins, ces qualitĂ©s n’auraient pas suffi Ă  me dĂ©cider, et je ne l’aurais pas conduit Ă  Mirastel, n’était ceci » Tiburce Ă©tait prĂ©sent lorsque j’ai reçu votre dĂ©pĂȘche. BouleversĂ© par une nouvelle aussi Ă©tonnante, apprenant d’un seul coup la disparition de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse et l’agrĂ©ment — sous-entendu — de ma demande puisque vous rĂ©clamiez mon secours, je restai quelque temps abasourdi d’avoir soudain gagnĂ© ma cause et perdu ma fiancĂ©e. » — Pardon, pardon, mais
 » — Un instant. — Sur ces entrefaites, monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouverait Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. J’étais encore sous l’influence de sa derniĂšre rĂ©ussite, vous savez l’histoire de la carte-tĂ©lĂ©gramme. J’oubliais, dans mon dĂ©sarroi, les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendu fautif
 Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-ThĂ©rĂšse, demande-moi tout ce que tu voudras ! » — AussitĂŽt, je m’aperçus de ma sottise. » Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aime ma sƓur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dĂ©pendait que de moi, leur mariage serait dĂ©jĂ  un vieil Ă©vĂ©nement ; car je ne connais pas de meilleures crĂ©atures que Tiburce et que Jeanne. D’un autre cĂŽtĂ©, vous savez que ma bonne petite sƓur n’est pas trĂšs belle
 Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouserait donc pas pour sa dot
 Somme toute, ce serait le bonheur
 » — Eh bien, alors ? » fit M. Le Tellier. — Eh bien, monsieur, je me souviens de feu mon pĂšre, le duc Olivier, de feu ma mĂšre, nĂ©e d’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aĂŻeux. Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une d’AgnĂšs s’appelĂąt d’un nom roturier ? » — Qu’en pense Mlle d’AgnĂšs ? » — Ma sƓur s’est rangĂ©e Ă  l’avis du chef de famille, — au mien. Dans nos maisons, ces dĂ©cisions-lĂ  ne se discutent jamais
 Seulement
 hum
 quand Tiburce m’a dit Me donnes-tu Mlle Jeanne en Ă©change de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse ? » — que voulez-vous !
 il m’a semblĂ© qu’au fond de leur tombeau mes ancĂȘtres ne devaient plus songer Ă  grand’chose
 et j’ai rĂ©pondu Oui. Retrouve Marie-ThĂ©rĂšse, et Jeanne sera ta femme. » » Une heure aprĂšs, en accomplissant mes dĂ©marches Ă  la prĂ©fecture de police, ma folie me stupĂ©fia. J’aurais bien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutile Tiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que je sois de son incapacitĂ©, il me faut dĂ©sormais lui faciliter une tĂąche dont j’ai fait le serment de rĂ©compenser le succĂšs ! » — Je comprends sa mine dĂ©confite ! Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dĂ©gourdi, ce M. Tiburce ; il aurait retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse. Avec un pareil mobile, on arrive Ă  tout. L’amour !
 » — Ha ! monsieur, l’amour ! Si vous mesurez les chances de rĂ©ussite Ă  la grandeur de l’amour, alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancĂ©e ? » — Hum, votre fiancĂ©e
 C’est-Ă -dire que
 euh ! Écoutez donc
 J’ai Ă©tĂ© un peu affolĂ©, au moment de la dĂ©pĂȘche
 Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous, m’a demandĂ© la main de ma fille
 Je vous avoue que, pour ma part, euh
 Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous et M. Robert Collin
 Mais, en toute justice, il est bien certain que celui qui la retrouvera
 » — Mais, monsieur, » se rĂ©cria le duc d’AgnĂšs tout interloquĂ©, ne savez-vous pas que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse me fait l’honneur de m’aimer ? » — C’est vous qui me l’apprenez, monsieur. » — Ho ! ho ! mais
 il m’avait semblĂ© que tout le monde le savait
 » DĂ©cidĂ©ment, » se dit M. Le Tellier, j’ai trop vĂ©cu dans les Ă©toiles. » ixÀ la Cime du Colombier Aux instants critiques, chaque nouveau venu paraĂźt un sauveur. Les femmes et le docteur Monbardeau accueillirent MM. d’AgnĂšs, Tiburce et Garan comme une trinitĂ© de messies. Et il ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagĂ© leur sentiment, si le premier n’avait Ă©tĂ© confondu de voir en cette affaire son ancien condisciple, Tiburce le simple, et si la prĂ©sence du duc d’AgnĂšs avait pu exciter dans l’esprit de Robert autre chose que de la jalousie. Sur l’avis de M. Garan, on s’abstint, ce soir-lĂ , de toute conjecture Ă  l’endroit des disparitions, et l’on se borna Ă  prĂ©parer l’expĂ©dition du lendemain vers le secret du Colombier. Lorsque chacun s’en fut coucher, le grand espoir provoquĂ© par la rescousse de chercheurs professionnels Ă©tait dĂ©jĂ  tombĂ©. Tiburce s’était dĂ©voilĂ© le plus godiche des maniaques, et Garan, sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait de prouver une mentalitĂ© de sergent de ville. — Cependant, plusieurs personnes auguraient favorablement Ă  une absence assez longue et restĂ©e mystĂ©rieuse qu’il avait faite avant le dĂźner, — au sujet de quoi, par discrĂ©tion, nul ne voulut l’interroger. On devait partir au lever du soleil. Quand il se montra, Garan piaffait dĂ©jĂ  depuis une heure. Il fallut lui prĂȘter un paletot, une canne et des jambiĂšres ; car il n’avait rien apportĂ©. Tiburce, lui, fut en retard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers Ă  clous, d’objets entre-choquĂ©s ; et l’on put admirer son Ă©quipement ses bottes, son alpenstock, son capuchon, son chapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, Ă©tuis, fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corps ainsi que des fruits saugrenus. M. Le Tellier haussa les Ă©paules. Mme Arquedouve et ses filles avaient sagement rĂ©solu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hĂąves aux clartĂ©s de l’aube, — en deux jours vieillies de deux ans, — elles assistĂšrent au dĂ©part des automobiles. Les enquĂȘteurs Ă©taient au nombre de sept. AprĂšs Don, Garan se fit montrer la croisĂ©e de chemins oĂč Marie-ThĂ©rĂšse avait rencontrĂ© Henri et Fabienne Monbardeau. À Virieu-le-Petit, l’inspecteur interrogea de nouveau la tenanciĂšre du cabaret, qui maintint ses premiĂšres dĂ©clarations. Puis la caravane se mit en branle, et bientĂŽt elle eut dĂ©passĂ© l’endroit oĂč Henri Monbardeau avait dissimulĂ© le carnier de l’aubergiste, — l’endroit oĂč se perdait la piste des trois disparus. Au bout d’une heure et demie de montĂ©e Ă  travers les bois reverdoyant, l’étroite route ayant contournĂ© de sa corniche force ravins somptueux et traversĂ© de son ruban maints pĂąturages plus beaux que de belles pelouses, — on aperçut la triple bosse du Grand-Colombier. Depuis l’avant-veille, les trois calottes de neige s’étaient un peu rĂ©duites. La croix gĂ©ante apparaissait minuscule, trĂšs haut, trĂšs loin encore ; des aigles planaient au-dessus et dĂ©crivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite de Robert, on entreprit l’ascension pĂ©nible du calvaire. La pente se redressait de plus en plus ; elle glissait davantage Ă  mesure que les semelles s’y polissaient, et elle prenait pour ses assaillants l’apparence d’une muraille infinie. Tiburce soufflait. Il s’était dĂ©lestĂ© de sa cargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes Ă  clous ronds patinaient Ă  qui mieux mieux. On dut le hisser. Le vent rude, qui rĂąpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien. Quand il s’arrĂȘtait, il n’osait pas jeter de regards en arriĂšre, Ă  cause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, tout en bas, l’étalement fastueux du Valromey et les toits lilliputiens de Virieu-le-tout-Petit. M. Monbardeau et M. Le Tellier, pris d’une ardente curiositĂ©, serraient les lĂšvres pour s’empĂȘcher de questionner Maxime ou Robert. Ce dernier, qui devançait tout le monde — et que la gravitĂ© des circonstances avait singuliĂšrement dĂ©lurĂ© — atteignit le bord de la housse blanche, et s’arrĂȘta. Les aigles tournoyants s’élevĂšrent. On entendait la neige pĂ©tiller sous le soleil. À cinquante mĂštres plus haut, le vent faisait siffler la croix. — Ah ! » s’écria M. Monbardeau. Il y a des pas sur la neige ! » — Ne faites pas d’autres empreintes ! » recommanda Maxime. Restez en dehors. » Robert assujettit ses lunettes, et parla. — C’est ici que nous retrouvons la trace de ceux que nous cherchons. À coup sĂ»r, ils ont suivi le chemin que nous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix du Colombier. Ils furent les premiers Ă  faire, cette annĂ©e, l’excursion traditionnelle ; et la neige a modelĂ© leur passage, dont la terre sĂšche, le gazon et les rochers n’avaient rien conservĂ©. » — Êtes-vous certain que ce soient eux ? » fit Garan. — Absolument. Écoutez-moi et regardez. Nous sommes en prĂ©sence de trois traces parallĂšles qui entament la carpette de neige Ă  trois mĂštres environ l’une de l’autre et qui montent vers le sommet. Elles sont rĂ©centes et de mĂȘme date ; car la fonte les a dĂ©formĂ©es lĂ©gĂšrement et pareillement. De plus, cet intervalle de trois mĂštres est bien celui que prennent entre eux des compagnons d’escalade. TĂ©moin ce que nous venons de faire nous-mĂȘmes. — Donc, trois personnes sont venues ici, ensemble, depuis peu. » Eh bien, je dis que la trace de gauche est celle de M. Henri Monbardeau. C’est la seule, en effet, qui soit faite par des souliers d’homme, — des souliers de touriste, larges et cloutĂ©s pour la montagne. Les deux autres ont Ă©tĂ© imprimĂ©es par des bottines de femme. Mais la voie du milieu trahit des brodequins solides, Ă  talon plat, garnis de pointes ; tandis que la trace de droite accuse nettement les contours de bottines lĂ©gĂšres, Ă  talon Louis XV. — On ne saurait trouver de vestiges correspondant avec plus d’exactitude au signalement pĂ©destre des trois disparus ; et cela suffirait Ă  nous convaincre que voici les traces de M. Henri, de sa femme et de Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. Mais ce n’est pas tout. » Remarquez ces petites cavitĂ©s rondes qui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pour les deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, d’un cĂŽtĂ©, des trous de cannes ferrĂ©es, et, de l’autre, des piqĂ»res d’ombrelle ou de parapluie. En grattant la neige, on s’aperçoit que celles-lĂ  se terminent en pointe et celle-ci Ă  plat. » En outre, la trace de droite s’accompagne d’indices particuliers. On dirait que la neige a Ă©tĂ© balayĂ©e
 » — Parbleu ! C’est la jupe ! la jupe longue de ma fille ! » s’exclama M. Le Tellier. — Vous l’avez dit, maĂźtre. » — TrĂšs bien », approuva Garan. — TrĂšs bien ! » opina Tiburce, bouche bĂ©e. — VoilĂ  une excellente dĂ©couverte », reprit l’inspecteur. La direction des traces, Ă  la sortie de cette zone rĂ©vĂ©latrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, en suivant la lisiĂšre de la neige ; nous les rencontrerons forcĂ©ment. Il est inutile de se geler les pieds Ă  suivre les empreintes. » — Parfait », acquiesça Robert. C’est, mot pour mot, le raisonnement que je me suis tenu. » Ils commencĂšrent Ă  longer la bordure de la couche Ă©blouissante, Ă  la file indienne. PenchĂ©s au flanc de la dĂ©clivitĂ© rapide, ils tournĂšrent le mamelon et passĂšrent de l’autre cĂŽtĂ© de la montagne, face aux Alpes. Le Mont Blanc dominait l’horizon formidable, et miroitait parmi des nuages. Sur cette face, le gouffre se creusait plus vertigineux. Tout au fond de sa vallĂ©e profonde, le RhĂŽne semblait immobile et dĂ©risoire ; et les hommes, microscopiques, disparaissaient. — Tiens ! encore des pas ! Mais montent-ils ou descendent-ils ?
 » — N’en tenez pas compte », rĂ©pondit Robert Ă  M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime
 Vous comprendrez tout Ă  l’heure. Hier nous avons marchĂ© dans nos propres trace, de peur de multiplier les voies. » Ils continuĂšrent Ă  border la neige, tournant ainsi autour de la croix, qu’ils avaient toujours fort au-dessus d’eux et dont ils ne voyaient que la partie supĂ©rieure. Or, il arriva qu’à force de tourner, ils se retrouvĂšrent Ă  leur point de dĂ©part, vingt minutes aprĂšs l’avoir quittĂ©, ayant parcouru tout le pĂ©rimĂštre de la calotte blanche et sans avoir aperçu la moindre trace descendante. M. Monbardeau et M. Le Tellier s’écriĂšrent en mĂȘme temps — Ils sont restĂ©s lĂ -haut ! » Le reflet de la neige pĂąlissait encore leur pĂąleur. — Dame, naturellement ! » appuya Tiburce. Puisqu’ils ne sont pas descendus, c’est qu’ils sont toujours la-haut ! » M. Le Tellier chancela. — Robert, mon ami, pourquoi nous avoir caché  » — Montons », dit le secrĂ©taire. Je vous demande seulement de faire un dĂ©tour, afin que les trois pistes que voici restent bien isolĂ©es et bien nettes. » La crĂȘte du Grand-Colombier n’est rien moins que spacieuse. Sa bande aplatie n’a pas deux mĂštres de large sur trente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte de furie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre le poteau de la croix. LĂ  oĂč son imagination avait dĂ©jĂ  couchĂ© les cadavres de son fils, de sa bru et de sa niĂšce, il n’y avait personne. Il n’y avait rien. Rien ? Ah ! si ! — La canne d’Henri ! Sa canne, brisĂ©e ! Elle est brisĂ©e ! » — N’y touchez pas ! » cria de loin Maxime. C’est essentiel ; n’y touchez pas ! » — Mais, les traces ? les traces ?
 » demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependant que les traces
 Ho ! Ça, c’est trop fort ! » En effet, c’était trop fort. Les trois pistes montaient jusqu’à la crĂȘte, mais lĂ  elles cessaient tout Ă  coup. Les disparus Ă©taient bien arrivĂ©s au sommet du Colombier, mais ils n’en Ă©taient pas redescendus, et pourtant ils ne s’y trouvaient plus. Maxime, voyant son pĂšre et son oncle incapables d’observer et de raisonner, se chargea de leur exposer la situation, de l’étudier pour eux et de faire les remarques qu’elle comportait. — Voyons », dit-il. Un peu d’attention et de tranquillitĂ©. Examinons les choses, et reprenons les traces Ă  partir du bord de la neige. » Elles poursuivent leur ascension, d’abord parallĂšles ; puis les deux voies extrĂȘmes s’écartent lĂ©gĂšrement de celle du milieu ; si bien que, arrivĂ©s sur la ligne de faĂźte, Fabienne se trouve Ă  un mĂštre Ă  gauche de la croix, Henri Ă  cinq mĂštres de Fabienne sur sa gauche et Marie ThĂ©rĂšse Ă  six mĂštres d’elle sur sa droite. LĂ , nos promeneurs se sont arrĂȘtĂ©s pour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nous prĂ©sente le mĂȘme piĂ©tinement lĂ©ger, la mĂȘme superposition d’empreintes, et l’on voit trĂšs bien que les cannes et le parapluie ou l’ombrelle se sont appuyĂ©s fortement sur le sol. Tout fait foi d’une courte station. — Mais la ressemblance entre les trois pistes ne va pas plus loin. » En effet, la piste d’Henri s’achĂšve net Ă  ce piĂ©tinement placide et normal du touriste qui se repose. C’est comme une impasse. » Pour la piste de Fabienne, c’est diffĂ©rent. Nous dĂ©couvrons, parties de son piĂ©tinement, quatre traces de pas qui se dirigent du cĂŽtĂ© d’Henri. Et c’est tout. DeuxiĂšme impasse. — Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatre pas, que la distance de l’un Ă  l’autre est dĂ©latrice de grandes enjambĂ©es. Ma cousine Fabienne devait courir lorsqu’elle a fait ces quatre pas
, courir vers son mari
 D’ailleurs, au milieu de son piĂ©tinement stationnaire, nous relevons une marque de semelle vigoureusement enfoncĂ©e, qui tĂ©moigne d’un brusque dĂ©part, d’une prise d’élan Ă©nergique. » La piste de Marie-ThĂ©rĂšse — celle de droite — est plus compliquĂ©e. Venant du piĂ©tinement, une suite de pas prĂ©cipitĂ©s se dirige vers la croix ; mais soudain, Ă  un mĂštre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces pas se mettent Ă  descendre le versant du RhĂŽne, Ă  toute vitesse. Nous comptons six empreintes depuis le crochet ; mais ce ne sont plus des enjambĂ©es, ce sont de vĂ©ritables sauts ; c’est une course folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement Ă  la sixiĂšme empreinte. — DerniĂšre impasse. » Il y eut donc un instant oĂč Fabienne et Marie-ThĂ©rĂšse se sont hĂątĂ©es dans la mĂȘme direction, qui Ă©tait, pour Fabienne, celle d’Henri, et pour Marie-ThĂ©rĂšse, celle de Fabienne et d’Henri. Une cause inconnue empĂȘcha la premiĂšre d’arriver jusqu’à son mari et fit rebrousser chemin Ă  la seconde. Ce fut sans doute cette mĂȘme cause qui les escamota tous les trois. » — Certainement cela ne s’est pas effectuĂ© sans bataille », dit M. Monbardeau. Cette canne brisĂ©e
 C’est bien la canne d’Henri
 Je la reconnais. » — Que ce soit celle de M. Henri ou une autre, » rĂ©pondit Robert, le point capital est que ce soit la canne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferrĂ© ne peut s’adapter qu’aux empreintes de gauche. » — Ce que je ne comprends pas, » marmonna Tiburce, c’est qu’elle se trouve si loin des traces de M. Henri Monbardeau
 » — Ah ! parfaitement », reprit Robert. Messieurs, je vous prie de noter la position occupĂ©e par cette canne, Ă  savoir prĂšs de la croix, entre la piste montante de Mme Henri Monbardeau et le crochet de Mlle Le Tellier, c’est-Ă -dire Ă  sept mĂštres cinquante environ du piĂ©tinement oĂč se manifeste pour la derniĂšre fois la prĂ©sence — la prĂ©sence calme, j’insiste — de M. Henri. » — Il l’aura jetĂ©e de lĂ  ? » proposa M. Monbardeau. — Non. J’y ai pensĂ©. Cela n’est pas possible. Car alors il l’aurait lancĂ©e contre les deux femmes, au risque de les blesser ; et votre fils n’est pas homme Ă  perdre la tĂȘte Ă  ce point. » — Mais, qui vous dit », contesta Garan, que les deux femmes Ă©taient lĂ  quand la canne a Ă©tĂ© jetĂ©e ? Peut ĂȘtre qu’elles avaient dĂ©jĂ  quittĂ© leur place
 » — Distinguons. J’affirme qu’elles Ă©taient Ă  leur place de stationnement tandis que M. Henri Ă©tait Ă  la sienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire Ă  cĂŽtĂ© de ses traces de pause ; car c’est en se portant vers lui qu’elles ont laissĂ© les voies ici prĂ©sentes, dont l’une s’arrĂȘte pile et dont l’autre se dĂ©tourne avant de disparaĂźtre non moins totalement. Mais j’affirme aussi que M. Henri n’a pas jetĂ© sa canne de l’endroit oĂč il stationnait, premiĂšrement parce qu’il aurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige, autour de la canne tombĂ©e, ne prĂ©sente aucune Ă©raflure, ce qui prouve que la canne est arrivĂ©e par terre non pas en oblique, mais verticalement. On l’a donc jetĂ©e d’en haut. » Tiburce, mordant ses lĂšvres ardentes, l’interrompit — M. Henri Monbardeau a pu la jeter en l’air, et elle serait retombĂ©e
 » — Mais non, monsieur. D’abord, je le rĂ©pĂšte, il n’aurait pas risquĂ© de geste pĂ©rilleux pour ses voisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude coup pour la produire, et certainement celui qui a cassĂ© cette canne de la sorte la tenait Ă  pleine main. Un pareil effort, de la part d’un homme, nĂ©cessite Ă©galement un point d’appui, ou tout au moins un bon calage sur les pieds. Or vous n’en trouvez pas de vestige parmi les traces de M. Henri
 Cette canne a Ă©tĂ© brisĂ©e entre le point de stationnement de son propriĂ©taire et le point oĂč vous la voyez enfoncĂ©e dans la neige, qui l’a moulĂ©e comme un Ă©crin. — Et si nous l’examinons de plus prĂšs, cette canne, nous constaterons que la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut ĂȘtre que la consĂ©quence d’un choc violent sur un coin trĂšs dur
 Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapin revĂȘtue d’un blindage de tĂŽle peint en blanc, cylindrique dans le haut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposer que la canne a Ă©tĂ© rompue sur l’un des quatre angles de sa partie infĂ©rieure. Il n’en est rien. Nul renfoncement n’a martelĂ© la tĂŽle, et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peinture blanche. — Voyez vous-mĂȘme. — C’est dĂ©cisif. » Sur quoi donc s’est-elle brisĂ©e ? — Sur quelque chose qui Ă©tait lĂ  et qui n’y est plus. Et sur quelque chose qui se tenait suspendu dans les airs. » — Vous ĂȘtes fort », dit l’inspecteur avec un ricanement. Le duc d’AgnĂšs intervint — Je me demande pourquoi tous ces embrouillages de raisonnements. N’est-il pas clair que les disparus ont Ă©tĂ© enlevĂ©s au moyen d’un ballon ?
 un dirigeable
 » — Ou un aĂ©roplane ! » ajouta Tiburce. — Ah ! cela, non ! » riposta le duc. Il n’existe pas d’aĂ©roplane assez parfait pour cueillir successivement trois personnes Ă  ras de terre, ni assez puissant pour les emporter, elles avec l’équipage que nĂ©cessiterait un coup de main aussi complexe. Tandis qu’un dirigeable
 » — EnlevĂ©s ? EnlevĂ©s ? » monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on les avait enlevĂ©s, nous aurions dĂ©jĂ  reçu des nouvelles, des menaces, des offres de
 Que sais-je ? » — Ce n’est pas possible ! » surenchĂ©rit M. Monbardeau en levant les yeux au ciel. — Ce ne peut ĂȘtre qu’un dirigeable », dĂ©clara Tiburce. Mais M. Monbardeau montra les aigles qui planaient. — Tenez, » fit-il d’un ton bizarre, autant prĂ©tendre que ce sont des aigles-colosses qui nous ont pris nos enfants. » Tiburce s’égaya. — Ne riez pas », dit Robert. Si baroque que soit l’idĂ©e, elle m’est venue Ă  l’esprit. Certes, l’hypothĂšse est fausse a priori. Mais elle expliquerait tout. Car, un dirigeable, monsieur d’AgnĂšs, cela se voit venir, c’est une masse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs s’étaient approchĂ©s dans un aĂ©ronat, nos amis s’en seraient garĂ©s, et leurs pas sur la neige indiqueraient des mouvements de retraite, — alors que rien de tout cela n’existe. » — C’est vrai », fit le duc. — Au contraire, des aigles, mais on en voit toujours au sommet du Colombier ! On n’y fait pas attention, aux aigles !
 Or je vous dĂ©fie d’évaluer la taille d’un oiseau qui passe aux environs du zĂ©nith, — parce que vous ne pouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaĂźtre l’un des deux facteurs pour en dĂ©duire l’autre ; et si
 » — Fort exact, monsieur. » — 
 et si des aigles fabuleux, loin de tout objet de comparaison, avaient planĂ© Ă  mille mĂštres au-dessus des trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnement pour des aigles communs, situĂ©s Ă  quelque portĂ©e de fusil. — Cela passĂ©, admettons qu’un de ces rapaces chimĂ©riques se soit laissĂ© tomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il l’enlĂšve. Mme Fabienne Monbardeau se prĂ©cipite au secours de son mari. Mais un deuxiĂšme oiseau s’abat et l’emporte. Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, elle, s’élance pour assister sa cousine ; mais, apercevant le troisiĂšme aigle qui fond sur elle, la voilĂ  qui se prend Ă  fuir Ă©perdument jusqu’à ce que
 » — Taisez-vous ! » chuchota M. Le Tellier en dĂ©signant M. Monbardeau qui ouvrait des yeux effrayants. — Ce n’est qu’une façon de me faire comprendre, mon maĂźtre. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. C’est une hypothĂšse absurde et fantastique. Je ne l’ai formulĂ©e que pour matĂ©rialiser nos rĂ©flexions
 Si cette conjecture Ă©tait vraisemblable, l’histoire de la canne viendrait la dĂ©mentir. Il faudrait imaginer des becs d’airain, suffisamment inĂ©branlables pour qu’on y puisse rompre des bĂątons. Et il n’y a pas plus de becs d’airain que de vautours capables d’enlever soixante-dix kilogrammes de chair humaine. » M. Monbardeau s’épongea le front et dit d’une voix rauque — Des oiseaux
 non. Mais
 des hommes
 volants ?
 Voyez, ici, en bas Seyssel, Anglefort
 Et pensez Ă  la statue enlevĂ©e, là
 » — Ha ! mon oncle ! » se rĂ©cria Maxime. De grĂące, ne mĂȘlez pas cette fumisterie au malheur qui nous frappe ! » Mais Robert lui imposa silence — VoilĂ  encore une supposition d’aspect lunatique, et pourtant je l’ai envisagĂ©e, elle aussi ; car j’estime que, pour mener l’esprit Ă  la vĂ©ritĂ©, rien ne vaut l’étude des hypothĂšses fausses. En science quelquefois, comme en grammaire toujours, deux nĂ©gations valent une affirmation. Quand je sais qu’une chose n’est pas ici, je me doute qu’elle peut ĂȘtre lĂ . Et puis, Ă  force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous, docteur. Les voleurs d’hommes — si voleurs il y a — ne sont pas des Sarvants de l’air — si Sarvants il y a. L’enlĂšvement d’une seule personne Ă  travers le ciel exigerait l’alliance de trois individus volant avec la force proportionnĂ©e Ă  leur taille des condors les plus vigoureux. Il aurait donc fallu neuf complices pour exĂ©cuter le rapt de samedi. Or, si des aigles, mĂȘme dĂ©mesurĂ©s, peuvent ne pas ĂȘtre remarquĂ©s Ă  cause des raisons que je vous ai donnĂ©es, — une volĂ©e de neuf ornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amis se seraient retirĂ©s Ă  leur approche ; et, encore une fois, ces traces ne dĂ©cĂšlent ni Ă©cart, ni reculade, ni fuite, avant l’attaque de M. Henri, qui fut assailli le premier. » Non, non le dirigeable, les aigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout. » M. Monbardeau serrait les poings — Alors ?
 Alors, quoi ?
 Ils ne se sont pas volatilisĂ©s !
 pas dissous dans l’air comme des morceaux de sucre dans l’eau, je suppose !
 La foudre ne les a pas transportĂ©s au diable !
 Ils ne se sont pas Ă©chappĂ©s par le sommet du Colombier comme l’électricitĂ© par les pointes !
 Ils ne sont pas montĂ©s au ciel comme des prophĂštes, eh ?
 Alors quoi ? quoi ? quoi ?
 C’est idiot, Ă  la fin ! » Robert eut un geste Ă©vasif. Garan sourit, et, retroussant moustaches et sourcils, dĂ©cida — Nous n’avons plus rien Ă  faire ici. » — Pardon ! la neige va continuer de fondre », rĂ©pliqua M. Le Tellier ; je vais prendre un croquis de toutes ces empreintes. » C’est alors qu’il dessina l’esquisse que nous reproduisons pour plus de clartĂ©. À cette vue, Tiburce annonça qu’il ferait mieux encore et qu’il allait photographier la neige, du haut de la croix. Mais l’intrĂ©pide sherlockiste avait trop prĂ©sumĂ© de son agilitĂ©. Il ne put s’élever qu’à mi-chemin des solives transversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mĂąts et des vergues du Borda, rĂ©ussit l’entreprise. Pendant qu’il Ă©tait Ă  cheval sur les bras de l’immense gibet — destinĂ©, semblait-il, Ă  crucifier quelque Titan, — l’inspecteur lui demanda de contrĂŽler si le zinc ne portait aucune marque et le badigeon nulle Ă©raillure pouvant ĂȘtre attribuĂ©es au frottement de cordages. — Rien », rĂ©pondit Maxime. Et il prit quelques clichĂ©s des empreintes. Par malheur, quand Tiburce, rentrĂ© Ă  Mirastel, voulut dĂ©velopper les prĂ©cieuses photographies, il s’aperçut qu’il avait oubliĂ© de charger son appareil. xDĂ©libĂ©ration Ce chapitre x n’est autre que la piĂšce 197 du dossier. — Elle se prĂ©sente sous l’aspect d’une petite ramette de huit pages. M. Le Tellier l’écrivit tout entiĂšre de sa propre main. Le premier feuillet contient une notice explicative, trĂšs postĂ©rieure au document lui-mĂȘme, et qui date du jour paisible oĂč l’astronome colligea tous les matĂ©riaux de la prĂ©sente Ă©tude. 14 fĂ©vrier 1913. Ce fut dans la nuit du 7 au 8 mai 1912 que je traçai les lignes suivantes. Fortement Ă©branlĂ© par l’étrange spectacle des pas sur la neige, brisĂ© de fatigue et de chagrin, je ne pouvais goĂ»ter le repos qui m’était si nĂ©cessaire. L’insomnie, sans misĂ©ricorde, me retournait sur ma couche, et les tĂ©nĂšbres augmentaient mon exaltation. Pour tromper cette fiĂšvre, je dĂ©cidai d’allumer une lampe et de travailler. Mais la seule occupation qui sĂ»t ne pas m’importuner Ă©tait de rĂ©flĂ©chir au sort mystĂ©rieux de mon enfant ; et je ne pus trouver quelque apaisement Ă  mes soucis qu’en dressant de mĂ©moire un compte rendu de la sĂ©ance que nous venions de tenir dans le salon de Mirastel, Ă  la descente du Colombier. Je voyais dans cette tĂąche un dĂ©rivatif Ă  mes souffrances, et j’espĂ©rais par surcroĂźt qu’elle me fournirait un texte sur lequel on pourrait mĂ©diter plus Ă  l’aise que sur un ensemble de pensĂ©es fuyantes. Mes souvenirs ont toujours Ă©tĂ© fidĂšles ; ce compte rendu reflĂšte donc avec beaucoup d’exactitude notre conseil de famille, Ă  peine rĂ©duit et simplifiĂ© dans la mesure convenable. J’aperçois encore, autour de la grande table, nos visages de tristesse et de lassitude. La canne brisĂ©e de mon neveu Ă©tait lĂ , au milieu du cercle, comme une piĂšce Ă  conviction dans un prĂ©toire. Ma belle-sƓur n’en pouvait dĂ©tacher son regard
 On dĂ©couvrait aussi sur la table, devant Mme Arquedouve, le schĂ©ma que j’avais relevĂ© des empreintes et dont Maxime avait pointillĂ© chaque trait au moyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sa grand’mĂšre aveugle l’effigie de la chose Ă©tonnante et terrible. DÉLIBÉRATION DU 7 MAI, À 6 HEURES DU SOIR[3] Moi. — À prĂ©sent que nous connaissons tout ce qu’on peut connaĂźtre en fait de vestiges matĂ©riels et de tĂ©moignages concrets, il faut raisonner et tĂącher de dĂ©couvrir quelque chose qui oriente nos recherches
 Un point de direction
 Car il faut agir, enfin ! Je propose que chacun donne son avis Ă  la ronde. Garan, avec un regard Ă  la dĂ©robĂ©e sur Maxime et Robert. — Je ne vous cacherai pas que ma conviction est presque faite. Cependant, je ne suis pas infaillible ; et, dans tous les cas, un peu de discussion ne fera pas de mal. Mais, avant de se demander oĂč, qui et comment, il faudrait savoir pourquoi. Tiburce, se rongeant les ongles. — Parfaitement. Pourquoi X. a-t-il enlevĂ© Mlle Le Tellier, M. et Mme Henri Monbardeau ? Moi. — Encore enlevĂ© » ! Toujours enlevĂ© » ! Rien ne prouve qu’ils aient Ă©tĂ© enlevĂ©s » ! Ne mettons pas la charrue avant les bƓufs ! Garan. — D’accord. La premiĂšre question est en effet celle-ci L’un des trois disparus avait-il une raison de disparaĂźtre volontairement ? Calixte. — Mais nous nous Ă©garons, voyons ! Ce qui s’est passĂ© au Colombier n’est qu’une rĂ©pĂ©tition, une suite, de ce qui s’est passĂ© Ă  Seyssel, Ă  Corbonod, Ă  Anglefort, Ă  Culoz ! Une suite rationnelle ! On a commencĂ© par enlever des minĂ©raux, puis des simulacres humains, et, aprĂšs les simili-personnes, on ou X, comme dit M. Tiburce, on ou X a volĂ© de vrais hommes !
 Je ne dis pas, bien sĂ»r, que X soit le Sarvant
 Maxime. — Heureusement, que vous ne le dites pas ! — Allons donc ! La progression organique que vous signalez dans les corps de dĂ©lit ne saurait ĂȘtre que fortuite, sapristi !
 À moins
 Ă  moins que les vols de Seyssel aient Ă©tĂ© commis pour prĂ©parer le rapt de samedi et pour donner le change Ă  la police, en faisant croire Ă  quelque sĂ©rie fantastique
 Garan, goguenard. — Pas mal, pas mal. Nous reviendrons lĂ -dessus. Mais commençons par le commencement. — Quelqu’un connaĂźt-il assez la vie des trois disparus pour affirmer qu’ils n’avaient aucun motif de s’éclipser, soit ensemble, soit individuellement ? Calixte. — Pour mon fils et ma belle-fille, j’en suis sĂ»r. Ils n’avaient aucune raison
 Augustine. — Aucune. Henri est le plus franc
 Maxime. — Et moi je rĂ©ponds de Marie-ThĂ©rĂšse. Garan. — Docteur, vous connaissez Ă  fond votre fils ? Calixte. — Oui certes
 Garan, insinuant. — Il n’avait pas de secret pour vous ? Calixte, interdit. — Non
 Je ne crois pas
 Garan. — Saviez-vous qu’il reçoit des lettres poste restante Ă  Artemare ? Stupeur gĂ©nĂ©rale. J’ai procĂ©dĂ©, hier soir, Ă  une petite enquĂȘte de ce cĂŽtĂ©-là
 Le matin mĂȘme de l’évĂ©nement, M. Henri Monbardeau s’est prĂ©sentĂ© au guichet de la poste et a demandĂ© s’il n’y avait pas de lettre aux initiales H. M. Calixte. — Je ne savais rien
 Je
 vraiment
 Maxime. — ArrĂȘtez ! vous ĂȘtes engagĂ©s sur un dĂ©faut. Mon oncle, cette lettre, moi je sais ce que c’est. Henri me pardonnera de l’avoir trahi ; mais des intĂ©rĂȘts capitaux dominent la situation, — je dois parler. Ces lettres aux initiales H. M. sont des lettres de Suzanne. Elle et son frĂšre correspondent en cachette. Calixte. — Comment ! ils s’écrivent ! Maxime. — Oui, mon oncle. Oh ! la pauvre fille
 Calixte, tremblant d’indignation. — Une pauvre fille qui apprend la disparition de son frĂšre on ne parle que de cela dans tout le pays et qui n’a pas mĂȘme l’idĂ©e de nous
 de nous
 exprimer sa douleur et son
 et sa
 Augustine. — Mon ami, tu l’as chassĂ©e et tu lui as dĂ©fendu de nous Ă©crire ! Calixte, pleurant. — Dans une pareille circonstance
 je crois que
 je lui
 je lui aurais pardonné  Elle aurait dĂ» le sentir ! Garan. — Docteur, je suis curieux d’apprendre qui est cette Suzanne ? Tiburce. — Oui. Qui est cette Suzanne, docteur ? Augustine. — Ma fille aĂźnĂ©e, monsieur ; elle n’habite pas avec nous
 Calixte, trĂšs nerveux. — Elle habite avec un drĂŽle qui nous l’a prise ! Je l’ai reniĂ©e ! je l’ai maudite ! Il paraĂźt que mon fils a conservĂ© des relations avec elle, comme vous voyez
 J’ignorais. Moi. — Laissons cela. — Nous sommes sĂ»rs, n’est-ce pas, que ni Marie-ThĂ©rĂšse, ni Henri, ni Fabienne n’avaient la moindre raison de nous fausser compagnie ? Plusieurs voix. — Absolument. Garan. — Bon. Alors, puisqu’ils sont partis sans l’avoir voulu ce qui, du reste, semble ressortir des faits, c’est qu’on les a enlevĂ©s ! Donc, deuxiĂšme question Qui avait intĂ©rĂȘt Ă  les enlever ? Tiburce, fumant Ă  toute vapeur. — Évidemment. Garan. — Passons donc en revue la liste de ceux qui pouvaient bĂ©nĂ©ficier de cette triple disparition, — de toutes les personnes, par exemple, qui
 Robert. — Des personnes ? Hum ! Garan. — Monsieur Collin, je dois vous avouer que cette interruption
 baroque, de votre part, m’est singuliĂšre, pour ne pas dire suspecte
 Si ce n’est pas des personnes, qu’est-ce donc ?
 Voudriez-vous insinuer — vous un savant, vous qui tantĂŽt souteniez le contraire — que les aigles ou les Sarvants seraient pour quelque chose dans cet imbroglio ?
 Venant de vous, cette explication grotesque serait suspecte au premier chef ; et je vous avertis que votre conduite m’a dĂ©jĂ  semblĂ© louche. Moi. — Oh ! monsieur, que dites-vous lĂ  ? Robert. — Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais dire ! Seulement, il m’est difficile de me prononcer avant d’avoir creusĂ© certains problĂšmes
 Lucie. — Pour finir, je ne connais personne qui en ait jamais voulu Ă  ma fille. S’attendrissant Marie-ThĂ©rĂšse n’a fait que du bien autour d’elle. La bontĂ© mĂȘme
 la douceur
 Moi. — Ma chĂ©rie, nous ne supposons pas forcĂ©ment la rancune chez les ravisseurs. Un enlĂšvement peut avoir d’autres mobiles
 Garan. — Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, madame, peut avoir Ă©tĂ© enlevĂ©e par l’un des prĂ©tendants que vous avez Ă©vincĂ©s ces jours-ci
 Moi. — Comment ? vous savez
 Garan. — Si j’ai Ă©tĂ© dĂ©signĂ© par mes chefs pour suivre cette affaire, c’est que, de par mon service habituel, je suis prĂ©posĂ© Ă  la sĂ©curitĂ© de la colonie Ă©trangĂšre de Paris. Comme tel, chargĂ©, le 12 avril, d’assurer un service d’ordre discret Ă  l’inauguration du tĂ©lescope Hatkins, j’ai assistĂ© Ă  la fĂȘte que vous donniez, monsieur Le Tellier. Alors, ayant eu l’occasion de m’occuper de vous une premiĂšre fois, on a cru bon de me choisir quand M. d’AgnĂšs est venu Ă  la PrĂ©fecture demander quelqu’un. — Des gens bien renseignĂ©s m’ont certifiĂ© qu’à la suite de cette cĂ©rĂ©monie plusieurs demandes en mariage avaient Ă©tĂ© formulĂ©es, et j’ai de bonnes raisons de croire que votre brusque dĂ©part Ă©tait une dĂ©robade. — Voulez-vous me donner l’état des demandes que vous avez reçues ? Moi. — Certainement. Il y avait
 Mais, Ă  vrai dire, nous n’avons reçu que trois demandes catĂ©goriques. Les autres ne furent que des avances, des marches d’approche, destinĂ©es Ă  nous pressentir. Garan. — Vous n’avez opposĂ© que trois refus formels ? Lucie. — Oui. Garan. — N’examinons que cela. Un candidat dĂ©finitivement Ă©cartĂ© peut seul se rĂ©soudre Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un enlĂšvement. — Ces demandes provenaient toutes trois d’étrangers ? Moi. — Oui. Mais l’une d’elles serait la bouffonnerie de ce drame, si ce drame n’était pas le nĂŽtre
 C’est la demande d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha. Garan, avec un sourire retenu. — Non ? Pas possible ? Abd-Ul-Kaddour ? L’homme aux odalisques ?
 Ah ! l’animal ? Ce qu’il m’a donnĂ© de peine pendant son sĂ©jour ! Quelle surveillance !
 C’est un dĂ©traquĂ©, malade de corps et d’esprit, usĂ© par tous les abus. Ah ! il n’a pas ratĂ© une seule extravagance ! Demander votre fille, ça, c’est merveilleux ! — En tout cas, mettons-le hors de cause. Tel que je le connais, sa lubie n’aura pas durĂ©. Et d’ailleurs, il a quittĂ© Paris sous ma garde le matin mĂȘme des disparitions, le 4 mai, par train spĂ©cial ; et le soir, Ă  6 heures, nous l’avons embarquĂ© Ă  Marseille, lui, ses douze femmes et sa suite, Ă  destination de la Turquie. C’est moi qui ai veillĂ© sur lui jusqu’à la fin ; et ceci causa justement le retard de M. d’AgnĂšs, qui dut attendre mon retour par l’express de Marseille, avant de pouvoir se mettre en route pour le Bugey. — Quelles sont les deux autres demandes ? Moi. — L’une Ă©mane de M. Evans, un attorney de Chicago. Il m’a Ă©crit le lendemain de l’inauguration, et j’ai l’assurance qu’il est reparti pour l’AmĂ©rique aussitĂŽt aprĂšs avoir connu notre rĂ©ponse nĂ©gative. Garan, aprĂšs s’ĂȘtre recueilli. — À exclure Ă©galement. George Evans est le frĂšre du secrĂ©taire d’ambassade rĂ©cemment nommĂ© Ă  Paris. Sa famille n’a aucune relation en France. Peu de fortune. Donc ne possĂ©dant pas les moyens de prĂ©parer et d’exĂ©cuter un enlĂšvement de cet acabit. Au surplus, comme vous le dites, Evans est parti le
 voyons
 le 20 avril, autrement dit treize jours avant le rapt. Rien Ă  faire par lĂ . — Le troisiĂšme postulant ? Moi. — Don Pablo de las Almeras, l’attachĂ© militaire
 Garan. — Ah ! celui-lĂ  serait capable de bien des Ă©quipĂ©es ! Cerveau brĂ»lĂ©, fĂȘtard, millionnaire et Espagnol, ce serait lui que je soupçonnerais
 s’il n’était fiancĂ© depuis quelques jours Ă  Mlle da Posta-XĂ©rez, — et fiancĂ© pour de bon ! Lucie, amĂšrement. — Il a vite oubliĂ© Marie-ThĂ©rĂšse
 Garan. — Maintenant quelqu’un aurait-il enlevĂ© Mlle Le Tellier sans l’avoir demandĂ©e en mariage ? avec son propre assentiment ? Maxime. — Non, monsieur
 Ma sƓur n’avait pas de secret pour moi. J’affirme que non. Garan. — Monsieur Maxime, j’aimerais entendre cela d’une autre bouche que la vĂŽtre. Maxime, violemment. — Que voulez-vous dire ? On le calme. Garan. — Il suffit. Je m’entends. Maxime. — Je ne laisserai pas
 Mme Arquedouve. — Paix ! paix ! on discute, mon petit
 Lucie, Ă  Garan. — Monsieur, ma fille est aussi trĂšs confiante avec moi. Le seul homme qui aurait pu l’enlever dans ces conditions — je veux dire de son plein grĂ© — avait au contraire toutes sortes de raisons pour nous laisser Marie-ThĂ©rĂšse. Du reste, il est ici. C’est le duc d’AgnĂšs. J’ajoute que ma fille n’aurait jamais consenti Ă  fuir de cette façon. Augustine. — Mais, monsieur, voyons ! un enlĂšvement de cette nature n’aurait pas comportĂ© celui de mon fils et de sa femme ! Garan. — Pardon. On les aurait confisquĂ©s accessoirement, pour supprimer deux tĂ©moins. — Mais je vois qu’il faut renoncer Ă  Ă©claircir les choses en prenant Mlle Le Tellier comme victime principale. Étudions Ă  prĂ©sent le cĂŽtĂ© Monbardeau. En ce qui touche Mme Henri Monbardeau, mon enquĂȘte d’Artemare est concluante. Une seule personne avait profit Ă  se l’approprier c’est son ancien soupirant, le nommĂ© Raflin
 Calixte. — Vous savez donc tout ? Garan. — On est bavard Ă  la campagne — 
 le nommĂ© Raflin, dis-je, qu’il faut rĂ©cuser, ce garçon Ă©tant incapable de machiner une telle opĂ©ration et, de plus, gardant la chambre, Ă  Artemare, depuis deux mois, avec une fracture de la jambe gauche. Voici donc un nouveau point acquis Mme Henri Monbardeau n’était pas l’objectif capital du coup de filet. Reste alors son mari. ConnaĂźt-on quelqu’un dont
 Calixte, soudain levĂ© et comme illuminĂ©. — Oui Hatkins ! Tiburce. — Ah ! Enfin ! Une piste ! Garan. — Hatkins ! Le milliardaire ? Le philanthrope ?
 Vous l’accusez ?
 Calixte. — Oui, Hatkins, le donateur du tĂ©lescope ! oui, le bienfaiteur des hĂŽpitaux ! — je l’accuse ! Garan. — C’est inadmissible ! Moi. — N’est-ce pas ? M. d’AgnĂšs. — C’est insoutenable. Je l’ai beaucoup frĂ©quentĂ© Ă  l’occasion de meetings d’aviation
 Calixte. — Ah ! vous voyez il s’intĂ©resse aux aĂ©roplanes ! M. d’AgnĂšs. — Laissez donc les aĂ©roplanes tranquilles. C’est une branche qui m’est familiĂšre, et je soutiendrai toujours que les aĂ©roplanes n’ont jouĂ© aucun rĂŽle dans cette aventure. Il n’en existe pas d’assez obĂ©issants, ni d’assez amples. Au demeurant, un seul, immense, ou plusieurs en flottille, voilĂ  qui aurait attirĂ© l’attention des trois touristes ! Et vous savez bien que leurs traces
 Garan. — Pourquoi soupçonnez-vous Hatkins d’avoir enlevĂ© votre fils, docteur ? Calixte. — Parce que mon fils a refusĂ© de lui vendre sa dĂ©couverte du sĂ©rum anti-sclĂ©reux. Moi. — HĂ©, lĂ  ! Calixte. — Oui
 On ne devait pas le publier avant quelque temps. Mais ça y est au moyen de l’ultra-microscope, Henri a trouvĂ© le bacillus sclerosans. Il l’a isolĂ©, cultivĂ©, attĂ©nuĂ©, et maintenant la guĂ©rison de l’artĂ©rio-sclĂ©rose est un fait accompli. Le nom de mon fils est liĂ© Ă  l’une des plus belles victoires de la science, puisqu’on n’a, dit-on, que l’ñge de ses artĂšres
 Et c’est ce triomphe-lĂ  que M. Hatkins voulait lui acheter. Il est docteur, lui aussi, Hatkins ! M. d’AgnĂšs. — Ce n’est pas trĂšs joli, en effet. Garan. — Mon Dieu, c’est amĂ©ricain. Je suis sĂ»r que Hatkins n’y pensait plus le lendemain ; comme je suis sĂ»r que le prix offert Ă©tait un trĂ©sor. Calixte. — Cinq millions. Il n’en a plus reparlĂ©. Garan. — Vous voyez. Tiburce. — AprĂšs tout, rien ne prouve que la lettre H. M. poste restante ne venait pas de Hatkins
 Maxime. — Quelle absurditĂ© ! Moi. — Sommes-nous Ă©tourdis ! M. Hatkins a commencĂ© son tour du monde bien avant les disparitions
 Il est Ă  New-York. Tiburce. — Et s’il avait fait exĂ©cuter l’escamotage par des complices, pendant que lui se procurait un alibi ? Moi. — Alors, ma fille et ma niĂšce ne seraient donc prisonniĂšres que par occasion ? Hatkins retiendrait mon neveu jusqu’à ce qu’il ait souscrit Ă  ses volontĂ©s ?
 Garan. — Non, non, non, et cent fois non ! Ce n’est pas Hatkins. Il achĂšterait n’importe quoi, ce yankee, mais il ne peut faire que du bien. M. d’AgnĂšs. — C’est tout Ă  fait mon avis. Moi. — Et le mien. Maxime. — Parbleu ! Robert. — J’ai la conviction que ce n’est pas lui. Tiburce. — Et moi je suis sĂ»r que c’est lui ! Calixte. — À la bonne heure ! Moi, Ă  Tiburce. — Mais pourquoi ĂȘtes-vous sĂ»r ? Tiburce. — Je n’en sais rien. C’est une idĂ©e comme ça. Garan, haussant les Ă©paules. — Et comment s’y est-il pris, s’il vous plait ? Tiburce. — Ça, je n’en sais rien non plus. Moi. — Allons, allons ! nous pataugeons, et le temps passe, et il faut agir, encore un coup ! — Que chacun donne son avis. Moi, je flotte, j’hĂ©site. Je ne distingue pas de raisons
 et pourtant il me semble bien que c’est un enlĂšvement
 mais un enlĂšvement des trois promeneurs au mĂȘme titre
 impersonnel. Un enlĂšvement par des bandits que voulez-vous, j’en reviens toujours lĂ  !
 des bandits qui vont exiger une rançon
 Maxime. — Vous y ĂȘtes, papa. Ce sont des espĂšces de pirates, des Ă©cumeurs de terre, disposant de moyens nouveaux et puissants, inintelligibles pour le moment. Ils attendent que vous soyez Ă  point », vous et mon oncle, pour vous Ă©crire. Ils attendent que vous soyez au comble de l’affolement et prĂȘts Ă  tous les sacrifices. Ensuite ils rĂ©aliseront peut-ĂȘtre d’autres captures et d’autres gains. Mme Arquedouve. — Ne croyez-vous pas que les dĂ©prĂ©dations attribuĂ©es aux Sarvants ont un lien quelconque avec notre malheur ? M. d’AgnĂšs. — Si fait, madame. Elles ont terrorisĂ© la contrĂ©e, facilitĂ© les rapts, aggravĂ© l’inquiĂ©tude elles proviennent des mĂȘmes forbans. Ils se sont livrĂ©s Ă  la contrefaçon des spectres. Et, pour ma part, je ne serais pas surpris que ces exploiteurs ne fassent connaĂźtre leur but, leurs exigences et leur identitĂ© qu’aprĂšs avoir commis nombre d’enlĂšvements, afin d’accrĂ©diter plus longtemps la fable des Sarvants et d’obtenir, par ce procĂ©dĂ©, une hausse du tarif des restitutions. Les campagnards paieront moins douloureusement Ă  l’heure oĂč la dĂ©claration des bandits se dĂ©masquant les dĂ©barrassera de toute crainte superstitieuse. Garan, rompant les chiens. — Eh bien, non ! Les histoires de Seyssel
 Jusqu’ici j’ai consenti Ă  des discussions oiseuses, mais en voilĂ  assez ! Les histoires de Seyssel, Culoz et autres lieux ne sont qu’une mystification pure et simple, au mĂȘme titre que les pas sur la neige du Colombier, qui sont une mystification pure et simple ! Maxime. — Qu’entendez-vous par lĂ  ? Garan. — J’entends, monsieur Maxime Le Tellier, et vous monsieur Robert Collin, que je n’aime pas beaucoup les personnes qui vous mĂšnent Ă  un endroit oĂč elles ont passĂ© plusieurs heures auparavant ; oĂč elles ont fait dans la solitude ce que bon leur semblait ; et qui vous montrent lĂ , sous forme d’empreintes abracadabrantes, le joli rĂ©sultat de leur truquage. Et j’entends, enfin, que vous ĂȘtes des metteurs en scĂšne de premiĂšre force. Maxime, blanc de rage. — Je vous prie de vous taire ! Robert. — Je me moque de vos insinuations. Garan, Ă  Robert. — Qu’avez-vous fait, vous surtout, seul, au Colombier, dans la nuit de dimanche Ă  lundi ? Robert. — Je suis restĂ© parce que, la nuit, je voulais Ă©pier, monter la garde, et, le jour, rĂ©flĂ©chir devant les traces elles-mĂȘmes. Garan. — Allons donc ! Protestations unanimes. Moi. — Je vous supplie, monsieur, de ne pas continuer. Garan. — Parfait. Oh ! c’est fini. Je me tairai, maintenant. Lucie, dĂ©sespĂ©rĂ©e. — Ho ! il faudra pourtant bien trouver ! J’ai beau chercher
 Ma tĂȘte tourne
 Ces empreintes
 Cet anĂ©antissement subit
 Cette suppression totale
 Tiburce, citant un de ses auteurs. — Dans la vie rĂ©elle il y a de ces effets si singuliĂšrement Ă©tranges, de ces circonstances si extraordinaires, qu’ils dĂ©passent tout ce que l’imagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer. — RĂšgle gĂ©nĂ©rale plus une chose est bizarre, moins elle est mystĂ©rieuse. » — MĂ©fiez-vous des rĂȘveries, madame. Une lĂ©gende
 Augustine. — Les journaux mentionnent une autre lĂ©gende que celle des Sarvants, Ă  propos de tout cela. Lucie. — Oui, ma femme de chambre m’a entretenue trĂšs sĂ©rieusement d’un dirigeable-fantĂŽme. Il ferait pendant au vaisseau-fantĂŽme, et serait le spectre du RĂ©publique, sinistrĂ© voilĂ  trois ans, et montĂ© par toutes les victimes de l’air un Ă©quipage de revenants ! Les domestiques rapprochent cette ineptie du fameux dirigeable qu’on a cru voir plusieurs nuit de suite sur les cĂŽtes d’Angleterre, en 1909, et qui s’évanouissait dans l’ombre
 C’est insensĂ© ; mais n’est-il pas effroyable que des suppositions aussi monstrueuses puissent naĂźtre au sujet de
 Moi. — Avez-vous rĂ©flĂ©chi que si l’enlĂšvement s’est accompli pendant la nuit, les ravisseurs ont pu s’approcher sans ĂȘtre vus ? Robert. — Il s’est accompli pendant le jour. On ne monte pas au Colombier quand il fait noir ; et puis, nos trois amis n’auraient pas laissĂ© leurs parents dans l’inquiĂ©tude. Moi. — En effet. On ne sait plus que penser. Il est temps de conclure. Monsieur Garan, que dĂ©cidons-nous ? Garan. — Oh ! moi, je ne veux plus rien dire. Moi. — Soit. Et vous, Robert ? Robert. — Je ne puis rien dire, mon cher maĂźtre
 Rien encore, du moins. Garan, entre ses dents. — Je te crois
 Moi, vivement. — Et vous, monsieur Tiburce ? Tiburce. — Hatkins ! Hatkins ! Calixte. — Bravo ! Exclamations indignĂ©es. Tiburce. — Eh ! quoi ? Avant tout, cherchons des explications simples, possibles, naturelles. Ne sortons pas du naturel ! Citant J’ai depuis longtemps pour principe que quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vĂ©ritĂ©. » Or ce qui reste », Ă  mon avis, c’est l’hypothĂšse brigands et l’hypothĂšse Hatkins. Et cette derniĂšre, Ă©tant la moins compliquĂ©e, doit ĂȘtre la bonne. Robert. — L’ impossible »  Quel homme pourrait savoir ce qui est impossible ? — et ce qui est naturel ?
 Mme Arquedouve. — Pour ma part, je suis avec M. Robert. Je sens qu’il a mĂ©ditĂ© de toute la force de son savoir. Lucie, Ă  bout de patience. — Et moi je veux qu’on me rende ma fille ! Je veux ! je veux !
 Moi. — Que fait-on, enfin ? Que fait-on ? Tiburce, feuilletant un indicateur. — Je pars aux trousses de Hatkins ! Il y a un paquebot demain soir. Demain matin je vous quitterai. Garan. — Nous partirons ensemble ; je me dĂ©sintĂ©resse de tout ceci. Je rentre Ă  Paris. Moi. — Robert, Maxime, qu’allez-vous faire ? Robert. — Penser. Maxime. — Attendre. Attendre la sommation des corsaires. Moi. — Et vous, monsieur d’AgnĂšs ? M. d’AgnĂšs. — Je vais me mettre, avec mon ingĂ©nieur, Ă  construire des aĂ©roplanes aussi vites et aussi stables que possible
 de fins voiliers
 pour la chasse aux pirates aĂ©riens
 Maxime. — Ah ! tu es de mon avis ! Robert. — Faites toujours, monsieur, cela peut ne pas ĂȘtre inutile. Tiburce. — Hatkins ! vous dis-je ! M. d’AgnĂšs. — Tu es fou ! Tiburce. — Oh ! laisse-moi espĂ©rer que j’ai raison, toi qui sais pour quoi je travaille !
 Et puis, M. Monbardeau n’est-il pas convaincu ? Calixte. — Hum ! vous savez
 aprĂšs tout, moi je ne l’ai jamais vu, ce Hatkins ! Ils sont lĂ , tous, Ă  crier son innocence !
 Tiburce. — HĂ©, tant pis ! À la grĂące de Dieu ! Calixte. — Je vais, cependant, faire explorer les aires des aigles
 Qu’en dis-tu, Jean ? Moi. — Ne me demandez plus quoi que ce soit ; je suis hĂ©bĂ©té  Garan. — Je vous prie d’oublier ce que j’ai avancĂ© tout Ă  l’heure
 C’était mon devoir d’ĂȘtre sincĂšre. Moi. — On ne vous en veut pas. Vous avez exprimĂ© votre opinion avec franchise, et, en dĂ©finitive, elle est dĂ©fendable, je le reconnais. Seulement, voyez-vous, mon fils et mon secrĂ©taire sont au-dessus de tout soupçon. Vous ne le saviez pas. M. Le Tellier termine ainsi À l’issue de cette rĂ©union, je vis M. d’AgnĂšs s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommes s’entretinrent quelques instants et se quittĂšrent sur une poignĂ©e de mains loyale. Ceux qui Ă©taient au courant de la situation comprirent que le duc venait d’affirmer Ă  son humble rival en quel mĂ©pris il tenait les allĂ©gations de l’inspecteur. Puis ils durent convenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse, l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sans souci de l’avenir[4]. xiUne Leçon de Sherlockisme Monsieur Garan, dont la chambre Ă©tait contiguĂ« Ă  celle de Tiburce, fut rĂ©veillĂ© de bonne heure par des bruits sourds et rythmiques, des exclamations cadencĂ©es, qui venaient de lĂ . Il entra sans façon, vĂȘtu de sa chemise, et trouva le sherlockiste en train de se livrer Ă  une pantomime gymnastique et suĂ©doise, destinĂ©e Ă  entretenir la souplesse du corps et la vigueur des muscles. À son aspect, Tiburce, qui Ă©tait nu, lui tourna le dos et continua ses gestes scandinaves. Ils avaient pris congĂ© de tous la veille au soir ; car leur train Ă©tait matinal et l’automobile de M. Le Tellier devait ĂȘtre parĂ©e vers cinq heures pour les conduire Ă  Culoz. — Eh bien, mon confrĂšre ! » dit Garan. Vous partez toujours Ă  la poursuite de M. Hatkins ? » Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation du torse autour des hanches — Plus que jamais ! » — Vous savez que c’est insensĂ© ! » Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit Ă  barboter selon la rĂšgle. — Admettez que ce soit de l’inspiration », fit-il au bout d’un instant. L’inspecteur examinait la chambre. — Un dĂ©sordre voulu Ă  la Sherlock y faisait un capharnaĂŒm. Cela sentait trĂšs fort le tabac anglais navy cut. — À l’ombre de ses moustaches et de ses sourcils retroussĂ©s en toits de pagode, la bouche et les yeux de Garan recommencĂšrent Ă  sourire. — Je vous assure que votre mĂ©thode est dĂ©fectueuse », dĂ©clara-t-il. Vous manquez d’expĂ©rience » — Ce sera donc une Ă©cole », rĂ©pondit froidement Tiburce. J’ai bien rĂ©flĂ©chi. » L’autre repartit — Non seulement le caractĂšre de M. Hatkins dĂ©ment vos accusations ; mais encore son dĂ©part, antĂ©rieur Ă  l’enlĂšvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur ou l’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas avec lui
 Il les aurait donc fait mettre de cĂŽtĂ©, pour s’occuper d’eux Ă  son retour ?
 Voyons !
 » Mais Ă  prĂ©sent, Tiburce, gantĂ© de crin, se frictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme les palefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks. Ce qu’ayant observĂ©, M. Garan pivota sur ses jambes velues, et alla se dĂ©barbouiller. Ils se trouvĂšrent prĂȘts Ă  la mĂȘme minute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit au mĂ©canicien — Nous partons Ă  pied. Vous nous rattraperez sur la route. » Ils descendirent le petit sentier raide, entre les deux chemins. — SĂ©rieusement, » reprit l’inspecteur, voulez-vous me croire ? » — Non. » — Écoutez, c’est inepte ! Et tout le monde vous l’a dit
 Il est vrai que parmi tout le monde » il y a deux lascars qui savent le fin mot
 » — Robert et Maxime, n’est-ce pas ? » — Un peu, cher monsieur. » — À mon tour de vous dire c’est inepte. » — Ouais ! Les traces surnaturelles du chiquĂ© ! Du chiquĂ© parce que surnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancĂ©s pour donner le change. À la PrĂ©fecture, on se doutait bien que c’était le prĂ©ambule de quelque chose
 Quoique, pourtant, il y ait peut-ĂȘtre une autre corrĂ©lation entre ces attrape-nigauds et l’enlĂšvement
 » — Certes, je suis de votre avis lĂ -dessus les deux Ă©vĂ©nements sont connexes. Mais, Ă  l’égard de Maxime et de Robert, vous errez. D’AgnĂšs les connaĂźt trĂšs bien et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il va de soi qu’elles ne peuvent ĂȘtre surnaturelles
 Cependant, tout bien pesĂ©, je ne soutiens pas que l’enlĂšvement ait eu lieu au sommet du Colombier. Les empreintes ne sont peut-ĂȘtre qu’un stratagĂšme Ă  deux fins, combinĂ© 1o pour effrayer, 2o pour tromper les esprits sur l’emplacement vĂ©ritable du rapt. On aurait apportĂ© la canne aprĂšs l’avoir brisĂ©e ; on aurait imprimĂ© les traces avec des bottines au bout de longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimĂ© Ă  la croix
 Je parle d’arrimage Ă  cause du vent perpĂ©tuel qui doit empĂȘcher lĂ -haut tout stationnement d’appareil en liberté  » — Mais, » s’écria Garan, savez-vous que c’est justement ce que je pensais ! VoilĂ  pourquoi j’ai demandĂ© Ă  M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas de stigmates de cordages
 » — Toujours est-il », conclut Tiburce, que Surnaturel = Inexistant. » — Amen ! Il est regrettable que vous ne raisonniez pas toujours ainsi. » — Mon systĂšme est donc si dĂ©fectueux ? » — Yes, sir. D’abord, vous ergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur des indices qui comportent plusieurs explications possibles. Exemple vos gaffes Ă  propos de la chanceliĂšre, du monocle et de tout ce que vous avez dĂ©goisĂ© au pĂšre Le Tellier. » Quand il se prĂ©sente une multitude d’explications possibles, il faut la considĂ©rer tout entiĂšre ; car, si l’une d’elles vous Ă©chappe, c’est toujours la meilleure. Et parfois, devant cette infinitĂ© de solutions, on ne sait laquelle adopter. — Il vaut mieux s’en prendre lorsqu’on a le choix, ainsi que vous l’aviez au tĂ©moignage d’un seul acte, Ă  l’effet qu’une seule cause a Ă©tĂ© capable de produire. » Tenez au sujet de ce pantalon qui vous a conduit Ă  l’un de vos impairs, vous auriez pu remarquer que le pli du coup de fer Ă©tait plus effacĂ© Ă  droite qu’à gauche, et en dĂ©duire avec raison que M. Le Tellier croise habituellement la jambe gauche sur la droite. C’eĂ»t Ă©tĂ© d’un intĂ©rĂȘt relatif, je vous l’accorde ; mais, au moins, vous n’auriez pas dit de bĂȘtises. — De mĂȘme, vous pouviez affirmer sans crainte Ă  M. Le Tellier que depuis le matin il s’était promenĂ©, songeur et longuement, dans son cabinet. » — Pourquoi ? » — À cause des buĂ©es signalĂ©tiques. — Il y a trois fenĂȘtres Ă  ce cabinet deux au sud, l’autre Ă  l’ouest. Or, Ă  la hauteur du front de M. Le Tellier, chaque fenĂȘtre s’embrumait lĂ©gĂšrement de multiples buĂ©es, telles qu’en laissent les fronts que l’on colle aux vitres, — buĂ©es oĂč l’on reconnaissait la ride frontale, si prononcĂ©e, de M. Le Tellier. Cela impliquait, de sa part, des allĂ©es et venues, de l’agitation, de la prĂ©occupation. » — Il guettait notre arrivĂ©e, tout simplement. » — Non. À la fenĂȘtre de l’ouest, la vue est bouchĂ©e par des arbres. On n’y peut donc regarder que machinalement. » — Et si les buĂ©es provenaient de la veille ou de l’avant-veille ? » — Impossible. Les carreaux avaient Ă©tĂ© lavĂ©s le matin mĂȘme. » — Comment l’auriez-vous su avant d’avoir interrogĂ© le valet de chambre ? » — Comment ? Mais parce que l’averse de la nuit, venant du sud-ouest, avait forcement laissĂ© des traces aux carreaux, Ă  travers les jalousies. Or ces traces extĂ©rieures avaient Ă©tĂ© enlevĂ©es ; et dans une maison tenue comme on tient Mirastel, les larbins ne font pas les carreaux d’un seul cĂŽtĂ© quand les deux faces en ont besoin. » Tiburce admira la sagacitĂ© de l’inspecteur. Celui-ci reprit — Des assertions de ce genre, on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvĂ©es par ceci que toute autre interprĂ©tation ne s’ajuste pas aux faits. Tandis que vous, avec vos procĂ©dĂ©s, vous verriez partout des tĂ©moignages de ce que vous avez prĂ©conçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me fais fort de dĂ©couvrir n’importe oĂč la preuve de n’importe quoi ! Que dĂ©sirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ? Parions qu’ici, Ă  cette amorce du sentier avec la route, je dĂ©montre Ă  volontĂ© un crime, un dĂ©lit ou une contravention !
 Voici un buisson tout froissĂ© ; voici, dans le sol gras, des foulĂ©es profondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque dĂ©mĂȘlĂ© de rustre avec sa vache, ou mille autres choses ! — Voyez sur la route, maintenant cette double excavation nous apprend qu’une lourde automobile a dĂ©marrĂ© brusquement vers Artemare. Ce sont les creux des deux roues arriĂšre qui ripaient sous un effort subit. Qu’est-ce que ça Ă©tablit ? Qu’un mĂ©cano rageur a dĂ» rĂ©parer un pneu et repartir avec brutalitĂ© ; qu’un apprenti chauffeur a fait ses dĂ©buts et s’est exercĂ© aux arrĂȘts comme aux dĂ©parts ; qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir de cette aubĂ©pine ; que
 Est-ce que je sais ? Tout, enfin ! tout ! » Tiburce baissait la tĂȘte. — Vous avez raison », dit-il. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieur Garan !
 Ne le dites Ă  personne si je retrouve Mlle Le Tellier, j’épouse Mlle d’AgnĂšs ! » — Ah ! bien, bien !
 Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un homme pareil, c’est contester une vĂ©ritĂ© de La Palisse. TĂąchez plutĂŽt d’obtenir la vĂ©ritĂ© de M. Maxime et de M. Robert, — de ce dernier surtout, qui a peut-ĂȘtre dupĂ© son camarade, puisqu’il Ă©tait avant lui sur le Colombier. » — Ah çà ! monsieur Garan, j’y songe est-ce que par hasard vous soupçonneriez une complicitĂ© quelconque entre Robert et l’un des trois disparus ? » — Eh bien oui, lĂ  ! c’est le fond de ma pensĂ©e. Je crois fermement que, de connivence ou non avec les Henri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle Le Tellier, qui s’aiment
 » — Vous croyez qu’ils s’aiment ! Et c’est lĂ -dessus que vous basez vos charges ? » s’écria Tiburce avec une sorte d’allĂ©gresse. — Certes ! » — Dans ce cas, monsieur l’inspecteur, vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous dĂ©tromper. Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est Ă©prise du duc d’AgnĂšs, mon ami intime. » — SĂ»r ? » — Pas le moindre doute ! » — SacrĂ© nom d’un chien !
 Alors
 Mais
 Alors, il ne me reste plus qu’à faire des excuses
 je vais retourner
 » — Cela me paraĂźt inutile. Vous ĂȘtes plutĂŽt discrĂ©ditĂ© dans la famille
 » M. Garan fronça ses cornes sourciliĂšres. Et c’était une chose si drĂŽle Ă  voir, que Tiburce partit d’un grand Ă©clat de rire — Pauvre cher inspecteur ! Si vous n’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra dĂ©sormais croire aux hommes volants ! » — Ouiche ! Des bonshommes en baudruche ! » grommela le policier dĂ©confit. Des petits ballons-mannequins gonflĂ©s d’hydrogĂšne ! C’est la thĂšse de la PrĂ©fecture. » — Pas si bĂȘte ! » approuva Tiburce. VoilĂ  qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la mĂȘme direction celle du vent ! On aurait dĂ» perquisitionner dans le petit bois de ChĂątel ; je suis sĂ»r que les vĂ©ritables Italiens y sont restĂ©s cachĂ©s pendant qu’on battait la campagne Ă  leur recherche. — Ça, au moins, c’est naturel. » À ce moment, l’automobile, chargĂ©e des bagages de Tiburce, les rejoignit. — Allons ! En route ! » dit Garan. — En route ! À la poursuite de Hatkins ! » DĂ©pitĂ©, furieux de sa maladresse, l’inspecteur rĂ©pliqua grossiĂšrement que Tiburce Ă©tait libre de poursuivre qui bon lui semblait, et que lui, Garan, s’en foutait pas mal. historique Comme ils arrivaient Ă  la gare, quantitĂ© de voyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenĂ©s. Ils venaient de Paris. La plupart Ă©taient munis d’appareils photographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’eux s’approcha de lui — Ah ! monsieur Garan, n’est-ce pas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, une seconde
 » Et il voulut lui prendre une interview. — Mais le policier se dĂ©fendit et devint hargneux. — Enfin, monsieur l’inspecteur, » insistait le pauvre homme, il s’agit bien d’un enlĂšvement ?
 Oui ?
 Non ?
 Dites ? je vous en prie. Qui est-ce qui a enlevĂ© ces personnes ? » Alors l’interrogĂ© se mit Ă  vocifĂ©rer — Ce sont des diables, monsieur. Je les ai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de bouc et une queue en fer de lance. EntiĂšrement velus, ils jettent du feu par la gueule ; et ils ont, Ă  la place du derriĂšre, la tĂȘte d’un journaliste qui vous ressemble comme un frĂšre ! LĂ  ! Êtes-vous satisfait ? » Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans la salle d’attente en retroussant contre le ciel la quadruple menace de ses sourcils et de sa moustache coalisĂ©s. xiiSinistres Le duc d’AgnĂšs Ă©tait pressĂ© de se mettre Ă  l’Ɠuvre avec son ingĂ©nieur. Il quitta Mirastel le mĂȘme jour que Tiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. et Mme Monbardeau regagnĂšrent Artemare. Alors, au vieux chĂąteau, la vie commença d’ĂȘtre un labeur douloureux et funĂšbre. L’idĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse obsĂ©dait les esprits. Par moments, on aurait prĂ©fĂ©rĂ© l’assurance de sa mort Ă  l’incertitude, qui est une torture innombrable. Quand on craint pour une jeune fille, on a tant de choses Ă  craindre, n’est-ce pas ? Mme Le Tellier passait des heures et des heures enfermĂ©e dans la chambre de sa fille. Puis soudain, le besoin d’action qui les travaillait tous domptait sa langueur native, la poussait dehors et la faisait marcher au hasard, trĂšs vite, d’un pas tumultueux. Chacun possĂ©dait, sur sa table ou sa cheminĂ©e, quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien des fois, religieusement, avec des souvenirs et des pensĂ©es, comme une icĂŽne sur un autel. Mme Arquedouve Ă©tait privĂ©e de cette humble consolation ; ses yeux dĂ©jĂ  morts la lui refusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irrĂ©prochable de Marie-ThĂ©rĂšse, — un buste si ingĂ©nieux qu’il Ă©voquait la jeune fille tout entiĂšre. Et l’on voyait la petite vieille dame palper le marbre longuement, de ses mains blanches et subtiles, et considĂ©rer de la sorte l’unique ressemblance qu’elle pĂ»t distinguer. C’était une occupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancĂ©e au nĂ©ant, cessaient par malheur d’ĂȘtre inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. — Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient Ă  parler d’une infortune que tout leur rappelait. Tout. MĂȘme le chien Floflo, qui se tenait silencieux. MĂȘme le logis, qui paraissait dĂ©solĂ©. D’habitude, il Ă©tait fleuri par les soins de Marie-ThĂ©rĂšse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grĂące japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes
 Mais les vases, tels des corps sans Ăąme, restaient vides ; et les iris, prĂšs de la botasse[5], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes. Il semble que le plus accablĂ© de tous ait Ă©tĂ© M. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet de travail. ExtĂ©nuĂ© de contention morale, las de rĂ©flĂ©chir Ă  cette catastrophe incomprĂ©hensible, il n’avait plus la force de raisonner ; il rĂȘvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et dĂ©sert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs et songeait Ă  des squelettes macabrement pomponnĂ©s. Devant ce dĂ©cor d’espace et de montagnes sa fille avait passĂ© si souvent — si souvent, mon Dieu ! — qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait qu’elle eĂ»t dĂ©sertĂ©, — le spectacle mĂȘme de son absence. Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre l’inquiĂ©tude, et le second dans sa chambrette, Ă  des ouvrages clandestins dont le but se devine aisĂ©ment. Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant quelques tournĂ©es d’exploration faites par Robert du cĂŽtĂ© de Seyssel et des communes molestĂ©es, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier Ă  Lyon. Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retirĂ© du RhĂŽne le cadavre d’une femme inconnue dont la mort pouvait remonter Ă  la date nĂ©faste du 4 mai. Il s’absenta sous un prĂ©texte, Ă  l’insu de tous, et revint le soir mĂȘme, soulagĂ© d’un pesant fardeau. La femme de la Morgue se trouvait brune, d’ñge mĂ»r et de type oriental. Une drague l’avait extraite de la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela Ă©tait si loin de Marie-ThĂ©rĂšse, si Ă©tranger aux prĂ©occupations de M. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excĂšs oĂč l’avait menĂ© son abattement. De ce jour, il se raffermit peu Ă  peu. Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrent carillonner Ă  la porte de Mirastel, et qui, une fois Ă©conduits, se bornaient Ă  prendre des vues du chĂąteau et de ses parages. Il y eut encore les arrivĂ©es du facteur, toujours attendues, toujours dĂ©cevantes
 Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans la campagne Ă©galement la tranquillitĂ© s’était rĂ©tablie, — quand ceci arriva tout Ă  coup Dans la nuit du 13 au 14, le village de BĂ©on, — situĂ© entre Culoz et Talissieu, au pied du Colombier, Ă  trois kilomĂštres de Mirastel, — fut ravagĂ©. Des mains sacrilĂšges Ă©mondĂšrent la floraison des arbres fruitiers. DiffĂ©rentes bestioles, couchant Ă  la belle Ă©toile, disparurent sans laisser de trace. Enfin et surtout, une femme, attirĂ©e dans son potager par un bruit insolite, ne rentra pas et subit le mĂȘme sort que les branches et les animaux. Il fut impossible de la retrouver. De BĂ©on, une vague circulaire d’épouvante se propagea sur le pays. Les journalistes y affluĂšrent. Mais, Ă  partir de cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser de se multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut la visite du Sarvant. BientĂŽt mĂȘme il y eut des gens qui furent confisquĂ©s en plein jour, dans les lieux Ă©cartĂ©s. De ce nombre Ă©taient les bergers et les vachĂšres qui s’en allaient, seuls avec leurs bĂȘtes, par les prĂ©s de la montagne. La plupart du temps, une seule personne disparaissait ; parfois deux ; et trois de-ci de-lĂ . On remarqua que les enlĂšvements diurnes s’exĂ©cutaient de prĂ©fĂ©rence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peur d’ĂȘtre trahis, avaient soin de capturer les tĂ©moins de leurs actes. Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa. Les Sarvants, on ne sait pourquoi, sautĂšrent un hameau, deux villages et trois chĂąteaux, dont Mirastel. Et l’on enregistra la perte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’ArviĂšre. Le pauvre homme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’il fut apprĂ©hendĂ©. Sa vieille mĂšre Ă©tait folle de peur et redoutait qu’il ne prĂźt froid, Ă  cause qu’il n’avait sur lui qu’une robe de chambre. Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route et poussant une pointe au sud, le Sarvant pilla CeyzĂ©rieu, sur la cĂŽte, en face de Mirastel, par delĂ  le marais. Puis il revint Ă  la route, malmena Talissieu oĂč il s’empara d’un poulain nouveau-nĂ©, raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de ChĂąteaufroid, et chaparda quelques lapins dans un cuveau de mĂ©tairie. Le 17, le docteur Monbardeau reçut la lettre suivante, qui le mit au dĂ©sespoir et prouvait, d’autre part, que le flĂ©au s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-Ă -dire jusqu’à Belley. Cette lettre Ă©tait de Front, l’amant de Suzanne Monbardeau. piĂšce 239 Monsieur Monbardeau, Bien que nos relations aient toujours Ă©tĂ© plus que tendues, je me vois dans la triste obligation de vous faire part de ce qui m’arrive. En revenant hier d’une course de quinze jours, je n’ai plus retrouvĂ© votre fille chez moi. Elle s’est dĂ©filĂ©e Ă  l’anglaise avec un joli cƓur quelconque puisque je sais qu’elle n’est pas rendue chez vous et Ă  la faveur de ces prĂ©tendues disparitions dont les suppĂŽts du pape remplissent le dĂ©partement. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Votre fille est une coquine. Je n’ai pas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison oĂč je lui ai fait l’honneur de la recueillir Ă©tant Ă  distance du bourg. VoilĂ  ce que c’est d’avoir un tempĂ©rament de[6]
, mais j’ai cru devoir vous en avertir, Ă  cette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a, encore moins que par le passĂ©, rien de commun entre nous. Je vous salue. OnĂ©sime Front. L’horreur du fait se renforçait de la trivialitĂ© du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pas fautĂ© une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle Ă©tait donc aussi la proie du Sarvant !
 Et ce qui vint le corroborer, ce fut, dans la nuit du 17 au 18, la dĂ©vastation de Saint-Champ, non loin de Belley. Suzanne enlevĂ©e ! Ce dernier coup portait au comble la dĂ©tresse des Monbardeau. Madame dĂ©raisonna pendant une semaine, puis s’éleva sans relĂąche contre la rigueur paternelle qui avait exilĂ© la pĂ©cheresse repentante. Ce Ă  quoi Monsieur ne savait que rĂ©pondre, et baissait la tĂȘte en pleurant. Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirent que la nuit avait Ă©tĂ© funeste au village de Ruffieux, sis Ă  quinze kilomĂštres outre-RhĂŽne, sur la route de Seyssel Ă  Aix-les-Bains. La nouvelle manquait de prĂ©cision. On parlait vaguement de plusieurs personnes enlevĂ©es, — ce qui demandait confirmation. Mais, avant d’ĂȘtre fixĂ©s, les Artemarois connurent un Ă©vĂ©nement plus sensationnel encore. Un reporter-photographe de Turin Ă©tait parti bien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin de photographier le théùtre du rapt dans la splendeur d’un soleil levant. Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable de clichĂ©s que ses confrĂšres avaient dĂ©jĂ  pris du mĂȘme lieu, dans des conditions diffĂ©rentes d’heure et de tempĂ©rature. Or, de mĂȘme que Marie-ThĂ©rĂšse et ses cousins n’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescendit pas. Grande Ă©motion dans Artemare. Palabres et conciliabules, Ă  l’issue desquels une troupe d’hommes courageux on en trouvait encore Ă  ce moment-lĂ  se mit Ă  la recherche de l’envoyĂ© perdu. Ils montĂšrent jusqu’à la croix. Et lĂ  ils dĂ©couvrirent l’appareil photographique plantĂ© sur ses trois pieds en compagnie d’une espĂšce de nabot hideux, goĂźtreux, haillonneux, vautrĂ© dans l’herbe, et que nul ne reconnaissait. Pas le plus petit soupçon de journaliste, — Ă  moins qu’il ne fĂ»t devenu, par sortilĂšge, ce nain repoussant, Ă  la tĂȘte trop grosse, aux bras trop courts, qui, d’un Ɠil animal, regardait venir les sauveteurs. Eux s’arrĂȘtĂšrent, cherchant de tous cĂŽtĂ©s l’ancien aspect du publiciste
 Mais rien ! Alors ils s’approchĂšrent de son nouvel aspect, — je veux dire de la vilaine crĂ©ature impassible, — et ils s’aperçurent bientĂŽt qu’ils avaient affaire Ă  l’un de ces malheureux crĂ©tins, sourds et muets, dont la rĂ©gion possĂšde plusieurs exemplaires. Et dans ce temps-lĂ , l’audace leur vint de le toucher. Car jusqu’ici, la peur de se brĂ»ler aux mains les en avait dĂ©tournĂ©s. On voulut le faire lever, et l’on sut — disgrĂące suprĂȘme ! — qu’il Ă©tait paralytique. Ils le prirent donc avec eux, ainsi que l’appareil Ă  trĂ©pied, et ils commencĂšrent Ă  descendre de la montagne. Mais comme ils arrivaient Ă  Virieu-le-Petit, avec des mines oĂč l’ébahissement persistait, voilĂ  qu’ils firent la rencontre d’un bouvier qui s’apprĂȘtait Ă  mener des troncs de sapins Ă  la scierie d’Artemare. Et cet homme, avisant le nabot, s’écria — Ho ! le Gaspard ! QuĂ©to coufa iqueu ? » Ce qui signifie — Tiens ! le Gaspard ! Qu’est-ce qu’il fait lĂ  ? » Et il leur enseigna la vĂ©ritĂ©, Ă  savoir que l’idiot Ă©tait un habitant de Ruffieux ; qu’il y passait des nuits et des journĂ©es accroupi au seuil de la maison de son pĂšre laquelle ouvre sur la route ; et que tous les bouviers, rouliers et messagers ne connaissaient que lui, Ă  force de le voir au bord au chemin, immobile et Ă  cropeton ». L’histoire fit tapage. C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste de Turin et d’un innocent de Ruffieux au plus haut du Colombier !
 On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir au moins un geste expressif
 HĂ©las ! folle tentative. Jamais il ne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbĂ©cile, ni plus ankylosĂ©. Son pĂšre, quand il le revit, regretta de le revoir. Et ainsi le seul rescapĂ© fut-il le seul qui ne pĂ»t rien rapporter au sujet des Sarvants, et le seul dont on eĂ»t souhaitĂ© qu’il y restĂąt. Cependant les autres reporters-photographes donnĂšrent de l’argent au pĂšre du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permĂźt de clicher ce hĂ©ros ; et il bĂ©nit le retour de son enfant. Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait Ă©tĂ© l’unique objet humain dont le Sarvant eĂ»t dĂ©meublĂ© Ruffieux. Dans la nuit du 19 au 30, ce fut le tour d’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les prĂ©cautions abondantes dont les campagnards s’entouraient dĂ©jĂ  limitĂšrent le dommage Ă  des pertes matĂ©rielles. Les hĂŽtes de Mirastel se dirent que l’heure Ă©tait venue pour eux d’ĂȘtre tourmentĂ©s ; la zone dangereuse s’était rĂ©trĂ©cie autour du chĂąteau Ă  mesure qu’elle s’élargissait au loin ; le hasard seul pouvait leur Ă©pargner l’attaque du Sarvant. M. Le Tellier s’en rĂ©jouit beaucoup. Depuis le commencement des dĂ©prĂ©dations, persuadĂ© comme tout le monde que leur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlĂšvement du 4 mai, il s’était dĂ©pensĂ© en multiples activitĂ©s. Au dĂ©but, il avait mĂȘme souri de bon cƓur, Ă  l’idĂ©e de toutes les hypothĂšses que la reprise des hostilitĂ©s rĂ©duisait Ă  nĂ©ant. Par lĂ  le champ des conjectures se trouvait singuliĂšrement restreint, et les circonstances semblaient donner raison au duc d’AgnĂšs, qui avait prĂ©dit d’autres rapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otages retenus par le Sarvant dĂ©montrait que celui-ci n’en avait pas voulu spĂ©cialement Ă  Marie-ThĂ©rĂšse et Ă  ses cousins. — L’ayant compris, M. Le Tellier tĂ©lĂ©graphia tout de suite au duc d’AgnĂšs, pour qu’il arrĂȘtĂąt l’ami Tiburce entraĂźnĂ© sur sa fausse piste. Mais, rĂ©pondit le duc, Tiburce court aprĂšs Hatkins. Il s’est embarquĂ© le 8 Ă  destination de New-York, poursuivant le milliardaire en voyage. » M. Le Tellier lamenta cette Ă©norme sottise, et revint Ă  ses prĂ©occupations personnelles. Avec son fils, son beau-frĂšre et son secrĂ©taire, il parcourut les endroits saccagĂ©s. Ils observaient. Ils questionnaient. Ils Ă©prouvaient une sorte de soulagement pervers Ă  constater que d’autres familles souffraient du flĂ©au qui les avait frappĂ©s. Mais ils n’obtenaient aucune indication, et recommençaient ailleurs de plus belle, stimulĂ©s par les trois femmes, qui joignaient Ă  leurs encouragements des recommandations de prudence. Elles ne les laissaient pas sortir aprĂšs le coucher du soleil et leur dĂ©fendaient de se sĂ©parer quand ils allaient dans les solitudes. Un jour, nĂ©anmoins, Mme Arquedouve — qui Ă©tait la premiĂšre Ă  prĂȘcher la confiance et le zĂšle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune — changea tout Ă  coup de maniĂšres et se montra pusillanime Ă  outrance. PressĂ©e d’avouer la cause de sa frayeur, elle finit par s’y rĂ©soudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. Cette nuit-lĂ , comme la nuit du sac de Talissieu, elle avait perçu d’étranges vibrations. Peut-ĂȘtre pas exactement des bruits, mais quelque chose du mĂȘme genre. Quelque chose de vibrant, que ses sens d’aveugle lui avaient permis d’apprĂ©cier. C’étaient des perceptions analogues Ă  celles que lui procurait le passage d’un aĂ©roplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, trop Ă©loignĂ©s pour ĂȘtre entendus au sens propre du terme ; mais ce n’était ni l’un, ni l’autre. C’était un bourdonnement sombre Ă  force d’ĂȘtre sourd et grave, et qui impressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutĂŽt que son oreille. Cette anomalie l’avait Ă©veillĂ©e au milieu de ces deux nuits-lĂ , fort peu rassurĂ©e. La premiĂšre fois, elle aurait pu croire qu’elle Ă©tait le jouet d’un de ces phantasmes auxquels les infirmes sont exposĂ©s ; mais aujourd’hui, elle ne doutait plus de l’authenticitĂ© de ses sensations. C’est pourquoi elle se dĂ©cidait Ă  parler. » À la suite d’une pareille rĂ©vĂ©lation, il n’y eut personne Ă  Mirastel qui ne mĂ©ditĂąt profondĂ©ment. Or ils n’étaient plus seuls Ă  mĂ©diter, ce 20 mai 1912. À cette Ă©poque, toute la France et toute l’Europe s’intĂ©ressaient au problĂšme bugiste. Les journaux du vieux monde rendaient compte de l’avĂšnement d’une terreur nouvelle ». La majoritĂ© estimait que c’était, Ă  coup sĂ»r, par le chemin de l’air que venaient les Sarvants », et plus d’un qu’ils appartenaient forcĂ©ment Ă  cette espĂšce volante dont le brigadier GĂ©ruzon avait surpris deux reprĂ©sentants ». — Le moyen Ăąge revivait. Les lĂ©gendes glissaient d’ñtre en Ăątre. Certaines, oubliĂ©es depuis des siĂšcles, ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltrĂ©es jusqu’à Mirastel, et mĂȘlaient leurs chimĂšres aux logiques des raisonneurs. Le temps n’était cependant plus aux rĂ©flexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mĂšre, M. Le Tellier se prĂ©parait Ă  la vigilance, ainsi qu’on va le voir. Mais les Sarvants paraissaient avoir pour tactique de sauter maintenant d’un point Ă  un autre, sans ordre, au petit bonheur, — et l’on avait dĂ©duit de cette incohĂ©rence rĂ©guliĂšre en quelque sorte qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heures aprĂšs avoir fouillĂ© Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaient ĂȘtre commises, celle-ci, par la suite, fut dĂ©crĂ©tĂ©e la plus lourde. xiiiLes Sarvants Ă  Mirastel DĂšs la reprise des pilleries nocturnes, Maxime avait supputĂ© les avantages qu’offrirait au logis menacĂ© l’établissement d’un phare. Excellent moyen de dĂ©fense et d’observation, rien n’était plus facile Ă  improviser. Sur l’instigation de son fils, M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs Ă  acĂ©tylĂšne d’une puissance remarquable, que deux veilleurs manƓuvreraient constamment toutes les nuits. — Reçus le 20 Ă  une heure, avec la tuyauterie et le gĂ©nĂ©rateur, on se mit sans retard Ă  les installer. Ils furent logĂ©s dans le grenier de la tour sud-ouest celle du laboratoire de Maxime sous la coupole basse. Deux larges tabatiĂšres diamĂ©tralement opposĂ©es, l’une au septentrion, l’autre au midi, trouaient de leurs rectangles modernes la toiture Louis XIII ; il suffisait d’y braquer les projecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tous les sens, chacun des deux secteurs Ă©clairables Ă©tant prĂ©cisĂ©ment la moitiĂ© de l’espace. Comme on n’attendait les Sarvants que le lendemain, le travail de montage s’exĂ©cuta, croyons-nous, avec plus de minutie que de rapiditĂ©. À l’heure du dĂźner, un seul fanal Ă©tait en place. Il est vrai qu’on avait chargĂ© le gazogĂšne. AprĂšs le repas, M. Le Tellier — toujours Ă  l’intention du lendemain — rĂ©unit la maisonnĂ©e et fit aux serviteurs un cours d’observation. Il prĂ©conisa le calme, le sang-froid, les notes prises aussitĂŽt que possible, Ă©crites n’importe oĂč, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, une pierre pointue
 Il comptait rĂ©pĂ©ter tout cela et faire rĂ©citer sa thĂ©orie le jour suivant. La nuit tomba. Mme Le Tellier, la regardant s’épaissir, joignait les mains et murmurait ; Marie-ThĂ©rĂšse ! OĂč es-tu, ma petite Marie-ThĂ©rĂšse ! » Pour la dĂ©tourner de son idĂ©e fixe, Mme Arquedouve se demanda tout haut quel endroit serait victimĂ© cette fois-ci. Et lĂ -dessus, Robert proposa d’achever le montage de la seconde lanterne. Il lui fut objectĂ© qu’il valait mieux le faire en plein jour, et qu’on avait pour cela dix-huit heures de soleil. Ce fut alors le commencement d’une de ces veillĂ©es si pĂ©nibles Ă  ceux qui ont le cƓur triste. Chacun s’ingĂ©niait Ă  tuer le temps. Mme Le Tellier tenta de rĂ©ussir une patience. Sa mĂšre fit du crochet, oĂč son industrie surpassait l’adresse des voyantes. Non loin d’elles, dans le billard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robert entamĂšrent une partie de carambolage. On avait laissĂ© les fenĂȘtres grandes ouvertes, car il faisait beau et tiĂšde. Elles donnaient sur la terrasse. La lumiĂšre de l’intĂ©rieur Ă©clairait les marronniers et les premiĂšres branches du ginkgo, plats et stupĂ©fiĂ©s comme des arbres peints. Au delĂ  du parapet, la campagne s’entrevoyait confusĂ©ment, obscure et bleue. Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelques voix du cĂŽtĂ© de l’office
, rien d’autre sur le fond du silence. Par intervalles, toutefois, un train sillonnait d’une trainĂ©e d’escarboucles l’ombre profonde, sonnait mĂ©tallique au pont de Marlieu, et quittait la scĂšne. On entendait aussi — mais en prĂȘtant l’oreille — de lĂ©gers remuements du gravier et c’étaient les allĂ©es et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait la garde. De telles soirĂ©es, si douces, devraient toujours ĂȘtre des fĂȘtes
 Mais qu’est-ce qu’il y a ? ! Qu’est-ce qu’il y a ?
 Pourquoi Mme Arquedouve accourt-elle dans la salle de billard, les mains en avant, la figure bouleversĂ©e, balbutiant d’effroi ?
 — Qu’avez-vous ? » s’écrie M. Le Tellier. — Ah ! Jean
 Jean
 Les voilĂ  ! » Et elle s’accroche au bras de son gendre. — Les voilĂ  ! Je les entends
 Je les sens, plutĂŽt !
 » DĂ©jĂ  Robert s’est Ă©lancĂ© et se prĂ©cipite vers la tour du projecteur. — Fermez les fenĂȘtres ! » gĂ©mit Mme Le Tellier qui arrive blanche comme une morte. — Non ! » riposte Maxime. Il faut tĂącher de voir
 d’entendre
 Chut !
 » — Si nous montions Ă  la tour ? » fait M. Le Tellier. — Non
 Pas le temps
 Chut, chut !
 » Ils Ă©coutent. Ils sont tels que des figures de cire dans un musĂ©e. Ils entendent Robert monter quatre Ă  quatre l’escalier de la tour ; ils entendent rire du cĂŽtĂ© de la cuisine
 un train siffler
 le va-et-vient du loulou
 Sauf Mme Arquedouve, nul n’entend quelque chose au delĂ  de ces bruits. Et pourtant ils scrutent de toute leur Ăąme la nuit, que rend plus impĂ©nĂ©trable le contraste des feuillĂ©es lumineuses
 Ils voudraient Ă©couter avec leurs yeux
 Mais les tĂ©nĂšbres sont les mĂȘmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles. — Écoutez ! » chuchote l’aveugle. Les voilĂ  tout prĂšs maintenant
 » Ils n’entendent rien. Si un mugissement. Si un hennissement. La ferme s’est rĂ©veillĂ©e. Les canards poussent dans la nuit des can-cans effrayĂ©s, comme si le renard ou la belette s’approchait ; et voici les poules qui font entendre un gloussement prolongĂ©, comme lorsque l’aigle plane au-dessus d’elles
 Les brebis entonnent un chƓur de lamentations dĂ©chirantes
 Une angoisse rĂšgne parmi les animaux. Et Floflo, qui s’est arrĂȘtĂ©, grogne tout Ă  coup. Mme Arquedouve a levĂ© le doigt, et dit — Les bĂȘtes aussi comprennent. Elles entendent aussi. » Il se fait alors un silence momentané  Et enfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir le bourdonnement. C’est l’arrivĂ©e d’une grosse mouche, ou mieux d’une phalĂšne. Oui, c’est le bourdonnement de la phalĂšne suspendue au-dessus des fleurs oĂč plonge sa longue trompe, — un murmure Ă  la fois robuste et doux, qui semble strident quoique fort bas, — qui est en effet curieusement sombre, mĂȘme au sein de l’obscurité  et qui vous trĂ©pide dans la poitrine, comme l’arbre de couche d’un steamer. D’ailleurs, voici les vitres qui entrent en vibration. Ils murmurent — Cela vient d’en haut ! » — Non ! » — Cela vient du marais. » — D’Artemare ! » — De Culoz ! » — Montagne ! » fait la grand’mĂšre, haletante. Mme Le Tellier, une main sur sa gorge qui bat, prononce dans un souffle — C’est encore trĂšs loin, maman, croyez-v
 » Mais elle n’a pas fini, qu’une brise lĂ©gĂšre, inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuilles bruissent ; et soudain rĂ©sonne un CLAC » assourdissant. On sursaute au claquement sec qui vient de retentir au dehors, on ne sait oĂč, pas loin certes et, semble-t-il, en l’air. Floflo aboie furieusement. — La foudre ? » interroge Mme Arquedouve. — Non, ma mĂšre, » lui rĂ©pond M. Le Tellier, il n’y a pas eu d’éclair. Nous n’avons rien vu. » — Ce n’est donc pas non plus une Ă©tincelle, un Ă©clair factice
 » — Évidemment. » — Maxime, va-t’en de la fenĂȘtre ! » implore Mme Le Tellier. — Écoutez encore ! » commande l’astronome. Le chien donne de la voix et file vers le bout du jardin. Il poursuit les Sarvants, c’est sĂ»r ; ils se dĂ©robent
 Aussi bien, le bourdonnement a cessé  Mais Mme Arquedouve affirme qu’elle le distingue toujours
 Le chien se tait
 On respire. Les traits de l’aveugle se dĂ©tendent
 Un cri aigu ! Ce n’est rien. C’est Mme Le Tellier qui prend peur Ă  la vue d’un grand jet de lumiĂšre inattendu, lancĂ© dans le ciel ainsi qu’une flĂšche d’éblouissement, ainsi qu’un rayon de soleil perçant la nuit
 Cette aurore dĂ©cochĂ©e, on dirait qu’elle complĂšte le claquement de tout Ă  l’heure, et que c’est un Ă©clair qui suivrait le tonnerre, prodigieusement
 Mais la clartĂ© persiste et dure. — N’aie pas peur, Luce, » dit M. Le Tellier, ce n’est que le phare. » Une minute aprĂšs, il rejoignait son secrĂ©taire dans le petit grenier rond. Debout sur un escabeau, Robert disparaissait Ă  mi-corps au travers d’une des lucarnes et il faisait dĂ©crire Ă  la gerbe Ă©clatante — solaire par sa puissance, lunaire par sa blancheur — de vastes courbes, tantĂŽt cĂ©lestes et tantĂŽt terrestres. Il dardait sa fusĂ©e de jour sur tout le pays mĂ©ridional, qu’il pouvait embrasser de lĂ . Le phare illuminait tour Ă  tour villages, montagnes, bois et chĂąteaux ; il avait l’air de projeter leur image sur un Ă©cran noir, Ă  la façon d’une lanterne magique. — Mais Robert avait beau se pencher et soulever le projecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers le Colombier son champ d’exploration, — il ne dĂ©couvrait absolument rien que de lĂ©gitime. Les Sarvants Ă©taient dĂ©jĂ  hors de vue. — Vous les voyez ? » demanda M. Le Tellier. — J’ai perdu trop de temps », rĂ©pondit le secrĂ©taire. Il me fallait amorcer le gĂ©nĂ©rateur, allumer
 C’est long. Ils sont partis. Mais ils n’ont rien fait. » Et, de guerre lasse, il abandonna le projecteur qui bascula, balaya l’étendue, et resta pointĂ© vers le sol, irradiant sur la terrasse. — Ho ! » s’exclama Robert. Regardez, maĂźtre ! » — Quoi ? » fit l’astronome en passant la tĂȘte. — Le ginkgo ! On l’a coupĂ© ! » M. Le Tellier put voir, en effet, au clair de l’acĂ©tylĂšne, qu’on avait dĂ©capitĂ© le ginkgo-biloba. De son poste dominant, il aperçut le tronc coupĂ©, dont la section faisait un disque pĂąle. D’un seul coup, le Sarvant avait tranchĂ© ce rondin de la grosseur du col et dur comme du chĂȘne, — d’un seul coup de cisaille si bien appliquĂ©, si vite et si juste, que l’arbre n’avait pas mĂȘme tressailli ! — d’un seul coup de cette cisaille dont naguĂšre un garde forestier avait entendu le clac » dans la forĂȘt, — cette cisaille Ă  quoi l’on ne pensait plus et qui Ă©laguait sans pitiĂ© toutes les plantations du Bugey ! — Ils ont bien choisi ! » remarqua M. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus bel arbre de la rĂ©gion ! Le seul ginkgo !
 Mais comme ils se sont esquivĂ©s ! Mme Arquedouve prĂ©tend qu’ils sont arrivĂ©s par la montagne ; ils seront repartis de mĂȘme, et c’est justement le secteur que vous ne pouviez pas Ă©clairer !
 Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusqu’au bout du jardin. Ah ! il les a bien sentis ! Brave Floflo ! » — Pauvre Floflo ! » dit Robert, qui semblait extrĂȘmement soucieux. — Pourquoi pauvre » ? Est-ce qu’ils l’ont enlevĂ© ?
 Vous l’avez vu enlever ?
 » — Non
 Mais il a cessĂ© brusquement de japper
 » — Floflo !
 Floflo !
 » cria M. Le Tellier. Pas de Floflo. On n’osa pas le chercher dans les tĂ©nĂšbres inquiĂ©tantes. La cuisiniĂšre l’appela toute la nuit par l’entre-bĂąillement d’un vasistas
 Il avait Ă©tĂ© pris. C’est ainsi que Mirastel fut hantĂ© par les Sarvants, que l’on nommait encore des hommes volants » et aussi des ornianthropes ou des anthropornix. Cependant les tĂ©moins de ceci demeuraient perplexes non seulement Ă  cause de la promptitude et de la dextĂ©ritĂ© des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent qui avait soufflĂ© sur les feuilles. Il avait soufflĂ© une seconde Ă  peine, ce vent le temps d’un coup d’aile
, comme si vraiment une aile avait Ă©ventĂ© les feuilles
 Et quand on pensait aux bĂȘtes rĂ©veillĂ©es, alarmĂ©es, aux volailles gloussant Ă  l’oiseau de proie, — l’hypothĂšse des aigles insensĂ©e ! reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier s’admonesta et se rappela que les dĂ©nicheurs d’aigles, recrutĂ©s par son beau-frĂšre, Ă©taient revenus les mains vides. Il n’en frĂ©mit pas moins d’une terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir, une Ă©trangetĂ© nouvelle et suffocante. xivL’Aigle et la Girouette Les Sarvants ne s’étaient pas contentĂ©s de visiter Mirastel. Ils avaient aussi violentĂ© le village d’Ouche, au-dessus du chĂąteau. PrĂ©venu dans la matinĂ©e, M. Le Tellier se rendit sur les lieux avec Maxime et Robert. On leur montra deux carrĂ©s de choux et un de carottes, complĂštement rĂ©coltĂ©s par les rĂŽdeurs Ă©nigmatiques, et la place oĂč, la veille encore, s’érigeait une pierre biscornue dont il ne restait plus qu’un trou dans la terre. — Toujours la mĂȘme rengaine », dit Maxime. Ces Messieurs parodient les fantĂŽmes ! Ils affectent de s’adjuger les choses d’exception, mĂȘme inutiles, pour faire de l’effet une espĂšce de menhir, une branche de ginkgo, un loulou de PomĂ©ranie
 » Robert se croisa les bras. — Vous trouvez », dit-il, que des choux et des carottes sont d’inutiles raretĂ©s ?
 Avez-vous remarquĂ© avec quel acharnement nos ennemis dĂ©vastent les cultures maraĂźchĂšres, depuis peu de temps ? Eux qui d’abord ne s’appropriaient pas deux objets identiques, voilĂ  qu’ils font main basse sur toute sorte de lĂ©gumes ! » — Allons donc ! allons donc ! Tout cela, c’est pour embĂȘter les citoyens ! pour qu’ils paient plus cher leur tranquillitĂ© ! » — Voyez-vous quelque trace d’outils ? de pas ? » questionna M. Le Tellier. Moi, non. » — Rien ; comme toujours », rĂ©pondit Robert. Et il ajouta Dites donc, monsieur Maxime, tout de mĂȘme, rĂ©flĂ©chissez quand il s’agit d’animaux et d’ĂȘtres humains, les Sarvants ne sont pas trĂšs difficiles non plus sous le rapport de la qualitĂ©, voyons ? Ils raflent n’importe quelle femme, un homme quelconque, le premier chat venu et des tas de lapins sans valeur, sauf des exceptions qui semblent dues au hasard
 Avouez-le. C’est bien cela que vous pensez, en y rĂ©flĂ©chissant ? C’est bien cela ? » — Oui, c’est juste », confessa l’incrĂ©dule aprĂšs un instant. — Eh bien
 » reprit Robert d’un ton presque joyeux. Eh bien
 » — Quoi, Ă  la fin ? » — Il se pourrait que vous fussiez dans l’erreur, voilĂ  tout. » Et il coupa court Ă  toute insistance en quittant ses compagnons. Il pria M. Le Tellier de l’excuser s’il ne rentrait pas Ă  l’heure du dĂ©jeuner, et descendit vers Artemare. Le pĂšre et le fils reprirent le chemin de Mirastel. — Pourvu qu’il ne fasse pas d’imprudences ! » murmura l’astronome. — Il est butĂ© », fit Maxime. ImpĂ©nĂ©trable et butĂ©. Mais brave ! Ce n’est pas la premiĂšre fois qu’il s’en va tout seul
 Je le sais. Il s’échappe Ă  la dĂ©robĂ©e
 » — Il donnerait son sang pour retrouver Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Elle vaut cela », marmonna Maxime. Elle vaut le sang d’un duc ! » — C’est Ă©gal, » reprit M. Le Tellier sans relever le propos, je souhaiterais qu’il fĂ»t dĂ©jĂ  rentré  Et puis, j’aurais voulu le consulter relativement au phare
 » — Le phare ? Ce qu’il faut en faire ? Tout simple dĂ©monter le projecteur et l’installer, lui avec l’autre, Ă  Machuraz. ExceptĂ© au dĂ©but de leur campagne, vos loustics ne sont jamais revenus dans les mĂȘmes localitĂ©s ; ils ne reviendront pas Ă  Mirastel. Mais ils n’ont pas encore taquinĂ© Machuraz ; il faut demander aux chĂątelains la permission d’y loger notre feu. — Allons-y tout de suite. » Ainsi fut fait. ⁂ Les deux Le Tellier ne voulurent confier Ă  personne le soin de dĂ©piĂ©cer la lanterne et de remballer miroirs et lentilles. Ils apportĂšrent Ă  cette manutention tant d’égards et d’inhabitude, qu’ils se virent obligĂ©s de terminer l’ouvrage aprĂšs souper. L’affaire de la veille leur avait enseignĂ© Ă  ne plus remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour mĂȘme. Ils remontĂšrent donc au grenier de la tour avec une lampe, et s’attelĂšrent Ă  la besogne, — muets et l’air prĂ©occupĂ©, car Robert Collin n’était pas de retour. Ils travaillĂšrent quelque temps de la sorte, sans rien dire, Ă©coutant si quelqu’un ne montait pas l’escalier en criant Me voilĂ  ! » — Mais le froissement du papier d’emballage emplissait Ă  lui seul tout le crĂ©puscule, et, par intermittences, au-dessus d’eux, grinçait la haute girouette
 Enfin quelqu’un monta l’escalier. — Me voilĂ  ! » dit Robert. — Ah ! mon ami, vous nous avez bien inquiĂ©tĂ©s ! » s’écria le pĂšre. — D’oĂč diable venez-vous ? » s’enquit le fils. — Du sommet du Colombier. » Maxime inspecta le secrĂ©taire, et persifla — Vous ĂȘtes joliment propre pour un homme qui vient de la montagne ! Quel garçon soigneux ! Le voilĂ  tirĂ© Ă  quatre Ă©pingles comme ce matin, avec sa redingote brossĂ©e, ses bottines reluisantes
 » — C’était une grave imprudence », maugrĂ©a M. Le Tellier. Vous savez pourtant que l’endroit est dangereux ! » — Je ne crains rien », fit Robert en essuyant ses lunettes d’or d’un petit geste quiet. Je crois avoir trouvĂ© un prĂ©servatif contre les
 Sarvants
 Non, non ne me demandez rien. Vous confier mon procĂ©dĂ© serait vous mettre sur la voie de mes hypothĂšses
 et je vous supplie de me faire crĂ©dit. Au surplus, j’ai Ă  vous entretenir d’un fait
 dont je viens d’ĂȘtre spectateur
 Je dĂ©sirerais votre avis Ă  ce propos
 Il ne faudra pas vous fĂącher si, aujourd’hui, je me borne Ă  vous rĂ©vĂ©ler ce fait, sans dire ce que j’en pense moi-mĂȘme
 D’ailleurs, ce que je pense, c’est si vague et si
 On ne me croirait pas. On embrouillerait mes idĂ©es avec des objections
 Et enfin, n’est-ce pas, j’ai intĂ©rĂȘt
 en quelque sorte
 Ă  trouver la solution tout seul, Ă  cause de
 Enfin, c’est une maniĂšre de concours
 Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, n’est-ce pas
 » — Allez donc ! Mais allez donc ! » rugit Maxime impatientĂ©. Qu’est-ce que vous avez vu ? » Le petit homme rajusta ses lunettes sur son nez, tirailla sa vilaine barbe mousseuse, et dit — J’ai vu un aigle. » Il les regardait maintenant l’un aprĂšs l’autre, dans les yeux. M. Le Tellier venait de tressauter. — Ah ? » fit-il. J’ai beaucoup pensĂ© Ă  cela aujourd’hui
 Mais c’est tellement extraordinaire !
 » — J’ai vu un aigle extraordinaire », appuya Robert Collin. Maxime le pressa — Extraordinaire
 sous quel rapport ?
 Énorme ? » — Cela, je n’en sais rien. Je manquais de comparaison pour estimer sa taille. — J’étais appuyĂ© au montant de la croix, depuis une heure peut-ĂȘtre, quand je le vis passer trĂšs loin, vers l’est, au-dessus du RhĂŽne, et trĂšs haut. Cet aigle volait du sud-est au nord-ouest. Je ne l’avais pas encore remarquĂ©, parce qu’il y en avait d’autres un peu partout. Mais ceux-lĂ  Ă©taient des aigles normaux
 comme il l’avait Ă©tĂ©, lui aussi, jusqu’au moment oĂč
 Bref, ce qui fit que je le remarquai, ce furent des battements d’ailes dĂ©sordonnĂ©s et tout Ă  fait extravagants
 J’avais une jumelle ; vite, je m’en servis. Et je constatai que le rapace se livrait Ă  une espĂšce d’incantation folle, tout en filant Ă  une allure qui me sembla moyenne bien que lĂ  aussi les points de repĂšre me fissent dĂ©faut pour dĂ©terminer le train de l’animal. » Je le suivais facilement. » Mais tout Ă  coup il disparut de ma lorgnette
 Alors, Ă  l’Ɠil nu, je le vis monter dans le ciel, suivant une oblique proche de la verticale et avec une rapiditĂ© considĂ©rable
 Seulement, il paraissait amoindri
 rapetissé  J’eus le bonheur de pouvoir le rattraper avec ma jumelle et, avant qu’il ne s’enfonçùt dans les nuages, de reconnaĂźtre la cause de cette diminution. C’est que l’oiseau avait repliĂ© ses ailes. » — Hein ? » se rĂ©cria Maxime. Il montait sans voler ? sans mĂȘme planer ? » — VoilĂ  qui est fort ! » complĂ©ta son pĂšre. Robert confirma — Sans voler. Sans planer. Sans faire plus de mouvements qu’un aigle empaillĂ© sur un perchoir ! » — Au moins, vous ĂȘtes sĂ»r d’avoir bien vu ? » — Oui, monsieur Maxime, je rĂ©ponds de moi. — Et alors, que dites-vous du phĂ©nomĂšne ? » — Voyons », dit l’astronome. De quelle nature Ă©taient les gesticulations qui ont prĂ©ludĂ© Ă  cet envol fantastique ? » — Des coups d’ailes brutaux, dans tous les sens, qui devaient nĂ©cessiter toute la vigueur de la bĂȘte. » — 
 et qui la maintenaient Ă  bonne allure et Ă  la mĂȘme hauteur ? » — Oui. » — En somme, » proposa Maxime, c’était assimilable aux contorsions que pratiquent les discoboles avant de lancer le poids ou le palet ? » — Mon Dieu
 oui. » — Alors, » continua M. Le Tellier, ce serait un Ă©lan que votre aigle aurait pris, avant de piquer vers le zĂ©nith ?
 Ce serait une façon d’emmagasiner de l’énergie ?
 » — Je vous le demande, maĂźtre
 Mais il est certain qu’un oiseau carnassier, volant avec cette diligence, peut s’éclipser en un rien de temps, aprĂšs avoir commis son larcin. » — Et de quelle couleur Ă©tait-il ? » — Fauve clair ; un peu le plumage d’un nocturne. », — Ah ! tiens, tiens ! » dit M. Le Tellier sans bien se rendre compte de sa pensĂ©e. AprĂšs tout, il Ă©tait peut-ĂȘtre gigantesque, cet aigle, puisque, vous ne
 — Écoutez ! 
 Qui est-ce qui monte l’escalier ? 
 » Ils se turent. — Les degrĂ©s de bois sonnaient sourdement. Quelqu’un gravissait les spires et se cognait aux marches dans sa prĂ©cipitation
 M. Le Tellier prit la lampe et s’approcha de la porte — au moment oĂč Mme Arquedouve Ă©mergeait de l’ombre
 Elle avait une figure de l’autre monde, et elle jeta d’une voix grise ce cri d’alarme — Les Sarvants !
 Encore ! Ils reviennent !
 » Ç’avait Ă©tĂ© une clameur terrible et singuliĂšre, comme un hurlement chuchotĂ©. — Ils viennent ?
 » rĂ©pĂ©tait M. Le Tellier. — Tonnerre de Dieu ! » jura Maxime. Nous n’avons plus de phare ! » Mais, sans perdre une seconde, Robert avait soufflĂ© la lampe, et les deux tabatiĂšres dĂ©coupaient maintenant deux rectangles de ciel qui semblaient s’éclaircir peu Ă  peu. Maxime comprit la manƓuvre ; il sauta sur la caisse contenant le gĂ©nĂ©rateur, il introduisit son buste dans une lucarne, et releva contre la toiture le chĂąssis vitrĂ©. Robert, Ă  l’autre tabatiĂšre, opĂ©rait le mĂȘme branle-bas. Ils dĂ©couvraient chacun la moitiĂ© de l’étendue ; tout se trouvait donc Ă  la merci de leur pĂ©nĂ©tration. Il faisait noir, cependant. Mais, dans un rayon d’une centaine de mĂštres, un homme — ou quelque chose de volume Ă©gal — ne pouvait leur Ă©chapper. Entre eux, derriĂšre eux, dans l’obscuritĂ© du grenier, ils entendaient trembler Mme Arquedouve, et derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, grincer par instants la girouette de fer forgĂ©. Le bourdonnement de phalĂšne venait d’éclore
 OĂč ?
 Partout, Ă  ce qu’il semblait Ă  droite, Ă  gauche, en l’air, au fond des poitrines
 Comme la veille, ils regardaient la nuit de tous leurs yeux, — leurs faibles yeux d’animaux diurnes
 L’étable, l’écurie, le poulailler s’éveillĂšrent. La bergerie sanglota
 Le clair-obscur leur paraissait tour Ă  tour Ă©blouissant, puis foncĂ© jusqu’à devenir opaque
 Dans le lointain ? le Sarvant bourdonnait. Robert sentit une brise lui caresser le front, et il redoubla de vigilance. Maxime Ă©galement sentit la brise
 Et la girouette grinça
 Mais, au lieu de grincer une fois pour toutes, il advint ce prodige admirable qu’elle ne s’arrĂȘta plus de grincer et qu’elle se mit Ă  tourner sans trĂȘve, Ă  l’imitation d’une crĂ©celle !
 La brise, qui soufflait toujours, s’apaisa. Machinalement, les deux guetteurs s’étaient retournĂ©s du cĂŽtĂ© de la girouette. Ils la virent alors s’immobiliser Ă  mesure que le vent tombait. Et ils reprirent la surveillance de la plaine et de la montagne. Soudain, derriĂšre eux, entre eux, au pinacle de la coupole, retentit le CLAC » assourdissant. Un recul instinctif rentra les deux tĂȘtes Ă  l’abri du toit, et l’on distingua la dĂ©gringolade d’un objet dur et pesant qui raclait dans sa chute les ardoises sonores
 Puis plus rien
 Puis l’arrivĂ©e de l’objet sur le gravier de la terrasse
 Le bourdonnement s’était Ă©vanoui. — Sapristi ! » anhĂ©la M. Le Tellier s’épongeant les tempes. — Disparus ! EnvolĂ©s ! » fit Robert ayant repris sa pose d’observation. Nom de nom ! Pas de veine !
 — La girouette ne grince plus du tout
 Ha ! Elle n’est plus lĂ  ! Elle est tombĂ©e !
 C’est elle qui est tombĂ©e ! » — Ils l’ont abattue », complĂ©ta Maxime Ă  l’autre ouverture. Mais cette fois ils n’ont rien emportĂ©. Ils ont laissĂ© choir leur prise. Elle leur a sans doute glissĂ© des mains
 » — Et le projecteur ! » ajouta l’astronome. On peut dire que c’est du guignon ! » — Je n’ai rien vu ! » bougonnait Robert. DerriĂšre nos tĂȘtes ! quelle malchance !
 Et n’avoir pu rĂ©sister au mouvement nerveux qui nous a fait rentrer, lĂąchement, bĂȘtement
 » — Hem ! hem ! » fit Mme Arquedouve affaisĂ©e sur les derniĂšres marches du colimaçon. — Quoi donc, grand’mĂšre ?
 Est-ce qu’ils reviennent Ă  la charge ? » — Ils
 Ils partent seulement
 LĂ . Ils sont partis. » — Oui ?
 Enfin, » dit M. Le Tellier, ils sont bien partis, Ă  prĂ©sent ? On peut sortir sans danger ?
 Il serait bon d’aller chercher la girouette. Son examen nous renseignera peut-ĂȘtre
 Elle s’est comportĂ©e d’une façon Ă©tourdissante
 » Ils descendirent. Mais ils ne trouvĂšrent de la girouette-crĂ©celle qu’une dĂ©pression de sa grandeur et de sa forme, creusĂ©e dans le gravier, sous les fenĂȘtres du laboratoire, oĂč elle s’était abattue. — C’est un peu raide ! » grogna Maxime. Ils sont venus la reprendre !
 Grand’mĂšre avait raison ils n’étaient pas partis !
 Cela prouve qu’on ne les entend que de tout prĂšs
 Oh ! dire qu’on les aurait vus de mon laboratoire ! qu’on les aurait vus ramasser cette girouette ! et qu’on saurait comment ils ont le nez fait ! » — Le nez
 ou le bec
 » aventura M. Le Tellier. Robert, mĂ©ditatif, songeait Ă  haute voix — Cette girouette
 tournant sur elle-mĂȘme
, elle semblait le centre d’un
 elle semblait prise au milieu d’un tourbillon
 d’un petit cyclone
 alangui
 — HĂ© ! monsieur Maxime la brise, vous l’avez sentie de gauche Ă  droite, naturellement, puisque nous Ă©tions dos Ă  dos et que moi je l’ai sentie de droite Ă  gauche ? » — Mais non, mais non ; elle soufflait de ma droite
 » — Ah ! ah !
 C’était donc une brise circulaire
 » — Diable ! » s’écria M. Le Tellier. Mais Robert lui demanda prĂ©cipitamment — Enfin, avec tout cela, qu’est-ce que vous pensez de mon aigle ? » — 
Plusieurs choses contradictoires. Que si les aigles enlĂšvent parfois de jeunes bestiaux et des enfants, ils n’ont pas coutume de ravir les girouettes
 Mais je pense aussi que la maniĂšre dont votre aigle s’agitait ressemble Ă©tonnamment Ă  la façon de voler qu’employaient, dit-on, les hommes de ChĂątel ; et que, peut-ĂȘtre, une sorte de
 dĂ©guisement
 Vous y ĂȘtes ? Un homme costumĂ© en aigle
 pour mystifier
 Il y a toujours eu un cĂŽtĂ© burlesque dans tout cela
 » Maxime railla — CostumĂ© ? Pourquoi pas mĂ©tamorphosĂ©, comme le journaliste de Turin muĂ© en nabot ?
 Mon cher papa, je ne vous reconnais plus
 » — C’est toi qu’on ne reconnaĂźt pas. Je sais parfaitement combien mes infĂ©rences sont fragiles. Mais, faute de mieux, je suis obligĂ© de me livrer aux conjectures qui peuvent s’énoncer dans la forme scientifique tout se passe comme si ». D’ailleurs, tu m’interromps et je n’avais pas terminĂ©. — Il se peut encore que nous soyons en prĂ©sence d’une force rĂ©cente — ou rĂ©cemment dĂ©couverte — une force
 une lĂ©gĂšretĂ© plutĂŽt, que les ĂȘtres vivants seraient Ă  mĂȘme d’acquĂ©rir, — et d’acquĂ©rir sans le vouloir, Ă  leur corps dĂ©fendant
 » — Ta ta ta ! Nous avons peur, et voilĂ  tout. Qu’avons-nous fait jusqu’ici, sans compter les gaffes ? De la dialectique et des poltronneries. Avec tant de prĂ©cautions, nous ne verrons jamais les Sarvants ! Rien n’empĂȘche de voir son adversaire comme un bouclier trop vaste
 Tenez, c’est ridicule de ne plus s’éloigner des villages qu’en nombre. Juste ce qu’il faut pour ĂȘtre aperçu de l’ennemi !
 J’en ai assez, moi, de toutes vos couardises. À l’avenir, je ferai comme Robert j’irai seul oĂč bon me semblera ! » M. Le Tellier, sentant Maxime sur la pente de la colĂšre, lui souhaita le bonsoir. Quand il eut regagnĂ© le vestibule, Robert alors dit Ă  Maxime — Écoutez. Vous ĂȘtes en passe de tĂ©mĂ©ritĂ©s. Eh bien, croyez-moi si vous sortez seul, habillez-vous comme l’une des personnes disparues. Faites-vous la copie de l’une d’elles. Au besoin, teignez-vous les cheveux et la barbe ; rasez-vous, s’il le faut. N’oubliez ni la canne, ni les gants. Allez mĂȘme jusqu’à reproduire la dĂ©marche. » Aujourd’hui, avant de monter au Colombier, je suis allĂ© chez le docteur Monbardeau, et lĂ , sur ses indications, j’ai revĂȘtu un costume kaki appartenant Ă  son fils et pareil Ă  celui qu’il portait le jour de son enlĂšvement. M. Monbardeau a bien voulu complĂ©ter la ressemblance ; nous avons trempĂ© dans de la chaux un feutre noir, pour le blanchir ; j’ai chaussĂ© des bottines jaunes
 C’est pour quoi vous m’avez trouvĂ© si propre, Ă  mon retour. Je venais de restituer mon vestiaire d’emprunt. » C’est un bon truc. Du moins, je le crois
 En tout cas, il paraĂźt m’avoir rĂ©ussi tantĂŽt, puisque me voilĂ . — Mais de la discrĂ©tion, n’est-ce pas ! » — Ah çà ! est-ce que vous ĂȘtes timbrĂ© ? » fit l’autre, Ă  la fois rieur et dĂ©contenancĂ©. Si le stratagĂšme est efficace, pourquoi le tenir cachĂ© ? » — Pour diverses raisons, mais, avant tout, parce qu’il existe prĂ©sentement un autre moyen de s’immuniser, qui est le fruit de l’empirisme et qui vaut certes mon procĂ©dĂ©, rĂ©sultat du calcul. Ce moyen, c’est justement celui que vous rejetez et qui consiste Ă  se rĂ©unir en force, au large des habitations. Cela, c’est connu ; tout le monde accepte cette obligation temporaire ; et ceux qui refusent de s’y soumettre — imbĂ©ciles, fortes tĂȘtes ou bravaches soit dit sans vous offenser — ne voudraient pas non plus de mon systĂšme. » — Il y a du vrai lĂ -dedans
 » — Seulement
 seulement
 ces deux prĂ©servatifs
 Le premier, le populaire, est-ce qu’il aura toujours de l’action ?
 Et le second, le mien, est-il parfait ?
 Est-ce par hasard que les Sarvants ne m’ont pas emportĂ© lors de cette premiĂšre expĂ©rience ? Serait-ce qu’ils ne m’ont pas vu ?
 Si paradoxal que cela puisse paraĂźtre, je le dĂ©sire de tout cƓur, savez-vous ! Car, pour peu que soit vĂ©rifiĂ© ce coin de ma thĂ©orie, toute ma thĂ©orie se trouve exacte ; et alors
 » Il se passa la main sur le front, comme en face d’apparitions effroyables. Or sa main frissonnait et la sueur perlait Ă  son front. — 
 Et alors, mon cher, vous n’avez pas dĂźnĂ© », termina Maxime. Vous avez faim. Estomac vide cerveau creux. L’inanition vous fait divaguer. » — Monsieur Maxime, » dit Robert, je donnerais ma vie pour me tromper. » xvAutres Faits contradictoires La pĂ©riode qui suivit fut vraiment terrible, pour la seule raison qu’il y avait encore des incrĂ©dules. Les populations avoisinantes gardaient une arriĂšre-pensĂ©e de tromperie, et, parmi leurs constituants, ceux qui admettaient l’épidĂ©mie de disparitions n’estimaient pas qu’elle dĂ»t s’étendre. D’aprĂšs eux, c’était une calamitĂ© locale. — Passe donc pour ces saints Thomas qui n’avaient rien vu. — Mais au cƓur du Bugey, dans le pays de Belley, en plein dĂ©sastre, plus d’un butor et plus d’un bel esprit s’obstinaient Ă  goguenarder. Ils se moquaient du S. P. L. D. D. T. C. L. S. le Syndicat pour la DĂ©fense du Territoire contre les Sarvants qui venait de se fonder. Ils affectaient de contrevenir Ă  ses prescriptions !
 Et c’est cela qui est incroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant de malheurs ! L’audace de l’ennemi croissait avec le nombre de ses rĂ©ussites. Son terrain d’opĂ©rations avait fini par devenir un cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains et Nantua. Dans cette province, qui se dĂ©veloppait sans cesse davantage, le Sarvant prĂ©levait sa dĂźme incomprĂ©hensible. Et ceux qui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes. Mais que dire de ceux qui croyaient au Sarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur. Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils se faisaient cortĂšge rĂ©ciproquement ; et l’on voyait cheminer des cohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu Ă©quivoque. — Ah ! le ciel ! une Ă©nigme s’ajoutait Ă  ses nombreux mystĂšres, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. — On fermait les demeures bien avant le crĂ©puscule ; et quand la nuit hostile Ă©tait descendue, on se mettait aux Ă©coutes ; car il avait Ă©tĂ© convenu que le tocsin sonnerait dans la commune oĂč les Sarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fond des oreilles fiĂ©vreuses oĂč le sang tintait sa cloche maladive. — Bien aprĂšs l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis les fenĂȘtres, enfin la porte. Quelques-uns restaient sĂ©questrĂ©s. D’autres, moins timorĂ©s, se contraignaient Ă  sortir. Mais il suffisait d’un frĂ©missement pour qu’ils frĂ©missent ; une porte poussĂ©e par un courant d’air les faisait blĂȘmir ; — le vent surtout savait les effrayer. On avait jasĂ© de la brise agitant les marronniers de Mirastel et prĂ©cĂ©dant le clac » Ă©pouvantable ; en sorte qu’un zĂ©phyr passant sur les feuillĂ©es leur semblait quelqu’un de mĂ©chant qui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraient voulu connaĂźtre l’origine du vent et ce que c’est au juste, question qu’ils n’avaient jamais soulevĂ©e. Ce qu’ils redoutaient, Ă  vrai dire, c’était d’ĂȘtre saisis par derriĂšre, dans les mains foudroyantes qu’on apercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaient constamment. — Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant par surprise, Ă©tait un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant une partie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que son partenaire l’avait touchĂ© de la sorte. — Un mercredi, prĂšs de Talissieu, le cadavre du garde champĂȘtre fut dĂ©couvert dans une haie de mĂ»riers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sa blouse s’était accrochĂ©e aux Ă©pines ; certain d’ĂȘtre harponnĂ© par les Sarvants, le pauvre diable s’était dĂ©battu ; mais les ronces l’avaient liĂ© de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tuĂ©. Son visage montrait bien qu’il Ă©tait mort de peur. Quoique tout logis fĂ»t plein d’habitants, la plupart des bourgades semblaient Ă©vacuĂ©es. Les rues, par-ci par-lĂ , rĂ©sonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leur silence et leur vide oppressants, un tĂ©mĂ©raire, un brave, se glissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition. Et comme tous, il levait les yeux vers le ciel ; non pour le supplier, mais pour l’espionner. Car du ciel on attendait moins le salut que le pĂ©ril. La campagne Ă©tait dĂ©sertique. Quelques troupeaux, gardĂ©s par un troupeau d’enfants, paissaient encore les prairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateurs entretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur les chansons Ă©teintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse, un mois de juin morose, interceptant le soleil, roula d’interminables nuĂ©es. Chaque jour, cependant, une procession dĂ©bouchait des Ă©glises ; une foule en deuil la composait ; et l’on disait des priĂšres pour demander Ă  Dieu le terme d’un flĂ©au qu’on ne pouvait pas mĂȘme lui dĂ©signer clairement. À son habitude, la terreur suscita des conversions. Une jonchĂ©e de fanatiques, Ă  plat ventre, s’allongeait au pied des autels. Certain prĂȘtre, ayant recherchĂ© les vieilles formules mĂ©diĂ©vales, pratiqua des exorcismes. À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotion toutefois allait s’attĂ©nuant, comme il a Ă©tĂ© dit pour les rĂ©gions limitrophes. Le pays Ă©tait un foyer de crainte qui rayonnait sur la terre et dont l’intensitĂ© s’affaiblissait avec la distance. L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son compte personnel, Ă©tait au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’États Ă©loignĂ©s tenaient toujours les Sarvants pour des canards. Une chose inimaginable, c’est que Maxime fĂ»t au rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eĂ»t habitĂ© les antipodes, lui l’hĂŽte de Mirastel, lui si Ă©prouvĂ© dans ses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marin et de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait Ă  l’admettre. Et comme le surnaturel semblait ĂȘtre la clef unique des faits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mĂȘmes, sinon dans leur rĂ©alitĂ©, du moins dans l’apparence qu’on leur prĂȘtait. Il restait persuadĂ© que tout s’expliquerait naturellement, lorsque les bandits rĂ©clameraient de l’argent contre les captifs restituĂ©s sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du Sarvant seraient les nĂ©vrosĂ©s qu’une souleur suffisait Ă  occire. Il avait beau s’efforcer d’envisager sĂ©rieusement l’histoire des hommes volants et des aigles ne volant pas, — de ce monde renversĂ©, de cette saturnale de la crĂ©ation, — il n’y parvenait pas, et la traitait en lui-mĂȘme de machinerie théùtrale et de tour d’illusionniste, ou de craque. MalgrĂ© les remontrances de tous, malgrĂ© l’anxiĂ©tĂ© de sa mĂšre, il partait souvent pour la montagne, seul, et peignait des aquarelles d’aprĂšs nature. Il disait qu’il avait besoin de se faire la main pour exĂ©cuter les planches en couleurs d’un traitĂ© d’ichtyologie. Il affichait une confiance, une insouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion de s’évader, si petite quelle fĂ»t. Quand il y avait des courses Ă  faire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’il s’amusait Ă  conduire, c’est lui et le mĂ©canicien qui allaient aux provisions. En cet Ă©quipage, le second jeudi du mois de juin, Maxime se rendit Ă  Belley, la rĂ©serve de carbure de calcium ayant besoin d’ĂȘtre renouvelĂ©e. On s’était dĂ©cidĂ©, en effet, Ă  remonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, Ă  prĂ©sent, leur double rayon virait au faĂźte de la tour, qui ressemblait ainsi Ă  quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et de feu. Or donc, Maxime Le Tellier revint, aux premiĂšres ombres du soir, vers Mirastel. Au sortir de CeyzĂ©rieu, — bĂąti sur la hauteur, en face du chĂąteau et de l’autre cĂŽtĂ© de la plaine marĂ©cageuse, — la beautĂ© de la vue soudaine le transporta. Une mer de brouillard submergeait les fonds. Villages, clochers mĂȘmes avaient disparu. Les vapeurs Ă©levaient leur feutre impondĂ©rable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roi des ors et des ombres, dĂ©coupait superbement le Colombier, faisait saillir ses arĂȘtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuit montante avait dĂ©jĂ  conquis le bas de la croupe, mais les hautes roches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime, pareille alors au cratĂšre d’un volcan. Il y avait dans ce paysage quelque chose d’antĂ©diluvien. Maxime croyait vivre cent mille ans plus tĂŽt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que les monts jetaient des flammes
 La lune, Ă  sa droite, sortit du haut de la Chautagne, Ă©norme et d’un rouge foncĂ©, telle qu’un tiĂšde soleil prĂ©historique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte Ă  l’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouets d’élĂ©ments inexpliquĂ©s dont chaque manifestation devait leur paraĂźtre surnaturelle, et qui devaient mourir persuadĂ©s d’avoir vĂ©cu parmi les prodiges. La lune Ă©parpillait des touches carminĂ©es Ă  la surface du brouillard. L’automobile descendit la cĂŽte, et plongea dans la nue stagnante. Cette brume Ă©tait assez dense Maxime voyait la route se perdre Ă  dix mĂštres du capot. Il embraya la seconde vitesse, franchit un ponceau, fit Ă  gauche un tournant et longea la prairie de CeyzĂ©rieu, invisible. AprĂšs le pont de la TuiliĂšre, force lui fut de ralentir encore le chemin, sinueux, devenait plein d’embĂ»ches. Dans la pĂ©nombre blanchĂątre, les boqueteaux dressaient une succession de masses incertaines que l’éloignement estompait Ă  mesure. Les petites clairiĂšres paludĂ©ennes fumaient doucement. Tout Ă  coup, Maxime freina, sec, et saisit d’une Ă©treinte crispĂ©e le poignet du mĂ©canicien. — Regardez ! Qu’est-ce qui passe lĂ -bas ?
 » Devant eux, au fond du brouillard, tout prĂšs du sol, une forme allongĂ©e, monumentale, — une espĂšce de grand fuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin, se faufilait, vive et rapide, entre les bouquets d’arbres
 Elle s’enfonça dans la brume, que son passage avait bousculĂ©e et qui s’agita derriĂšre elle en remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition. — Avez-vous vu ? » demanda Maxime, au comble de la surprise. — Oui, monsieur Maxime. C’est un rude ballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, au moins ! » — Pour sĂ»r
 Ah ! nous tenons la vĂ©ritĂ© ! » s’écria le jeune homme, en repartant. Je savais bien, moi ! » — Ah ! monsieur Maxime, c’est peut-ĂȘtre pas ceux-lĂ  qui ont enlevĂ© Mademoiselle
 » — Comment ! Vous n’avez donc pas vu ?
 Vous n’avez rien remarquĂ© de spĂ©cial ? » — Non, monsieur Maxime. » — La nacelle, voyons
 la nacelle ?
 Eh bien ! il n’y en a pas, de nacelle ! » — Monsieur Maxime croit ?
 » — Si je crois ! » — Pas vu. Ça filait trop vite
 » — Vous n’avez rien entendu
 Moi non plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme et trĂ©pidait ! » — LĂ  ! monsieur Maxime l’a laissĂ© emballer quand il a dĂ©brayĂ© si tellement rapido
 — Enfin, v’lĂ  qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage
 » En effet, l’automobile gravissait la rampe de Mirastel ; et bientĂŽt, remontĂ© dans la lumiĂšre du soir, Maxime put observer les choses Ă  loisir. La mer de brouillard se tenait parfaitement immobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, Ă©levĂ©e, rĂ©duite et pĂąlie, la touchait Ă  prĂ©sent de lamelles nacrĂ©es. L’air immense n’était hantĂ© que de chauves-souris. Aussi loin que portait le regard, aucun ballon ne fuyait. L’aĂ©ronat furtif, qui semblait gouverner sans Ă©quipage, ainsi qu’un dirigeable-fantĂŽme, continuait sans doute Ă  se couler sous la nappe vaporeuse ; et celle-ci se prolongeait Ă  perte de vue. Maxime aborda Mirastel et s’arrĂȘta dans la cour des communs. Il fut assez Ă©tonnĂ© d’y voir ses parents et tous les domestiques rĂ©unis autour d’un cabriolet Ă  quatre roues, nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriĂ©taire discourait avec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de la pĂȘche au lac du Bourget. Tous les jeudis, cet homme allait de castel en castel, apportant le poisson du vendredi et c’est lui qui fournissait Ă  l’ocĂ©anographe-ichtyologue les sujets de ses expĂ©riences et les modĂšles de ses planches. Philibert pĂ©rorait donc. Et Maxime remarqua l’air sĂ©rieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellier qui l’écoutaient. — Personne, au surplus, ne s’intĂ©ressait au retour de l’automobile. Ayant conseillĂ© au mĂ©canicien de garder le silence Ă  propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchant du pĂȘcheur, lui fit recommencer son histoire. Elle n’était pas ordinaire, et datait du jour mĂȘme. La maison de Philibert est situĂ©e prĂšs de Coniux, au bord du lac. Il en Ă©tait sorti le matin, vers cinq heures, pour aller garnir » sa jument ; et le lac, un instant, l’avait fait s’arrĂȘter. Car il aimait Ă  contempler sa pĂȘcherie. L’eau, Ă©tincelante d’aurore, Ă©tait lisse et transparente. Les poissons nageaient contre la surface
 Mais soudain, la platitude miroitante se trouva rompue. À quelque distance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelque chose comme un creux instantanĂ©, fugitif
, et du fond de ce trou, s’élança le plus magnifique brochet que l’on pĂ»t se figurer. Le poisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son Ă©lĂ©ment, et n’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac se refermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions. Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et de ses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus du Bourget, comme font les martins-pĂȘcheurs. Il doubla le promontoire oĂč se dresse le chĂąteau de ChĂątillon, et s’éclipsa derriĂšre lui. Telle est l’histoire que Philibert conta beaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour la deuxiĂšme fois, et cependant ils s’exclamĂšrent de nouveau. — Vous pensez », reprit le pĂȘcheur, ce que je me frottais les yeux !
 Et il avait l’air tout folĂątre, le bougre de poisson ! » — Pourtant, » dit M. Le Tellier, il faisait des contorsions trĂšs violentes, n’est-il pas vrai ? » — Ah ! oui, alors ! Il avait l’air de se donner un mal de chien ! Dame ! » M. Le Tellier fit un signe Ă  Robert — VoilĂ  qui ressemblait curieusement aux hommes de ChĂątel et Ă  l’aigle du Colombier
 Maxime intervint — Allons donc, Philibert ! Vous avez la berlue
 Vous avez vu ça ?
 La main sur la conscience ?
 » — Je le jure ! » Mais l’ocĂ©anographe songeait Il aura vu un muge volant, un exocet, ou quelque dactyloptĂšre, quelque trigle ; enfin, ce doit ĂȘtre un poisson de mer, qu’un plaisant a jetĂ© dans le lac, pour Ă©tonner les belles dames d’Aix-les-Bains. » Il le dit Ă  Philibert, lui rappela qu’il connaissait mieux que personne les espĂšces ichtyques, et l’assura que nul poisson d’eau douce n’était capable de voler. — Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de ces poissons de mer, volants, qui soit fait tout comme un brochet ? » — Ça, non. Et leur longueur ne dĂ©passe jamais trente ou quarante centimĂštres. » — Eh ben, puisque je vous dis que c’est un brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-ĂȘtre ! — Un bĂ©quet de premier choix, lĂ  ! Un vieux carreau, vert et ben glorieux, d’au moins quarante livres de poids ! » — Seigneur JĂ©sus ! » s’écria la cuisiniĂšre. — Enfin », repartit Maxime, de quelle façon prĂ©tendez vous qu’il volait ? — Les poissons volants ne restent en l’air qu’une trentaine de mĂštres ; ils reprennent l’eau, puis recommencent. » — Non, non le mien voletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ; il traçait des zigzags trĂšs courts, Ă  droite et Ă  gauche, et il se dĂ©menait aussi en hauteur
 S’il a replongĂ©, c’est derriĂšre ChĂątillon ; parce que je certifie qu’il a tout le temps demeurĂ© Ă  quatre, cinq mĂštres de l’eau. » Maxime eut un rire sarcastique. — Et, aprĂšs cela, ĂȘtes-vous restĂ© longtemps sur la berge ? » — Ma fi, non. Je suis allĂ© tout de suite atteler, et lever les nasses dans le vivier
 — Seulement, messieurs et dames, » annonça Philibert sur un autre ton, j’ai rĂ©galĂ© tout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin
 Ça m’a fichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était un effet de votre bontĂ©, je coucherais ben ici, parce que
 Ce n’est pas que j’aie peur, mais
 » — C’est entendu », fit Mme Arquedouve. — M’sieur Maxime, je vous ai apportĂ© des lavarets. » — Merci. Vous les mettrez dans la cuve de gauche, s’il vous plaĂźt. » Maxime, ayant pris Ă  part son pĂšre et Robert Collin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard. Il soutint que le dirigeable Ă©tait celui des forbans, Ă  cause de la disposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, et Ă  cause de l’habiletĂ© qu’il fallait pour mener aussi vite, Ă  travers la brume et les obstacles. — Si vite que cela ? » dit M. Le Tellier. — Si vite, » lui rĂ©pondit son fils, si vite que le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer les arbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancĂ©, vous savez, les express on aperçoit les choses derriĂšre eux, — on ne cesse pas de les apercevoir, malgrĂ© toute l’opacitĂ© qui s’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’Ɠil
 Eh bien, c’était ainsi. » — En effet, quelle rapiditĂ© !
 Mais alors, tu n’as distinguĂ© aucun dĂ©tail, surtout dans le brouillard
 » — Un voile de mousseline Ă©paisse m’eĂ»t environnĂ© que c’eĂ»t Ă©tĂ© la mĂȘme chose. On ne voyait absolument que des silhouettes, Ă  la distance oĂč passa l’auto-ballon. J’ai remarqué  J’ai cru remarquer l’absence de nacelle
 C’était un cigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui. » — Plus grand qu’un dirigeable ordinaire ? » — Oh
 non, je ne crois pas. En somme, c’est tout bonnement un aĂ©ronat perfectionnĂ©, qui se sauve Ă  toute hĂ©lice une fois le rapt ou le vol exĂ©cutĂ©s
 Il se fiait au brouillard pour passer inaperçu
 Il s’en servait comme il se sert de la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sĂ»r garant que c’est lui le corsaire. — Vous voilĂ  fixĂ©s, j’imagine ! » — Et le poisson ? » fit M. Le Tellier. — Et les hommes volants ? » renchĂ©rit le secrĂ©taire avec un sourire caustique. — Le poisson et les hommes volants ? Élucubrations de paysans naĂŻfs ! Le brigadier GĂ©ruzon et le pĂȘcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires. Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochet frĂ©tiller comme se tortillaient, Ă  ce qu’on dit, les hommes de ChĂątel
 Suggestion ! Suggestion pure ! » — Et l’aigle ! » objecta Robert. Je l’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !
 » — D’accord. Vous l’avez vu, mĂȘme, Ă  travers des besicles, et mĂȘme des besicles d’or
 Vous avez l’imagination et la vue trop riches ! » — Ne badine pas, Maxime », reprit son pĂšre. Certes, rien n’est sĂ»r. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’une façon de traduire ma pensĂ©e, et pas autre chose
 Aussi bien, c’est en essayant des formes diverses Ă  la mĂȘme idĂ©e qu’on parvient le mieux Ă  la prĂ©ciser, donc Ă  la juger
 Mais enfin tout se passe comme si des ĂȘtres de tout genre se trouvaient douĂ©s, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, — sous l’influence d’une force quelconque, mais probablement naturelle. » Je dis naturelle, parce que cette force, ayant agi sur un oiseau qui n’en avait guĂšre besoin, puisqu’il volait dĂ©jĂ  auparavant ne saurait ĂȘtre qu’une force aveugle de la nature. » DĂšs lors, quoi d’étonnant Ă  ce que des hommes, animĂ©s de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but, aient profitĂ© de cette facultĂ© subitement acquise ? Quoi d’étonnant Ă  ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dans l’ñme d’honnĂȘtes gens promus tout Ă  coup seigneurs de l’atmosphĂšre ?
 » — Avec votre thĂ©orie, » rĂ©pliqua Maxime en ricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier par l’essor de Marie-ThĂ©rĂšse et de nos cousins, sans avoir recours Ă  l’hypothĂšse de ravisseurs
 » — Mais non ! » rĂ©pondit patiemment M. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs, les pas sur la neige rĂ©vĂ©laient un drame, un enlĂšvement. Non, ce serait absurde ; mais je te rĂ©ponds quand mĂȘme, parce qu’il est scientifique d’examiner tous les arguments qui se prĂ©sentent. » — Alors, que faites-vous de mon dirigeable ? » — C’est un ballon comme les autres. Tu ne connais pas tous les modĂšles
 Et puis, tu ne pouvais pas le voir suffisamment, Ă  cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, il Ă©tait pilotĂ© par un de ces risque-tout, de ces chauffards, qui croient que la route de l’air leur appartient. Et voilĂ . — Qu’en dites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe
 » — MaĂźtre
 Maintenant, vous croyez donc que mon aigle Ă©tait un aigle vĂ©ritable ? » — 
 Oui ; parce que le brochet de Philibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aigle gĂ©ant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, Ă  la rigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !
 Tenez, on arriverait Ă  lĂącher des Ă©normitĂ©s
 » Mais voici la nuit. Viens-tu, Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs. As-tu le carbure ? » Cette nuit-lĂ , les deux gardiens du phare de la tour, attristĂ©s de ne rien connaĂźtre, mĂ©ditĂšrent longuement sur la science et sur l’ignorance
 Et la pleine lune, au faĂźte de son arc, leur sembla l’orifice ensoleillĂ© d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommes s’agitent confusĂ©ment. xviEncore le Dirigeable Entrez !
 Ah ! c’est vous, Robert. Salut ! » — Bonjour, monsieur Maxime. » — Votre Seigneurie dans mon laboratoire ! c’est un Ă©vĂ©nement !
 Qu’est-ce qui vous amĂšne, ce matin ? » Robert, visiblement distrait, se rĂ©cria sans vigueur — Oh ! un Ă©vĂ©nement !
 » Et il s’exclama Quelle tempĂ©rature, hein !
 Une chaleur pour la saison
 » — Il va faire de l’orage. » Et Maxime, attablĂ© devant un croquis de mĂ©canique, se remit Ă  le griffonner, en se demandant ce qui lui valait la visite du secrĂ©taire. Les trois fenĂȘtres de la rotonde Ă©taient ouvertes Ă  deux battants, mais il faisait si chaud qu’elles n’arrivaient pas Ă  crĂ©er le moindre courant d’air. Un chaos de nuages plombĂ©s encombrait le ciel tumultueux comme un ciel de bataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les choses de la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toute hĂ©rissĂ©e de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelque chose de mĂ©morable ou quelqu’un de suprĂȘme. — C’était un beau dĂ©cor pour une tragĂ©die. À l’intĂ©rieur du laboratoire, un soleil malade blĂȘmissait la luisance des aquariums et des vitrines. Les poissons — trĂšs Ă©clairĂ©s, afin que le peintre Maxime fĂ»t Ă  l’aise pour en saisir les mille nuances — gardaient la pose et somnolaient dans le sommeil de l’eau. Robert s’approcha des boĂźtes vitrĂ©es oĂč le mimĂ©tisme dĂ©ployait ses bizarreries. De loin, certaines de ces boĂźtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et de rameaux ; et de prĂšs, on s’apercevait que telle brindille Ă©tait une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalĂšne retorse, et telle feuille exotique un ingĂ©nieux moustique. Mais il n’y avait pas que des bĂȘtes dĂ©guisĂ©es en vĂ©gĂ©taux ; il y avait aussi des bĂȘtes costumĂ©es en bĂȘtes. D’autres vitrines, en effet, logeaient des papillons Ă©pinglĂ©s deux Ă  deux ; dans chaque paire chacun se ressemblait Ă  s’y mĂ©prendre, et pourtant celui-ci constituait une nourriture empoisonnĂ©e pour les petits oiseaux, et l’autre, inoffensif, ne devait d’exister encore de nos jours qu’à sa ressemblance avec son sosie vĂ©nĂ©fique. — Malheureusement, il faut le dire, depuis que l’enfant Maxime, occupĂ© d’autres jeux, s’était dĂ©sintĂ©ressĂ© de celui-ci, le temps avait modifiĂ© beaucoup de ses prĂ©parations, fanĂ© toutes les verdures, moisi bien des corselets. Et maintenant pas mal de similitudes commençaient Ă  diffĂ©rer. Robert en fit la remarque au jeune homme, et poursuivit — C’est tout de mĂȘme drĂŽle, ces identitĂ©s
 cette espĂšce de mascarade zoologique !
 le camĂ©lĂ©on, qui, Ă  volontĂ©, pour ĂȘtre inaperçu, se fait rouge ou vert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fond vert !
 » — Eh oui. C’est l’histoire du lion, fauve sur le sable fauve du dĂ©sert ; c’est l’histoire de l’ours, blanc sur la neige blanche des PĂŽles. Tout cela des mimĂ©tismes
 Mais, comment ! vous, le spectateur des constellations, ces machines-lĂ  vous intĂ©ressent !
 — Pourquoi pas ?
 — Sans doute y a-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimĂ©tisme ? » — La nature en est pleine. L’homme lui-mĂȘme
 Les manteaux couleur de muraille
 — Tiens ! mais dites donc Robert, » Maxime riait, je vous vois si attentif
 Accuseriez-vous par hasard le Sarvant de revĂȘtir un maillot bleu de nuit, pour
 » — Quelle bĂȘtise ! » interrompit le secrĂ©taire. — 
 Ce petit musĂ©e m’a bien diverti jadis
 Il a dĂ©terminĂ© ma vocation de biologiste
 Aujourd’hui j’ai d’autres chats Ă  fouetter
 » — Ça marche, vos planches Ă  l’aquarelle ? » — Pas mal », dit Maxime, en sortant d’un carton plusieurs de ses Ɠuvres. Oh ! ce n’est pas du van Ostade, ni du Jan Steen
 Cela suffit, voilĂ  tout. — Mais, pour l’instant, j’ai cessĂ© de portraiturer les poissons. » — Ah ! ah ! la dissection ! » — La dissection, un peu, oui, mais accessoirement et Ă  propos d’une autre Ă©tude trĂšs captivante
 — Mais je vous ennuie, Robert ? » — Pas du tout ! » — Vous allez comprendre. C’est pour le MusĂ©um d’OcĂ©anographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquarium oĂč les poissons des grandes profondeurs vivraient normalement. Nos chaluts vont bien les saisir Ă  plus de neuf mille mĂštres de fond ; mais la dĂ©compression et surtout le brusque changement de tempĂ©rature les dĂ©tĂ©riorent et les font crever. Je cherche Ă  construire un vivier clos, oĂč la pression et la tempĂ©rature se maintiendraient. Vous voyez je suis en train de gribouiller un dispositif de pompes
 Mais ça n’est pas commode
 L’invention serait grosse de consĂ©quences. Pensez donc ! Reconstituer le milieu vital de ces ĂȘtres si lointains ! Pouvoir observer leurs habitudes vĂ©ritables ! Dans l’ombre oĂč la cuve resterait plongĂ©e, les voir s’illuminer de phosphorescences multicolores, comme dans la nuit Ă©ternelle des rĂ©gions sous-marines ! » — Ah ! c’est cela que vous cherchez ! » dit Robert. Mais Maxime se mĂ©prit sur le ton vif de cette interjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pas s’employer Ă  d’autres besognes, plus urgentes
 — Oui, c’est cela », rĂ©pondit-il en rougissant. Et il s’excusa 
 J’ai cherchĂ© aussi Ă  pĂ©nĂ©trer le mystĂšre des disparitions
 Seulement, vous savez, lĂ -dessus j’ai mon idĂ©e. Nous serons fixĂ©s sous peu par les ravisseurs eux-mĂȘmes les gens de l’auto-ballon. » — Vraiment ? Vraiment ? » faisait Robert, complĂštement absorbĂ© dans une rĂȘverie. — Ah çà, Robert, soyez franc ! Vous ĂȘtes lĂ  qui tergiversez, qui parlez de tout et de rien
 Qu’avez-vous Ă  me dire ? » — Pardon
 Ah ! oui
 Vous disiez ?
 Parfaitement, parfaitement
 Je
 je suis chargĂ© d’une mission, figurez-vous. » Et il sourit. Une mission de madame votre mĂšre. Elle s’effraie de votre tĂ©mĂ©ritĂ©. Depuis quelque temps vous vous hasardez tous les aprĂšs-midi dans la montagne, avec votre fourniment d’artiste-peintre
 Et, n’y pouvant rien, elle m’a dĂ©lĂ©guĂ© auprĂšs de vous
 » Maxime posa ses mains sur les Ă©paules de Robert. — Vous ĂȘtes bien aimable, mon vieux », lui dit-il. Mais maintenant je suis certain qu’il s’agit d’un dirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un homme averti serait aussi serin de se laisser prendre, qu’il serait pleutre, froussard et mĂ©prisable de rester chez lui, comme un liĂšvre au gĂźte. » Un silence suivit, que Robert fit cesser — Alors, au moins
 suivez mon conseil habillez-vous de façon Ă  reproduire l’aspect d’un des disparus
 » Maxime Ă©clata de rire. — Mais c’est encore du mimĂ©tisme, cela ! DĂ©cidĂ©ment, Robert
 » — Je vous assure qu’il faut prendre garde. » — Ouais ! Vous perdez votre peine, mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire Ă©tude sur Ă©tude, — et la montagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, Ă  chaque heure du jour, Ă  chaque jour du mois on la croirait la toile d’un maĂźtre diffĂ©rent
 J’ai lĂ -haut un petit modĂšle exquis, une bergĂšre de douze ans, qui me pose une scĂšne Ă©patante dans un endroit pharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-lĂ  ! Les Sarvants, ce qu’elle s’en fiche !
 D’ailleurs, son frĂšre CĂ©sar, un jeune pĂątre plutĂŽt dĂ©gagĂ©, fait le guet pendant la sĂ©ance
 Regardez-moi ça, mon vieux Robert ! Je vous prĂ©sente Mademoiselle CĂ©sarine Jeantaz. Ça ne manque pas de jus, hein ? » Il brandissait dans la lumiĂšre pĂąle une aquarelle Ă  demi faite et vraiment tapĂ©e », comme il disait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chĂšvres Ă©parses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordĂ©on. Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancĂ©e Ă  pleine voix. — C’est trĂšs joli », apprĂ©cia Robert. Mais madame votre mĂšre se tracasse Ă©normĂ©ment
 » — Dites-lui
 — Ah ! lĂ  ! lĂ  ! quelle malĂ©diction que toutes ces poules mouillĂ©es ! — Eh bien ! dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale, et qu’aprĂšs-demain je serai sage ! » — Pourquoi pas aujourd’hui ? Je ne suis cependant pas une poule mouillĂ©e, moi, et je suis loin de plaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idĂ©e
 » — DĂ©ballez-la, votre idĂ©e, mon cher, dĂ©ballez-la ! » — HĂ©las ! vous y croiriez encore moins qu’aux hommes volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’à l’aigle volant sans ailes ! » — Vous n’avez pas de preuves, alors ? » — Je n’ai que de bonnes raisons. Cela ne vous suffirait pas. » — Enfin, Robert, pourtant ! si vous saviez oĂč se trouve ma sƓur
 et les autres
 il serait criminel de garder le silence
 Il faudrait y aller
 OĂč peuvent-ils ĂȘtre ? Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde
 OĂč est le repaire des bandits ?
 Si encore on avait la facultĂ© de les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ils se cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages
 ConsidĂ©rez cette voĂ»te impĂ©nĂ©trable de nuĂ©es ; au-dessus d’elle, les Sarvants sont libres d’évoluer Ă  notre insu
 » Mille dieux ! Robert, qu’est-ce que je vous disais ! » DressĂ©, l’Ɠil brillant, le bras tendu vers le ciel, Maxime dĂ©signait un point des nuages. Robert, vivement, regarda. Dans les volutes d’un gros cumulus gris ardoise engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane et fantĂŽmale, se profilait. — Le dirigeable ! murmurait Maxime tout bas, comme s’il eĂ»t craint d’effaroucher la vision. Robert abrita ses yeux du jour livide — C’est bien celui que vous avez rencontrĂ© ? » — C’est bien lui la nacelle ne se voit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il, lĂ , sans bouger, Ă  l’affĂ»t derriĂšre son nuage ?
 — Hum ! » fit Robert, puissamment intĂ©ressĂ©. — 
 Car il est derriĂšre le nuage », continua Maxime. C’est son ombre portĂ©e que nous apercevons. Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croient invisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre les trahit
 Allons ! reconnaissez que j’avais raison ! » — Oui, oui
 en effet », dit Robert avec plus de politesse que de sincĂ©ritĂ©. — Ah ! voici l’ombre qui pĂąlit parce que le vent s’élĂšve et que la volute se dĂ©sagrĂšge
 Ce n’est plus rien. » Une rafale tempĂ©tueuse s’engouffra dans la rotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillĂšrent. Le frisselis des bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Les arbres, tout blancs de feuilles rebroussĂ©es, se courbaient au souffle de l’Est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes de poussiĂšre couraient le long des routes. Un Ă©clair direct fĂȘla le ciel Ă©pais, et les nuages se mirent en branle. Maxime, les cheveux au vent, Ă©piait si la fuite du cumulus n’allait pas dĂ©couvrir l’aĂ©ronat, ou si les corsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que la tourmente
 Mais le dirigeable Ă©tait parti sans employer ce moyen-lĂ . Et voici que le dĂ©cor devenait lui-mĂȘme tragĂ©die. La magnificence des Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂźnĂ©s se magnifiait encore de tous les mystĂšres qu’on y sentait. Le tonnerre roula ses grondements, qui parurent le vacarme des nuĂ©es roulant pĂȘle-mĂȘle vers un but inconnu. Et, le tableau se trouvant achevĂ©, un second Ă©clair traça, d’un zigzag, le paraphe de l’ouragan. xviiAssomption Bien que le ciel fĂ»t toujours menaçant et qu’il semblĂąt rĂ©server pour l’aprĂšs-midi quelque orage nouveau, Maxime — autant par bravade que par goĂ»t — prit son attirail de paysagiste et, malgrĂ© l’unanime rĂ©probation, se dirigea vers la montĂ©e. Une heure aprĂšs, las de chaleur et de diligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et ses petits gardeurs. Le site du pacage Ă©tait Ă  la fois grandiose et riant. La prairie, vallonnĂ©e, formait une combe et se creusait gracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un de ses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pour continuer la montagne, et des crĂ©neaux cyclopĂ©ens, mĂȘlĂ©s de broussailles, dĂ©coupaient son couronnement. L’autre bord, beaucoup moins relevĂ©, finissait Ă  la lisiĂšre d’un bois qui, tout de suite, s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plan de rocs, de chĂȘnes-verts et de buis gĂ©ants. D’innombrables narcisses embaumaient le prĂ© luxuriant. Çà et lĂ , des blocs grisĂątres le parsemaient ; et sur l’un d’eux, oĂč son frĂšre CĂ©sar venait de la jucher, CĂ©sarine Jeantaz avait dĂ©jĂ  pris la pose, et maniait son accordĂ©on, et psalmodiait une valse ; — car tout ce que chantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soit Viens poupoule, la Marseillaise ou le Dies irae. Elle intercala son bonjour, monsieur ! » entre deux notes, et CĂ©sar salua le Moncheu ». BientĂŽt Maxime fut installĂ© devant son chevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin prĂšs de lui. — Veille bien ! » dit-il par acquit de conscience. — N’a pas paou », rĂ©pondit CĂ©sar endoctrinĂ©. On lo vara beĂźng veni ! » La bambine, ravissante, laissait pendre ses petons dans leurs gros brodequins Ă  semelle de tilleul. Un vieux chapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux. Entre ses menottes rouges l’accordĂ©on s’allongeait, puis se ramassait, et scandait du mĂȘme rythme sautillant la ribambelle infatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches et les chĂšvres dispersĂ©es faisaient sonnailler leurs cloches. Et les clochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums. — Veille bien ! » rĂ©pĂ©ta Maxime, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de sa mĂ©fiance. CĂ©sar ne quittait pas des yeux le ciel chargĂ© qui semblait glisser d’une seule piĂšce, sous la poussĂ©e d’un vent de fournaise. Parfois, les crĂ©neaux de la muraille dĂ©mĂȘlaient un nuage plus bas que les autres. Au son d’une clarine violemment secouĂ©e, Maxime dĂ©tourna son regard de la chanteuse. — HĂ© ! » dit le berger, vica la Rodzetta quĂ© s’éfra ! » La Rodzetta » c’était une chĂšvre rousse qui, s’étant Ă©cartĂ©e, revenait au galop, avec des bonds et des bĂȘlements. — Est-ce que
 Est-ce qu’elle n’avait pas l’air de fuir ?
 d’ĂȘtre poursuivie ?
 Maxime leva les yeux, et fut rassurĂ©. Le ciel Ă©tait dĂ©sert ; il s’écoulait toujours uniformĂ©ment, tel un fleuve renversĂ© de plomb fondu, bas et chaud, — mais dĂ©sert. CĂ©sarine chantait Ă  l’envi
 Mais tout Ă  coup sa mĂ©lopĂ©e s’aiguisa en un cri perçant. L’accordĂ©on se tut et tomba
 Debout sur le roc et bouleversĂ©e de gestes fous, convulsionnĂ©e dans une attaque d’épilepsie ou dansant une sinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous sens et poussait d’affreux hurlements. Ses cris et la panique tintinnabulante des bestiaux empĂȘchĂšrent Maxime d’entendre bourdonner les Sarvants, mais il sentait leur proximitĂ© Ă  l’ébranlement vibratoire de son thorax
 Et le ciel, et la combe, et la muraille, Ă©taient dĂ©serts ! Il allait se jeter au secours de l’enfant, Ă  l’assaut du rocher, quand un spectacle inopinĂ© le mĂ©dusa, bĂ©ant de terreur et de surprise. Un dĂ©lire sibyllin possĂ©dait toujours la fillette. Horriblement pĂąle, frĂȘle pythonisse malmenĂ©e de transports, se dĂ©battant contre le mal soudain qui la brutalisait, elle Ă©tait maintenant soulevĂ©e Ă  quelques centimĂštres du monolithe, sans que rien existĂąt qui pĂ»t la maintenir !
 Puis, subitement, elle cessa de crier, sans doute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus de timbre ; elle essayait encore de se faire entendre, elle semblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et comme le troupeau s’était enfui, le bourdonnement mystĂ©rieux, doux et sombre — le bourdonnement de velours et de nuit ronronnait Ă  loisir. Maxime fit un effort de tous ses muscles et de toute son Ă©nergie pour mater l’effroi qui le paralysait
 HĂ©las ! hĂ©las ! merveille lamentable avant qu’il eĂ»t bougĂ©, CĂ©sarine Jeantaz, projetĂ©e avec une force inouĂŻe, monta dans le ciel comme une balle — et disparut. L’opaque nuĂ©e qui coulait indĂ©finiment s’émut de son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia ; et ce fut tout. Le malheur s’était dĂ©roulĂ© avec une telle promptitude que l’accordĂ©on, lĂąchĂ© par CĂ©sarine, achevait seulement de s’affaisser dans les narcisses. Alors Maxime revint de sa stupeur. Mais l’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieux attentat, lui l’officier de marine, lui le hĂ©ros de mainte escarmouche avec les Touareg, lui qui avait luttĂ©, le sourire aux lĂšvres, contre l’eau meurtriĂšre et le feu assassin, — il se sauva, les mains devant les yeux, laissant lĂ  son chevalet, sa toile, sa palette et le petit CĂ©sar Ă©vanoui sur l’herbe. Il s’enfuit Ă  travers le bois en pente, directement ; car le meilleur sentier faisait trop de dĂ©tours, Ă  son avis. Le misĂ©rable dĂ©gringolait le versant escarpĂ©, — culbutant, rebondissant, se raccrochant aux arbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes de pierres qui le prĂ©cĂ©daient, l’accompagnaient et le suivaient, — si bien que sa dĂ©route fut un Ă©boulement. Cependant, sous lui, les toits de Mirastel grandissaient Ă  vue d’Ɠil. Il arriva trempĂ© de sueur, livide et frĂ©missant, avec des Ă©corchures qui saignaient, nu-tĂȘte et vĂȘtu de haillons. Il pĂ©nĂ©tra dans un boudoir oĂč les siens et Robert se trouvaient rĂ©unis autour d’un samovar ; et, tandis que chacun se prĂ©cipitait Ă  sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit Ă  sangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir Ă©tĂ© si fat et d’ĂȘtre devenu si lĂąche. On le fit asseoir dans un fauteuil. Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels. Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvements d’impuissance et de pitiĂ©, et rĂ©pĂ©tait, au milieu de ses larmes, des paroles imprĂ©vues — Marie-ThĂ©rĂšse !
 Oh ! mon Dieu !
 Que lui a-t-on fait ?
 OĂč est-elle ?
 OĂč est-elle ?
 Oh ! c’est effrayant !
 » Son pĂšre lui fit boire une tasse de thĂ© largement coupĂ© de rhum. — Allons, mon petiot, qu’est-il arrivĂ© ? Raconte nous ça. » Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sa couardise ; et alors le dĂ©sespoir le reprit comme avant. Il se cognait le front d’un poing fĂ©brile, disant qu’il voulait repartir, voler au secours du petit Jeantaz
 M. Le Tellier le lui dĂ©fendit, et rĂ©quisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, Ă  l’effet d’accomplir ce devoir. — Nous Ă©tions cachĂ©s
 cachĂ©s par les feuilles », hoquetait le piteux Maxime. C’est pour cela que nous n’avons pas Ă©tĂ© attaquĂ©s ! » Puis, sous l’influence combinĂ©e du rhum et de la tristesse, il larmoyait Elle est partie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !
 Un pauvre petit bouchon, mon Dieu !
 Et sa pauvre petite voix qui s’étranglait
 et puis tout Ă  coup qui s’est brisĂ©e, si brusquement !
 Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !
 » Ses parents Ă©changeaient, par-dessus sa tĂȘte, des regards d’inquiĂ©tude. Enfin M. Le Tellier prit une rĂ©solution. — Il ne s’agit pas de pleurer », dit-il sĂ©vĂšrement. Il s’agit de comprendre, et de causer. Cette disparition est identique Ă  celle de ta sƓur et de tes cousins ; travaillons-la. — D’abord, tu parais certain que c’est un enlĂšvement ? » — Oh ! oui ! Elle se dĂ©battait. Elle rĂ©sistait. Et si ç’avait Ă©tĂ© une force aveugle, moi aussi, CĂ©sar aussi, nous l’aurions Ă©prouvĂ©e
 » — Bien. Mais, tout Ă  l’heure, tu parlais d’un bouchon
 A-t-elle donc Ă©tĂ© lancĂ©e par une impulsion venue de la terre, cette enfant ? » — Non, non, ça n’en avait pas l’air. » — En effet sur le Colombier, la neige ne dĂ©celait rien de pareil
 » — Elle s’est enlevĂ©e, » dit le jeune homme, attendri d’alcool et de compassion, elles est enlevĂ©e comme une pauvre petite sainte Vierge affolĂ©e
, comme un pauvre petit pantin qu’on retire du guignol avec une ficelle
 » — Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle
, de cĂąble ?
 » — Il n’y avait rien. Il n’y avait pas un fil. » — Eh bien !
 hum ! Ă  la rigueur, tout peut s’expliquer
 Le ballon des Sarvants devait ĂȘtre dissimulĂ© dans les nuages, oĂč nous savons qu’il se plaĂźt Ă  vaguer sans ĂȘtre aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ils possĂšdent un moyen de voir au travers, ne fĂ»t-ce qu’à l’aide d’un tube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux, et qui serait d’un diamĂštre trop minime pour ĂȘtre vu d’en bas. » Quant au rapt Ă  distance
 » — Dites, papa s’ils aspiraient leurs victimes ?
 J’ai remarquĂ©, dans la nuĂ©e, un grand tumulte qui pourrait bien avoir Ă©tĂ© causĂ© par un souffle vĂ©hĂ©ment
 un courant d’air allant de bas en haut
 » — L’as-tu senti ? » — Non ; vous avez raison. Je n’ai mĂȘme pas senti la brise cette fois-ci
 Je n’y suis plus
 Ah ! quand on a vu ça !
 » L’attendrissement revenait. M. Le Tellier se dĂ©pĂȘcha d’occuper son fils avec d’autres considĂ©rations, plus ou moins fantaisistes — L’arrivĂ©e d’un projectile aussi gros qu’un corps humain suffit Ă  motiver le tumulte auquel tu fais allusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas que les Sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils les attirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, Ă  la maniĂšre dont l’aimant vĂ©ritable attire le fer. Le magnĂ©tisme animal, cela veut dire quelque chose, cela !
 Du reste, il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je ne sais quoi d’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui trouble toujours la pensĂ©e. » Vois-tu, ils emploieraient ce procĂ©dĂ© pour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui ne tient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, et ils opĂšrent leur descente la nuit. » Mme Arquedouve rappela — N’y a-t-il pas un garde qui soutient avoir entendu la cisaille en plein midi ? » — Oui, ma mĂšre, mais c’était dans un lieu solitaire et de l’autre cĂŽtĂ© d’un rideau de sapins. » Et Mme Le Tellier — En tout cas, voici bien des mystĂšres dissipĂ©s, ou du moins rĂ©duits Ă  un seul — tous les enlĂšvements. Y compris celui des hommes volants, qui Ă©taient des tourmentĂ©s, les malheureux, et non des tourmenteurs !
 Y compris l’aigle et le poisson ! » — Parfaitement », reprit M. Le Tellier. Il faut que GĂ©ruzon et Philibert aient mal observĂ©, l’un ses PiĂ©montais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraient vus monter plus roide vers le ciel obnubilé  Nos adversaires possĂšdent un Ă©lectro-aimant spĂ©cial, et ils le manƓuvrent au-dessus des nuages ; voilĂ  l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sont pas des imbĂ©ciles
 Avoir trouvĂ© l’aimant animal !
 » — Maudits nuages ! » s’écria Mme Le Tellier. Sans eux
 » — Sans eux, » rĂ©pliqua l’astronome, on verrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puisque les Sarvants n’agiraient que la nuit. » Robert se promenait de long en large et gardait un silence farouche. En vain M. Le Tellier cherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrĂ©taire, — il n’y trouvait que le souci. — Mais pourquoi ? pourquoi ces enlĂšvements ? » faisait Mme Le Tellier en se prenant la tĂȘte. — Et quel est le sort des prisonniers ? » — C’était Maxime, aujourd’hui, qui gĂ©missait cela ! — Et oĂč sont-ils ? » ajouta Mme Arquedouve. Son gendre hasarda, sans perdre de vue les traits de Robert — Oh ! ils ne doivent pas ĂȘtre fort loin sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura. L’exiguĂŻtĂ© relative de la zone hantĂ©e paraĂźt dĂ©montrer que les Sarvants ne s’éloignent pas du Bugey. » — Il faudrait y aller ! » dit l’aveugle. — Mais comment les dĂ©pister ? Ils sont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presque pas
 » — Écoutez ! Écoutez ! » s’écria Maxime, hagard. Le bourdonnement ! » Un mĂȘme frisson courut le long de tous les dos. — Mon pauvre enfant ! » dit la grand’mĂšre. C’est un frelon que tu entends par la fenĂȘtre ouverte. » Mme Le Tellier, de son mouchoir, Ă©pongeait le front de Maxime. — Je vous en conjure, » implora celui-ci, parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfs tendus
 » — Il faudrait y aller ! » rĂ©pĂ©tait le secrĂ©taire comme dans un songe et marchant avec furie. Mme Le Tellier le rĂ©veilla et l’arrĂȘta net, en dĂ©clarant — Nul doute qu’avec ses aĂ©roplanes, M. d’AgnĂšs ne puisse surprendre et poursuivre ces bandits jusqu’à l’entrĂ©e de leur caverne ou de leur forteresse ! Nous venons de recevoir une lettre de lui, et
 » — C’est vrai ! » fit l’astronome avec une feinte jovialitĂ©. Il y a mĂȘme dans sa lettre une dĂ©pĂȘche inĂ©narrable de ce M. Tiburce
 » Tiens, lis ça, mon garçon. Ça te changera les idĂ©es. Ma parole ! ce M. Tiburce est le Nigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie ! » Maxime lut xviiiUne Lettre — Un CĂąblogramme Lettre du duc d’AgnĂšs Ă  M. Le Tellier. piĂšce 397 9 juin 1912. 40, Avenue Montaigne. Cher Monsieur, Il y a aujourd’hui un mois, jour pour jour, que j’ai quittĂ© Mirastel, vous laissant tous si dĂ©solĂ©s. J’ai beaucoup travaillĂ© depuis lors ; mais ce n’est que d’hier que j’éprouve assez d’espĂ©rance pour avoir enfin le courage de vous le confier. AssurĂ©ment, je ne suis pas sans inquiĂ©tude au sujet de ce dirigeable lĂ©gendaire que Maxime a vu dans le brouillard, me dites-vous, et qui semble se passer d’aĂ©ronautes. Votre description m’a fait penser tout de suite aux torpilles tĂ©lĂ©mĂ©caniques, ces petits vĂ©hicules de catastrophes qu’on est parvenu Ă  diriger de loin, sans fil. Pourquoi, en effet, n’y aurait-il pas des ballons analogues, dont les diffĂ©rents mĂ©canismes seraient commandĂ©s Ă  distance, par un capitaine insoupçonnable ?
 VoilĂ  qui compliquerait notre tĂąche ! Car, en admettant que nous puissions nous emparer de ce ballon dĂ©sert, quelles indications rĂ©sulteraient pour nous d’une telle prise quant au domicile et Ă  la personnalitĂ© des Sarvants ? Heureusement, rien n’est sĂ»r. Et d’ailleurs, l’engin que nous allons fabriquer — notre aĂ©roplane de chasse — sera, j’espĂšre, des plus remarquables. HĂ©las ! ce n’est encore qu’une espĂ©rance ! Cependant, voici Hier, mon chef de construction, le pilote BachmĂšs, s’est abouchĂ© avec un ingĂ©nieur qui prĂ©tend avoir dĂ©couvert un moteur fonctionnant par l’électricitĂ© atmosphĂ©rique
 Capter le potentiel de la nature, puiser la toute-puissance des volts Ă  mĂȘme sa grande source, c’est la chimĂšre depuis longtemps poursuivie, vous le savez ; c’est la dĂ©pense abaissĂ©e Ă  presque zĂ©ro ; c’est la machinerie rĂ©duite Ă  un poids nĂ©gligeable ; c’est surtout la vitesse miraculeuse. Si l’invention n’est pas une flibusterie, si vraiment il suffit, pour faire tourner une hĂ©lice, de caler sur son axe un transformateur de courant, — nous achetons le brevet. Et nous construisons sur-le-champ. Ce sera vite fait, je pense
 Mais vite » ! Qu’est-ce qui est vite lorsqu’on est anxieux !
 Que deviennent les disparus ?
 Trente-quatre Jours !
 OĂč est Mademoiselle Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Ah ! cher Monsieur, comme je voudrais ĂȘtre Ă  mon poste de vedette aĂ©rienne, et savoir oĂč, comment, qui et pourquoi ! L’attente quelle chose terrible ! Je passe mes journĂ©es aux ateliers de Bois-Colombes
 En ai-je fait d’inutiles expĂ©riences !
 Et rester lĂ  ! piĂ©tiner, avec la conscience du temps perdu !
 Le croirez-vous ? j’envie parfois le sort de Tiburce ! Lui, au moins, possĂšde un but prĂ©cis, pour vain que soit ce but, et s’emploie sans cesse Ă  l’atteindre. Il a le soulagement de l’action
 Mais la cruelle dĂ©convenue qu’il se prĂ©pare, l’entĂȘtĂ© ! — Je vous adresse ci-inclus un cĂąblogramme de lui, que je viens de recevoir. Ce n’est pas les premiĂšres nouvelles qu’il m’envoie. Il m’a dĂ©jĂ  expĂ©diĂ© un marconigramme, en plein OcĂ©an, le lendemain de son dĂ©part et simplement pour me l’annoncer. Depuis, je n’avais rien reçu. Tant de niaiseries en si peu de mots, peut-ĂȘtre cela vous plongera-t-il dans un Ă©tonnement qui vous fera oublier, une seconde, la prĂ©caritĂ© de notre situation. C’est, par malheur, le seul avantage que nous puissions retirer de la dĂ©pĂȘche ci-jointe. Je vous prie, cher Monsieur, de vouloir bien faire agrĂ©er Ă  Madame Le Tellier et à
 Etc. François d’AgnĂšs. — Une effervescence considĂ©rable rĂšgne dans tous les chantiers de constructions aĂ©riennes. Dans ceux de l’État notamment. On y cherche l’appareil appropriĂ© Ă  cette nouvelle destination la poursuite d’aviateurs insaisissables par leur rapiditĂ©. Cependant, on prĂȘte Ă  certains le projet insensĂ© de partir en reconnaissance au-dessus du Bugey avec les appareils actuels, tout Ă  fait insuffisants. On cite Santos-Dumont en dirigeable, de la Vaulx en sphĂ©rique, Farman sur son biplan, Latham sur Antoinette et Beaumont sur BlĂ©riot. On en cite bien d’autres encore
 Nous ferons mieux que tout cela. Patience et bon courage. F. A. CĂąblogramme de Tiburce au duc d’AgnĂšs. piĂšce 398 San-Francisco — 6 juin 1912. Tout bien. — Pas encore rattrapĂ© H[atkins]. Mais suis certain M[arie] T[hĂ©rĂšse] avec lui. Car ai appris H. accompagnĂ© seulement par hommes. Travestissement. StratagĂšme grossier, prĂ©vu. — D’ailleurs, calculs indiscutables prouvent avec H. ainsi que les H[enri] M[onbardeau]. — Fait nouveau Ă©videmment ils le suivent de bon grĂ©. Pourquoi ? MystĂšre. L’éclaircirai bientĂŽt. — Sont partis pour Nagasaki. M’embarque ce soir pour Japon. — Leur prĂ©cipitation suspecte. — Vos stupides histoires Sarvants venues jusqu’ici. Font sourire San-Francisco. — Respectueux hommages sƓur. — Tiburce. xixLa Charmille tragique Cela se dĂ©couvrit aux environs de trois heures aprĂšs dĂźnĂ©e. C’était le 19 juin. Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaient rendus en automobile chez le docteur Monbardeau ; Robert Collin se trouvait Ă  Lyon, pour des achats qu’il disait urgents ; — et Mme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils. L’état nerveux de Maxime exigeait encore beaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstination maladive de quitter l’enceinte du parc. Au dĂ©but, mĂȘme, il n’avait plus voulu sortir du chĂąteau, et maintenant ce n’était que sur les instances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait Ă  prendre l’air et Ă  faire de l’exercice. Deux fois le jour, Ă  dix heures et Ă  deux heures, il marchait au bras de sa mĂšre et faisait les cent pas sous la charmille. Comme cela, disait-il, on est Ă  l’abri du soleil. » Mais la vĂ©ritĂ©, c’est qu’on Ă©tait Ă  l’abri du Sarvant, la voĂ»te des feuilles cachant les promeneurs Ă  tout regard venu du ciel. — Tant de prĂ©cautions pouvaient sembler enfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi les promenades s’effectuaient Ă  la grande clartĂ© mĂ©ridienne et dans un lieu surpeuplé  Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vu l’Assomption de la petite Jeantaz. Et voici donc que Mme Arquedouve et M. Le Tellier revenaient d’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissĂ© la capote, et traversant ainsi la campagne inanimĂ©e. On arrivait. L’automobile vira, franchit le portail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse et tiquetĂ©e de soleil, — et stoppa tout Ă  coup, brutale, dans le cri des freins et le frottement des roues bloquĂ©es. — HĂ© ! quoi ? » fit Mme Arquedouve, cramponnĂ©e Ă  la carrosserie. DĂ©cochĂ© en avant par la brusquerie de l’arrĂȘt, M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, Ă  deux mĂštres du capot, affalĂ©e par terre, Mme Le Tellier, qui fixait sur lui des yeux d’insensĂ©e
 Elle avait l’air d’une pauvresse et d’une innocente. DĂ©coiffĂ©e, son corsage arrachĂ© sous les bras, elle n’avait pas bougĂ© devant l’automobile, et devant son mari ne bougeait pas davantage
 Une fois relevĂ©e, soutenue par lui et le chauffeur, elle resta courbĂ©e, branlante
 M. Le Tellier la porta dans la voiture. — Ma mĂšre, c’est Luce », dit-il. Elle Ă©tait lĂ . Elle n’a rien, je crois, mais elle est trĂšs Ă©mue
 » Au son de sa voix, qu’il tĂąchait pourtant de composer, Mme Arquedouve saisit toute la gravitĂ© de l’accident. D’ailleurs — Qui ĂȘtes-vous ? » balbutiait Mme Le Tellier. Vous savez Maxime
 Il n’est plus lĂ . Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus
 » Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas la force de parler. On Ă©tait retournĂ© par ce nouveau dĂ©sastre et par son contre-coup sur l’esprit de la malheureuse maman. L’astronome envoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis on coucha la malade. BientĂŽt, de prostrĂ©e qu’elle Ă©tait, Mme Le Tellier devint pĂ©niblement surexcitĂ©e. Elle prononça des paroles sans suite, elle fit des gestes incomprĂ©hensibles, et parla tout le temps de son fils et d’un veau inexplicable. À chaque instant, elle portait ses mains aux cĂŽtĂ©s de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pour Ă©carter une Ă©treinte ou se prĂ©server d’une attaque. — Le veau ! Le veau qui glisse
 » murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrez pas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ? LĂąchez-moi !
 Maxime, vat’en
 Ah ! aaaaaah ! À reculons ! VoilĂ  qu’il s’en va Ă  reculons ! Et vite !

 Ici nous sommes Ă  couvert, oui, mon petit, bien Ă  couvert sous la charmille

 Comme Marie-ThĂ©rĂšse !
 Il est avec elle, au ciel. C’est un veau qui l’a enlevĂ©. Ce n’est pas un ange, c’est un veau. » M. Le Tellier, ahuri d’une telle divagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans le cerveau mĂȘme qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins un semblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais on aurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas. Dieu sait pourtant que l’astronome eĂ»t voulu connaĂźtre quelque chose ! Car cet enlĂšvement sous une charmille, au grand jour, par un ciel sans nuages, dans un parc des plus frĂ©quentĂ©s, puis encore le salut de Mme Le Tellier — cette grĂące accordĂ©e ou bien ce coup manquĂ©, si contraires aux habitudes des Sarvants —, c’étaient lĂ  de vĂ©ritables phĂ©nomĂšnes. — Voyons, ma Luce, de quel veau parles-tu ? » — Il est parti
 Il est parti
 » gĂ©missait la dĂ©traquĂ©e. — Tu dis qu’il glissait, ce veau
 comment ? » — LĂąchez-moi ! » — Oui tu as Ă©tĂ© saisie rudement
 Ta blouse est dĂ©chirĂ©e comme par des crocs, Ă  droite et Ă  gauche
 Mais il n’y a plus personne. Calme-toi
 Ne fais pas ce geste toujours, ma petite Luce ; il n’y a plus de Sarvants. » — Maxime ! Maxime ! » — Eh bien comment est-il parti, Maxime ?
 À travers les feuilles du berceau, n’est-ce pas ? comme attirĂ© vers le ciel ?
 Le feuillage empĂȘchait de voir le ballon dirigeable ?
 Comment est-il parti, Maxime ? » — C’est un veau ! » M. Le Tellier recula, effrayĂ© par le problĂšme de la folie dressĂ© contre lui pour la premiĂšre fois. HĂ©las ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corps sans Ăąme, une misĂ©rable moitiĂ© d’ĂȘtre humain
 Et le savant regardait cela du fond de sa pensĂ©e. Et il se disait La science ne sait pas plus oĂč va l’esprit des fous qu’elle ne sait oĂč vont les prisonniers du Sarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis que les hommes ont une Ăąme, ils acceptent, sans Ă©pouvante ni blasphĂšme, que par-ci par-lĂ  quelqu’une de ces Ăąmes soit dĂ©robĂ©e par un voleur immatĂ©riel, comme paraĂźt l’ĂȘtre celui de mes enfants. De mĂȘme que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaque jour amĂšne par le monde l’enlĂšvement de PsychĂ©s nouvelles. OĂč sont-elles toutes ?
 Il en est qui reviennent
 OĂč est celle de Lucie ?
 OĂč sont Marie-ThĂ©rĂšse, Maxime, tous les autres ?
 Et reviendront-ils ?
 » Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sƓur grĂące Ă  quelque drogue, et Mme Monbardeau s’installa prĂšs d’elle. Avant de la remplacer pour la nuit au chevet de la dĂ©mente, M. Le Tellier put confĂ©rer de l’évĂ©nement avec Robert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurs paquets bien ficelĂ©s, sur lesquels on ne songea guĂšre Ă  le pressentir. Tout dĂ©fait par cette double abomination, le secrĂ©taire opina — Il serait prĂ©cieux de tirer de Mme Le Tellier quelques mots significatifs. Au risque de la fatiguer un peu
, dans l’intĂ©rĂȘt de tous
 il le faudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous Ă©mettiez l’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupĂ©e par M. Maxime et sa mĂšre, sous la charmille, viendrait la rĂ©voquer. Ils Ă©taient invisibles pour des gens situĂ©s au-dessus
, des gens de n’importe quelle nature, il me semble
, Ă  moins que
 » — Soyons nets, Robert. Vos allures, en tout ceci, restent dissimulĂ©es
 Je ne doute pas un instant de l’excellence, de la puretĂ© de vos spĂ©culations
 Mais enfin, est-ce que vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avez pas devinĂ© ?
 Alors, par pitiĂ©, dites-le-moi est-ce que l’effroyable Ă©pisode d’aujourd’hui confirme ou non vos hypothĂšses ?
 » — Je ne puis dĂ©clarer qu’il les infirme. Il ne touche en rien Ă  l’essence de la question, c’est-Ă -dire Ă  l’identification des Sarvants, — que j’entrevois bien vaguement, allez ! — Mais, Ă©tant donnĂ© que mes connaissances sont encore plus vagues touchant le procĂ©dĂ© d’enlĂšvement, je ne serais pas fĂąchĂ© d’acquĂ©rir lĂ -dessus des indications supplĂ©mentaires
 » Quant Ă  l’ensemble de mes conjectures
 c’est tellement nĂ©buleux que je manque de termes assez flottants pour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirai rien qu’avec certitude
 Et, pour ĂȘtre certain, il faudrait aller voir. Encore suis-je assurĂ© qu’une telle expĂ©rience mĂ©nagerait bien des surprises au plus malin. » Dans tous les cas, maĂźtre, fĂ»t-ce au dĂ©triment de sa santĂ©, tĂąchez d’obtenir de Mme Le Tellier quelque phrase prĂ©cise. » — Vous y tenez tant
 Je demanderai Ă  Monbardeau si cela n’est pas une cruautĂ© superflue. Elle repose, maintenant. » — Va pour demain », concĂ©da Robert. Mais avant l’aurore il savait Ă  quoi s’en tenir. M. Le Tellier veille sa femme. Aux lueurs attĂ©nuĂ©es d’un lumignon, l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade Ă  coups de dĂ©charges nerveuses. Deux heures sonnent. Elle se retourne, elle vagit, elle pousse des sons inarticulĂ©s, bĂ©gaie ces larves de paroles si lugubres qui sont les soliloques du cauchemar
 Ses paupiĂšres viennent de s’ouvrir sur des prunelles endormies
 Elle veut se lever, et la voici, hagarde et tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant. M. Le Tellier s’empresse. Il veut la recoucher, lui faire boire une cuillerĂ©e de potion. Elle le regarde et l’interpelle — Maxime ! » — Mon amie, voyons
 C’est moi, Jean ! » — Maxime, viens-tu te promener sous la charmille ? » — Couche-toi, dors, Lucette chĂ©rie. C’est l’heure ; il fait nuit
 » — C’est l’heure de ta promenade, oui, Maxime deux heures sonnaient Ă  la minute. Nous serons bien, Ă  l’ombre. Donne-moi ton bras et promenons-nous dans le bois pendant que le loup
 — Ah ! ah ! le loup, non ! pendant que ta grand’mĂšre et ton pĂšre sont Ă  Artemare. » Elle a saisi le bras de son mari. Elle veut encore se lever
 MalgrĂ© la toute-souffrance qu’il Ă©prouve, M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre Ă  lui, pour savoir. — Mais il n’entend pas que la somnambule en pĂątisse le moins du monde. Elle veut toujours se lever
 Alors, une inspiration fait dire au malheureux, dont ]a voix s’étouffe — 
 Maman
 C’est moi Maxime. Et nous sommes sous la charmille
 » À prĂ©sent, il n’y a plus qu’à bien Ă©couter. — C’est agrĂ©able de marcher », fait la dormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilĂ  au bout de l’allĂ©e, prĂšs de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour
 Vois, Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraĂźche et vaste, avec, au bout, cette Ă©blouissante trouĂ©e, ce porche fou de clartĂ© »  Oui, c’est vrai, tu as raison, tunnel » est plus juste que nef ». La charmille a les dimensions et l’ombre d’un tunnel
 Ah ! qu’est-ce qui vient, Ă  l’extrĂ©mitĂ©, dans le soleil, vers nous ?
 Un veau ? Tu dis que c’est un veau ? HĂ© ! comme il va vite ! Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas
 En effet il ne pose pas sur la terre
 Il glisse en l’air
 Ho ! mais il arrive sur nous Ă  fond de train, ce veau !
 Il ne faut pas avoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge
 Le voilĂ  ! il nous charge ! sans remuer ! C’est effrayant ! Haaaaaaaaah ! lĂąchez-moi ! Maxime ! on me tient
 par derriĂšre
, on me serre
 Ah ! on m’a lĂąchĂ©e
 Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?
 C’est ce veau, ce veau immobile !
 Ooooh ! ne crie pas ! Pourquoi ces mouvements dĂ©rĂ©glĂ©s ? Non, non, ne crie pas, mon petit, mon petit !
 Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci
 Pourquoi t’accroches-tu Ă  cette bĂȘte ?
 Aaaahhh ! il l’enlĂšve !
 Le veau
 s’enfuit
 Ă  reculons
 sous la charmille
 ArrĂȘtez !
 ArrĂȘtez-le !
 Maxime, mais crie donc ! Crie ! Appelle !
 Rien
 Ah ! dans le soleil, lĂ bas, il se retourne
 Appelle ! appelle !
 Disparu
 Comme Marie-ThĂ©rĂšse

 » 

 Qui ĂȘtes-vous ? Vous savez Maxime
 Il n’est plus lĂ . Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus
 »   Le veau ! Le veau qui glisse
 » Mme Le Tellier s’agite dĂ©sespĂ©rĂ©ment. Au bruit qu’elle fait, sa sƓur et le mĂ©decin, qu’on a retenus Ă  Mirastel, se dĂ©pĂȘchent d’accourir. M. Le Tellier leur abandonne la garde de cette lamentable crĂ©ature dĂ©lirante qui ne sait plus que repousser des fantĂŽmes, qui maintenant revit par bribes dĂ©cousues la scĂšne effroyable, — et, sans perdre une seconde, il va chez Robert. Pour n’ĂȘtre pas surpris de le trouver debout encore Ă  pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures, il fallait vraiment que M. Le Tellier fĂ»t abĂźmĂ© dans les derniĂšres profondeurs de son gĂ©nie. Sur le moment, c’est Ă  peine s’il remarqua que son secrĂ©taire fermait prĂ©cipitamment l’armoire Ă  glace, que cette armoire Ă©tait pleine d’objets qui lui donnaient l’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de la chambre disparaissait sous une profusion de papiers rĂ©cemment dĂ©ficelĂ©s. Robert se retourna vers lui d’un air embarrassĂ©. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge Ă  fermoirs de cuivre, tout neuf. Mais dĂ©jĂ  M. Le Tellier racontait comment sa femme venait de jouer l’enlĂšvement. Le petit homme chĂ©tif l’écouta jusqu’au bout, sans mot dire, puis se recueillit durant quelques minutes. — Que de choses incomprĂ©hensibles ! » dit-il enfin. Toujours est-il que les Sarvants ne se gĂȘnent plus ! À deux heures aprĂšs midi ! c’est du toupet !
 — Les domestiques ont dĂ» entendre
 » — Ils disent que non. Mais j’ai la conviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pĂ©trifiĂ©s, quand leur devoir Ă©tait d’aller au secours de ma femme qui criait. C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ils nient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais rien de ce cĂŽtĂ©-lĂ . » Robert Collin rĂ©flĂ©chit encore, et demanda — Il n’y avait personne, dans les champs, qui puisse nous documenter sur l’état du ciel Ă  ce moment prĂ©cis ? » — Personne. En revenant d’Artemare, j’ai notĂ© le spectacle extraordinaire de la route dĂ©serte et des cultures vacantes. Nous Ă©tions seuls au dehors. Mais Mme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote, tendue comme un dais, bouchait complĂštement la vue du ciel, pour le chauffeur aussi bien que pour moi. » — Bon ; c’est regrettable. — Ah ! quelle robe portait Mme Le Tellier ? » — Une robe noire, toute simple, unie », rĂ©pondit l’astronome un peu dĂ©montĂ©. — Pas de chapeau ? » — Non. » Le secrĂ©taire tira son calepin, le consulta, et dit — Mon maĂźtre, tout s’éclaire en ce qui concerne l’anormale libĂ©ration de Mme Le Tellier. Elle a des cheveux au hennĂ©, elle Ă©tait vĂȘtue d’un costume de deuil ; son signalement est donc le mĂȘme que celui de la demoiselle Charras, enlevĂ©e le 11 juin Ă  Champagne, laquelle demoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre sa mĂšre. » — Que voulez-vous dire avec votre signalement ?
 Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que vous savez ! Tous ces embrouillages !
 Ce veau qui enlĂšve mon fils !
 J’y laisserai le sens, moi aussi ! » — Eh bien, » commença Robert, compatissant, je suppose que
 — Et puis non, tenez ; vraiment, je ne peux pas ! Mettez-vous Ă  ma place je ne fais que supposer, et supposer du vague
 Je vous l’ai dĂ©jĂ  dit, maĂźtre je ne parlerai qu’à l’heure oĂč j’aurai toutes les certitudes
 Mais alors — c’est plus que probable — d’autres considĂ©rations survenues m’empĂȘcheront de parler
, ne serait-ce que la peur de semer la peur
 » La peur de semer la peur ?!
 » se disait M. Le Tellier. Le signalement de Lucie conforme Ă  la dĂ©signation de Mlle
 Chose ?!
 Ah çà ! fichtre, voilĂ  un discours superlativement incohĂ©rent !
 Est-ce que d’aventure
 Tiens ! tiens ! tiens !
 Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dans l’armoire !?
 Et ces rangements Ă  trois heures du matin !?
 Diable ! diable ! Est-ce qu’il dĂ©mĂ©nage, Ă  son tour ?
 » Il quitta les lieux sur cette rĂ©flexion dĂ©sagrĂ©able. Et nous devons reconnaĂźtre que les actes de Robert devaient Ă  juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans son idĂ©e qu’il perdait la raison. xxDĂ©mences Le surlendemain, le docteur Monbardeau — dont la valeur mĂ©dicale est justement rĂ©putĂ©e — certifia que la guĂ©rison de sa belle-sƓur Ă©tait une question de temps et de patience. Mme Monbardeau vint une fois de plus habiter Mirastel, en qualitĂ© de garde-malade ; et, bien que Mme Le Tellier se montrĂąt sensitive Ă  l’excĂšs ; bien que la moindre surprise l’électrisĂąt ; bien que cinq minutes ne pussent s’écouler sans qu’elle fĂźt le geste-tic de repousser quelqu’un, ou sans qu’elle parlĂąt du veau inexplicable, — une amĂ©lioration faible mais Ă©vidente justifia le pronostic du mĂ©decin. C’était une chance inouĂŻe ; la commotion cĂ©rĂ©brale avait Ă©tĂ© de la derniĂšre violence. On en possĂ©da la preuve supplĂ©mentaire quand, les cheveux de la malade ayant poussĂ© quelque peu, on s’aperçut qu’ils poussaient blancs. La chevelure tout entiĂšre devait avoir blanchi, mais jusqu’à prĂ©sent la teinture avait empĂȘchĂ© qu’on le remarquĂąt. Pour accĂ©lĂ©rer la convalescence de l’affligĂ©e, il aurait fallu qu’elle prĂźt l’air, aussi. Mais, en admettant qu’elle s’y fĂ»t prĂȘtĂ©e, nul ne l’aurait permis durant ces jours dĂ©testables. Car depuis l’enlĂšvement de Maxime, perpĂ©trĂ© avec une audace, un cynisme et une prestesse non encore dĂ©ployĂ©s, les Bugistes ne s’aventuraient plus Ă  ciel ouvert qu’avec d’infinies prĂ©cautions. M. Le Tellier lui-mĂȘme s’opposait Ă  la sortie des siens. Il subissait alors une seconde dĂ©pression morale et s’abandonnait Ă  d’interminables penseries, moins occupĂ© de percer le mystĂšre que de considĂ©rer sa dĂ©tresse. Une fois que Mme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvĂ© quelque chose, il rĂ©pondit — J’ai trouvĂ© qu’on devrait toujours aimer ses proches comme s’ils Ă©taient destinĂ©s Ă  mourir tout Ă  l’heure. » Les extravagances de Robert allaient finir de l’accabler. Celui-ci donnait des signes incontestables d’aliĂ©nation mentale. À cette Ă©poque dĂ©jĂ , la frayeur avait dĂ©rangĂ© beaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimulĂ©e venait-elle de gĂąter cette splendide intelligence ?
 — On l’aurait dit. Sa dĂ©mence avait dĂ©butĂ© par une explosion de joie, un air de gaietĂ© constante et singuliĂšrement dĂ©placĂ©e. On le vit, aprĂšs cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sous l’action d’une idĂ©e fixe, il accomplit une autre fugue, non plus Ă  Lyon mais Ă  GenĂšve, et revint de Suisse, par une des plus ardentes journĂ©es de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse de fourrure. À dater de lĂ , rien ne put l’empĂȘcher de s’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes qui l’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait Ă  sept heures prĂ©cises ; mais, aussitĂŽt le dĂźner, le monomane disparaissait Ă  nouveau ; puis, le lendemain, repartait
 Et dans quelle tenue ! Burlesque Ă  l’égal de Tiburce lui-mĂȘme ! — HabillĂ© d’un complet de touriste en cheviote, extrĂȘmement chaud, guĂȘtrĂ© jusqu’aux genoux d’un cuir Ă©pais, il servait de support Ă  toutes sortes d’articles de voyage rayon des explorateurs. Un petit couteau de chasse lui battait le flanc. Un Ă©tui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier de vache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’une sacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposante jumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, en toile verte, gonflĂ© d’objets mystĂ©rieux, et, pendu Ă  ce sac, un petit traversin de caoutchouc des plus intriguants. Une toque de loutre le coiffait de son Ă©tuve poilue ; et la pelisse de fourrure ne quittait son bras droit que pour aller chauffer son bras gauche. Ainsi harnachĂ©, le gringalet apitoyant quittait Mirastel, et, vĂȘtu comme pour une expĂ©dition polaire, il arpentait les routes pulvĂ©rulentes, sous un soleil Ă  pomper l’ocĂ©an. Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trĂȘve leur terrain cabossĂ©, n’y rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressĂ©es d’ĂȘtre ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la RĂ©publique ; et parfois, il avait Ă  contourner des pierres d’éboulis, tombĂ©es de la montagne et qu’on laissait au milieu du chemin. Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et d’y errer comme une Ăąme en peine, comme un poĂšte flĂąneur, amant des forĂȘts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux d’admirer les points de vue ; ses regards allaient de l’un Ă  l’autre avec une cĂ©lĂ©ritĂ© remarquable ; aucune des beautĂ©s de l’heure et du lieu ne lui Ă©chappait. Le Colombier avait Ă©tĂ© le mont de la neige puis des narcisses ; bientĂŽt il serait le mont des framboises ; il Ă©tait pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert dĂ©clenchaient leurs sauts stridents, comme autant d’arceaux fugitifs, de-ci de-lĂ , rouge celui-ci, mauve celui-lĂ . Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prĂ©s d’un tapis de musique ; et il profĂ©rait Ă  chaque instant — Eh ! mon Dieu ! ce n’est que les sauterelles ! — La peste soit des sauterelles ! — Maudites sauterelles ! » Ou quelque autre monologue dans ce goĂ»t-lĂ . ImpĂ©nĂ©trable et serein, ponctuel et souriant, il entrait au second coup de cloche dans la salle Ă  manger du chĂąteau. À table, il ne rĂ©pondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus qu’au repas du soir. M. Le Tellier s’aperçut qu’il dĂ©campait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloĂźtrer. Mais l’autre l’avertit respectueusement qu’à la premiĂšre rĂ©cidive, il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier cĂ©da. Le pauvre homme en arrivait Ă  douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel Ă©tait raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse Ă  la recherche du Sarvant, fĂ»t-ce au hasard et follement, avec mille excentricitĂ©s ridicules, affligeantes et théùtrales, — en un mot tiburcĂ©ennes. L’astronome dut se borner Ă  frĂ©mir pendant les absences de son secrĂ©taire. — Et ce qu’il eĂ»t frĂ©mi davantage, s’il avait connu que Robert possĂ©dait le moyen de tromper les Sarvants par une certaine similitude de toilette, et que pourtant son costume d’opĂ©ra-comique ne prĂ©sentait aucune analogie avec l’un de ceux qu’il eĂ»t Ă©tĂ© rusĂ© de contrefaire ! À chaque fois que Robert s’éloignait, M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-lĂ  qu’il ne reviendrait pas
 Et les soirs tardaient bien Ă  revenir. Mais ils revenaient tout de mĂȘme
 — et revenait aussi Robert. Cependant, le mercredi 3 juillet, Ă  sept heures, on entama sans lui le potage. Sa place faisait un vide dramatique entre l’aveugle et la folle. M. Le Tellier, le docteur et sa femme s’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maĂźtre d’hĂŽtel remit Ă  l’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre. M. Le Tellier fronça les sourcils et devint trĂšs pĂąle. — L’écriture de Robert ! Tiens !
 » dit-il d’une voix Ă©tranglĂ©e. Voyons Mon cher maĂźtre, ne m’attendez pas pour dĂźner. Je suis allĂ© chez les Sarvants. À tout prix je vous donnerai des nouvelles de votre fille. Comptez sur moi. — Robert Collin[7]. » » Le malheureux ! Il s’est fait enlever ! » Et, s’adressant au maĂźtre d’hĂŽtel — Qui vous a donnĂ© cette lettre ? » — C’est M. Collin, Monsieur ; il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la premiĂšre fois qu’il serait en retard pour dĂźner, quand ça ne serait que d’une seconde, qu’il fallait remettre ça Ă  Monsieur. » La lettre palpitait dans les doigts de M. Le Tellier — Il s’est fait enlever !
 Volontairement ! » D’un signe, Mme Monbardeau lui recommanda le silence Mme Le Tellier commençait Ă  s’exalter. — Il n’était pas fou ! » reprit-il sans faire attention. — Alors, » s’enquit M. Monbardeau, cette pelisse ? ces fourrures ? » — Il croit peut-ĂȘtre que les Sarvants ont leur refuge dans les glaciers
 » avança Mme Arquedouve. — Sans doute », fit M. Le Tellier, songeur. Les Sarvants
 » La visionnaire s’était levĂ©e d’un jet. — Les Sarvants ! » s’écria-t-elle. Hoooooh ! Qui me serre ?
 Maxime !
 » Elle Ă©cartait avec horreur la souvenance des mains qui l’avaient empoignĂ©e, sous la charmille. Elle crispait les siennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris Ă  travers l’étoffe dĂ©chiquetĂ©e
 — LĂ  ! qu’est-ce que je disais ! » reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vous donc, Jean ! » Mais M. Le Tellier, Ă  la vue de sa femme qui reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se rĂ©pĂ©tait en frissonnant que Robert avait couru, de lui-mĂȘme, au danger sans Ă©gal
 Ah ! le vaillant ! le hĂ©ros ! il s’était jetĂ©, de gaietĂ© de cƓur, au-devant du formidable mystĂšre crochu ; et des jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain de persister dans son hĂ©roĂŻsme et d’attendre patiemment l’attaque infernale ! — Il n’a pas de famille, n’est-ce pas ? » s’informa le docteur. — Non, » dit M. Le Tellier, la larme Ă  l’Ɠil, il n’avait que la nĂŽtre. Ou plutĂŽt, il n’avait qu’un rĂȘve
 HĂ©las ! voilĂ  que j’en parle dĂ©jĂ  au passĂ© !
 » ⁂ Deux jours aprĂšs, les facteurs bugistes faisant grĂšve depuis l’avĂšnement des Ogres, les deux beaux-frĂšres Ă©taient allĂ©s en automobile chercher le courrier Ă  la poste d’Artemare. M. Le Tellier dĂ©ploya Le Nouvelliste de Lyon, adressĂ© Ă  Mme Arquedouve, et lut ce qui suit piĂšce 417 — 
 Des membres du Club-Alpin, qui se livraient hier Ă  l’ascension du Mont Blanc, ont relevĂ©, sur le flanc d’un mur de neige, une longue trainĂ©e qui semble due au frottement d’un corps cylindrique Ă©norme et rĂ©sistant. On dirait, disent-ils, qu’un aĂ©rostat-automobile Ă  armature mĂ©tallique, du type Zeppelin, est passĂ© Ă  cet endroit en frĂŽlant le mur dont il est question. Serait-ce la trace des fameux Sarvants ?
 Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystĂ©rieux deux fois observĂ© par l’infortunĂ© Maxime Le Tellier ?
 Il est permis de le supposer. » — Ça y est il habitent par lĂ , Jean », dit le docteur. — Mais, Calixte, comment diable Robert l’a-t-il devinĂ© ? » — J’espĂšre qu’on va mobiliser les troupes alpines et fouiller les crevasses !
 On ne fait rien pour nous !
 Quel sale ministĂšre ! » xxiLe PĂ©ril Bleu Mobiliser les troupes alpines, c’était depuis longtemps un fait accompli. Sous prĂ©texte de manƓuvres — afin, paraĂźt-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public — le pouvoir avait ordonnĂ© des battues militaires, et chaque garnison prenait les armes tour Ă  tour. On explorait le Bugey de fond en comble, sans Ă©veiller de soupçons. Les reconnaissances d’officiers s’y accordaient avec les inquisitions de la SĂ»retĂ© ; l’armĂ©e et la police agissaient parallĂšlement ; l’inspecteur Garan, revenu de ses erreurs, avait coopĂ©rĂ© maintes fois aux stratĂ©gies les plus astucieuses. Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, le Sarvant ne se laissait mĂȘme entrevoir. Les bouges des faubourgs, les caves et les Ă©gouts des villes, les souterrains des vieux donjons, les carriĂšres, les gouffres, les grottes, les forĂȘts, les cryptes des ruines et les catacombes des abbayes furent explorĂ©s sans rĂ©sultat. L’antre des flibustiers demeurait une Ă©nigme. Les dirigeables et les aĂ©roplanes prĂȘts Ă  s’élancer derriĂšre le ballon-fantĂŽme restaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphĂšre, au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouille de la chasse aux Croquemitaines. À l’heure oĂč M. Monbardeau rĂ©clamait la mobilisation des Alpins et fulminait contre le ministĂšre, il y avait donc bel Ăąge que l’Ɠuvre de l’État s’était donnĂ© carriĂšre en Bugey comme aux alentours, avec une discrĂ©tion que motivaient non seulement le trouble des citoyens il nous semble, au contraire, que l’aspect des troupes les eĂ»t rassurĂ©s mais aussi la peur d’une gigantesque plaisanterie plus ou moins clĂ©ricale. Les Camelots du Roy, par exemple, Ă©taient capables de toutes les impertinences, du moment qu’il s’agissait de ridiculiser le rĂ©gime. À la vĂ©ritĂ©, cette Ɠuvre de l’État, on avait dĂ©cidĂ© de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisit plusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancĂ©es, d’agents solitaires
 Et l’on dut couper court Ă  cette traque phĂ©nomĂ©nale, pour Ă©viter les refus d’obĂ©issance et les dĂ©fections. L’existence des Sarvants n’étant pas officiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore que les recherches se poursuivaient dans toute la France et mĂȘme fort au delĂ . Car, — sans comprendre pourquoi leur champ d’action se rĂ©duisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, — on soupçonnait les brigands d’aller trĂšs loin dĂ©poser leurs prises. L’échec des perquisitions rĂ©gionales semblait en faire foi. Impuissant Ă  dĂ©couvrir quoi que ce fĂ»t et craignant l’extension d’un mal dont la gravitĂ© lui apparaissait de jour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforça d’organiser un systĂšme protecteur, dans le but de circonscrire le flĂ©au. Il Ă©dicta des mesures prĂ©ventives — des dispositions de prophylaxie, pour ainsi dire — applicables sur tout le territoire. Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie du Sarvant se prirent Ă  la redouter. Celui-ci n’augmentait son empire qu’insensiblement, c’est entendu. Mais lĂ , c’était l’abomination de la dĂ©solation. Les services administratifs, la vie sociale, n’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu Ă  peu de ses habitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et de ses cousins, chaque enlĂšvement avait provoquĂ© de nouveaux dĂ©parts. Il Ă©tait arrivĂ© Ă  Lyon, Ă  ChambĂ©ry, des trains bourrĂ©s de paysans, et la frontiĂšre suisse avait vu l’exode des rĂ©fugiĂ©s français. La panique les saisissait tout d’un coup ; pour subsister ailleurs, ils vendaient leurs bestiaux Ă  vil prix ; quelques-uns cĂ©daient leurs champs et leur ferme ; et ils s’enfuyaient, bienheureux d’avoir trouvĂ© marchand. C’étaient les riches. — D’autres n’avaient pas de quoi s’en aller. Quinze mille peut-ĂȘtre. Ceux-lĂ  vivaient de rien dans leurs masures barricadĂ©es, comme au fond de taniĂšres. Nul ne correspondait avec son voisin ; — pourtant, les nouvelles arrivaient jusqu’à eux, mais dĂ©naturĂ©es, grossies, et redoublaient leurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris gĂ©ante que l’on appelle vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques
 Autour des villages condamnĂ©s jaunissaient les moissons que personne ne rĂ©colterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes s’emmĂȘlaient de longs rejets flexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches. Un silence de mort planait. Parfois, un vagabond se risquait Ă  la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller les biens Ă  l’abandon
 Mais subitement des cris horribles s’élevaient Ă  l’intĂ©rieur des maisons ou dans la campagne lointaine batailles d’hommes contre des chiens enragĂ©s, contre des chats oubliĂ©s, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre
 on ne savait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus. À partir de ce jour, les seuls ĂȘtres humains que l’on vit errer par les champs et les bois furent de misĂ©rables insensĂ©s, dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leurs geĂŽles volontaires sous la domination d’idĂ©es puĂ©riles, produits de l’épouvante et de la claustration. Demi-nus, dĂ©sƓuvrĂ©s, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le Sarvant, d’aprĂšs l’histoire, en choisit quelques-uns ; la majoritĂ© se suicida. Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers la vallĂ©e, une succession de pylĂŽnes soutenait les cĂąbles Ă©lectriques de Bellegarde Ă  Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles Ă  d’étranges dĂ©sespĂ©rĂ©s, qui touchaient les cĂąbles et s’électrocutaient. Des momies carbonisĂ©es tordaient leurs postures simiesques au sommet de ces miradores, et semblaient bouffonner entre elles. Les riviĂšres charriaient des cadavres, messagers de l’effroi qui sĂ©vissait. La voie du chemin de fer Ă©tait un rendez-vous d’écrasĂ©s. — Il rĂ©gna de grandes puanteurs. Mais grĂące aux nuĂ©es de corbeaux qui s’abattirent sur le pays, le charnier qu’il Ă©tait fut vite un ossuaire. La postĂ©ritĂ© s’étonnera d’une telle dĂ©bĂącle. C’est qu’elle oubliera comment les Bugistes comprenaient la calamitĂ©. Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagĂšme de forbans. C’était la fin du monde. Et ils croyaient que JĂ©hovah commençait par le Bugey Ă  dĂ©peupler la terre. Pour eux, le Sarvant devenait l’ange exterminateur. Blottis dans l’ombre des cahutes, n’osant pas ouvrir les fenĂȘtres, ils tendaient l’oreille. Le roulement des trains, grondant parmi le calme, leur paraissait le tonnerre de Dieu. Ils Ă©voquaient avec angoisse les bĂȘtes d’Apocalypse qui avaient Ă©tĂ© vues dans le ciel un veau, un aigle, un brochet. Les plus mystiques pensaient au bƓuf ailĂ© de saint Luc, Ă  l’aigle de saint Jean l’ÉvangĂ©liste, Ă  l’ichthys, poisson-symbole des premiers chrĂ©tiens. C’est pourquoi, si quelque automobile traversant la rĂ©gion s’avisait de corner, ils entendaient la trompette du Jugement, et s’étant signĂ©s, ils se prosternaient, la face contre terre. Dix siĂšcles auparavant, les mĂȘmes alarmes s’étaient rĂ©pandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douze Ă©galaient celles de l’an mille. Et si elles devaient moins se gĂ©nĂ©raliser, c’est qu’elles avaient une raison d’ĂȘtre, tandis que les autres Ă©taient filles de l’inĂ©puisable fantaisie[8]. MalgrĂ© cette exaltation des sentiments religieux, on n’arrangeait plus de processions. Il eĂ»t fallu sortir. Et quand mĂȘme on fĂ»t sorti, chaque paroisse aurait-elle rĂ©uni assez de pĂ©nitents ?
 La statistique n’a pas citĂ© de famille oĂč le Sarvant n’ait fait plusieurs victimes. Loin d’ĂȘtre une exception, le quintuple malheur de Mme Arquedouve Ă©tait celui de nombreuses grand’mĂšres. Il semblait qu’une Ă©pidĂ©mie infestĂąt ce coin de l’humanitĂ©. De fait, les persĂ©cuteurs vous enlevaient Ă  l’improviste, sans que rien y fĂźt, comme souvent procĂšde le cholĂ©ra. Comme en temps de cholĂ©ra, les survivants gardaient une figure d’esclave poursuivi, oĂč la peur s’était imprimĂ©e Ă  jamais dans une grimace indigne de l’homme. Ils ne s’inquiĂ©taient mĂȘme pas de savoir oĂč les disparus s’en Ă©taient allĂ©s. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmes pleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait en elles une heureuse dĂ©tente, — et le moment des larmes se trouva l’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au trĂ©fonds des mĂ©moires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cƓurs se serraient ; — la nuit surtout. La nuit, on la passait aux Ă©coutes, Ă  guetter le trop cĂ©lĂšbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On le percevait par auto-suggestion. Et quand l’aube poignait dans sa splendeur caniculaire qui rĂŽtissait dehors les charognes sans nombre, alors, par une fente de la porte, par une lĂ©zarde de la muraille, entre deux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le ciel imperturbable, limpide et bleu, sillonnĂ© d’hirondelles, — le ciel fourbe, avec son masque de sĂ©rĂ©nitĂ©. Tout le jour, ils contemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux Ă©blouis voyaient apparaĂźtre des façons de petits vers ondulĂ©s, incolores, qui se dĂ©plaçaient lorsqu’on voulait les regarder ; ils s’en effrayaient ; c’étaient les vaisseaux mĂȘmes de leurs yeux. Le murmure de la saison se dĂ©guisait en un bourdonnement redoutĂ©. Soixante fois par minute, ils se figuraient distinguer n’importe quoi. Beaucoup prĂ©tendirent avoir surpris de la sorte l’ascension de crĂ©atures et d’objets divers, montant seuls et tout droit dans l’atmosphĂšre. Mais ils n’en auraient pas jurĂ©, sentant bien qu’ils Ă©taient de mĂ©chantes vigies. Mirastel fut le dernier chĂąteau qu’on habitĂąt. Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guĂšre transportables et M. Le Tellier se cramponnait Ă  l’idĂ©e qu’il retrouverait ses enfants lĂ  oĂč le Sarvant les avait captivĂ©s. Les reprĂ©sentants du dĂ©partement profitĂšrent de la circonstance et lui demandĂšrent un rapport dĂ©taillĂ© sur la situation. À la suite de ce rapport, on voulut appliquer une nouvelle tactique dĂ©fensive. Mais les fonctionnaires dĂ©lĂ©guĂ©s en Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison des meilleures volontĂ©s, des pires ambitions, des bravoures les plus Ă©prouvĂ©es. Toute la terre alors surveilla le Bugey. C’était un point gangrenĂ© dont elle suivait avec effroi l’horrible Ă©panouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couve des yeux son chancre envahissant, le monde entier contrĂŽla sans rĂ©pit les progrĂšs du cancer français. La presse internationale tournait au bulletin sanitaire. — San-Francisco ne souriait plus. Toute la terre surveillait le Bugey, et tout le Bugey surveillait le ciel. D’un bout Ă  l’autre du pays, cela seul importait. On se moquait de tout, exceptĂ© de cela. L’engraissement des porcs, la vendange Ă  venir, les foins Ă  faner, les seigles florissants, la tempĂ©rature propice ou dĂ©favorable, les querelles municipales, — chacun s’en dĂ©sintĂ©ressait. La fortune et la misĂšre ne comptaient plus ; la politique avait perdu son importance ; une guerre pouvait survenir ; une invasion menacer la patrie ; le PĂ©ril Jaune pouvait fondre sur l’Europe ; — qu’est-ce que cela faisait ? Un souci mĂ©ritait seulement l’inquiĂ©tude. Un seul danger valait d’ĂȘtre Ă©cartĂ© — Le PĂ©ril Bleu. DEUXIÈME PARTIE OĂč. Comment. Qui. Pourquoi. iLa Tache carrĂ©e Le PĂ©ril Bleu » ! die Blaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! il Perile Azzuro ! — ce terme journalistique eut la fortune de son cousin le vocable Sarvant ». Son emploi devint universel. Et mĂȘme, il exerça sur la pensĂ©e du monde une influence des plus curieuse. Le pouvoir des mots ne connaĂźt pas de limites. On avait dĂ©signĂ© la nouvelle plaie du nom de PĂ©ril Bleu parce que les agresseurs empruntaient le chemin du ciel mais, pour l’heure, Ă  force de vĂ©rifier l’inanitĂ© des perquisitions mondiales, Ă  force de lire, de dire et d’entendre PĂ©ril Bleu », on inclinait Ă  croire que l’ennemi c’était le ciel lui-mĂȘme, et non plus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre, aprĂšs l’avoir utilisĂ© comme une route de saphir. Il fallait un raisonnement pour remettre les choses au point. Alors on apercevait l’immense difficultĂ© des recherches. On se reprĂ©sentait les myriades d’explorateurs en train de parcourir les steppes, les brousses, les jungles, les maquis, afin de dĂ©couvrir le gĂźte des Sarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaient Ă©chapper, sur le vaste globe, Ă  leur perspicacitĂ©. On pensait aux forĂȘts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dont l’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait Ă  des bastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines. Mais l’idĂ©e de l’eau ramenait l’idĂ©e de l’air, et de nouveau les plus pondĂ©rĂ©s se surprenaient Ă  l’examen du ciel, ainsi que l’on guette un repaire de brigands. MĂ©prise singuliĂšre et singuliĂšrement rĂ©pandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller. Mais oui, c’est Ă  peine croyable eux, les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ils n’envisageaient pas toujours l’objet de leur Ă©tude comme ils l’avaient fait jusqu’ici et comme il eĂ»t Ă©tĂ© raisonnable de le faire encore. C’est en vain que rien n’était changĂ© dans la mĂ©canique cĂ©leste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’il avait ressentie Ă  considĂ©rer le firmament, et les calculs d’observatoire regorgent d’erreurs en l’annĂ©e 1912. M. Le Tellier suivit l’exemple de ses confrĂšres. Ce n’est pas que le ciel eĂ»t gardĂ© pour lui son charme d’autrefois, ni que l’astronome se crĂ»t obligĂ© de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et depuis son dĂ©part de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigĂ© la moindre lunette vers la moindre planĂšte. Mais parfois, au cours d’une veille enfiĂ©vrĂ©e, il s’accoudait devant la nuit, dans la fraĂźcheur, et lĂ , mĂ©ditait, non pas en physicien rĂ©flĂ©chi, mais en rĂȘveur dĂ©sespĂ©rĂ©. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont d’un aspect fĂ©erique. Les lunes, les soleils, les Mars et les VĂ©nus, Saturne, AldĂ©baran, CassiopĂ©e, Hercule, n’étaient plus pour lui des sujets d’analyse et des raisons de chiffres, dĂ©signĂ©s par les lettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’aurore Ă©parpillĂ©s dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les Ă©toiles. L’image de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rĂ©tine. Leur souvenir emplissait son Ăąme. Il se les figurait au cƓur de l’Afrique, dans une citadelle entourĂ©e de lianes infranchissables, — puis au sein du Mont Blanc ou de l’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusĂ©es que des mines, — puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier
 Enfin, succombant Ă  la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard de terreur, et prononçait tout bas — Le PĂ©ril Bleu ! » Mais, d’un effort, il secouait l’absurde obsession, se gourmandait d’y avoir cĂ©dĂ©, et pour la chasser, pour assainir ses idĂ©es, il se forçait Ă  choisir un astre dans une constellation, Ă  repasser l’histoire de sa connaissance et Ă  rĂ©citer ses nombres d’espace et de temps. On le devine Ă  ces heures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regards Ă©tait VĂ©ga, ou alpha de la Lyre, — cette VĂ©ga dont il avait cessĂ© l’observation pour venir Ă  Mirastel, laissant lĂ  des travaux qu’il comptait reprendre quinze jours plus tard et qu’aprĂšs deux mois il n’avait pas repris. — M. Le Tellier se plaisait donc au spectacle de la belle Ă©toile blanche vers quoi le Soleil nous entraĂźne. Elle semblait l’attendre, et longtemps il admirait l’éclatante pĂąleur que son hydrogĂšne lui procure. Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyant une alcĂŽve hantĂ©e de cauchemars, il se mit au balcon et chercha l’étoile VĂ©ga. Elle atteignait le point culminant de son orbe ; elle allait passer au plus prĂšs du zĂ©nith, Ă  quelques degrĂ©s vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tĂȘte et regarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide et sereine, de gauche Ă  droite
 Mais, en coupant le mĂ©ridien du lieu, c’est-Ă -dire parvenue au sommet de sa course, — tout Ă  coup elle s’éteignit. M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Il n’était pas revenu de sa stupeur, que l’étoile brillait de plus belle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant du cĂŽtĂ© de l’ouest. L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivre d’énergie et de curiositĂ©, il la suivit passionnĂ©ment jusqu’au matin qui l’effaça. — Il avait Ă©piĂ© sans dĂ©faillance le retour d’un phĂ©nomĂšne que son Ɠil expert n’eut pas l’occasion de rĂ©observer. Il mit alors sur le compte de la fatigue et de l’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en fut dormir. Cependant, au rĂ©veil, il se consulta. Hum ! une hallucination ? Peut-ĂȘtre. Mais il doutait. En tout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas Ă©tĂ© produite par un scintillement plus long que les autres ; il en Ă©tait sĂ»r ; la disparition de l’étoile avait durĂ© pour cela trop de temps, — un temps que sa vieille expĂ©rience Ă©valuait Ă  cinq secondes. — Et puis non, non il avait bien rĂ©ellement assistĂ© Ă  la disparition momentanĂ©e de VĂ©ga, et rien de connu, rien de prĂ©vu ne pouvait l’expliquer
 Le plus raisonnable Ă©tait de supposer qu’un astĂ©roĂŻde avait passĂ© devant l’étoile et provoquĂ© son occultation
 Mais alors un bolide obscur ?
 Hum ! hum !
 Or, il importe de le spĂ©cifier, M. Le Tellier possĂ©dait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aĂ©rostat n’était venu s’interposer entre VĂ©ga et son Ɠil. Pour masquer pendant cinq secondes une Ă©toile de premiĂšre grandeur, il eĂ»t fallu l’intervention d’un oiseau ou d’un aĂ©rostat si rapprochĂ©s du spectateur, que celui-ci les eĂ»t fatalement remarquĂ©s dans la nuit lumineuse. Ce petit incident stellaire, constatĂ© par un tel homme, prenait une importance capitale, Ce dĂ©tail qu’un autre n’aurait pas mĂȘme aperçu, M. Le Tellier le rumina toute la journĂ©e. Et le rĂ©sultat de ses dĂ©libĂ©rations fut qu’il se rendit, Ă  la brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoria soigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunette Ă©quatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dĂŽme une fente qui le partagea tout entier d’une arcade de vide, puis — ayant ainsi dĂ©gagĂ© la bande d’infini oĂč VĂ©ga dĂ©crirait sa courbe — il mit sa montre Ă  l’heure sidĂ©rale, et visa dans la lunette un point de l’horizon. Cela fait, il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleil Ă©perdument lointain, mĂȘlĂ© ex abrupto Ă  ses plus graves prĂ©occupations et fixant son intĂ©rĂȘt Ă  des milliers de kilomĂštres, au moment prĂ©cis oĂč il s’était demandĂ© OĂč sont les victimes du Sarvant ? » Cette pensĂ©e lui brĂ»lait le cerveau. Et quand parut VĂ©ga, quand il vit l’atome aveuglant au milieu du disque nocturne dĂ©coupĂ© par l’objectif, — il dut se raidir contre lui-mĂȘme. — Allons donc ! femmelette ! » D’un coup de pouce, il dĂ©clencha le mouvement d’horlogerie, et la lunette obĂ©issante accompagna l’étoile dans sa marche. C’était une bonne lunette astronomique d’amateur. Elle mesurait un mĂštre de long et grossissait modestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peu d’importance Ă  l’égard de VĂ©ga elle-mĂȘme, si Ă©blouissante qu’elle fĂ»t, les meilleurs tĂ©lescopes ne pouvant rapprocher les Ă©toiles — parce qu’elles sont trop loin — et ne servant qu’à les rendre plus nettes. Aussi bien M. Le Tellier commençait-il Ă  pressentir que VĂ©ga ne jouait en ceci qu’un rĂŽle de comparse ; car le temps s’écoulait sans qu’il remarquĂąt la moindre anomalie dans la conduite de l’astre. Minuit sonna. M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire. Tout autre qu’un astronome s’y fĂ»t lassĂ© ; mais il gardait la vue limpide et l’esprit en Ă©veil. L’étoile et lui s’examinaient. Les rouages, rĂ©glĂ©s sur la fuite du ciel, ronronnaient discrĂštement, et le petit tĂ©lescope se cabrait d’un geste uniforme, insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignant l’observateur Ă  se dĂ©placer continuellement. BientĂŽt le tube se trouva presque droit, braquĂ© Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith ; VĂ©ga repassait Ă  sa culmination ; et M. Le Tellier, couchĂ© la tĂȘte renversĂ©e, eut un frĂ©missement — elle avait encore disparu. — Au mĂȘme instant, il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait
 Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. VĂ©ga reparaĂźt, et le champ s’éclaircit. — C’est une Ă©clipse ! » En un rien de temps, l’horlogerie est arrĂȘtĂ©e. L’astronome saisit le chronomĂštre dont il a poussĂ© le dĂ©clic Ă  la disparition de l’étoile l’occultation a durĂ© quatre secondes neuf dixiĂšmes. Il prend l’heure, consulte la Connaissance des Temps l’éclipse s’est produite Ă  la mĂȘme minute, au mĂȘme endroit que la veille. L’écran qui s’est interposĂ© entre la Terre et VĂ©ga est donc un objet se mouvant avec notre planĂšte, un corps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus du Bugey et qui est situĂ© Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Mais Ă  quelle hauteur ? L’astronome va l’estimer. En effet, depuis qu’elle est enrayĂ©e, la lunette se soumet au virement de la Terre, elle est rentrĂ©e dans l’ordre gĂ©nĂ©ral, et il suffit de la ramener trĂšs peu en arriĂšre pour qu’elle ajuste inĂ©branlablement le point mystĂ©rieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rĂ©trograder d’un millimĂštre, et dans le champ tĂ©lescopique traversĂ© pourtant par d’autres Ă©toiles, le ciel se rĂ©assombrit, et les astres, qui cheminent, s’éteignent un par un. — Ça, » se dit M. Le Tellier, cette vapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, tout simplement. » Deux tours de vissage au bouton molettĂ© le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, et voilĂ  que la buĂ©e diffuse se ramasse, se condense, se solidifie et devient une tache carrĂ©e, noire, insolite. — Qu’est-ce que c’est que ça ? » À l’Ɠil nu, tout lĂ -haut, on ne voit absolument rien ; cette chose est beaucoup trop Ă©loignĂ©e. Mais dans la lunette, elle est aussi franche et fixe que VĂ©ga l’était tout Ă  l’heure. Et cette fixitĂ© intrigue M. Le Tellier. — Sans aucun doute, » pense-t-il, voici dĂ©couverte l’üle aĂ©rienne oĂč mes enfants sont retenus par des coquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-il amarrĂ© ? Il se tient ferme dans l’atmosphĂšre comme un rocher battu des flots !
 Sa nature, en tout cas, ne fait pas question. C’est un aĂ©rostat, forcĂ©ment
, ou quelque chose de similaire
 C’est une invention des hommes, qui n’intĂ©resse en rien la mĂ©tĂ©orologie
 Mais il faut que cela soit diantrement Ă©levĂ©, pour ĂȘtre invisible au grand jour, sans tĂ©lescope !
 Ah ! nous disions quelle est sa hauteur ? — ProblĂšme facile. » Ayant allumĂ© une petite lampe-briquet, il contrĂŽla de quelle quantitĂ© il avait dĂ» raccourcir la lunette pour mettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage, brusquement stupĂ©fait, se rembrunit. — Cinquante mille mĂštres ! » murmura-t-il. Comment ! cette machine-lĂ  est Ă  cinquante kilomĂštres !
 Il y a donc encore de l’air respirable Ă  cette altitude ? On peut donc vivre Ă  plus de douze lieues du sol ?
 Je dĂ©lire !
 C’est contraire Ă  toutes les thĂ©ories admises !
 » Un morne abattement succĂ©dait Ă  la fiertĂ© de sa trouvaille, Ă  l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver. DĂ©jĂ  il avait rĂȘvĂ© d’une escadre d’aĂ©ronats faisant le blocus de cette bouĂ©e maudite. Mais mĂštres !
 Aucun ballon ne pourrait monter jusque lĂ . Les Sarvants Ă©taient hors de portĂ©e ! Et cette tache, alors, qu’était-ce donc ? Il se remit Ă  l’oculaire. La tache ne changeait ni de forme, ni de couleur. — Elle n’est pas trĂšs grande », songea M. Le Tellier. Il mesura ses dimensions — fit encore des calculs, oĂč entraient les coefficients de grossissement et de hauteur — et dĂ©duisit qu’en rĂ©alitĂ© ce carrĂ© noir avait soixante mĂštres de cĂŽtĂ©. Quand il aurait chiffrĂ© et lorgnĂ© tout le reste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmentĂ© d’un iota. Il comprit qu’il Ă©tait raisonnable d’attendre le jour et d’étudier la tache une fois Ă©clairĂ©e
 Bonne rĂ©solution, impossible Ă  tenir. Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjectures prodigieuses et se parlant de la sorte Ă  lui-mĂȘme — Une bouĂ©e, parbleu ! J’y reviendrai toujours, en dĂ©pit de tout. Ce ne peut ĂȘtre qu’une bouĂ©e dont je n’aperçois que le fond
, une espĂšce de ballon ultra-perfectionnĂ©, qui se maintient dans un air rarĂ©fié  Que cela ne soit pas en rapport Ă©troit avec les rapts, voilĂ  qui est inacceptable. Tout concorde
 Et pourtant, je ne puis comprendre
 Quel intĂ©rĂȘt ont-ils, ces chenapans, Ă  jucher si haut leurs victimes ? La moitiĂ© d’une telle distance suffisait amplement Ă  les protĂ©ger de toute incursion
 Pourquoi cet appareil de terrorisation aussi ces minĂ©raux, ces vĂ©gĂ©taux cambriolĂ©s ?
 Pourquoi nous faire attendre si longtemps leur lettre de chantage ?
 De quel engin subreptice et nouveau font-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cette bouĂ©e-ballon ?
 Et cette science merveilleuse, oĂč l’ont-ils puisĂ©e ?
 Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font des miracles d’audace, de gĂ©nie et de mĂ©chancetĂ© ?
 » M. Le Tellier n’avait pas Ă©numĂ©rĂ© le quart de toutes les questions qui se pressaient Ă  ses lĂšvres ; — un coq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessous. On voyait distinctement que c’était une chose vague, un solide plat, composĂ© de piĂšces brunes, rectangulaires, avec entre elles des lignes incolores trĂšs fines. Sans trop de rĂ©flexion, pour voir ce que ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entre l’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image, que les lunettes astronomiques forment Ă  l’envers. Cette mĂ©tamorphose du tĂ©lescope en longue-vue terrestre demeura sans effet notable, le dessous d’un corps n’ayant pas de sens. L’astronome s’énervait. Parfois, il s’efforçait sans y rĂ©ussir d’apercevoir la tache directement. Le ciel turquoise Ă©tait d’une puretĂ© sainte-virginale, exempte du plus faible soupçon de brun, de la plus infime molĂ©cule de blond ou seulement de bleu plus foncĂ©. Trop loin ! trop loin ! La tache, ainsi, ne pouvait ĂȘtre perçue, mĂȘme si l’on nĂ©gligeait de compter avec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide malgrĂ© son apparence et toujours teintĂ© d’azur assombrissant. Et M. Le Tellier, revenu Ă  l’oculaire de la lunette, n’y dĂ©couvrait rien de nouveau. Il espionna sans se lasser le fond de cette chose Ă©nigmatique. Il surveillait davantage les bords du carrĂ©, et surtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir aux investigations, Ă©tant donnĂ©e la position lĂ©gĂšrement mĂ©ridionale de l’objet par rapport Ă  Mirastel. Il voulait qu’il y eĂ»t le long de ces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou, un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; et il escomptait l’apparition de quelque tĂȘte infinitĂ©simale et adorĂ©e qui se pencherait au-dessus de l’abĂźme, grosse comme une tĂȘte d’épingle
 À la fin, il s’arracha de l’épuisante contemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris rien de nouveau. Le plafonnement gĂȘnait. Il fallait observer la chose de profil et non par-dessous. Donc il fallait l’observer de plus loin. — Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur ne suffirait plus. Les grands tĂ©lescopes devenaient indispensables
 Et tout Ă  coup, ce trait de lumiĂšre dans son raisonnement l’équatorial de Hatkins ! Le rĂȘve ! Un grossissement de six mille diamĂštres ! Six mille au lieu de cinquante ! — Fort bien encore. Mais, de Paris, Ă  plus de cinq cents kilomĂštres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir la chose ? Est-ce que la rotonditĂ© de la Terre n’empĂȘcherait pas qu’on la vĂźt ? Est-ce que la chose ne serait pas, pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ? Vite, un crayon, du papier, une table des logarithmes
 Tout va bien cela sera visible, Ă  vingt kilomĂštres au dessus de l’horizon ! Le soir mĂȘme, Ă  Culoz, M. Le Tellier prenait l’express de Paris. iiSuite de la Tache carrĂ©e Chauffeur ! Ă  l’Observatoire ! » M. Le Tellier quitte la gare du P. L. M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit, dans le wagon — sa deuxiĂšme nuit sans sommeil — il s’est acharnĂ© Ă  comprendre, il a rempli son carnet de figures gĂ©omĂ©triques, d’équations algĂ©briques, d’opĂ©rations mathĂ©matiques
 Et il comprend de moins en moins. Jamais le mystĂšre ne lui a semblĂ© plus mystĂ©rieux que depuis qu’il commence Ă  s’éclaircir. Et puis, un doute lui est venu concernant l’équatorial de Hatkins. Puissant, Ă  coup sĂ»r, mais dans une situation dĂ©plorable ! La tache est visible en thĂ©orie ; mais en pratique ? Le tĂ©lescope la fera-t-il apparaĂźtre Ă  travers cette masse atmosphĂ©rique de plus de cinq cents kilomĂštres, bourrĂ©e de nuages et de brumes, oĂč les diverses tempĂ©ratures provoquent d’innombrables rĂ©fractions ? Rien que les poussiĂšres et les fumĂ©es de Paris constituent un rempart sĂ©rieux ! Pour obtenir quelque chose de net, on sera bien obligĂ© de diminuer le grossissement
 Mais, au bout de son avenue, voici l’Observatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de la Science, avec sa terrasse qui paraĂźt en Ă©bullition. Voici la Sainte-GeneviĂšve de l’Astronomie, avec ce gros bouillon prĂ©pondĂ©rant qui est le dĂŽme du grand Ă©quatorial. Voici le SacrĂ©-CƓur de Montparnasse. — Ah ! Monsieur le Directeur ! » Le portier, respectueux et surpris, donne un trousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur Ă©lude quelques astronomes qui viennent d’achever leur nuit de travail et qui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier Ă©tage par le bel escalier de pierre. Il pĂ©nĂštre au logis du grand Ă©quatorial, — et malgrĂ© lui, s’arrĂȘte, en admiration. LĂ©viathan ! Goliath ! PolyphĂšme ! Les dimensions de la lunette sont tellement colossales que M. Le Tellier ne s’en souvenait pas. On se croirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassĂ© monstrueux. L’énorme concavitĂ© de la voĂ»te de zinc prend un air de calotte blindĂ©e, et l’équatorial est un canon prodigieux, inclinĂ© suivant l’axe du monde et qui menace le ciel. Son affĂ»t, donjon de maçonnerie au centre de la rotonde, s’enveloppe de lĂ©gĂšres structures mĂ©talliques, — paliers, Ă©chelles, caracols, — et l’on y voit une infinitĂ© de mĂ©canismes de prĂ©cision, les uns graciles et les autres herculĂ©ens, comme il sied qu’on en trouve autour d’un instrument qui tient Ă  la fois de la montre pour dame et de la grue pour fort levage. L’équatorial repose sur des tourillons d’obusier. Colonne en dĂŽme qui serait une bombarde, bombarde qui serait un tĂ©lescope, cylindre mastodonte, Ă©lĂ©phantesque tour penchĂ©e d’acier chromĂ©, gris et mat, — il s’allonge ; la perspective effile son extrĂ©mitĂ© ; c’est Ă  peine s’il reluit. Son oculaire, compliquĂ© d’un tas de petites machineries, a vraiment l’aspect d’une culasse
 Est-ce qu’elle est chargĂ©e, cette piĂšce d’artillerie ? Un profane pourrait le craindre, et redouter sa dĂ©tonation assourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elle va lancer contre la lune
 Il fait chaud sous cette cloche. Le silence mĂ©ditatif est presque celui d’une basilique. La rumeur de Paris, distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, le tic-tac de l’horloge sidĂ©rale se rĂ©percute aux cintres de la coupole et, de toute la gravitĂ© du temps qui passe, il aggrave le recueillement. À l’ouvrage ! M. Le Tellier manƓuvre un cabestan. Le dĂŽme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerre et d’airain. Des cordes sont tirĂ©es. Une large embrasure se dĂ©couvre au sud-sud-est la direction de Mirastel. L’artilleur optique pointe son long-Tom qui s’abaisse lentement vers l’horizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur, accolĂ©e au tĂ©lescope, il s’efforce d’apercevoir la tache carrĂ©e
 Dieu, qu’il est petit sous l’équatorial ! On dirait Gulliver sous le microscope d’un GĂ©ant !
 Mais la tache ? la tache ? Attendez ! Il tĂątonne, il tourne des volants, pointe plus bas, plus Ă  gauche
 Il refait des calculs
 change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroĂźtre la netteté  Ah ! enfin, la voici, cette tache de malheur ! La voici en Ă©lĂ©vation au lieu d’ĂȘtre vue par-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze cents fois, pas davantage, et trouble, trouble Ă  cause de l’atmosphĂšre, et vibrante, vibrante Ă  cause de la grande ville qui fait trembler l’Observatoire
 Elle n’a pas bougĂ© ; c’est la seule conclusion de toute la sĂ©ance. Quant Ă  dire ce qu’elle est au juste, c’est aussi impossible qu’à Mirastel, pour des raisons diffĂ©rentes. — On Ă©touffe lĂ  dedans ! » ExaspĂ©rĂ©, Jean Le Tellier s’en va sur la terrasse. Il l’arpente rageusement, contourne les dĂŽmes qui bombent lĂ  leurs hĂ©misphĂšres de ballons Ă  moitiĂ© gonflĂ©s, comme en un parc aĂ©rostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, dĂ©fonce d’un coup de poing le pluviomĂštre qui s’oppose Ă  son passage
 — Est-ce assez idiot, tous ces engins qui ne servent qu’à des stupiditĂ©s !
 La Science ! la Science ! ah ! elle est fraĂźche, la Science !
 » Paris s’étend aux pieds de l’astronome rĂ©voltĂ©. La fourmiliĂšre humaine incurve devant lui sa vallĂ©e de larmes entre toutes les vallĂ©es de misĂšre, construite Ă  perte de vue. Elle descend de Montparnasse pour se relever Ă  Montmartre ; et lĂ -bas, au nord, en face de l’Observatoire, ainsi que son propre reflet dĂ©formĂ©, se dresse un autre foisonnement de coupoles. Par une Ă©trange symĂ©trie, le SacrĂ©-CƓur et le Cerveau-SacrĂ© dominent Paris, chacun de son cĂŽtĂ©. Ce sont deux temples pareils et dissemblables, tous deux bĂątis Ă  l’intention du ciel, et qui, jaloux, semblent se dĂ©fier au-dessus de tout un peuple. — Qui l’emportera ? Qui doit l’emporter, de ces deux temples sur les deux collines ?
 L’astronome balance un moment. PlutĂŽt que d’ĂȘtre ici, ne ferait-il pas mieux d’ĂȘtre lĂ -bas, dans l’observatoire extatique du ciel ? d’un ciel si constellĂ© qu’il n’a plus de tĂ©nĂšbres ?
 — Ah çà, mordienne, courage donc ! Il n’est pas encore temps de se rĂ©signer ! Rien n’est perdu ! Volte-face ! Et front Ă  l’ennemi le Sarvant ! » D’un pas dĂ©terminĂ©, M. Le Tellier traverse la plate-forme, et se grandit, farouche, contre les balustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettes mĂ©ridiennes et photographiques arrondissent leurs toits de mosquĂ©es. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tache enfin, l’observatoire de Montsouris. Et plus loin encore, Ă©chelonnĂ©s sur la terre inapercevable, encore d’autres observatoires, mieux placĂ©s que Paris sous certains rapports
 Saint-Genis-Laval, prĂšs de Lyon
 VoilĂ , voilĂ  ! — C’est Ă  Saint-Genis-Laval qu’il faut aller maintenant ! Patience et persĂ©vĂ©rance ! Avant la nuit je serai fixĂ©. Partons. » M. Le Tellier n’a jamais su comment les journalistes eurent vent de sa prĂ©sence Ă  Paris. Toujours est-il qu’un groupe de messieurs Ă  stylographes et Ă  dĂ©tectives l’attendait devant la grille de l’Observatoire. M. le Directeur ne crut pas devoir leur cacher sa dĂ©couverte de la tache, non plus que sa rĂ©cente dĂ©sillusion. Sensationnelles confidences ! AussitĂŽt, les reporters ne se sentirent plus de joie ; ils se dispersĂšrent avec une promptitude inconcevable ; et, pendant que chacun gagnait Ă  toute vitesse le bureau de sa rĂ©daction, M. Le Tellier, — disposant d’une couple d’heures avant le dĂ©part du train, — se fit conduire avenue Montaigne, chez le duc d’AgnĂšs. Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes. Il rayonnait. L’aĂ©roplane en construction lui donnait les plus beaux espoirs ; l’appareil capteur d’électricitĂ© atmosphĂ©rique Ă©tait une merveille. — De Tiburce il n’avait aucune nouvelle, non. — Mais comment se faisait-il que M. Le Tellier fĂ»t Parisien ? — Une tache ? Ă  cinquante kilomĂštres ? inaccessible Ă  tout aĂ©roplane ? trop haute ?
 Ah diable ! Ça, c’était dĂ©frisant
 Mais cette tache, c’était l’abri des Sarvants, n’est-ce pas ? Restait par consĂ©quent le dirigeable-fantĂŽme, que l’on pouvait poursuivre, capturer
 L’Épervier ainsi se nommerait l’aĂ©roplane de chasse, l’Épervier servirait donc Ă  quelque chose. Ah ! saprelotte il avait eu peur un instant ! Mais tout allait bien, trĂšs bien ! — Mlle Marie-ThĂ©rĂšse, ah ! pardieu, il jurait de la sauver
 et de l’épouser, palsambleu ! — Ah ! oui, oui, ce Robert Collin, chic, trĂšs chic, sapristi ! M. le duc d’AgnĂšs avait besoin de beaucoup parler et de blasphĂ©mer quelque peu lorsqu’il Ă©tait trĂšs content. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avec son futur beau-pĂšre sur le quai de la gare. On y vendait l’édition spĂ©ciale des journaux que l’astronome avait renseignĂ©s. Celui-ci acheta quelques gazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put Ă  loisir Ă©tudier les diverses interprĂ©tations de ses paroles. — Mais qu’importaient les fioritures ? Si la lettre variait, l’esprit de l’information demeurait fidĂšle et vĂ©ridique. À cette minute, des millions d’intelligences Ă©taient au courant
 Demain, l’univers connaĂźtrait l’existence de la tache Ă©nigmatique
 Et alors — oh ! la stimulante pensĂ©e ! — il allait se produire un tel effort de toute l’humanitĂ©, que cette tache, coĂ»te que coĂ»te, on la descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On la descendrait ! On la dĂ©crocherait ! On la flanquerait par terre !
 Mais, Ă  Saint-Genis-Laval, cette tache sarvante lui apparut trĂšs en dessous. Elle semblait constituĂ©e par une agglomĂ©ration de choses indistinctes. Elle formait une façon de dallage sans trop de rĂ©gularitĂ©, brun, avec des raies de lumiĂšre entre chaque rectangle. Comme les gros tĂ©lescopes ne sauraient se muer en lunettes terrestres, on employa toutes sortes d’expĂ©dients pour redresser l’image de ce logogriphe carrĂ©. On la projeta sur un Ă©cran
 Des intermittences d’ombre et de clartĂ© furent observĂ©es dans les raies intermĂ©diaires, par place
 — Nouveaux points d’interrogation. Quinze astronomes entouraient M. Le Tellier. Ils se succĂ©daient Ă  l’oculaire du tĂ©lescope ou devant la projection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes de Saint-Genis sur la mĂȘme cible visuelle
 Et pourra-t-on jamais dĂ©nombrer combien de gens les imitaient ? Des mille et des cent !
 Depuis les jumelles-faces-Ă -main jusqu’aux Ă©quatoriaux Ă  miroir, que de tubes en l’air ! que de tuyaux de tout calibre !
 Il y eut des personnes qui regardaient d’un lieu d’oĂč il Ă©tait impossible de voir la tache, Ă  travers des kilomĂštres d’arc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eut qui ne parvenaient pas Ă  localiser le point de mire. La plupart ne voyaient rien
 Et pourtant, une simple lorgnette de théùtre suffisait Ă  faire surgir dans le visage du temps cette petite tache de rousseur. Des yeux et des yeux et encore des yeux cherchaient l’étoile sombre au firmament d’azur. Et tous ces regards assiĂ©geant le ciel, ce n’était qu’un prĂ©lude au mouvement superbe qui allait ruer l’homme Ă  l’assaut des nuages. iiiÀ l’Assaut du Ciel Et l’annonce de la dĂ©couverte Le Tellier courut au long des fils tĂ©lĂ©graphiques, et traversa les ocĂ©ans sur l’onde hertzienne ou dans le cĂąble Ă©lectrisĂ©. AussitĂŽt, la masse des explorateurs, partout dissĂ©minĂ©s en quĂȘte du Sarvant, s’arrĂȘta de chercher. Caravanes dans le dĂ©sert, missions dans les sylves pernicieuses, rĂ©giments chez les Barbares, chaĂźnes d’ascensionnistes au flanc des aiguilles de glace, Charcots prĂšs des PĂŽles, Baratiers en Afrique, tous procĂ©dĂšrent au retour. Les chevaux tournĂšrent le nez du cĂŽtĂ© de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. — La parole Ă©tait aux seuls aĂ©ronautes. Depuis longtemps dĂ©jĂ , — depuis qu’on avait reconnu la possibilitĂ© d’une poursuite aĂ©rienne, — les chantiers d’aĂ©rostation travaillaient avec zĂšle. Mais quand il fut avĂ©rĂ© que les bandits avaient Ă©lu domicile in excelsis, leur activitĂ© redoubla et les ateliers pullulĂšrent. C’est que le problĂšme se corsait. À l’origine, il consistait seulement Ă  Ă©tablir des engins de vitesse, d’obĂ©issance et de stabilitĂ©, propres Ă  donner la chasse aux pirates. Et voilĂ  qu’impromptu la question d’altitude venait tout modifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomĂštres !
 Ils Ă©taient admirables, ces Ă©cumeurs qui faisaient tenir leur bouge Ă  cinquante kilomĂštres en l’air, dans un milieu rĂ©putĂ© Ă  peine portant », dans une atmosphĂšre si pauvre que la science y reconnaĂźt le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par la machine pneumatique ! Admirables, en vĂ©ritĂ© !
 Mais qui saurait les Ă©galer ? Qui serait admirable aussi ? Qui retrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnĂȘtes gens de monter lĂ  oĂč quelques gredins de gĂ©nie avaient perchĂ© leur asile ?
 En attendant la solution du problĂšme, il Ă©tait judicieux d’employer ballons et aĂ©roplanes Ă  l’observation rapprochĂ©e de la tache, et de leur appliquer tous les perfectionnements de la derniĂšre heure. ArmĂ©s de la sorte, ils pourraient au moins Ă©viter le dirigeable-fantĂŽme, ou — selon quelques-uns — l’attaquer. Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteur se souvient que de hardis professionnels, montant des aĂ©rostats ou des biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient dĂ©jĂ  commis l’étourderie gĂ©nĂ©reuse d’évoluer au-dessus des rĂ©gions suspectes. À partir du 9 juillet, leur nombre s’accrĂ»t de jour en jour. Jamais l’atmosphĂšre n’avait Ă©tĂ© si dangereuse et jamais on ne vit tant d’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planches entouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaque minute, un nouvel Ă©claireur s’enlevait. Il y eut des lĂąchers de ballons qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans une flĂ»te de champagne. Les aĂ©ronautes et les aviateurs emportaient des lunettes de prix. Leurs noms parfois Ă©taient cĂ©lĂšbres. Des Ă©trangers notoires quittaient leur pays et faisaient forfait aux concours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zĂ©nith de Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulant honorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphĂšre, avec un acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unitĂ©s de l’État, — ses aĂ©ronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers Ă  soie, — passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs et perquisitionnant chez Uranus. À tout prendre, ce n’était qu’un match d’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était Ă  qui s’approcherait davantage de la tache carrĂ©e, pour la distinguer plus prĂ©cisĂ©ment. Et ils montaient, montaient
 montaient
 jusqu’aux parages effrayants oĂč l’on doit inhaler l’oxygĂšne de la provision et vivre d’une vie postiche, avec le secours de l’artificieuse chimie. GrĂące Ă  d’étranges casques respiratoires, on dĂ©passa les suprĂ©maties oĂč d’illustres martyrs avaient trouvĂ© la mort. On surmonta mĂštres. Ce fut le record. Le plus habile Ă©tait donc restĂ© Ă  plus de trente-neuf kilomĂštres de la tache ; et il n’avait dĂ©terminĂ© qu’un vague carrĂ© sombre, quadrillĂ©, formĂ© de rectangles opaques et de lignes transparentes qui Ă©taient tout bonnement des solutions de continuitĂ© entre les parallĂ©logrammes. Par instant, ces lignes se bouchaient partiellement d’un point obscur
 Tout cela, on le savait dĂ©jĂ . On savait bien aussi que monter plus haut ne se pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen, qu’ils essayaient tout de mĂȘme de rĂ©aliser l’impossible performance. Il fallut la catastrophe du Sylphe pour les refroidir. Le Sylphe, gros sphĂ©rique de l’AĂ©ronautique-Club, parti du camp de la Valbonne, fut poussĂ© vers le Bugey par une brise assez fraĂźche. Il gagna tout de suite une altitude considĂ©rable ; nĂ©anmoins, on le suivit quelque temps. À la lorgnette, il Ă©tait loisible d’apercevoir les quatre voyageurs — deux astronomes et deux aĂ©ronautes — occupĂ©s de leurs observations. La nuit vint. Le ballon disparut
 On ne devait pas le revoir. — Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueuses parcoururent la zone Ă©pouvantĂ©e, oĂč peut-ĂȘtre il Ă©tait tombĂ©. Elles ne trouvĂšrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus, interrogĂ©s Ă  travers les portes closes, rĂ©pondirent qu’ils n’avaient rien notĂ© de terrible depuis des jours. Comme ils ne sortaient plus, le Sarvant, faute de gibier, semblait renoncer Ă  la chasse. Ici, les automobilistes auraient pu s’étonner de ce que les Sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravage au delĂ  d’un territoire dĂ©peuplé  Mais ils ne s’inquiĂ©taient que du Sylphe. Le lendemain de leur rentrĂ©e, plusieurs ascensions furent dĂ©commandĂ©es. Une stupeur consternĂ©e pesait sur les hangars. On placarda l’ordonnance des comitĂ©s prohibant l’usage du ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec des aĂ©roplanes, des hĂ©licoptĂšres ou des aĂ©ronats ayant fait leurs preuves de souplesse, d’endurance et de promptitude. MalgrĂ© l’autorisation visant les machines dirigeables, quatre ou cinq casse-cou seulement s’aventurĂšrent. — On se rappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans un crĂ©puscule, descendit tout Ă  coup du ciel, comme un javelot, et vint flotter sur la SaĂŽne, les ailes tendues. Son cavalier n’avait pas bronchĂ©. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans son baquet, bouclĂ© de courroies, la cigarette lĂ©gendaire collĂ©e Ă  ses lĂšvres exsangues, — il Ă©tait mort, avec un grand trou dans le crĂąne et deux griffes sauvages, l’une Ă  la gorge, l’autre Ă  la nuque. Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coup ces nouvelles-ci Ă©clatĂšrent comme des bombes d’enthousiasme Le duc d’AgnĂšs et le pilote BachmĂšs, son chef d’atelier, venaient de sortir » un merveilleux monoplan, un aĂ©roplane-Ă©clair, nanti d’un capteur d’électricitĂ© atmosphĂ©rique et d’un stabilisateur ingĂ©nieux au possible ; et, simultanĂ©ment, l’escadre aĂ©rienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseur increvable, Ă©tonnant de pĂ©tulance et de soumission. Le public français sera toujours le mĂȘme. Un revirement le tourna vers ces deux actualitĂ©s. Il les enveloppa d’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui, c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd et moins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et chose privĂ©e. Rivaux, parce que c’étaient deux conquĂ©rants du mĂȘme Ă©lĂ©ment, deux candidats Ă  la mĂȘme victoire par un mĂȘme moyen, la vitesse. — Dans son idĂ©e, il Ă©tait indispensable que l’un fĂ»t vainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait. Le gouvernement saisit l’occasion de canaliser vers le sport la nervositĂ© populaire, et ainsi de faire diversion Ă  l’angoisse du PĂ©ril Bleu. Il institua un prix de francs, Ă  courir entre un aĂ©roplane et un dirigeable, au mois de septembre, en vitesse et sur une longueur Ă  dĂ©terminer. C’était dĂ©signer Ă  l’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait. Il pria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la course l’emballement des esprits
 — Sous le manteau, toutefois, il donnait l’ordre Ă  ses ingĂ©nieurs et le conseil aux entreprises particuliĂšres d’étudier comment on pourrait monter chez les Sarvants. Il promit secrĂštement de fabuleuses primes d’altitude, et sollicita par lettres personnelles les compĂ©tences de toute nation et de toute race. Ces lettres parvenaient aux destinataires les plus contrastants, sous des toits blancs de neige ou brĂ»lants de soleil ; Ă  la mĂȘme seconde, celui-ci recevait la sienne Ă  l’automne et celui-lĂ  au printemps. AprĂšs l’avoir lue, chacun se mettait Ă  la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur des papiers soyeux et peignaient de dĂ©licates gĂ©omĂ©tries ; de grands hommes blonds, la craie Ă  la main, s’approchaient d’un tableau noir. Et tous, ils dessinaient une mĂȘme figure, — cette coupe une circonfĂ©rence reprĂ©sentant le tour de la Terre, puis une autre circonfĂ©rence plus vaste et concentrique Ă  la premiĂšre, qui dĂ©limitait la couche atmosphĂ©rique au-dessus de laquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cette deuxiĂšme ligne, le pinceau ou la craie posait un point la tache, — puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans la direction du centre la distance Ă  franchir. 50 kilomĂštres ! » songeaient les savants. Et alors, se rappelant la teneur de la lettre et ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tĂȘte. Et celui-ci disait un mot bref et rauque, celui-lĂ  doux et long, tel autre mĂ©lodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de paroles diverses avaient un sens unique, et il n’était si mĂ©diocre jargon qui ne possĂ©dĂąt le terme opportun ; car dans toutes les langues, en dĂ©pit des proverbes, l’adjectif impossible a son Ă©quivalent. ivUn Message de Tiburce[9] piĂšce 502 Duc François d’AgnĂšs, Avenue Montaigne, 40, Paris, France, Europe. Nagasaki, le 20 juillet 1912. Ante-scriptum. — Avant tout, sois rassurĂ© ; je conserve le plus grand espoir de rattraper les fugitifs. Ceci Ă©tant bien Ă©tabli, je vais te rendre compte de mon travail. Succinctement ; car je prends tout Ă  l’heure le paquebot de Singapour, via Canton. Mon cher ami, Je sors de prison. J’y ai passĂ© huit jours. Depuis mon dernier cĂąblogramme, j’ai traversĂ© l’AmĂ©rique, de New-York Ă  San-Francisco, Ă  la poursuite de quatre personnes qui avaient sur moi plusieurs jours d’avance. Dans ces quatre personnes — quatre hommes, disaient les renseignements — j’avais facilement reconnu Hatkins et Henri Monbardeau, Mme Fabienne Monbardeau et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier voyageant sous des dĂ©guisements et des travestis. À San-Francisco, j’apprends que le paquebot de Nagasaki a levĂ© l’ancre la veille de mon arrivĂ©e
 Je flaire quelque chose, je gagne Ă  prix d’or un employĂ© de la compagnie, et, tant bien que mal — car, hĂ©las, je ne sais que le français — je dĂ©mĂȘle qu’une sociĂ©tĂ© de six passagers s’est embarquĂ©e sur ledit paquebot. Aucun de leurs noms ne correspond Ă  l’un de ceux du quatuor que je recherche mais, de ces six personnes, quatre ont un signalement diamĂ©tralement opposĂ© Ă  celui de mes fuyards
 Y es-tu ? C’était donc eux, trop bien dissimulĂ©s ! C’était eux, avec une paire de complices additionnels. Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter ; je m’embarque Ă  mon tour. J’arrive. Nagasaki. Je passe en revue tous les hĂŽtels, un Ă  un, et, aprĂšs mille difficultĂ©s occasionnĂ©es par mon ignorance du japonais et de l’anglais, je parviens cependant, par une accumulation de confidences chĂšrement payĂ©es, Ă  conquĂ©rir la preuve qu’un couple français ressemblant aux Monbardeau loge dans un hĂŽtel, et qu’un autre couple, qui doit ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier, est descendu dans un hĂŽtel voisin. — Le flair continue Ă  me guider. Je prends gĂźte Ă  l’hĂŽtel oĂč je soupçonne Hatkins et Mlle Marie-ThĂ©rĂšse de se cacher sous les dehors du rĂ©vĂ©rend James Hodgson et de sa fille. Je retiens une table prĂšs de celle qu’ils doivent occuper au dĂźner, — dans le but d’acquĂ©rir la certitude de leur identitĂ©, — puis je vais moi-mĂȘme me dĂ©guiser. Au premier coup de gong, Tiburce n’était plus qu’un vieux prĂȘtre italien tu n’ignores pas que c’est le dĂ©guisement favori de mon maĂźtre Sherlock Holmes. J’avais emportĂ© douze complets-transformations, mais cette soutane me parut de circonstance. Ah ! sans me flatter, je puis dire que ma figure ridĂ©e, mon nez aquilin, ma perruque blanche faisaient illusion. Le beau grime !
 Pourtant, comme je descendais l’escalier menant au restaurant, une dame respectable, qui le montait, me regarda d’un air estomaqué  D’autres gens font de mĂȘme, et, sur le seuil de la salle Ă  manger, le directeur de l’hĂŽtel, averti par l’un de ces imbĂ©ciles, me pria de passer dans son bureau. Ma ruse est Ă©ventĂ©e. Je n’y comprends rien ! — J’essaie, malgrĂ© tout, de contrefaire le parler italien ; mais je ne sais pas l’italien
 Alors on monte dans ma chambre. On fouille mes bagages. À cause de ma garde-robe hĂ©tĂ©roclite, on me prend d’abord pour FrĂ©goli en train de faire une farce
 Mais, au fond de ma cinquiĂšme malle, voilĂ  qu’on dĂ©couvre la trousse de cambrioleur dont tout dĂ©tective sĂ©rieux ne doit pas se sĂ©parer. Bon ! Je ne suis plus qu’un escroc. On instrumente. On m’enferme. GrĂące au consul de France, ma dĂ©tention ne dure que huit jours ; tout s’éclaire. Mais j’ai toutes les peines du monde Ă  Ă©viter qu’on me rapatrie sous bonne garde. Sur ces entrefaites, je suis informĂ© que, le lendemain de mon Ă©crou, le pseudo-rĂ©vĂ©rend Hodgson et sa soi-disant fille sont partis Ă  destination de Singapour, via Canton. Subito — comme disait le vieux prĂȘtre italien — je m’arrange pour pouvoir les suivre dĂšs ce soir, laissant par malheur, entre les mains des autoritĂ©s de Nagasaki, ma trousse, mes costumes, mes fards, — toute ma prĂ©cieuse sherlockaillerie ! Je me demande si les Monbardeau accompagnent les faux Hodgson. À Singapour je le verrai bien. De toute façon, cette sĂ©rie de dĂ©parts prĂ©cipitĂ©s indique la fuite ; et puisqu’ils se sauvent, c’est que c’est eux. Adieu, mon ami. Ne m’oublie pas auprĂšs de Mademoiselle d’AgnĂšs. Confiance. Tiburce. Post-scriptum. — AffairĂ©, ne cessant de combiner des tactiques, je ne puis t’écrire souvent. Pardonne. Je le ferai toutes les fois qu’il me sera possible. Surtout, rappelle-moi au souvenir de ta sƓur. vIl pleut
 Il grĂȘle
 Revenons Ă  Mirastel. M. Le Tellier, rentrĂ© de son voyage Ă  Paris et Ă  Saint-Genis-Laval, n’avait trouvĂ© parmi les siens d’autre changement qu’une amĂ©lioration soutenue dans l’état de sa femme. Et, du 8 juillet au 3 aoĂ»t, c’est-Ă -dire du quantiĂšme de son retour Ă  la date oĂč nous sommes arrivĂ©s, l’existence au chĂąteau fut dĂ©sespĂ©rĂ©ment uniforme. L’observation de la tache immuable, impassible, Ă©tait l’affaire principale, — besogne stĂ©rile et source d’énervement. Certains jours, il est vrai, le spectacle des Lebaudy et des ClĂ©ment-Bayard, des libellules et des demoiselles rivalisant de hauteur, amusa les regards en dĂ©pit des consciences. Mais, Ă  la suite des accidents du Sylphe et de l’Antoinette 73, l’arĂšne atmosphĂ©rique parut dĂ©saffectĂ©e. L’accablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-mĂȘme l’urgence d’une dĂ©rivation. Pendant que Mme Arquedouve et sa fille aĂźnĂ©e vaquaient aux charges domestiques et prenaient soin de Mme Le Tellier, le docteur Monbardeau, crĂąnement, allait porter secours aux malheureux souffrants et sĂ©questrĂ©s. M. Le Tellier rĂ©solut de l’accompagner. Ils furent les premiers Bugistes qui recommencĂšrent Ă  circuler rĂ©guliĂšrement en automobile. On a prĂ©tendu que cela n’avait rien de si courageux, Ă©tant donnĂ© que jamais automobile ne fut assaillie et que les Sarvants ne faisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ». D’accord ; mais, s’il vous plaĂźt, avant le Sylphe, aucun ballon non plus n’avait Ă©tĂ© assailli ; avant l’Antoinette 73, aucun aĂ©roplane ; et vous noterez que si le Sarvant ne prenait plus de terriens, c’était uniquement faute d’en trouver Ă  sa portĂ©e, hors des maisons et Ă  l’intĂ©rieur de l’incomprĂ©hensible cercle cabalistique dont il semblait ne pas vouloir franchir le tracĂ©. Il y avait donc beaucoup de chances, au contraire, pour qu’il se jetĂąt sur la grande automobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, s’arrĂȘtait devant toutes les portes, et ainsi s’offrait aux coups d’un agresseur que l’impatience devait enhardir. Sous la capote de toile traversĂ©e de soleil, un jour — le troisiĂšme du mois d’aoĂ»t — le docteur et l’astronome devisaient. La voiture, venant du chĂąteau, allait entrer dans Talissieu. Le mĂ©decin se plaignait de la chaleur et de la sĂ©cheresse qui ne dĂ©sarmaient pas, de la pestilence qu’on respirait sans trĂȘve ; il exprimait ses craintes au sujet d’une Ă©pidĂ©mie probable, quand il cessa de converser pour s’ébahir — Tiens ! il pleut ! C’est raide ! » De larges gouttes tombaient sur la capote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeau tendit sa main grande ouverte Ă  l’extĂ©rieur, et, faisant un cri, la retira mouillĂ©e d’un liquide rouge
 — ArrĂȘtez ! » commanda son beau-frĂšre. Tu es blessĂ©, Calixte ?
 » — Non ça vient de tomber ! » — Quoi ! Pas possible ! » On mit pied Ă  terre devant les premiĂšres maisons du village, en face de la croix et non loin du ruisseau. Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote et le marchepied-trottoir. D’autres rougissaient la poussiĂšre en amont, oĂč l’automobile avait passĂ© dans l’averse de pourpre. Le mĂ©canicien Ă©carquilla des prunelles arrondies. — C’est-il pas des oiseaux qui se battent en l’air ? » dit-il. Ça s’est dĂ©jĂ  vu. » — Non, non, voyez ! » rĂ©pondit son maĂźtre. Tous trois on aurait dit trois damnĂ©s Ă©chappĂ©s de l’Enfer ! tous trois, instinctivement, avaient levĂ© la tĂȘte. On ne voyait rien, — rien que du bleu, — le bleu du PĂ©ril. Rien, sinon quelques oiselets — des passereaux, des martinets — dont tout le sang n’aurait fait qu’une seule de ces gouttes. Le docteur — Est-ce lĂ  le phĂ©nomĂšne connu sous le nom de pluie de sang » et que produiraient des particules contenues dans l’eau ?
 » Pauvre docteur ! pourquoi faisait-il de l’érudition tandis que ses lĂšvres balbutiaient ? Pour se rassurer lui-mĂȘme, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?
 Et pour quoi le pauvre astronome se crut-il obligĂ© de rĂ©pondre, entre ses dents qui claquaient — Non, non ; il n’y a pas de nuage ; il n’y a pas de pluie. D’ailleurs, une ondĂ©e ne se serait pas limitĂ©e Ă  si peu de chose
 » À travers son lorgnon repliĂ©, servant de loupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance qui sĂ©chait au dos de sa main. — C’est bien du sang, » dit-il au bout d’une minute, du vrai sang, — qui ne se coagule pas trĂšs normalement, je l’avoue, — mais du sang tout de mĂȘme ! Rentrons, je ferai l’analyse et
 et je te dirai si c’est
 du sang d’homme ou d’animal
 » — Je m’en doute un peu que c’est du sang ! » murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et de faire l’analyse, qui est intĂ©ressante, je voudrais consigner quelques remarques, ici, avec votre tĂ©moignage Ă  tous deux. » Regardez les gouttes de la capote elles sont allongĂ©es en forme de points d’exclamation. Cela se justifie par le mouvement de l’automobile pendant qu’elle recevait cette douche. — Maintenant, venez par ici
 Regardez les gouttes sur le sol ce sont des Ă©toiles dentelĂ©es comme des molettes d’éperons. — Si vous songez qu’il ne fait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que le sang est tombĂ© perpendiculairement Ă  la terre et d’un point immobile situĂ© au zĂ©nith du lieu d’arrivĂ©e. » — De la tache carrĂ©e ! » assura M. Monbardeau. — Non, ce n’est pas de la tache carrĂ©e ; parce qu’elle n’est pas rigoureusement au-dessus de l’endroit oĂč nous sommes. Elle est, mathĂ©matiquement, au zĂ©nith de CeyzĂ©rieu, puisqu’elle est Ă  sept degrĂ©s au sud du zĂ©nith de Mirastel. Au-dessus de nous il n’y a rien. Entends-tu, Calixte rien !
 Et puis, penses-y, Ă  cette hauteur de cinquante kilomĂštres il n’y a plus de liquides possibles, attendu que lĂ  c’est le vide presque parfait, Ă  moins d’une erreur scientifique
 » Autre chose encore. Comment expliquer que le sang ne s’est pas dessĂ©chĂ©, s’il a parcouru cinquante kilomĂštres en chute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent un rĂ©sidu
 Tout le sang d’un homme, rĂ©duit Ă  quelques larmes
 D’un homme
 ou d’une femme
 ou d’une bĂȘte
 » — Rentrons, je te dis. Dans une demi-heure nous serons au fait de la vĂ©ritĂ© quant Ă  l’espĂšce qui a saignĂ©. Rentrons ; cette Ă©claboussure me soulĂšve le cƓur, j’ai hĂąte de l’analyser, de pouvoir l’essuyer. » La main sanglante se contractait d’horreur
 Et pourtant, c’était peut-ĂȘtre bien le propre sang de M. Monbardeau celui de sa fille ou de son fils
 Ils remontĂšrent en voiture
 Un sifflement balistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendre au dessus de la capote et s’acheva dans le plouf » d’un objet qui tombe Ă  l’eau
 Ils passĂšrent la tĂȘte
 Un second sifflement raya le ciel bleu d’un sillon terne et finit par des branches cassĂ©es
 — HĂ© ! des aĂ©rolithes ? » fit M. Monbardeau. DerriĂšre les murs de Talissieu, on percevait des bruits de fortifications
 Et puis ce silence des silences qui est celui d’une foule qu’on ne voit pas et qui se tait
 Les automobilistes se rendirent au bord du ruisseau qui coule dans un bois et le longĂšrent dans le sens du courant. L’eau claire se troublait tout Ă  coup et charriait un nuage de limon qui venait d’ĂȘtre soulevĂ© par le choc de l’objet prĂ©cipitĂ©. Ils attendirent le dĂ©pĂŽt de la fange, — et alors voilĂ  ils distinguĂšrent au fond du ruisselet, encastrĂ©e dans la vase pierreuse, une tĂȘte humaine qui, d’un Ɠil sans paupiĂšres et d’une orbite sans Ɠil, regardait se pencher leurs trois angoisses
 et vit reculer leurs trois Ă©pouvantes. Le mĂ©canicien, dans l’énergie de sa reculade, s’était assis au milieu d’un buisson. Il en ressortit d’un bond, comme s’il eĂ»t touchĂ© le Buisson Ardent, et montra quelque chose qui s’y trouvait logĂ©, — le deuxiĂšme aĂ©rolithe, — une jambe d’homme, Ă©corchĂ©e, rougeĂątre et sanguinolente. — Mais, mais, » bĂ©gaya le docteur, cela, cela a Ă©tĂ© fait par
 par quelqu’un de la partie
 un familier du scalpel
 C’est une prĂ©paration
 — HouĂŻe ! qu’est-ce que c’est encore ? » Il se baissa vers une petite babiole qui, Ă  l’instant mĂȘme, avait heurtĂ© son chapeau, et ramassa — Seigneur ! — un doigt auriculaire mĂ©ticuleusement dĂ©pecĂ©. — Gare Ă  vous ! v’lĂ  que ça recommence ! » hurla le mĂ©canicien. Des sifflements
 Un faisceau de sifflements
 Autour d’eux, malades de rĂ©pugnance, s’abattait une grĂȘle infĂąme de viscĂšres, de pieds, de bras et de cuisses, tout un cadavre dĂ©bitĂ©, dont chaque fragment Ă©tait une prĂ©paration anatomique hideuse et cependant remarquable, tout un corps travaillĂ© par des carabins virtuoses, et provenant de ce coin de ciel oĂč rien n’existait. — Tu rĂ©ponds de ce que tu avances ? » bredouilla M. Le Tellier. C’est de la dissection ? » Le docteur expertisait les dĂ©bris. On dĂ©bourba l’horrible tĂȘte
 Les deux pĂšres ressemblaient Ă  ces pauvres Jacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayant Ă©garĂ© leurs enfants, tremblaient qu’ils ne fussent Ă©gorgĂ©s sur un billot philosophal. — Oui, » soutint M. Monbardeau, ce sont des membres et des organes dissĂ©quĂ©s
 sinon mĂȘme vivisĂ©quĂ©s !
 Eh ! eh ! cet avant-bras, on pourrait bien l’avoir accommodĂ© tout vif
 » — Oh ! » se rĂ©cria M. Le Tellier sur le point de dĂ©faillir. Une apprĂ©hension terrible leur comprimait le cƓur — Qui Ă©tait ce mort ? — La tĂȘte est mĂ©connaissable », disait le docteur, Celle d’un homme, parbleu ! mais comment reconnaĂźtre
 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! » geignait-il, affolĂ©. On dirait
 Non, je me trompe, n’est-ce pas ?
 Non ! regarde les dents ce n’est personne. Je veux dire ce n’est pas un des nĂŽtres
 » L’astronome sondait l’espace d’un regard effrayant. — Alors, » prononça-t-il lentement, il y aurait donc lĂ -haut de criminels expĂ©rimentateurs, rĂ©fugiĂ©s au delĂ  des atteintes communes, dans un canton inexpugnable oĂč se poursuit quelque dĂ©couverte d’ignominie ?
 » — Pas sĂ»r. En dĂ©finitive, voici de simples prĂ©parations, trĂšs habilement exĂ©cutĂ©es, mais sans qu’on se soit conformĂ© aux rĂšgles classiques des amphithéùtres
 » — Dis ce n’est peut-ĂȘtre pas les premiers dĂ©chets qui tombent par ici
 Nous pourrions battre les environs
 » Les dĂ©bris enterrĂ©s, on se mit Ă  quĂȘter, chacun pour soi. Et chacun fit une trouvaille. M. Le Tellier trouva des branches de frĂȘne curieusement fendues, bizarrement dĂ©cortiquĂ©es, botaniquement dĂ©coupĂ©es en rondelles et en lamelles. M. Monbardeau, lui, trouva les ossements d’un veau, — ou d’une gĂ©nisse. Ces ossements Ă©taient dispersĂ©s, mais d’une certaine maniĂšre ici la colonne vertĂ©brale, lĂ  une Ă©paule, ailleurs le bassin. Il les compta la jambe postĂ©rieure gauche manquait au squelette. Le docteur appela M. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait Ă©tĂ© jetĂ© du ciel en dĂ©tail, comme le dĂ©funt qu’ils venaient d’inhumer. Les insectes et les bĂȘtes carnassiĂšres s’étaient chargĂ©s de nettoyer les os, ce qui Ă©tait cause qu’on ne repĂ©rait pas, sous les abatis, les meurtrissures dont ils avaient contusionnĂ© la mousse en tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussin amortisseur qui se redresse promptement. » Mais l’astronome prĂ©tendit que ces restes pouvaient dater de longtemps, que le pays Ă©tait couvert de semblables carcasses, et qu’il ne fallait pas voir partout des Sarvants sous prĂ©texte que
 La voix du mĂ©canicien le surprit. Ayant achevĂ© sa tournĂ©e, qu’il jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, tout en allant, il s’ingĂ©niait Ă  regarder de son mieux le faĂźte du sycomore au pied duquel les beaux-frĂšres discutaient. — Qu’est-ce que c’est donc de ça qui remue comme ça ? » demanda-t-il. Si ces Messieurs veulent bien s’écarter, bon Dieu de sort, j’vas tirer lĂ  dedans !
 » Il sortit de sa poche un revolver, et fit feu. L’arbre perdit quelques feuilles, et des corbeaux s’envolĂšrent, laissant voir une jambe de gĂ©nisse blanche ou de veau blanc — prise dans la fourche extrĂȘme du sycomore. Telle fut la trouvaille du mĂ©canicien. C’était probant. Le veau — ou la gĂ©nisse — avait dĂ©gringole du ciel tout rĂ©cemment, et l’une de ses fractions Ă©tait restĂ©e Ă  cette place Ă©levĂ©e, oĂč les bestiaux n’ont point coutume d’aller pĂ©rir en totalitĂ© ou par lots. M. Monbardeau formula son jugement de la façon suivante — Vois-tu, Jean, n’essayons pas de nous leurrer. Au-dessus de nous, dans son belvĂ©dĂšre imprenable, un biologiste sans foi ni loi se livre Ă  de fĂ©roces expĂ©riences d’anatomie comparĂ©e. » Et, aprĂšs un mutisme oĂč ce qu’il avait osĂ© dire l’effraya lui-mĂȘme, il reprit Par exemple, si le Sarvant est le biologiste que je suppose, la matiĂšre humaine doit plutĂŽt lui manquer depuis quelque temps ; Ă©coute ce dĂ©sert ! » Leurs recherches les avaient Ă©loignĂ©s du village et rapprochĂ©s de la voie ferrĂ©e. À perte de bruit, on ne saisissait que froufrous de feuillages, sons de moustiques, gazouillis, et surtout croassements, craillements et glapissements de tous les croque-morts Ă  plumes et Ă  poils qui tenaient la province. À l’oreille, on pouvait croire que les fils d’Adam ne rĂ©gnaient plus. Comme pour protester, une locomotive et des wagons dĂ©filĂšrent avec un tintamarre spĂ©cialement ostentatoire. Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatre cents tĂȘtes des deux sexes, — quatre cents figures voyageuses garnissant les portiĂšres, oĂč se lisait la peur de traverser le Bugey Ă  la remorque d’une chaudiĂšre susceptible de pannes. Les Mirastellois s’en retournaient. — Ce qui est drĂŽle, » dit M. Monbardeau, c’est qu’ils ne dĂ©passent pas ce cercle
 » — Ce qui est drĂŽle, » dit M. Le Tellier, c’est que les choses qu’ils jettent ne soient pas jetĂ©es de la tache, puisqu’elle n’est pas au-dessus
 » — Bah ! la tache, c’est un dock flottant, qui se meut Ă  volontĂ© ! » — Je ne puis l’admettre. » En effet, la tache brune n’avait pas bougĂ©. Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le tĂ©lescope de la tour. Au zĂ©nith, rien. M. Le Tellier descendit au laboratoire de Maxime pour en faire part Ă  M. Monbardeau qui, de son cĂŽtĂ©, se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais l’astronome, qui pensait surprendre le docteur, fut par lui mĂ©dusĂ© L’analyse du sang dĂ©gageait la prĂ©sence de globules animaux mĂȘlĂ©s Ă  des globules humains. Ce sang pouvait ĂȘtre le sang d’une crĂ©ature hybride pareille aux centaures, aux satyres, aux sirĂšnes de l’antiquitĂ© fabuleuse !
 Et le Sarvant, alors, s’appelait-il donc le docteur Lerne ou le docteur Moreau ?
 La semaine d’aprĂšs, maintes fois, la nuit, sifflĂšrent des choses qui chutaient
 Elles faisaient des trous dans la terre. C’étaient des cailloux trĂšs proprement sciĂ©s ou portant les vestiges d’une attaque chimique, des branches tailladĂ©es par le couteau d’un naturaliste exercĂ©. C’étaient aussi des chairs d’oiseaux, de poissons, de mammifĂšres, toutes fort savamment ouvragĂ©es. Beaucoup d’humanitĂ© en petits morceaux
 Beaucoup de trĂ©passĂ©s qu’on avait bien de la peine Ă  reconnaĂźtre
 viL’Amorce Àtravers un sommeil agitĂ©, M. Le Tellier crut sentir une main qui le touchait. Il s’éveilla, d’un Ă -coup. Mme Arquedouve se tenait prĂšs du lit, dans la clartĂ© de l’aube. Le chĂąteau dormait. La pendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit. — Quatre heures du matin. — Jean ! Ils sont lĂ  ! » Ils » prononcĂ© d’une voix pareille, ils » c’étaient les Sarvants. M. Le Tellier sauta de sa couchette, et passant une robe de chambre Ă  la hĂąte, il demandait Ă  l’aveugle — Vous les entendez ? » — Le bourdonnement, oui. Je l’entends depuis un quart d’heure. Je doutais
 je craignais de me tromper
 C’est eux. » — Un quart d’heure ! Qu’est-ce qu’ils fabriquent donc ? OĂč sont-ils ? » — Je crois qu’ils ont d’abord tournĂ© autour du chĂąteau. Maintenant on dirait qu’ils ne bougent plus
 N’ouvrez pas votre fenĂȘtre, non, c’est inutile ; je crois qu’ils sont de l’autre cĂŽtĂ© du chĂąteau, derriĂšre. » — C’est surprenant, je n’entends rien du tout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne dĂ©couvre absolument rien. » — Venez dans la galerie », conseilla Mme Arquedouve. De lĂ  vous pourrez voir. Mais faites bien attention en passant prĂšs de la porte de Lucie ; rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener une rechute ! » Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, Ă  la galerie. On appelait ainsi un large corridor qui longe l’arriĂšre-façade, au premier Ă©tage. — Le bourdonnement se rapproche », murmura l’aveugle. Ou plutĂŽt, c’est nous qui nous en rapprochons. Jean, vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant. » — Si je commence », chuchota M. Le Tellier. C’est comme une petite mouche qu’on aurait dans le cƓur, emprisonnĂ©e
 ArrĂȘtons-nous. » Ils allaient arriver Ă  la premiĂšre fenĂȘtre de la galerie. — Ne vous montrez pas, ma mĂšre ; je vais m’avancer en tapinois
 » Les carreaux frĂ©missaient imperceptiblement. M. Le Tellier avançait la tĂȘte avec prĂ©caution. Il Ă©voquait le paysage qui allait lui apparaĂźtre la pelouse montante, ceinturĂ©e de bois, sur l’escarpement du Colombier dominateur ; et il s’émouvait grandement Ă  supputer quels personnages, quelle machine habitaient ce dĂ©cor
 DerriĂšre lui, Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendait qu’il parlĂąt. Il vit venir, dans le cadre de la fenĂȘtre, les arbres de la mĂ©tairie, — la pente de la montagne, — le bois, — le commencement de la pelouse-clairiĂšre, — le quart de celle-ci, — le tiers, — la moitié  — Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Vous avez tressailli
 Mais dites-moi donc 
 » — Ah ! c’est la joie, ma mĂšre ! » s’écria M. Le Tellier dans l’allĂ©gresse. Maxime
 Maxime est lĂ  !
 Il a pu s’échapper. Ah !
 Maxime, mon enfant ! j’accours ! » — Mais, Jean, Maxime est lĂ  tout seul ? » — Oui, seul au milieu de la pelouse. Il est assis au milieu de la pelouse
 Laissez-moi descendre, courir
 Je crois qu’il a besoin qu’on le soigne
 » — Allez ! allez vite !
 — Maxime est revenu ! » rĂ©pĂ©tait joyeusement la grand’mĂšre. Et elle s’en fut par tout le chĂąteau, rĂ©veillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leur apprenant la nouvelle enchanteresse. — Maxime est revenu ! Il s’est Ă©chappĂ© de lĂ -haut ! Venez ! Venez ! » Cependant l’astronome dĂ©bouchait sur le perron et criait Ă  son fils — Pourquoi n’entres-tu pas, mon petit ? As-tu mal ? Tu aurais dĂ» nous appeler
 » Mais, Ă  la vue de son pĂšre, Maxime se dressa, et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe — N’approchez pas ! » ordonna-t-il. Au nom de Dieu, restez dans la maison ! » M. Le Tellier s’arrĂȘta. — Ce n’était pas les Sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyait beaucoup mieux que de la fenĂȘtre, Ă©tant plus prĂšs de lui. Maxime se tenait debout. Il avait l’air si triste, si triste
 Il Ă©tait hĂąve, malpropre ; sa veste dĂ©cousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis, par-dessus tout, ce faciĂšs Ă©garĂ© que les yeux agrandis d’horreur semblaient envahir
 Et tout cela baignĂ© de soleil levant et dans l’aurore d’un retour ! Maxime est fou ! » pensa M. Le Tellier. Cette aventure a terminĂ© l’Ɠuvre de folie que l’histoire de la petite Jeantaz avait commencĂ©e. L’hĂ©rĂ©ditĂ© aussi
 La maman n’a pas le moral bien solide
 Maxime est fou ! » Sans faire une enjambĂ©e de plus, pour ne pas le contrarier, il lui adressa des paroles calmantes — C’est entendu ; je ne bougerai pas. Mais alors, viens, viens ! Nous t’attendons. Il ne faut pas rester là
 » Le jeune homme fit un signe dĂ©sespĂ©rĂ©. De grosses larmes coulaient sur ses joues Ă©maciĂ©es. — Papa ! Je ne peux pas venir ! Je ne peux pas
 » — Voyons, voyons, mon cher petit, remets-toi
 As-tu vu ta sƓur, là
 oĂč tu Ă©tais ?
 Et Suzanne ?
 Et Henri ?
 Fabienne ?
 As-tu vu Robert ? » — Je n’ai vu que Robert. Et encore ! » LĂ -dessus, il se fit dans le chĂąteau quelque agitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avait prĂ©venus sortaient au-devant de Maxime, Ă  peine vĂȘtus, la mine en fĂȘte sa grand’mĂšre, sa mĂšre, son oncle et sa tante, les vieux serviteurs
 Et lui, convulsif, impĂ©rieux, dĂ©solĂ©, hurlait — N’avancez pas, personne ! Allez-vous-en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi. Ils vous guettent. Vous n’entendez donc pas le bourdonnement ? » Halte ! Le bourdonnement ! c’est vrai ! Chacun l’entendit alors
 Mais qu’est-ce qui le produisait ?
 Les regards faisaient le tour du bois environnant ; c’était la seule cachette oĂč l’on pĂ»t soupçonner l’embuscade du Sarvant. — Mais on ne voit rien ! » dit M. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ? » — Vous ne pouvez pas comprendre ; mais obĂ©issez-moi. Nous n’avons pas de temps Ă  perdre en commentaires
 ObĂ©issez, n’approchez pas
 On ne peut rien voir, mais ils me tiennent quand mĂȘme. Je suis lĂ  comme un appĂąt
 une amorce pour attirer les gens
, parce que depuis quelque temps ils ne peuvent plus en capturer
 Vous comprenez ? Alors, n’avancez pas. Si vous m’aimez, faites qu’ils me remportent seul ! » Un cri sourd accueillit cette priĂšre, et Mme Le Tellier regagna follement le chĂąteau. Plusieurs servantes, fort Ă©motionnĂ©es, la suivirent. On distingua leurs colloques effarĂ©s et les exclamations de la malheureuse maman qui fuyait. Ils vont le remporter ! ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter ! Oh ! Oooooh !
 » M. Monbardeau raisonna — Écoute Jean pour moi, ton fils exagĂšre. RĂ©flĂ©chis ! On ne voit rien, que diable ! et il n’y a pas de nuages !
 Maxime doit ĂȘtre pris dans un fluide Ă©lectro-magnĂ©tique, dont la production cause le bourdonnement, — un fluide gouvernĂ© du haut de la tache. Rappelle-toi, c’est une hypothĂšse de ton cru, l’aimant animal. Seulement, suis-moi bien les Sarvants n’ont jamais enlevĂ© plus de trois personnes Ă  la fois. Je suis sĂ»r qu’en nous mettant Ă  cinq, avec ensemble
, en nous prĂ©cipitant sur Maxime, — toi, moi, le jardinier, ton chauffeur et le cocher
 Oui ? Ça va, Jean ? Ça va, CĂ©lestin ? ClĂ©ment ? Gauthier ?
 Attention, alors ; je vais compter trois. À trois, nous chargeons sur M. Maxime, et nous le portons au chĂąteau. Un
 Deux
 Trois ! » Le docteur avait pensĂ© juste le Sarvant n’était pas en mesure de prendre d’un coup cinq personnes. L’équipe de sauvetage parvenait Ă  moitiĂ© chemin du prisonnier sans prison, lorsqu’une force Ă©nigmatique, soulevant Maxime, alla le dĂ©poser vingt mĂštres plus loin, contre la lisiĂšre du bois. Le bourdonnement, plus aigu ce pendant, reprit alors sa pĂ©dale tĂ©nĂ©breuse. Les coureurs s’étaient arrĂȘtĂ©s. Quelle scĂšne ! Il faudrait savoir manier le crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner ce chĂąteau derriĂšre cette pelouse — aux fenĂȘtres, des faces rĂ©volutionnĂ©es de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devant le perron, quelques domestiques mĂąles autour de Mme Monbardeau raidie d’effroi sous le peignoir, — Mme Arquedouve avec ses yeux d’aveugle Ă©largis par le dĂ©sir de voir, — sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrant l’un contre l’autre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier, la robe de chambre de l’astronome, le gilet rayĂ© du cocher, la cotte bleue du mĂ©canicien, et faisant la grimace des calamitĂ©s, — puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet de tant d’émotions, affalĂ© dans l’herbe et pleurant, comme un JĂ©sus tombĂ© pour la troisiĂšme fois. — Ceci dans une atmosphĂšre contradictoirement lĂ©gendaire et quotidienne, donc burlesque. — Mais que faire ? que faire donc ? » chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, qu’est-ce qu’il faut faire ? » — HĂ©las ! hĂ©las ! Qu’ils prennent l’un de vous, et ils me remporteront ! Qu’ils ne prennent personne, et ils me remporteront Ă©galement !
 TĂąchons de faire durer
 C’est si terrible lĂ -haut ! Il y a des supplices !
 » Mais tout Ă  coup M. Le Tellier jeta cette alarme — Qui va lĂ  ? qui va lĂ  ?
 J’ai vu quelqu’un se glisser sous bois
 Qui va lĂ  ?
 Une ombre, vous dis-je, qui se
 Ha ! » Un Ă©clair fulgura parmi les branches ; une dĂ©tonation retentit dans le bois, tout prĂšs de Maxime ; de la fumĂ©e blanchĂątre apparut ; le jeune homme s’abattit lourdement
 Sa mĂšre, un fusil au poing, sortait de la fumĂ©e. Une femme de neige eĂ»t Ă©tĂ© moins blafarde. Elle vocifĂ©rait — Comme ça, ils ne le feront plus souffrir ! Il ne souffrira plus ! J’aime mieux ça, j’aime mieux ça ! » — Malheureuse ! ne sors pas ! » vocifĂ©rait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Mais cache-toi donc ! » La dĂ©mente recula dans les broussailles, jusqu’à disparaĂźtre. À ce moment prĂ©cis, le corps de Maxime fut cahotĂ© d’un grand soubresaut, et retomba. La stupeur des assistants se prolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur des yeux, — le bourdonnement du Sarvant magnĂ©tisait leurs oreilles. Puis cette sonoritĂ© obscure et grave sembla tout Ă  coup s’affaiblir, s’éloigner au fond des poitrines, et l’on n’entendit plus que la nature et le matin. M. Le Tellier interpella Mme Arquedouve. Il Ă©tait si bouleversĂ©, que l’aveugle ne savait pas qui venait de parler. — Ma mĂšre, je vous demande si vous croyez qu’ils sont partis
 ou du moins si
 la force n’est plus là
 si le fluide est remonté  si l’aimantation a cessĂ© d’agir
 » — Il n’y a plus rien, Ă  ma connaissance. » — Comment ! » dit M. Monbardeau. Ils auraient abandonnĂ© Maxime ?
 Oh ! alors, c’est qu’il est mort ! Vite, allons voir !
 C’est qu’il est mort ! Ils n’ont que faire d’un cadavre, ces vivisecteurs ! VoilĂ  pourquoi ils l’ont laissĂ© ! » Tous ensemble ils marchaient vers la forme Ă©tendue. — Ah ! saperlotte, saperlotte ! » fit tout bas le mĂ©decin. En pleine tĂȘte ! En plein rocher ! Ah ! saperlotte !
 — Non ! » s’exclama-t-il. Pas mort ! Il respire !
 Vivant ! mais il a bien l’air d’un mort. Ah ! les canailles ! Ils n’ont pas vu ça de lĂ -haut, avec leurs tĂ©lescopes ! Ça ne m’étonne pas, d’ailleurs, Ă  cinquante kilomĂštres ! » — Vivant ? » Mme Le Tellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?
 Il nous reste et je ne l’ai pas tuĂ© ?
 » Elle riait aux Ă©clats, la chĂšre bienheureuse dame ; elle embrassait le visage inanimĂ© de son garçon. Et sa chevelure dĂ©nouĂ©e, mi-partie rousse et blanche, s’épandait bizarrement. Or dĂ©jĂ , sans distinction de sexe, les vieux serviteurs et les jeunes domestiques buvaient l’alcool qui suit les passes Ă©mouvantes. Et ce fut ce jour-lĂ , onziĂšme du mois d’aoĂ»t, que le vent de sud-est commença de souffler. viiDu 11 AoĂ»t au 4 Septembre Pour tirer sur son enfant, elle s’était servie d’un vieux fusil de chasse ayant appartenu Ă  feu son pĂšre, M. Arquedouve. Dans la carnassiĂšre moisie elle n’avait trouvĂ© qu’une seule cartouche Ă  balle, — Ă  balle ronde. Si le coup avait bien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards nuisibles qu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seule invraisemblance de cette histoire vĂ©cue. L’antiquitĂ© de l’arme et la vĂ©tustĂ© de la poudre firent qu’au lieu de transpercer la tĂȘte de Maxime, la boule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher, derriĂšre l’oreille. Le soir mĂȘme, on sut que le blessĂ© s’en tirerait. Mais la guĂ©rison serait longue ; et, Ă  cette heure, il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter sur lui pour dĂ©voiler le mystĂšre de la tache carrĂ©e. Le docteur, mĂȘme, anticipant sur le rĂ©veil du jeune homme, interdit toute conversation surexcitante. Mme Le Tellier promit de se taire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il faut savoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui Ă©tait revenue. Ce qu’une frayeur avait causĂ©, une autre frayeur l’avait supprimĂ©. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fĂ»t allĂ©e avant le coup de fusil, et que Mme Le Tellier eĂ»t accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sans remords de ce qu’elle avait fait, se disant prĂȘte Ă  recommencer si l’occasion venait Ă  s’offrir pour Marie-ThĂ©rĂšse, et dĂ©clarant la mort prĂ©fĂ©rable Ă  des traitements si honteux ». C’était une thĂ©orie que l’on pouvait dĂ©fendre, et Mme Le Tellier ne se fĂ»t pas privĂ©e de la soutenir avec plus de chaleur encore si elle avait connu dans toute leur atrocitĂ© la pluie et la grĂȘle du 3 aoĂ»t. Mais son mari et son beau-frĂšre avaient gardĂ© le secret Ă  ce propos, et ils espĂ©raient le garder longtemps, quoiqu’une pareille dissimulation fĂ»t chaque jour plus malaisĂ©e. Plus malaisĂ©e ?
 Pourquoi ? Parce que souvent, au milieu de la nuit, dans les tĂ©nĂšbres chauffĂ©es par le vent du sud-est, grandissaient des sifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaient bien
 — Mme Arquedouve s’en inquiĂ©ta violemment. On lui dit que c’était des chutes d’aĂ©rolithes. La Saint-Laurent, Ă©poque des Ă©toiles filantes, appuya ce mensonge. Mme Arquedouve accepta l’explication. DĂšs l’aube, M. Monbardeau et M. Le Tellier partaient, le cƓur serrĂ©, vers les choses tombĂ©es jamais plus il n’en tomba le jour et ils ne quittaient pas les entours de Talissieu sans avoir dĂ©couvert au moins autant d’objets qu’il y avait eu de sifflements. Ils trouvaient force dĂ©tritus minutieusement ouvrĂ©s, appartenant aux trois rĂšgnes de la nature. Les bĂȘtes et les gens portaient quelquefois de singuliers stigmates, rĂ©vĂ©lateurs d’asphyxie totale ou non, de compression et de dĂ©compression, ou des tortures les plus raffinĂ©es
 AprĂšs avoir identifiĂ© les cadavres nĂ©gativement — c’est-Ă -dire aprĂšs avoir acquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-ThĂ©rese, d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert — ils leur donnaient la sĂ©pulture. Quand, aux aspects d’un suppliciĂ©, ils avaient reconnu quelqu’un du pays, la prĂ©voyance leur conseillait de n’en rien dire. Mais, le bruit de la trĂȘve s’étant rĂ©pandu, d’autres Bugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg en bourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et les pourvoyeurs. Ceux-lĂ  aussi s’aperçurent qu’il grĂȘlait des morts Ă  Talissieu. Ils en semĂšrent la nouvelle. Et bientĂŽt, dans cette contrĂ©e de lĂ©thargie, oĂč peu Ă  peu s’était instaurĂ©e chez les campagnards une vie vĂ©gĂ©tative presque tranquille, — la terreur redoubla. Pendant leurs investigations matinales, M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrĂšrent des hommes et des femmes qui se livraient Ă  la mĂȘme besogne funĂ©raire. C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelle insupportable angoisse les avait chassĂ©s de leurs taudis fortifiĂ©s, au risque d’ĂȘtre enlevĂ©s Ă  leur tour. Plusieurs venaient de trĂšs loin. La rĂ©clusion les avait jaunis ; le grand jour faisait cligner leurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans mĂ©thode et parfois sans projet. Un soleil formidable frappait leurs tĂȘtes ivoirines, Ă  l’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait ou les faisait se tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus. À cause de cela et des chiens enragĂ©s, des renards, des loups de quelques ours, a-t-on dit, Ă  cause des maladies de toutes sortes, on mourut encore beaucoup dans le Bugey, du 11 aoĂ»t au 4 septembre. Mais il est prouvĂ© que le Sarvant n’y contribua d’aucune façon, bien que le contraire ait Ă©tĂ© soutenu par une foule d’obsĂ©dĂ©s. M. Le Tellier s’opposa de tout son pouvoir Ă  ces sorties meurtriĂšres, qui prirent fin d’elles-mĂȘmes. L’époque de leur cessation coĂŻncidant avec un mieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome rĂ©solut de se rendre Ă  l’invitation pressante que le duc d’AgnĂšs lui avait faite au cours d’une lettre en date du 22 aoĂ»t piĂšce 618 et d’aller passer Ă  Paris quelques heures de dĂ©tente, — ce qui, entre parenthĂšses, lui permettrait de tĂ©moigner au duc un peu de sympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduirons pas. Elle est fort longue. M. d’AgnĂšs y mande Ă  M. Le Tellier qu’on a fixĂ© au 6 septembre le duel de vitesse entre son aĂ©roplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de sa machine l’Épervier ; donne celui de l’aĂ©ronef le ProlĂ©taire ; fournit des renseignements techniques sur la course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste Ă  la lutte et juge par lui-mĂȘme de l’hippogriffe moderne sur lequel on va poursuive les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplan fait plus de 180 Ă  l’heure, mais que sa rapiditĂ© n’est rien comparĂ©e Ă  sa stabilitĂ©. Ce n’est pas encore l’équilibrage automatique, mais c’est dĂ©jĂ  quelque chose de rudement bien. — Partant de ce principe que, si l’aviateur voyait les vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau, il lui serait aisĂ© de gouverner contre elles, — BachmĂšs a imaginĂ© un appareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible au pilote le flot aĂ©rien. Des antennes lĂ©gĂšres rayonnent autour de l’aĂ©roplane. Par sensibilitĂ© Ă©lectrique, elles s’émeuvent au moindre remous jusqu’à trente mĂštres de leur pointe, et communiquent leurs indications au cadran qui se trouve placĂ© sous les yeux de l’intĂ©ressĂ©. » Le dĂ©part serait donnĂ© en plein Paris, au-dessus de l’esplanade des Invalides, oĂč l’arrivĂ©e s’accomplirait Ă©galement. Cette mesure avait pour objet d’éviter les dĂ©placements d’une multitude nerveuse. Les deux concurrents iraient doubler la cathĂ©drale de Meaux et reviendraient sur eux-mĂȘmes, couvrant quatre-vingt cinq kilomĂštres. M. Le Tellier partit le 4 septembre Ă  10 heures 29 du soir, comme la derniĂšre fois. viiiLe Cahier rouge Vint le jour de la course. Il faisait beau. M. Le Tellier s’en aperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servir son chocolat. Le digne savant dĂ©teste les hĂŽtels autant que ce qu’il nomme faire des embarras », aussi Ă©tait-il descendu chez lui et sans valet de chambre. Il faisait beau. Le soleil illuminait l’appartement dĂ©pouillĂ© de ses rideaux et de ses tapis, aux lustres emmaillotĂ©s, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’une odeur de camphre, de vĂ©tiver et de poivre. Les carreaux Ă©taient badigeonnĂ©s de blanc d’Espagne, et dans le salon, des enveloppes cachaient les aquarelles renommĂ©es les Harpignies, les Filliards, les Le Mains. Il faisait beau. La course serait belle. En s’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaient convenu, lui et le duc d’AgnĂšs. Le coup de canon du dĂ©part tonnerait Ă  dix heures ; Ă  neuf heures et demie, une automobile appartenant au duc se tiendrait Ă  la porte de M. Le Tellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier acte de l’épreuve, puis aussitĂŽt s’en irait se poster Ă  l’entrĂ©e de Paris, afin qu’il pĂ»t voir les pĂ©ripĂ©ties des derniers kilomĂštres. Un insigne spĂ©cial servirait de coupe-file Ă  la voiture. Il faisait beau. Un brouhaha de peuple en marche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde qui passait dans le mĂȘme sens, de gauche Ă  droite. Pour l’heure, tout le grouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne du parcours, dont les journaux donnaient le relevĂ©. Eh ! le moment s’approche ! » pensa M. Le Tellier. Il prit sa montre exacte, pour la mettre au gousset. Juste neuf heures et demie. » PrĂ©cisĂ©ment alors, un coup de timbre rĂ©sonna dans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, Ă  dĂ©faut des pendules arrĂȘtĂ©es. Souriant de la coĂŻncidence, M. Le Tellier fut ouvrir lui-mĂȘme
 Et le sourire quitta ses lĂšvres soudainement dĂ©colorĂ©es. M. Monbardeau se tenait lĂ , en costume de voyage, et le regardait avec tristesse. — Qu’y a-t-il encore ?
 C’est grave ?
 » — Rassure-toi. Tous ceux que tu as laissĂ©s Ă  Mirastel se portent bien. Mais, en effet
 » — Marie-ThĂ©rĂšse
 » — Non, non !
 — Robert est mort, mon pauvre vieux ! » — Ah ! !
 Mais comment le sais-tu ?
 Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si malade encore, et les femmes ?
 Ne pouvais-tu m’écrire ou me tĂ©lĂ©graphier ? » — J’avais mes raisons, tu peux le croire
 Écoute-moi » L’avant-derniĂšre nuit — celle de ton dĂ©part — j’ai Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par un sifflement de chute ; et, comme d’habitude, je suis allĂ© dĂšs le matin, hier, dans la direction voulue. Mme Arquedouve m’avait dit Un aĂ©rolithe est tombĂ© cette nuit entre Aignoz et Talissieu.» LĂ , c’est le marais. » Au bout de trois heures, aidĂ© de quelques hommes tĂ©mĂ©raires et surtout cupides, Ă  qui j’avais promis une bonne Ă©trenne, il me fut permis de retrouver
 » C’était dans un endroit limoneux Ă  l’extrĂȘme ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sans cesse enlever derriĂšre nous et rejeter en avant
 — Au fond d’une espĂšce de flache creusĂ©e par la violence du choc, une masse informe s’enlizait lentement. Nous l’avons dĂ©gagĂ©e au prix d’efforts incroyables
 Quelque chose me disait que nous ne devions pas cĂ©der
 » J’ai vu tout de suite qu’il n’était pas mort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avait broyĂ© qu’un cadavre
 Il est mort asphyxié  asphyxiĂ© surtout. Il avait la face enflĂ©e, les lĂšvres Ă©paisses et noires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes, la bouche pleine de sang coagulĂ©. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’il avait subi des pressions variĂ©es
 Quand nous mettons des animaux dans le vide, par expĂ©rience, ils deviennent ce qu’était Robert
 Une brĂšve autopsie m’a dĂ©montrĂ© que son corps avait gonflĂ©, qu’il s’était boursouflĂ©, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsi qu’une sueur giclante
 qu’il avait, en quelque sorte, explosé  Certains dĂ©bris anatomiques portaient dĂ©jĂ  des marques analogues, mais beaucoup moins accentuĂ©es
 Il n’a pas Ă©tĂ© vivisĂ©quĂ©, non, non, il ne l’a pas Ă©tĂ©, lui ! » — Quelle abomination !
 Mais cela ne me dit pas pourquoi tu es venu ? » — Je suis venu pour accomplir ses derniĂšres volontĂ©s. » M. Monbardeau tira de sa poche un cahier rouge Ă  fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vu quelque part. — Je suis venu pour te remettre ce manuscrit. Robert le portait sous ses vĂȘtements, liĂ© par une ceinture Ă  mĂȘme la peau. Lis ce qui est Ă©crit sur l’étiquette. » — Pour remettre le plus tĂŽt possible Ă  M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort au docteur Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort au duc d’AgnĂšs. S’il est mort au chef de l’État. » En voyant l’écriture de Robert Collin, M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait les fermoirs d’une main maladroite Ă  force d’impatience, et disait — ChĂšre, chĂšre victime de son dĂ©vouement ! Pauvre petit !
 HĂ©las ! il y a deux mois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ces histoires de tache carrĂ©e ?
 Deux mois de captivitĂ© pour l’amour de Marie-ThĂ©rĂšse !
 HĂ©las ! le beau rĂȘve qu’il avait fait ! Et penser que ce rĂȘve-lĂ  ne se serait pas rĂ©alisĂ© ! que Robert, sans doute, n’aurait pas Ă©tĂ© ce qu’il est rĂ©servĂ© au duc de devenir
 si ma fille nous est jamais rendue !
 Pour lui, ne vaut-il pas mieux ĂȘtre mort ?
 » Voyons ce qu’il me dit
 — HĂ© ? qui est lĂ  ? » — Excusez, monsieur, » fit la concierge, qui venait d’entrer, il y a en bas des monsieurs qui disent qu’ils vous attendent. » — Ah ! l’auto ! C’est vrai !
 — Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcĂ© d’aller Ă  cette course
 Et me voilĂ  en retard dĂ©jà
 Tiens tu vas venir avec moi. Je t’emmĂšne. Nous lirons le cahier en route. Viens comme tu es ; viens
 — Mon bon petit Robert ! Quelle perte ! Quelle perte !
 » Parmi la foule dĂ©ambulante, une centaine de badauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cette quatre-baquets fastueuse les intriguait d’ĂȘtre si longue et si basse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’ĂȘtre montĂ©e par deux chauffeurs Ă  la livrĂ©e kaki, brassardĂ©s d’un ruban tricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes aux couleurs de l’AĂ©ro-Club, organisateur sportif de la journĂ©e. Les chauffeurs ĂŽtĂšrent la casquette. L’un d’eux remit Ă  M. Le Tellier le brassard blanc des commissaires officiels. — DĂ©pĂȘchons-nous, Monsieur, » lui dit-il d’un ton respectueux, on va manquer le dĂ©part, il n’y a pas d’erreur. » Mais M. Le Tellier estimait Ă  prĂ©sent que la course Ă©tait secondaire, et, pendant que la voiture dĂ©marrait avec un brio de 90-HP conduite par un mercenaire impitoyable aux pneus, il commença de lire Ă  M. Monbardeau ce que Robert avait tracĂ© pour lui, d’un crayon net et rĂ©gulier, du moins aux premiĂšres pages. Il en Ă©tait Ă  la cinquiĂšme ligne, quand l’un des hommes kaki se retourna — Je crois que ce n’est pas la peine d’aller jusqu’à l’esplanade
 Il n’y a pas d’erreur un monde fou
 Jamais nous n’arriverions
 Si Monsieur veut, on pourrait prendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler les grands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et ça sera toujours ça de gagnĂ© pour arriver plus tĂŽt Ă  la sortie de Paris
 Il n’y a pas d’erreur. » — Faites comme vous voudrez », dit l’astronome. Et il reprit sa lecture interrompue. ixLe Journal de Robert Collin Tel on va lire le journal de Robert Collin, tel M. Le Tellier le lut Ă  M. Monbardeau, dans l’automobile de M. d’AgnĂšs, au milieu du peuple de Paris[10]. Donc, l’astronome recommença 4 juillet, 3 heures de l’aprĂšs-midi. Vingt-quatre heures Ă©coulĂ©es depuis mon enlĂšvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses Ă  observer pour pouvoir Ă©crire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai, et le faire parvenir Ă  qui pourra se servir de mes renseignements pour dĂ©livrer les prisonniers. Le faire parvenir ! Comment ? Je ne sais
 C’est donc hier Ă  trois heures hier mercredi 3 juillet que je suis devenu la proie des Sarvants. Volontairement. Il y avait dĂ©jĂ  du temps que je m’exposais seul. Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin hier, comme je traversais le Forestel un prĂ© Ă  mi-chemin du Grand Colombier et de Virieu-le-Petit, j’entendis le bourdonnement proverbial s’approcher, descendre vers moi. Le grĂ©sillement des sauterelles Ă©tait aussi fort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais ne vis rien. Mon cƓur faisait plus de bruit que les Sarvants et les sauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idĂ©e de certaines choses, mais vague. Je savais que j’allais ĂȘtre emportĂ© en l’air, trĂšs haut j’étais vĂȘtu en consĂ©quence de vĂȘtements tout ce qu’il y a de plus chaud. J’attendais l’impression du pompage ou de l’attraction qui allait m’enlever vers un ballon ou un autre engin cachĂ© dans la distance, lorsque je me sentis happĂ© brutalement par derriĂšre, au torse, et soulevĂ© comme par une poigne gigantesque, dure, violente. Gestes fous. Tentative pour me retourner vers l’agresseur. Peine perdue. Je me dĂ©battis. Pendant ce temps, ce qui me tenait me tira en arriĂšre, Ă  soi, et me lĂącha. Seulement, je ne tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace de quelques centimĂštres. Un claquement inexplicable retentit. Le bourdonnement prit de l’importance et fut compliquĂ© d’autres sons, mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles ni rien autre. — Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma tĂ©mĂ©ritĂ©, fou de peur. Mais incontinent je me heurtai Ă  une rĂ©sistance, Ă  une rigiditĂ© sans aspect. Je bondis dans le sens opposĂ© mĂȘme rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonnĂ© de croire qu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’air s’était solidifiĂ© autour de moi tout en restant aussi transparent. Je crus vraiment Ă  de la suggestion, surtout Ă  cause du soulĂšvement, qui me rappelait des expĂ©riences de spiritisme taxĂ©es de fraudes jusqu’alors. Tout ceci une seconde. Puis, soudaine, une force incalculable venue d’en bas — montĂ©e inexorablement dĂ©chaĂźnĂ©e de je ne sais quelle poussĂ©e que je sentis agir sous mes semelles tout Ă  coup — me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel. J’étais une sorte de boulet de canon projeté  Et j’étais seul au milieu de l’espace, Ă  monter tout droit, vite, vite
 En dessous, le prĂ© du Forestel n’était dĂ©jĂ  plus que le centre mesquin d’un cercle immense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissait s’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, le cercle — la Terre — semblait un entonnoir mouvant dont tous les points se seraient prĂ©cipitĂ©s vers le milieu, aspirĂ©s par une ventouse centrale. Sensation de nausĂ©e au-dessus de cette cuvette vertigineuse, atrocement Ă©cƓurante. Le vertige me paralysait. D’abord j’avais gesticulĂ© comme les hommes de ChĂątel, pour m’échapper. Maintenant l’effroi du gouffre me pĂ©trifiait, — la peur d’y retomber, si la force mystĂ©rieuse venait Ă  manquer. Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’un accroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatĂ©rielle et pourtant solide plate-forme, — immatĂ©rielle et pourtant rĂ©elle, irrĂ©elle et cependant matĂ©rielle, — un plateau qui n’existait pas et pourtant qui, oui, qui vibrait ! — Impossible de bouger pour contrĂŽler. Le vertige armure sans jointures. Je voulus consulter les instruments dont je m’étais nanti, le baromĂštre entre autres ; impossible. NĂ©anmoins, je parvins Ă  raisonner dans mon immobilitĂ©. Je rĂ©ussis Ă  Ă©couter. Le bourdonnement persĂ©vĂ©rait alentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de mon ascension sssssssssss
 Mais je ne sentais aucun souffle. Alors je pensai ĂȘtre dans un courant d’air ascensionnel, au sein d’une colonne verticale de vent artificiel qui me soulevait aussi vite qu’elle-mĂȘme fusait vers le zĂ©nith
 Mais cela n’expliquait pas le contact solide de mon point d’appui. À ce moment-lĂ , j’avais encore la conviction que cette ascension n’était que la premiĂšre phase du voyage, — que j’allais bientĂŽt parvenir Ă  l’engin oĂč se trouvait la pompe ou l’aimant, — et que cet engin m’emmĂšnerait Ă  travers l’éther, sans doute dans un astre. Car mon arriĂšre-pensĂ©e avait toujours Ă©tĂ© que les Sarvants Ă©taient les habitants d’une planĂšte quelconque, leurs agissements m’ayant toujours paru extra-terrestres, — merveilleux, comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cet engin, qui ne se montrait pas. Et je m’élevais toujours. Le disque de la Terre comprenait une Ă©tendue immense de pays, dĂ©jĂ  beaucoup moins riche en couleurs, et flou. Le Mont Blanc faisait un ressaut Ă©blouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoup dĂ©passĂ© sa hauteur. Comment ! » pensai-je, me voici Ă  plus de mĂštres et je n’ai pas froid ! » J’évalue Ă  mĂštres l’altitude oĂč je me trouvais. La tempĂ©rature baissant de 1° par 215 mĂštres environ, j’aurais dĂ» ĂȘtre couvert de glaçons ; ma respiration aurait dĂ» faire une vapeur Ă©paisse ; j’aurais dĂ» grelotter ; j’aurais dĂ» subir le mal des montagnes, contre lequel j’avais emportĂ© un ballon d’oxygĂšne
 Probablement, tout cela allait se produire
 J’observai mon souffle, qui devait devenir gĂȘnĂ©, accĂ©lĂ©rĂ©, laborieux, — mon cƓur, qui devait prĂ©cipiter ses coups. Je guettai la sensation de plĂ©nitude des vaisseaux, le battement de la carotide. Je m’attendais Ă  saigner du nez d’un moment Ă  l’autre. Ma tĂȘte allait me faire mal, certainement. Je luttais d’avance contre l’hĂ©bĂ©tude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il me semblait dĂ©jĂ  sentir la soif caractĂ©ristique, le dĂ©sir des boissons froides, — nausĂ©es, langue sĂšche, Ă©ructations, douleurs aux genoux, aux jambes, comme aprĂšs une longue marche, Ă©puisement
 — Mais, sauf l’écƓurement dĂ» au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptĂŽmes que j’avais soigneusement Ă©tudiĂ©s dans les livres. Et pourtant je montais encore, et j’avais La certitude que si j’avais pu prendre le thermomĂštre et le regarder, j’aurais vu qu’il marquait dans les 16 ou 18° au-dessus de 0. Il faisait trĂšs bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins Ă  mĂštres ! plus haut que le Gaurisankar ! lĂ  oĂč le thermomĂštre aurait dĂ» marquer 35° au-dessous de 0 !
 Je me rappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygĂšne, aucun homme n’avait atteint ces rĂ©gions sans s’évanouir. Berson et SĂŒring sont arrivĂ©s Ă  mĂštres, mais avec des respirols Ă  oxygĂšne. — Et d’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était un rĂȘve ! Il fallait contrĂŽler
 Je fis un effort, qui rĂ©ussit, le vertige diminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisir derriĂšre mon dos le ballon d’oxygĂšne, dont je tins l’embouchure prĂšs de mes lĂšvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomĂštre + 18° centigrade ! Et le baromĂštre 160 millimĂštres ! exactement la mĂȘme pression qu’à la surface du sol ! la pression moyenne de la terre ferme !
 Est-ce que vraiment j’étais encore Ă  terre ?
 Je me crus idiot. — Mon Ă©tat d’esprit diffĂ©rait quelque peu de celui, hĂ©roĂŻque, que je m’étais prĂ©dit ! Naturellement, une page de ce cahier reprĂ©sente une minute. J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir
, et je perçus assez nettement, un doux petit clapement double qui faisait, veloutĂ© clip clap, clip clap, clip clap » et ainsi de suite. Étant seul — et quelle solitude ! — j’attribuai ce bruit Ă  moi-mĂȘme. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur ma physiologie ?
 Au moyen de ma montre, et pensant que je m’élevais toujours avec la mĂȘme vitesse, je fis des approximations de hauteur. BientĂŽt je fus assurĂ© d’avoir atteint mĂštres — le record des ballons-sondes non montĂ©s ! Mais lĂ  j’éprouvai l’illusion d’ĂȘtre immobile, parce que l’éloignement continu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seul regard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel se dĂ©bleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus de moi, j’aperçus Ă  ma droite — c’est-Ă -dire un peu au sud du point vers lequel je montais — une noirceur qui grossissait Ă  vue d’Ɠil. Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers sa fixitĂ©. J’allais la regarder dans ma jumelle ; mais un malaise, Ă  l’improviste, m’en empĂȘcha. Un bourdonnement d’oreilles battit une roulade de tambours incessants. Il me sembla que le clip clap » venait de s’arrĂȘter brusquement. Je fus saisi par un grand froid ; mes bras et les muscles de mon cou s’ankylosĂšrent Ă©lectivement et progressivement ; j’éprouvai une difficultĂ© incroyable Ă  respirer ; mes yeux se voilĂšrent, et c’est Ă  peine si je pus constater que le thermomĂštre avait baissĂ©, d’un plongeon terrible, vers — 22°, et qu’il continuait Ă  baisser
 Il me fut interdit d’aller chercher le baromĂštre dans l’une de mes poches
 Toutefois, mes yeux dĂ©faillants crurent discerner une forme qui s’affirmait partout, de tous cĂŽtĂ©s Ă  la fois. Il me parut que l’air s’obscurcissait
 Mais n’était-ce pas une rĂ©sultante de ce dĂ©but d’évanouissement ? L’instinct de la conservation me fit trouver l’embouchure de la vessie pleine d’oxygĂšne ; et alors, immĂ©diatement, je repris mes sens. Toute faiblesse fut dissipĂ©e. J’étais enfermĂ© dans un haut et vaste cylindre de glace, — une espĂšce de tourelle close. J’étais accroupi sur le fond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentait continuellement et qui attĂ©nuait le jour de plus en plus. Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vĂȘtements Ă©taient couverts de givre ; ma barbe avait des stalactites gelĂ©es ; mon haleine se rĂ©solvait en grĂ©sil. J’avais l’air d’ĂȘtre emprisonnĂ© dans un cruchon de verre frappé  Tout d’un coup, le doux clip clap » reprit, avec un entrain — dirai-je alerte ou mĂȘme allĂšgre ? — comme pour rattraper le temps perdu. Je crois que c’était derriĂšre mon dos. Ce bruit enchantĂ© s’accompagnait d’un espĂšce de courant de chaleur et de sĂ©cheresse. La tempĂ©rature remonta ; la lumiĂšre revint ; le flacon rĂ©frigĂ©rant fondait. BientĂŽt il n’en resta plus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille — ce tube — disparut Ă  son tour, comme essuyĂ©e. Avec elle, partit le dernier soupçon de malaise, comme essuyĂ© aussi
 Je me retrouvai seul au milieu de l’immensitĂ©, montant toujours. Le mirage avait durĂ© quelques secondes. Cependant le ciel Ă©tait sensiblement moins bleu qu’avant, et le point noir, trĂšs grossi, Ă©tait devenu une macule carrĂ©e. C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pĂąmoison elle s’était Ă©chappĂ©e de mes mains. J’en ressentais une vive contrariĂ©tĂ©, quand, Ă  ma profonde stupeur
 » Ici, M. Le Tellier cessa de lire le cahier rouge. Une clameur incalculable avait dĂ©tournĂ© son attention. L’automobile dĂ©bouchait place de l’OpĂ©ra. Le coup de canon venait d’annoncer le dĂ©part de la course et roulait sur Paris en Ă©chos d’enthousiasme et de gloire. xLe fameux Vendredi 6 Septembre Pour la premiĂšre fois, le vieux ciel de LutĂšce allait servir de lice Ă  des rĂ©gates aĂ©riennes. Il Ă©tait d’un bleu de gala. Toute la ville fourmillait. La moitiĂ© du peuple envahissait les toits. Depuis le matin, les Ă©difices se couronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaient louĂ©es comme des avant-scĂšnes de premiĂšre. SurchargĂ©s de spectateurs, plusieurs balcons avaient dĂ©jĂ  croulĂ©. Certaines maisons semblaient animĂ©es, tant leurs façades et leurs terrasses s’enduisaient d’humanitĂ© remuante. L’onde Ă©paisse de la foule mouvait ses lents tourbillons aux fleuves des rues, aux Ă©tangs des places, et surtout dans les quartiers coupĂ©s par l’itinĂ©raire du match. Cette droite idĂ©ale, tirĂ©e des Invalides Ă  la cathĂ©drale de Meaux, traversait le carrefour de la rue Louis-le-Grand, de la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, du boulevard des Italiens et du boulevard des Capucines ; et lĂ  mieux qu’autre part, les immeubles disparaissaient Ă  demi sous une carapace vivante. La citĂ© prodigieuse tenait lieu d’estrade Ă  tout un monde. Une infinie rumeur de ColisĂ©e-titan la remplissait. Une odeur de mĂ©nagerie et d’arrosage, montant du sol, alourdissait la chaleur du beau Jour estival. On ne parlait pas du PĂ©ril ; on ne parlait que de la course. Les deux appareils compĂ©titeurs dĂ©frayaient d’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, et cependant chacun tenait pour son favori, les uns prĂ©fĂ©rant le moins lourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État ou contre le Capital, et beaucoup d’autres basant leur opinion sur la sympathie plus ou moins irrĂ©sistible qu’ils Ă©prouvaient Ă  l’égard des pilotes. Les pilotes — les dieux du moment — c’étaient le duc d’AgnĂšs, jockey de l’Épervier, et le capitaine Santus, cornac du ProlĂ©taire. Des camelots vendaient leur biographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une perche aux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures qui s’efforçaient de gagner la banlieue du cĂŽtĂ© de Meaux. À mesure que l’heure avançait, le public, tassĂ©, devenait trĂ©pidant. La circulation des chaussĂ©es augmentait comme dans les artĂšres d’un fiĂ©vreux. Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescence atteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. DĂšs cet instant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient Ă  ceux d’en haut, derriĂšre les lettres-monstres des affiches, parmi les inscriptions-rĂ©clames et les tuyaux de cheminĂ©e — Les voyez-vous ? — Sont-ils en l’air ? » De la plate-forme du Pavillon de Hanovre, des combles du Vaudeville, du sommet de tous les dessus, on leur rĂ©pondait — Non ! » Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait une jolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient Ă  regarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, Ă  droite du dĂŽme des Invalides plus dorĂ© de soleil encore que de peinture, deux granules brillants, deux ballonnets captifs maintenus Ă  l’intervalle de cent mĂštres et dĂ©terminant la ligne de dĂ©part, — qui Ă©tait aussi la ligne d’arrivĂ©e. LĂ -bas, sous les petits ballons, il devait y avoir un dĂ©ploiement considĂ©rable de tribunes, de musiques et de fleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat aux crĂ©pines d’or. La Marseillaise sans doute
 Mais, Ă  neuf heures cinquante, l’assistance des toitures s’agita, pareille au champ que la brise rĂ©veille ; il y eut comme un soupir d’allĂ©gresse, profond, frĂ©missant, gigantesque ; et puis cette phrase cent mille et cent mille fois redite — VoilĂ  le ProlĂ©taire qui s’enlĂšve ! » Ils le voyaient. C’était un long cigare effilĂ©, jaune, vermeil. Il montait, satinĂ© de reflets matinaux. Dans les lorgnettes, on distinguait l’hĂ©lice qui tournait avec des lueurs d’éclair
 — Voici d’AgnĂšs ! Voici l’Épervier maintenant ! » — HĂ© ? si petit ? cette petite chose qui plane, qui va et vient ?
 » — C’est lui ; mais vous voyez bien qu’il dĂ©crit des spirales autour du dirigeable
 » — Ah ! ils sont de niveau !
 » — De niveau avec les ballonnets
 » — Au delĂ  des ballonnets !
 » On suivait passionnĂ©ment les Ă©volutions de l’aĂ©roplane et de l’aĂ©ronef. Le ProlĂ©taire, majestueux, vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil, mais de face. Il ressemblait ainsi Ă  quelque sphĂ©rique de faible dimension. L’Épervier, prĂšs de lui, Ă©tendait ses ailes rigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne de dĂ©part ; on le comprenait. Alors tonna le coup de canon signal, tirĂ© par une coulevrine des Invalides antĂ©rieure aux montgolfiĂšres et maintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canon pathĂ©tique, somptueux, solennel, Ă  qui rĂ©pondit une incalculable clameur populaire, et qui roula sur Paris en Ă©chos d’enthousiasme et de gloire. Santus et d’AgnĂšs Ă©taient partis. Une joie Ă©norme trĂ©pigna le plomb des terrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles se fermĂšrent et, plus haut que tout, les cinĂ©matographes dĂ©coupĂšrent leur silhouette prĂ©vue. Les lorgnettes affublaient les gens de deux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient le ProlĂ©taire et l’Épervier cĂŽte Ă  cĂŽte, de plus en plus gros, le ProlĂ©taire jaune et l’Épervier
 ah ! bleu ! Bleu, l’Épervier !
 La nouvelle courut Ă  travers la foule ainsi qu’un feu follet retentissant. Bleu ! le monoplan Ă©tait bleu ! On ne s’y attendait pas, mais on Ă©tait content que cet oiseau fĂ»t bleu, couleur du temps et du PĂ©ril, comme un peu de ciel matĂ©rialisĂ© en Ă©lĂ©gance. Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuits et de la nuance des contes de fĂ©es ! — Vole Ă  moi promptement ! » disait la multitude avec des rires sans nombre
 Les cinĂ©matographes commencĂšrent Ă  fonctionner, les photo-jumelles Ă©taient en joue
 Ils volaient Ă  cent pieds de haut. Dans l’air calme ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aĂ©roplane, muni de son capteur Ă©lectrique, ne faisait pas le bacchanal ordinaire. On voyait les deux hĂ©lices tournoyer, semblables Ă  deux soleils nĂ©buleux
 et l’on Ă©couta leur double vrombissement de sirĂšnes suraiguĂ«s, donnant une espĂšce d’accord irritant qui Ă©mouvait les nerfs comme des chanterelles. On discerna les antennes stabilisatrices de l’Épervier, fines, fines, ainsi que des poils de moustache de chat tout autour de l’appareili ou plutĂŽt ainsi que de maigres, maigres pattes de grand cousin
 Une traĂźnĂ©e d’ovations les suivait. Quand ils arrivĂšrent au carrefour, il en jaillit vers eux une explosion de vivats si effrĂ©nĂ©s, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Ce fut un hymne de vocifĂ©rations, oĂč chacun s’époumonait, criant le nom du prĂ©fĂ©rĂ©, comme ceci — Bravo, Santus ! Bravo ! — Hardi, d’AgnĂšs ! Hardi donc ! » Parce qu’alors le ProlĂ©taire, Ă  droite et au-dessus de l’Épervier, avait une lĂ©gĂšre avance. Les cƓurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. La foule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frĂ©nĂ©tiques. Le capitaine Santus enleva son kĂ©pi, ses aides saluĂšrent militairement ; le duc d’AgnĂšs fit un signe de la main. Vous auriez cru voir un obus de cuivre poursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempĂȘtes qu’ils Ă©taient secouĂšrent les oriflammes au faĂźte des mĂąts. Un vent d’orgueil et d’ivresse balaya des figures pĂąles, et sur le toit du Vaudeville une actrice connue, s’adressant Ă  l’univers, proclamait de sa belle voix — C’est chic tout de mĂȘme d’ĂȘtre Français ! » Mais soudain le chƓur grandiose s’épouvanta. L’ocĂ©an des hommes houla d’inquiĂ©tude. Au moment oĂč les rivaux franchissaient le Pavillon de Hanovre, le ProlĂ©taire avait plongĂ© de la poupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissa encore, et son enveloppe increvable se creusa tout Ă  coup, comme si, Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme du ballon, quelqu’un l’eĂ»t tirĂ©e avec obstination
 Ralenti, le dirigeable piquait de l’arriĂšre dĂ©sespĂ©rĂ©ment
 Mais la poche se regonfla de mĂȘme qu’elle s’était formĂ©e, Ă  l’improviste ; l’aĂ©ronef tangua, fit un bond, repartit
 et
 Et ce fut le tour de l’Épervier, qui, sans cause apparente, se mit Ă  pencher d’une maniĂšre effroyable, l’aile gauche levĂ©e
 On aperçut le duc d’AgnĂšs qui maniait ses commandes Ă  toute volĂ©e, virait malgrĂ© lui et ne pouvait se redresser. Le monoplan donnait de la bande
 il allait s’abĂźmer dans le gouffre tapissĂ© de crĂ©atures
 Le gouffre eut un rĂąle d’armĂ©e agonisante
 puis un rugissement de victoire ! L’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait son envergure bleue, — mais il ne penchait plus. Un second virage lui rendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas du ProlĂ©taire. L’acclamation qu’ils semaient en passant diminua. On s’était retournĂ© pour les suivre Ă  perte de vue. Des femmes cependant respiraient leur flacon de sels. Dieu, qu’elles avaient eu le trac, ma chĂšre ! » — Les automobiles ronflaient, cornaient, sirĂ©naient, sifflotaient, impatientes d’arriver au delĂ  de Pantin. Qu’est-ce qui s’était passĂ© ? — Les remous des hĂ©lices s’étaient-ils contrariĂ©s mutuellement ? — Un courant d’air atmosphĂ©rique ?
 Les commentaires allaient leur train, quand un bruit sinistre Ă©clata sourd des gĂ©missements, des chocs, un hourvari d’horreur
 Tous les regards se dirigeaient vers la terrasse du Pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les uns contre les autres. Ces affolĂ©s levaient les yeux ; des fils tĂ©lĂ©graphiques s’étaient rompus spontanĂ©ment, leur chute avait provoquĂ© le dĂ©sordre. La balustrade de pierre contenait une cohue, et les groupes sculptĂ©s qui la dĂ©corent soutenaient des grappes de fuyards en quĂȘte d’un abri. La sculpture de gauche s’effondra tout d’un coup avec son Ă©quipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds du trottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahisement
 — Il y avait trop de monde sur les statues, pardi ! Les autres allaient aussi dĂ©gringoler
 Mais non. Ce qui dĂ©gringola, ce furent des moellons, des gravats, qui n’arrĂȘtaient plus de se dĂ©tacher de la muraille, au mĂȘme endroit, et criblaient de nouveaux coups les blessĂ©s pantelants. Issue de la brĂšche dans la galerie, une infernale source de ruine et de dĂ©molition descendait le long du vieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie, l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel
 Et la foule des foules qui garnissait le lieu, saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure effrayante
 Elle continuait Ă  descendre, Ă©corchant la rotonde, ravinant sa devanture, crevant les fenĂȘtres, brisant les ferronneries, lapidant les morts et les moribonds
 — Comme elle arrivait Ă  la hauteur du marronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua
, cette foudre sans flamme, sans tapage, cette foudre paresseuse lui froissa les feuilles, lui cassa les branches, de haut en bas
 — Et puis se passa l’évĂ©nement indescriptible On entendit brusquement, au plein milieu du carrefour, le terrible patatras de deux trains qui s’abordent, et l’on vit une catastrophe sans Ă©gale dans les siĂšcles de l’histoire un tohu-bohu fantastique de voitures tĂ©lescopĂ©es, de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs dĂ©ments et d’ĂȘtres ensanglantĂ©s qui se dĂ©menaient et fuyaient de toutes parts en beuglant — Le PĂ©ril Bleu ! » Vue des toits, cependant, la mĂȘlĂ©e s’ordonnait quelque peu. Depuis la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin jusqu’au Pavillon de Hanovre, il y avait comme une allĂ©e de choses immobilisĂ©es, aplaties, d’oĂč venait un concert de plaintes singuliĂšrement lointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque cĂŽtĂ© de cette avenue de calamitĂ© qui barrait toute la largeur du carrefour, deux bourrelets de vĂ©hicules fracassĂ©s, pleins de formes, d’égarements, de spasmes. ÉchelonnĂ©e aux gradins des Ă©tages, la foule environnante avait tressautĂ© tout d’une piĂšce. Çà et lĂ , des Ă©nergumĂšnes gesticulaient ; mais les autres, haletants, restaient figĂ©s de peur et de stupĂ©faction. Nul ne disait ses transes, et tout de mĂȘme il sortait de la multitude un grondement de simoun dans une forĂȘt de baobabs. De loin en loin s’exhalaient de pauvres lamentations fĂ©minines. Que pensait-on ? Rien sur l’heure. AprĂšs quelques secondes de panique, nombre de tĂ©moins eurent l’idĂ©e falote d’un durcissement de l’air », ou d’une barricade magnĂ©tique », ou encore d’un mur Ă©pais de cristal — d’un cristal pur au superlatif — abaissĂ© lentement Ă  la traverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théùtre, et contre quoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner, tandis que cette Ă©trange herse plaquait au pavĂ© de bois les malchanceux qui s’étaient trouvĂ©s lĂ . Quoi qu’on pĂ»t s’imaginer, la certitude c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie. MalgrĂ© la dĂ©bĂącle de cataclysme qui se fit alors au nom du PĂ©ril Bleu, des sauveteurs se prĂ©cipitĂšrent
 Mais l’obstacle hypocrite arrĂȘta leur Ă©lan. Ils venaient s’y buter avec la derniĂšre violence. Ils butaient dans le vide, contre rien du tout. Ils rencontraient une absence infranchissable. L’air, offensif, leur dĂ©fonçait le crĂąne. La police, Ă  grand’peine, reprit la direction de l’existence. Un officier de paix intervint, fit dĂ©blayer les deux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents tout autour de la rĂ©gion perfide, dont l’isolement s’imposait. C’est ainsi que fut dĂ©limitĂ© un espace en longueur, qui partait du Pavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mĂštres dans la ChaussĂ©e-d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance et dĂ©lia les langues. Une assemblĂ©e rĂ©volutionnaire eĂ»t Ă©tĂ© plus silencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlait que du PĂ©ril. Durant ces bavardages impĂ©tueux, les ambulances et les brancards fendaient la nuĂ©e de quidams affluant de partout, et l’on tĂąchait sans rĂ©sultat de parvenir aux malheureux que l’atmosphĂšre inaccessible maintenait Ă©crasĂ©s sur le sol. Le prĂ©fet de police, qui venait d’arriver, commençait Ă  perdre de son assurance, — lorsqu’un monsieur dĂ©corĂ©, se frayant passage au milieu d’un vĂ©ritable gĂąteau de ses congĂ©nĂšres, se fit conduire Ă  lui par un agent. Ce monsieur avait grande allure. Il portait le brassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sa poitrine un cahier rouge. Il Ă©tait suivi d’un autre monsieur en costume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea de bouche en bouche, pendant que le prĂ©fet de police, chapeau bas, se mettait aux ordres de M. Le Tellier. L’astronome exerçait une maniĂšre de dictature. Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairĂ© sa compĂ©tence, et l’adoptaient comme protecteur. Il feuilleta posĂ©ment le cahier rouge, puis le serra dans sa poche. Ensuite, escortĂ© d’un Ă©tat-major de personnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espace impraticable en le frappant du plat de la main
 L’air, Ă  chaque gifle, rendait un son mat. Un agent l’imita ; ses camarades, rassurĂ©s, se mirent Ă©galement Ă  claquer l’atmosphĂšre impĂ©nĂ©trable ; si bien que tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procĂ©der Ă  un exercice de passage Ă  tabac simulĂ©. Cette boxe dans le vide faisait cependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’y mettre fin. Mais il avait suffi de cette brĂšve dĂ©monstration d’ensemble pour rĂ©vĂ©ler visuellement la prĂ©sence d’un grand corps invisible et le dessin qu’il affectait Ă  la hauteur des agents. Le public des Ă©tages supĂ©rieurs l’avait saisi d’un coup d’Ɠil, et, comme on n’oubliait pas la lĂ©zarde inexplicable du Pavillon, les esprits voltĂšrent et l’évĂ©nement changea de formule Une grande chose oblongue, invisible, venait de tomber du ciel, aprĂšs avoir failli terrasser le ProlĂ©taire et chavirer l’oiseau bleu ». M. Le Tellier, continuant sa ronde, palpait toujours ; mais, aux deux bouts de la chose, il lui fallut un escabeau pour l’atteindre les extrĂ©mitĂ©s s’en relevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait Ă  la terminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cette Ă©raflure finissait Ă  deux mĂštres du trottoir. L’autre extrĂ©mitĂ©, dans la rue de la ChaussĂ©e-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la part de l’astronome. Un escabeau plus Ă©levĂ© vogua par-dessus les tĂȘtes, de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelques instructions aussitĂŽt transmises. Des courriers cyclistes s’éloignĂšrent. Et l’examen de la chose se poursuivit. D’aprĂšs les gestes et le manĂšge du toucheur, il semblait qu’elle fĂ»t terminĂ©e par deux pointes, Ă  l’exemple d’une torpille
 On devine ce qu’un tel mot pouvait dĂ©chaĂźner d’apprĂ©hensions ! Il n’y manqua point. MĂ©tĂ©ore », Ă©toile filante », on l’avait dĂ©jĂ  dit ; ce n’était rien. Mais torpille» ! Engin fabriquĂ© ! Machine explosive ! Bombe enfin, et dĂ©mesurĂ©e !
 Est-ce que les Sarvants Ă©taient des anarchistes ? des nihilistes ayant rĂ©solu la perte de Paris ?
 Les brigades centrales et un bataillon de la garde rĂ©publicaine, demandĂ©s par M. Le Tellier, arrivĂšrent Ă  point nommĂ© pour contenir une dĂ©route aussi dangereuse qu’une Ă©meute. La troupe rĂ©gularisa l’écoulement des citoyens, les refoula sans rudesse et dĂ©blaya le carrefour. Il Ă©tait libre Ă  l’apparition de trois automobiles Ă©carlates, pleines de pompiers aux casques reluisants, qui tournĂšrent le coin de la rue de la MichodiĂšre au lugubre tocsin de leur trompe Ă  deux notes. Peu de temps aprĂšs, nouveaux arrivages de pompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics. M. Le Tellier leur demanda de former le cercle, et prononça cette courte harangue, d’une voix que ses familiers n’auraient pas reconnue — Messieurs, M. le prĂ©fet de police vous a fait venir ici pour mener Ă  bien une tĂąche peu banale. Tout Ă  l’heure un objet volumineux est tombĂ© sur Paris ; — Ă  vous d’en dĂ©barrasser la voie publique. » Cet objet, vous ne pouvez pas le voir. Il est lĂ , dans le cordon fermĂ© des agents qui le cernent. Il est lĂ , sur cette couche de misĂ©rables gisants ; c’est lui qui les comprime. » Je vous dis qu’il est invisible ; ne vous en effrayez pas ; pour les savants, c’est une chose assez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bĂ©nĂ©ficie d’une transparence absolue, cela vous aidera Ă  comprendre. » Qu’est-ce au juste ? Nous n’en savons rien. Et il est trĂšs important que nous le sachions. Aussi ai-je rĂ©solu, d’accord avec les autoritĂ©s, de faire transporter l’objet au Grand-Palais, oĂč nous pourrons l’étudier Ă  loisir. » C’est grand. Mais j’ai tout lieu de supposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’est fait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’un ballon dirigeable
 sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieu seul est carrĂ© et dont les bouts sont deux cĂŽnes effilĂ©s, pointus, — tout Ă  fait comme un havane de luxe
 » Je vous recommande la partie qui se trouve dans la ChaussĂ©e-d’Antin. Elle est
 agrĂ©mentĂ©e d’un
 systĂšme
 dont il faut prendre soin. » Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’y a aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substance trĂšs ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup de prudence, comme si votre charge Ă©tait aussi fragile qu’une verrerie, et comme si la mort en devait sortir par la moindre fĂȘlure
 » Approchons-nous. » Il est Ă©chouĂ© en travers
 Il obstrue le carrefour, voyez-vous
 Tenez je suis de l’autre cĂŽtĂ© et maintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous
, il arrĂȘte les ondes sonores, mais pas les rayons visuels
 » Allons, au travail ! » Les officiers distribuĂšrent cent hommes Ă  droite et Ă  gauche de l’invisibilitĂ©. Cinquante cordes furent glissĂ©es dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeur tenait le bout d’un grelin. Un capitaine commanda — Hî
 Hisse ! » Les cordes se raidirent, soulevant leur faix mystĂ©rieux. Mais chacune Ă©pousait le profil de son point d’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient la platitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plus singulier que ces Ă©lingues tendues mais non rectilignes. Ces pompiers firent une conversion que gĂȘna l’inextricable enchevĂȘtrement convulsif, puis, entremĂȘlĂ©es de sergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant les cariatides au rancart, dont l’effort s’éternise Ă  supporter le nĂ©ant, — leurs deux files parallĂšles se mirent en marche vers l’OpĂ©ra. Un escadron de gardes municipaux encadrait le convoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haie sur sa route, contenant avec peine les flots de gavroches et de midinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pĂȘle-mĂȘle. Une lĂ©gende se propageait Ă  travers les groupes, nĂ©e de l’allocution mal interprĂ©tĂ©e de M. Le Tellier autant que de son titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable en cristal de roche Ă©tait arrivĂ© de la lune, montĂ© par des SĂ©lĂ©nites, et qu’on ne pouvait pas le connaĂźtre avec les yeux. PrĂ©sentĂ©e dans ces termes, l’aventure provoqua des risĂ©es ; la peur d’ĂȘtre dupe enfanta le soupçon d’une duperie, Ă  laquelle certains croiront jusqu’à la fin de leurs jours. Rue de la Paix, de la corniche aux entresols, une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil de couturiĂšres et de modistes se penchait aux fenĂȘtres pour voir passer
 ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. Ben quoi, c’était tout ça ? Des ficelles qu’on portait comme si qu’y aurait quĂ©que chose dessus ? Et puis les flics qui faisaient des chichis de mains en l’air ? Ah ! mince d’enterrement ! OĂč’s qu’est le catafalque !
 » — La notion de l’invisible surpassait leurs moyens. Rue de Rivoli, un marmiton lança une bille au-dessus des cordes pour voir des fois si c’était pas qu’on se payait le blair du fils Ă  son dab ». La bille ricocha sur un casque. On arrĂȘta le gamin, pour l’édification des plĂšbes. Le cortĂšge avançait. Place de la Concorde, six gĂ©nĂ©rations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, Ă©taient Ă  l’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derriĂšre les ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnait l’impression de l’humanitĂ©. M. Le Tellier, avec le prĂ©fet de police, marchait Ă  l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahier rouge. On l’entendit, devant l’obĂ©lisque, envoyer des gardes Ă  cheval au ministĂšre de la Marine, tout proche, au Bassin d’essai des carĂšnes Ă  Grenelle et Ă  l’École supĂ©rieure d’AĂ©ronautique, avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombre d’officiers de mer dĂ©tachĂ©s Ă  Paris. Les questions pleuvaient sur les porteurs de cordes ; mais la consigne les rendait sourds. Ils Ă©prouvaient la sensation de transporter une vastitude relativement lĂ©gĂšre, mais offrant beaucoup de rĂ©sistance et d’inertie, — ce qu’ils attribuaient d’eux-mĂȘmes au cubage. Entre les chevaux de Marly, la colonne hĂątive oscilla. Sous les visiĂšres de mĂ©tal ou de cuir, des faces pĂ©tries d’alarme s’étaient retournĂ©es. Un murmure grandissant accourait du lointain
 Mais ce n’était pas la venue d’un second dĂ©sastre. La course ! La course revenait ! — On l’avait oubliĂ©e
 Deux atomes germaient au fond du ciel, deux dragons chimĂ©riques et vrais, fils de l’Homme et de la Science, luttant de grĂące et de rafale, qui arrivaient dans un sillage de hourrahs plus beau que nulle symphonie. L’Épervier distançait le ProlĂ©taire ! Il fondait au but, flĂšche pour la vitesse, arbalĂšte pour l’apparence
 Le canon, gravement, consacra le triomphe de l’oiseau bleu. Par un chassĂ©-croisĂ© de leurs destins, le capitaine Santus rentrait dans l’ombre et M. Le Tellier le remplaçait au pavois du renom, prĂšs de M. d’AgnĂšs. Mais Paris ne savait pas que ses idoles, si contraires pourtant, n’avaient toutes les deux qu’une pensĂ©e dans l’ñme et qu’un amour au cƓur et qu’un nom sur les lĂšvres — Marie-ThĂ©rĂšse. xiSuite du Journal AffairĂ© par la conduite de son appareil, le pilote de l’Épervier n’avait rien remarquĂ© de l’émotion gĂ©nĂ©rale. Il apprit l’évĂ©nement miraculeux Ă  sa descente d’aĂ©roplane, au milieu d’une assistance clairsemĂ©e. L’agglomĂ©ration s’était portĂ©e vers le Grand-Palais, oĂč maintenant convergeait l’étoile centripĂšte du mouvement parisien. Le pont Alexandre Ă©tirait la presse des Ă©migrants ; le duc d’AgnĂšs s’y engagea. N’entrait pas qui voulait dans l’édifice sĂ©vĂšrement consignĂ©. Le 131e de ligne en gardait les portails contre une dĂ©mocratie sans vergogne et, de plus, incommensurable. L’aviateur se prĂ©senta au colonel-portier en mĂȘme temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurs titres, ils passĂšrent. La tranquillitĂ© du hall plusieurs fois cathĂ©dralesque, si dĂ©sert, Ă  peine Ă©gayĂ© de moineaux pĂ©piards, contrastait bizarrement avec le meeting forcenĂ© de l’extĂ©rieur. À cette date de l’annĂ©e, le temple des Salons et du Concours Hippique se trouvait en vacance. Au centre de son aire immense qui vous donnait un vertige horizontal, sous sa voĂ»te vitrĂ©e dont la hauteur d’abĂźme vous donnait un vertige Ă  l’envers, se groupait une rĂ©union de messieurs — infiniment petits. À l’écart, des agents-pygmĂ©es et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaient se reposer. Le duc d’AgnĂšs savait bien qu’il s’agissait d’une chose invisible, — il n’en fut pas moins surpris de ne rien voir. Il reconnut dans le groupe le docteur Monbardeau et M. Le Tellier qui causait avec le prĂ©fet de police. — Enfin, » disait ce dernier, si vous y tenez absolument, lisez-le. » — C’est indispensable », repartait M. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche Ă  l’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout le journal. Cela nous Ă©vitera sĂ»rement des anicroches et peut-ĂȘtre des accidents. » — Soit », accorda le prĂ©fet de police. Et s’adressant aux officiers Messieurs, faites dĂ©jeuner vos hommes », dit-il. Les voix, aigrelettes d’abord, s’amplifiaient de rĂ©sonances caverneuses et tonitruantes qui Ă©clataient aux angles de l’architecture. — Ha ! monsieur ! » fit l’astronome en apercevant le duc. Venez ! qu’on vous fĂ©licite ! et qu’on vous raconte une histoire ! » Le jeune vainqueur sourit des fĂ©licitations, et manqua pleurer au rĂ©cit de l’histoire, qui lui apprenait la mort de Robert Collin. Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible, cette chose qui l’avait ballottĂ© si rudement au-dessus du Pavillon de Hanovre. — OĂč est-elle ? oĂč est-elle ? » disait-il. — Tenez, » indiqua M. Le Tellier, marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous la rencontrerez. » Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans un murmure Vous savez, il y a une espĂšce d’hĂ©lice, Ă  l’arriĂšre ! » M. d’AgnĂšs marcha les bras en avant, comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alla donner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard, n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans la poussiĂšre une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable au cachet ogival des prĂ©lats ; il lui dit que cela Ă©tait causĂ© par le fond, la base, l’appui de cette Ă©trangetĂ© ; et il lui montra, tout autour, de pauvres petits pierrots qui, en volant, Ă©taient venus se briser la tĂȘte contre ce rempart insoupçonnable. — Remarquez, » acheva-t-il, ce vent coulis que nous sentions, nous ne le sentons plus ! La chose l’intercepte. Nous serons Ă  merveille, pour lire le journal de Robert, Ă  l’abri de ce paravent singulier
 » Il ouvrit le cahier rouge. Ses auditeurs se rassemblĂšrent. M. Le Tellier s’adossa paisiblement au vide et reprit sa lecture da capo. Il revit la formation du cylindre de glace autour de Robert Ă©perdu montant vers le zĂ©nith, puis la disparition du bocal inattendu ; enfin il rĂ©pĂ©ta cette phrase du mĂ©moire oĂč l’avait arrĂȘtĂ© la clameur populaire — 
 C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pĂąmoison elle s’était Ă©chappĂ©e de mes mains. J’en ressentais une forte contrariĂ©tĂ©, quand, Ă  ma profonde stupeur, je l’aperçus prĂšs de moi, baignant dans une mare d’eau circulaire oĂč j’étais moi-mĂȘme affaissĂ©, — un grand palet liquide, imprĂ©vu, de 4 mĂštres de diamĂštre environ, absolument comme l’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportait comme le tapis de la fable persane. J’y prenais un bain de siĂšge forcĂ©, mais je bĂ©nissais l’illusion de support permettant Ă  mes yeux de se reposer sur quelque chose et me dĂ©livrant ainsi du vertige. — Au travers car elle Ă©tait claire et paisible la Terre indĂ©finie pĂąlissait. Je compris que cette eau provenait de la fonte du cylindre. Et puisqu’elle Ă©tait lĂ , ronde et plane autant qu’une meule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui nous supportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace — pardieu ! — s’était formĂ©e Ă  l’intĂ©rieur d’un cylindre matĂ©riel, permanent, mais invisible, une tourelle-ascenseur Ă  l’aide de quoi les habitants de cette macule carrĂ©e enlevaient leurs prisonniers jusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphĂšre aspirĂ©e, ni dans un fluide magnĂ©tique, mais dans un monte-charge invisible, mĂ» par une force ignorĂ©e, un vase clos oĂč la pression et la tempĂ©rature Ă©taient maintenues Ă©gales Ă  celles d’en bas, oĂč par consĂ©quent le baromĂštre et le thermomĂštre indiquaient toujours les mĂȘmes chiffres
 Et tout Ă  l’heure, quand la glace avait fait son apparition, quand j’avais dĂ©failli, — la cause ? Une panne ! Une simple panne de cette organisation !
 J’en demeurai quelque temps assommé  Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nous Ă©merveiller longtemps Ă  propos d’une invisibilitĂ© quelconque[11], et, si admiratif que je fusse d’un pavillon, d’une logette, qui, aprĂšs tout, n’était pour mes yeux que ce qu’un vĂ©ritable ascenseur a toujours Ă©tĂ© pour mon nez, c’est-Ă -dire imperceptible ; qui n’était pour mes yeux que ce que l’oxygĂšne, par exemple, a toujours Ă©tĂ© pour eux, c’est-Ă -dire invisible mais qui pour mes mains Ă©tait bel et bien dur, poli, tournant et froid, et qui, heurtĂ© du doigt, sonnait Ă  mes oreilles ; — cela ne m’empĂ©cha pas de sĂ©cher ma jumelle avec mon mouchoir, afin de regarder la macule carrĂ©e oĂč l’ingĂ©nieuse benne allait sans aucun doute me dĂ©poser. AssurĂ©ment, la benne, on la hissait de lĂ -haut car, Ă  de telles altitudes, il ne pouvait ĂȘtre question d’aĂ©rostats, mĂȘme gonflĂ©s d’hydrogĂšne pur, et encore moins de plus lourds que l’air. Drisses invisibles ? Courant hertziens ? Attraction aimantĂ©e ? L’un ou l’autre. — C’était de la macule qu’on m’expĂ©dierait dans une planĂšte
 Je raisonnais comme cela, et je me trompais. Plus j’avais montĂ©, plus s’était accentuĂ© vers le sud l’écart de cette macule, qui se prĂ©senta sous l’aspect d’un carrĂ© brun, quadrillĂ© de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part. Et ceci me donna de l’ennui. L’horizon terrestre s’était Ă©levĂ© au cours de mon ascension. Au sud, Ă  l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleu-vert caractĂ©ristique
 Les mers ! Il fallait que je fusse prodigieusement haut ! Ayant fait des approximations numĂ©riques, je trouvai que nous devions ĂȘtre Ă  40 kilomĂštres du sol
 Encore 10 et j’atteindrais une zone
 Ah ! bigre ! » pensai-je. C’est bien par lĂ  que la science situe
 Voyons donc, que dit-elle de l’atmosphĂšre, la science, au point de vue qui m’intĂ©resse ? » L’atmosphĂšre couche gazeuse qui enveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Son Ă©paisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne se perd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite thĂ©orique serait Ă  lieues ; les apprĂ©ciations varient de 70 kilomĂštres Ă  ! » Ce qu’on sait de source Ă©vidente, c’est qu’il y a dans l’atmosphĂšre deux couches distinctes » L’une, la plus basse, en contact avec le sol, mesure Ă  peu prĂšs 50 kilomĂštres de profondeur. Elle est riche, instable, parcourue de nuĂ©es, tourmentĂ©e de vents. Elle est le milieu propre Ă  la vie terrestre, et c’est d’elle que parlent les gens quand ils parlent de l’atmosphĂšre ». Cette couche se rarĂ©fie Ă  mesure qu’elle s’éloigne du sol et, vers 50 kilomĂštres, elle devient le vide, — non pas le vide absolu, non pas l’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machine pneumatique. » C’est ce vide relatif qui constitue la deuxiĂšme couche d’atmosphĂšre, dont l’épaisseur est problĂ©matique. Celle-ci est une atmosphĂšre Ă©thĂ©rĂ©e, selon le mot de QuĂ©telet ; c’est un vide Ă  peine nuancĂ© d’air, un vide lĂ©gĂšrement aĂ©rĂ©, oĂč l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans le vide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose Ă  la premiĂšre — insensiblement, disent les mĂ©tĂ©orologistes, mais certainement vers 50 kilomĂštres — et peu Ă  peu devient le vide absolu. » Ainsi donc, pour peu que mon ascension se poursuivĂźt, j’allais pĂ©nĂ©trer dans cette couche aussi terrible pour moi que le fond de l’eau !
 Et le milieu que je traversais devait ĂȘtre dĂ©jĂ  si rarĂ©fiĂ© !
 Mais alors, la macule ? La macule, je l’observai. Sur le ciel extraordinairement foncĂ©, elle Ă©tait presque de niveau avec moi. Je la voyais donc Ă  l’aise. Comme de raison, elle avait changĂ© de forme. — Mais mes yeux sont mĂ©diocres, et j’y portai la jumelle. En mĂȘme temps, je dĂ©bouclai la courroie de mon appareil photographique pour m’en servir
 Paf ! Une secousse violente me renversa tout de mon long dans la flaque soudain clapotante, et — malheur ! — mes besicles tombĂšrent et ma jumelle m’échappa ! SimultanĂ©ment, il me sembla que la nuit tombait tout Ă  coup en dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi des glissements mĂ©talliques, des chocs secs
 L’horrible Ă©treinte rigide qui m’avait enlevĂ© du Colombier me ressaisit, et, juste Ă  l’instant oĂč je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentis soulevĂ© verticalement, puis arrĂȘtĂ©. J’entendis sous moi un glissement mĂ©tallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, me lĂącha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible qui devait ĂȘtre Ă  la hauteur du plafond du cylindre, — si je me rappelais correctement l’apparition glacĂ©e. À quelque 5 mĂštres plus bas, la flaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareil photographique s’était dĂ©tachĂ© aussi je le voyais nageant, hors d’atteinte, prĂšs de ma jumelle et de mes lunettes. C’était un grand dĂ©sastre pour moi. Mais
 [Ici quelques mots biffĂ©s.] Or, le ciel, tout d’un coup, Ă©tait devenu noir comme de l’encre, et cependant il faisait jour. Du haut de la nouvelle cabine oĂč je comprenais bien qu’on m’avait transvasĂ© aprĂšs l’avoir superposĂ©e Ă  la premiĂšre, voici ce que je dĂ©couvrais Une surface horizontale s’étalait au loin, de tous cĂŽtĂ©s, absolument nue et calme. Elle dĂ©crivait autour de moi, Ă  l’horizon, l’immense circonfĂ©rence de la pleine mer, et au-dessus d’elle le firmament Ă©tait une coupole noire oĂč les astres brillaient Ă  outrance, tous, et tous fixes. Et dans ce ciel ultra-nocturne, pareil Ă  celui qu’on verrait de la lune ou de quelque astre sans atmosphĂšre, le soleil, sans rayons, dĂ©clinait, large disque prĂ©cis. La surface neigeuse de cette mer luisait argentine vers l’horizon ; mais plus elle Ă©tait prĂšs de moi, moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idĂ©ale, fantomatique ; elle finissait par disparaĂźtre ; sous moi, je n’avais que l’abĂźme de mĂštres, sans que rien s’interposĂąt entre lui et mes yeux, et cet abĂźme Ă©tait plein de lumiĂšre. Je me trouvais Ă  la surface d’un ocĂ©an de clartĂ©, ou plutĂŽt d’atmosphĂšre, — un ocĂ©an dont on voyait le fond la Terre, avec les algues de ses forĂȘts, les bancs de ses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, Ă  la surface d’une mer atmosphĂ©rique ; et cette mer n’était autre que la premiĂšre couche, la fameuse premiĂšre couche, qui ne s’achevait pas graduellement, par une progression rarĂ©fiĂ©e, comme la science l’avait supposĂ© Ă  bon droit, — mais qui s’achevait tout d’un coup, net, comme une mer vĂ©ritable. Si contraire que cela fĂ»t aux propriĂ©tĂ©s expansives des gaz, les deux atmosphĂšres se superposaient comme deux liquides de densitĂ© diffĂ©rente ; et Ă  prĂ©sent le vide horrifique m’environnait. Dans mon nouveau rĂ©cipient, mĂȘme tempĂ©rature et mĂȘme pression que tout Ă  l’heure ; mĂȘme bruit de clapets. Je m’aventurai Ă  palper l’invisible case, et je la trouvai cubique et exiguĂ« ; je pouvais toucher le plafond. Comme je me livrais Ă  cette occupation, un grincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule et sur le toit ?. Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets. Tout cela ne devait faire aucun bruit Ă  l’extĂ©rieur, dans le vide, mauvais mĂ©dium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur de sonoritĂ©s comme de lumiĂšre, j’entendais tout ce qui touchait les cloisons. Soudainement, je me sentis puissamment enlevĂ©, moi et ma loge, et grĂące Ă  mes trois objets perdus qui semblĂšrent tout Ă  coup s’abaisser et dĂ©crire un arc plongeant, je devinai qu’on venait de me faire dĂ©crire une courbe montante assez compliquĂ©e, analogue Ă  celle des marchandises au bout d’une grue Ă  vapeur, quand on les dĂ©charge
 L’eau de la flaque, lĂ -bas, avait disparu ; sans doute le dĂ©part de ma cabine l’avait mise en contact avec le vide — et l’on sait que dans le vide il n’y a pas de liquide possible. Immobile Ă  prĂ©sent, plus haut qu’avant, je regardais, stupide, ma jumelle et mon dĂ©tective perdus
 Le vertige me reprenait
 Et puis voilĂ  que les grincements recommencĂšrent et que la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient rĂ©sonner ; un roulement de roues me parvint, rĂ©percutĂ© Ă  travers la substance invisible, et je vis s’éloigner jumelle et dĂ©tective. Je me retournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi Ă  la pensĂ©e qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, et voulant savoir oĂč j’allais
 La macule venait Ă  moi. Elle me parut situĂ©e Ă  4 oĂč 5 kilomĂštres vers le sud les Ă©toiles me renseignĂšrent mieux que la boussole, qui fonctionnait mal. Autant que mes besicles me permettaient de l’estimer, c’était une espĂšce de maison Ă  claire-voie. La seule caractĂ©ristique dont je pus m’assurer — et facilement — c’est qu’elle n’était pas posĂ©e comme un ponton, Ă  mĂȘme le plateau rĂȘveur et fantĂŽmal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans le vide, passablement haut — Ă  12 fois sa hauteur au-dessus de la mer atmosphĂ©rique. Je crois que j’écris trĂšs mal. Mais si on savait dans quelle situation je me trouve ! Et mon vĂ©hicule invisible, lui non plus, ne cheminait pas au niveau de la mer aĂ©rienne. Il suivait une ligne onduleuse, Ă  des hauteurs variables, traçant des sinuositĂ©s de bas en haut, de droite Ă  gauche, montant et descendant des pentes, tournant des coudes, ralentissant aux montĂ©es, accĂ©lĂ©rant aux descentes, mais se rapprochant continĂ»ment de la maison Ă  claire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible, sur un sol invisible posĂ© Ă  mĂȘme la surface de l’air ainsi qu’une Ăźle flottante. On aurait dit que, parvenu Ă  certain havre cĂ©leste, aprĂšs une traversĂ©e gazeuse, un palan m’avait dĂ©posĂ© sur un quai, sur un camion qui attendait lĂ , et que ce camion me transportait par une route flexueuse, Ă  travers un paysage inaperçu, Ă  destination de cette bĂątisse grillagĂ©e, visible celle-lĂ , mais construite sur une colline indiscernable
 J’allais enfin connaĂźtre mes ravisseurs et revoir la personne pour qui j’étais venu. Le vertige pourtant se fit sentir Ă  nouveau, plus fort que jamais, aggravĂ© par l’allure montagnes russes » de mon wagon. Wagon ? Je dus Ă©tendre ma pelisse sur le plancher ? pour le solidifier Ă  mes yeux et leur cacher la vue de la Terre-fond-d’abĂźme. Quelle situation
 Ă©norme ! Je m’appliquai Ă  me faire croire Ă  moi-mĂȘme que cet Ă©trange sol inĂ©branlable et invisible, soutenu par l’atmosphĂšre Ă  sa pĂ©riphĂ©rie, pouvait fort bien ĂȘtre de crĂ©ation artificielle, — pouvait ĂȘtre une fabrication d’ingĂ©nieurs. J’aurais voulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causait l’idĂ©e d’une pareille chose naturelle et inconnue, ce grenier insoupçonnĂ© de la Terre
 ce grenier de DamoclĂšs
 J’étais suprĂȘmement surexcité  Cette idĂ©e tournoyait sous mon crĂąne comme un papillon affolĂ© dans une boĂźte, — cette idĂ©e, sous cette forme puĂ©rile et morbide que certains savants, s’étant donnĂ© de l’air, Ă©taient devenus les Sarvants !!! — Mais j’avais beau faire je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Le mieux, le plus agrĂ©able, Ă©tait de supposer que ses habitants Ă©taient les hommes mĂȘmes qui l’avaient dĂ©couvert
 peut-ĂȘtre des hommes invisibilisĂ©s
 peut-ĂȘtre visibles autant que moi-mĂȘme, — et que j’allais les voir, enfin, dans leur chĂąteau de palissades. Des palissades. Il me semblait toujours que c’étaient des palissades. Il arrivait, ce chĂąteau ; je gravissais la cĂŽte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, au milieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’Air maintenant, vers la construction. Je ressentais le besoin de tĂ©moigner la joie qui m’envahissait Ă  cause de la personne que je venais rejoindre ici
 et dont cette bastille contenait probablement
 [Encore des mots biffĂ©s.] Ah ! cette bastille ! elle me mĂ©nageait le plus atroce crĂšve-cƓur
 » En lisant ces derniers mots, M. Le Tellier ne put se dĂ©fendre d’une grande Ă©motion. Le cahier rouge trembla dans ses mains comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© vivant et sur le point de mourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plus impressionnant qu’il Ă©tait un peu risible
 Ce que voyant, le duc d’AgnĂšs, — qui Ă©coutait, les sourcils froncĂ©s, — s’empara du journal et continua de cette façon xiiSuite du Journal La masse visible vers laquelle on me charriait sur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher et faisait gĂ©mir les roues sous l’effort d’une Ă©nergie plus active, — la masse, la macule, la bastille, n’était pas une maison Ă  claire-voie. Ce n’était pas une bonne, solide et visible maison comme il y en a sur terre. BientĂŽt mes yeux, si dĂ©fectueux, virent que cette masse s’éparpillait en une quantitĂ© de petites masses distinctes qui, Ă  la clartĂ© crue du ciel noir, me parurent violemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient en Ă©chelons par bandes horizontales, comme des choses posĂ©es sur une Ă©tagĂšre invisible, — comme des choses et des ĂȘtres posĂ©s sur les Ă©tages d’une maison invisible
 Et, forcĂ©ment, c’était cela. BĂȘte que je suis de ne l’avoir pas devinĂ© dĂšs le dĂ©but ! C’était le dĂ©pĂŽt invisible de tout ce que les Sarvants avaient remontĂ© de la Terre ! Mon fourgon inapercevable longea le rez-de-chaussĂ©e du monument pressenti. Ce rez-de-chaussĂ©e est occupĂ© par un vĂ©ritable bois, trĂšs bas, plantĂ© dans des carrĂ©s de terre qu’on a, pour sĂ»r, amenĂ©e d’en bas, chargement par chargement. De la terre brune, disposĂ©e en carrĂ©s inĂ©gaux, Ă©pais. Des carrĂ©s qui sont sĂ©parĂ©s par des bandes vides, autrement dit par les murailles qu’on ne voit pas. Cela fait une pĂ©piniĂšre dans une galette d’humus qui ressemble Ă  un grand damier. Et au-dessous, le sol invisible s’épaissit jusqu’à la mer atmosphĂ©rique sur laquelle il repose. Et au-dessus de ce maigre bois, oĂč je reconnus les diverses essences des arbres bugistes, j’aperçus un Ă©talement suspendu de branches sĂšches, de pierres et de rochers. Il Ă©tait facile de voir qu’ils Ă©taient posĂ©s au premier Ă©tage, dans des chambres correspondant aux rectangles de terre ; mais ils tenaient une moins grande superficie. Au-dessus de ces minĂ©raux, sur l’invisible parquet du deuxiĂšme Ă©tage, je vis toutes sortes d’animaux rĂ©partis sur un espace Ă©gal Ă  celui des pierres. Tout en longeant cette façade fantastique, j’entrevis des poissons nageant au sein de parallĂ©lĂ©pipĂšdes d’eau dont on ne pouvait pas distinguer le rĂ©cipient. Arche de NoĂ©, en quelque maniĂšre. Enfin, plus haut encore, sous un dernier Ă©tage rĂ©servĂ© aux oiseaux des hommes et des femmes. — Nos tourmenteurs peut-ĂȘtre aussi ? — J’allais savoir. Mlle L. T
 Je la cherchais de toute ma vue
 Les hommes et les femmes, en l’air, semblaient trĂšs occupĂ©s de mon arrivĂ©e. J’ai trĂšs bien vu ceux qui Ă©taient dissĂ©minĂ©s le long de la façade s’appuyer contre la muraille nulle-aux-yeux pour me regarder plus commodĂ©ment. La lumiĂšre du vide les rendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans la figure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas Ă  la façade, restaient espacĂ©s sur toute la superficie de l’étage, comme des soldats mal rangĂ©s pour les exercices d’assouplissement
 Ils me regardaient Ă  travers la couche Ă©parse des bĂȘtes au-dessous d’eux
 En les voyant ainsi isolĂ©s l’un de l’autre, — comme aussi des pions rangĂ©s sans soin sur les cases d’un Ă©chiquier, — en les voyant rester lĂ  au lieu d’accourir vers la façade, je compris que chacun avait une petite chambre sĂ©parĂ©e. On m’arrĂȘta presque au milieu. Quelque chose qu’on accrochait fit retentir le dessus de ma cabine ; des grincements crissĂšrent tout autour ; et de nouveau je m’enlevai, rasant les plantes, puis les rocs, puis les bĂȘtes. À l’étage des hommes, arrĂȘt brusque. On glissa ma cellule sur le plancher de l’étage, et je devinai que maintenant elle Ă©tait incorporĂ©e Ă  la masse du bĂątiment et qu’elle n’était plus qu’un cube rempli d’air, juxtaposĂ© Ă  d’autres cubes semblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout prĂšs de moi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait, et tous mes frĂšres terriens Ă©taient tournĂ©s vers moi, apparitions que rien ne soutenait, semblait-il, campĂ©s paradoxalement dans du nĂ©ant, pĂąles et sombres Ă  la fois, sales, repoussants, avec des figures d’asile, d’hĂŽpital ou de prison. Je cherchais Mlle L. T. dans leur foule dispersĂ©e
 Je ne reconnus personne Ă  ces physionomies de cauchemar
 Il n’y avait lĂ  que des victimes, assurĂ©ment. — Les Sarvants n’étaient pas visibles, eux non plus !
 C’est lĂ  que je suis encore. Mon voisin est manifestement un jeune Anglais, imberbe, hagard, vĂȘtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ? en excursion ?
 Lui et moi nous sommes sur l’alignement de prisonniers qui suit la façade, — qui a l’air de constituer la façade. Une autre ligne, parallĂšle. Puis une autre. Et d’autres encore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellules invisibles. Le rang de la façade s’arrĂȘtait Ă  l’Anglais quand je suis arrivĂ© ; je l’ai allongĂ© d’un cube, moi dernier venu. Les premiers arrivĂ©s, on les a alignĂ©s tout lĂ -bas, sur l’autre façade
 Ceci m’enlĂšve des chances d’apercevoir Mlle L. T. L’humus brun de la pĂ©piniĂšre forme, en dessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux qui seraient Ă  jour. À travers ces bandes, des bandes de France apparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la couche Ă©parpillĂ©e des pierres, et puis le dos des animaux. ImmĂ©diatement sous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de l’air. ImmĂ©diatement sur ma tĂȘte, un aigle fauve, au plumage nocturne, piĂ©tine dans le vide ; ses serres jaunes s’aplatissent et se crispent sur l’invisible fond de sa cage, souillĂ© de ses dĂ©jections. À chaque instant, on croit recevoir quelque chose qui tombe
 et qui s’arrĂȘte, sans cause apparente, au milieu de sa chute. Et toujours pas de geĂŽliers ! Invisibles donc, — ou invisibilisĂ©s. N’est-ce pas leur prĂ©sence qui produit ce grincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui des clapets, est le seul bruit qu’on entende ici ?
 Comment ces hommes ont-ils rĂ©ussi Ă  vivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale qui leur permet d’exister hors de l’atmosphĂšre ? — l’atmosphĂšre aussi indispensable Ă  l’homme que l’eau l’est aux poissons, — l’atmosphĂšre avec sa chaleur, sa pression et son oxygĂšne
 Est-ce une race d’hommes complĂštement modifiĂ©e par un temps millĂ©naire ?
 C’est peu probable. Nos ravisseurs, plutĂŽt, sont pourvus de scaphandres rĂ©sistants et invisibles comme eux
 À moins que ce soit ces scaphandres qui les rendent invisibles
 Le scaphandre de GygĂšs !
 À moins encore que ce ne soient pas des hommes
 Mais cette conclusion rĂ©pugne
 Quoique
 Quoiqu’il y ait la question de classification Tous ces Ă©chantillons de la faune et de la flore terrestres sont rangĂ©s en ordre, mais pas dans l’ordre des naturalistes
 Un fait indubitable, c’est que je fais partie intĂ©grante d’une collection de types, d’un musĂ©um, d’une mĂ©nagerie, — ou plutĂŽt d’un aquarium, puisque, au lieu d’ĂȘtre vĂ©ritablement comme des bĂȘtes en cage, nous sommes plongĂ©s dans notre Ă©lĂ©ment vital, sicut poissons dans aquarium. Ou plutĂŽt, puisque cet Ă©lĂ©ment c’est l’air, nous sommes dans un aĂ©rarium
 Eh oui ! un aĂ©rarium aussi bien compris que l’aquarium rĂȘvĂ© par Maxime Le Tellier pour reproduire l’ambiance des bas-fonds sous-marins
 Et tous ces grincements qui me donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitude mystĂ©rieuse admise Ă  nous contempler, moyennant peut-ĂȘtre l’acquittement d’un droit d’entrĂ©e ?
 Cette hypothĂšse me vint dĂšs la premiĂšre minute ; son horreur obsĂ©dante me l’impose toujours. Elle me vint en regardant toutes ces faces affreuses orientĂ©es vers la mienne
 Ils vocifĂ©raient ! ils m’interpellaient
 Je n’entendais rien je les voyais crier. Le soleil trĂšs bas nous Ă©clairait par-dessous ; cela mettait sur les choses une lumiĂšre de rampe de théùtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient se projeter que sur nous-mĂȘmes. Tous, tous, des Pierre Schlemihl ! Tous, des hommes sans ombre !
 Le soleil Ă©tait descendu sous la mer aĂ©rienne. La surface de l’Air se devinait Ă  peine et seulement Ă  l’horizon, sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terre immense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait un ruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la mer aĂ©rienne, — un ruban circulaire, — et, en faisant des yeux le tour du bas de ce ruban, j’ai distinguĂ© quand on m’a rendu ma jumelle, ce que je raconterai tout Ă  l’heure, j’ai distinguĂ© les pays. D’ici on voit les BalĂ©ares, la moitiĂ© de la Sardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres et Rome ; d’ici on dĂ©couvre un cercle europĂ©en de kilomĂštres de diamĂštre, un tapis gĂ©ographique Ă©talĂ© en creux, en forme de coupe, et qui dĂ©borde largement l’écran quadrillĂ© que fait la pĂ©piniĂšre du rez-de-chaussĂ©e. Les mers semblent des plaines sombres. Beaucoup de brume, aux lointains surtout. Le soleil se coucha tout d’un coup, mais le jour avait durĂ© plus longtemps que sur terre, et j’avais vu la nuit entĂ©nĂ©brer l’Allemagne quand l’ocĂ©an Atlantique Ă©tait encore ensoleillĂ©. Au ciel, d’un noir effrayant, les Ă©toiles brillaient d’un Ă©clat incomparable. La mer atmosphĂ©rique luisait sereinement. De-ci de-lĂ , par la Terre obscure, des taches vaporeuses, phosphorescentes, dĂ©celaient la place des grandes villes. Les clapets clapotaient dans un silence de sĂ©pulcre. Mon courage faiblit. J’eus peur de ces gens inconnus et formidables qui m’avaient capturĂ©, — peur du lieu d’épouvante. J’avais honte de n’ĂȘtre plus qu’un numĂ©ro de collection, un article sans doute Ă©tiqueté  Les belles Ă©toiles ne m’apparaissaient plus comme des oasis de clartĂ© au dĂ©sert de la tĂ©nĂšbre
 Une fatigue sans nom me terrassa, et je m’endormis dans le monde invisible, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© un soulagement singulier Ă  fermer les yeux, c’est-Ă -dire Ă  ne plus voir enfin qu’on ne pouvait rien voir. Je me suis cru fou quand je me suis Ă©veillĂ©, ce matin 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misĂšre, aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumiĂšre d’outre-mort !
 La Terre Ă©tait une Ă©tendue verdĂątre, toute remuĂ©e et pommelĂ©e de nuages ; de temps en temps, les Alpes jetaient un feu blanc. Mais l’aĂ©rarium ! avec ses dĂ©tenus dans toutes les postures de la misĂšre, du dĂ©sespoir et de la maladie ! soutenus en l’air comme par des fils invisibles !
 Pendant la nuit, on m’avait rendu ma jumelle et mon appareil photographique, — certainement pour voir ce que j’en ferais. — L’appareil est cassĂ© ; j’en pleurerais !
 Avec la jumelle, je commençai Ă  passer la revue des hommes. Mais beaucoup me tournaient le dos. Je n’ai reconnu personne. PrĂšs de chaque pensionnaire de l’aĂ©rarium — mĂȘme prĂšs de chaque animal — on avait glissĂ© nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de l’eau trĂšs belle qui affectait la forme intĂ©rieure de son vase invisible un Ɠuf aplati par le haut et le bas. C’est un drĂŽle de spectacle. — Mon voisin dĂ©vorait sa salade
 En dessous de lui, un chien de berger lapait son eau ovoĂŻdale
 Dans le but de correspondre avec mon voisin, j’écrivis sur un carnet Parlez-vous français ? » et lui prĂ©sentai la page. Il secoua la tĂȘte et se remit Ă  dĂ©vorer sa salade
 Mais alors un autre jeune homme, trĂšs maigre, occupant la cellule d’aprĂšs, attira mon attention par des mimiques. Aux questions de mon carnet il rĂ©pondit par gestes, n’ayant ni papier ni crayon. J’ai cru comprendre qu’il Ă©tait reporter et qu’il avait Ă©tĂ© enlevĂ© dans les environs de Culoz. Il semble avoir peur d’une chose que je n’arrive pas Ă  saisir. Un incident troubla cet entretien. Vers le nord, je vis s’élever de la Terre un point noir. À la jumelle, c’était un homme. Il semblait lancĂ© par une baliste. Il s’arrĂȘta Ă  3 kilomĂštres de nous en horizontale, Ă  l’endroit oĂč je suis arrivĂ© hier au dĂ©barcadĂšre. Nous le vĂźmes soulevĂ© par la grue, puis vĂ©hiculĂ© au flanc de notre colline, — peut-ĂȘtre Ă  travers des rues et des boulevards invisibles ? — Mes codĂ©tenus le regardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas le reconnaĂźtre
 Il fut hissĂ© Ă  mon niveau. Mais on n’en fit pas mon voisin immĂ©diat ; on laissa entre lui et moi, le long de la façade, l’espace de deux cellules environ. Cette solution de continuitĂ© se rĂ©pĂšte Ă  tous les Ă©tages et marque le milieu de l’aĂ©rarium, cĂŽtĂ© façade. C’était un paysan violĂątre, ahuri, en chemise. — Je me rendis compte, Ă  ce moment, que le nombre des oiseaux s’était accru pendant la nuit, — une chouette, un chat-huant, un grand-duc. L’infernal piĂšge bourdonnant a bien travaillĂ© depuis hier. § J’ai encore sondĂ© l’épaisseur de la foule. Cette fois j’ai repĂ©rĂ© quelqu’un Raflin ! le prĂ©tendant rabrouĂ© de Fabienne d’ArviĂšre, — Raflin dans sa robe de chambre, avec un bonnet de coton. Par-dessus les tĂȘtes, tout lĂ -bas, du cĂŽtĂ© des premiers arrivĂ©s, une tĂȘte plus grande, — une tĂȘte de statue, de jardinier Watteau
 et aussi un chapeau haut de forme coiffant un chef de mannequin
 Ah ! la statue d’Anglefort et l’épouvantail !
 Comment ! Avec les hommes !

 § Par intervalles, l’une ou l’autre de nos cellules se tapisse de givre, faisant apparaĂźtre un cube resplendissant. Le prisonnier dĂ©faille. On le voit revenir Ă  lui aprĂšs la fonte. Ce ne peut ĂȘtre qu’un ratĂ© momentanĂ© dans le fonctionnement des clapets. — Le froid et la sĂ©cheresse du vide qui nous entoure sont, Ă  coup sĂ»r, effroyables. § GrĂące Ă  une large fente que pratique dans l’humus quadrillĂ© un invisible mur de soutĂšnement, presque sous moi, j’ai pu profiter d’un entre-deux de nuages pour faire le point. Ce n’est pas facile. L’aĂ©rarium doit ĂȘtre un peu au sud du zĂ©nith de Mirastel. Avec le tĂ©lescope de M. Le Tellier, on l’apercevrait
 Mais quel hasard conduirait sa curiositĂ© vers un lieu oĂč rien n’attire les astronomes ?
 On croit si peu que les disparus sont en l’air ! § Vers 10 heures et demie, le soleil a Ă©mergĂ© de l’ocĂ©an atmosphĂ©rique qui s’est pris Ă  miroiter. Il a dĂ©crit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange Ă  peine duvetĂ©e d’un halo flamboyant. L’ombre de l’aĂ©rarium s’est portĂ©e sur la couche des nuages. Puis, Ă  1 heure et demie, le soleil est rentrĂ© sous l’horizon gazeux. Un peu plus tard, voilĂ  que la statue de jardinier Watteau et le mannequin-Ă©pouvantail ont dĂ©filĂ© devant moi ! Ils se sont rendus, l’un derriĂšre l’autre, en glissant, au premier Ă©tage, — quartier des choses inanimĂ©es. En glissant sur des plans inclinĂ©s. LĂ , ils se sont rangĂ©s parmi des instruments agricoles, des aiguilles d’horloge, un drapeau tricolore, une grosse boule jaune, — le tout proprement alignĂ©. Et quelques instants aprĂšs, un coq d’or est descendu, en se dandinant, de l’étage des oiseaux, et il est allĂ© rejoindre les deux simulacres dans le bric-Ă -brac du premier Ă©tage. Il est bien Ă©vident qu’on rĂ©parait lĂ  des erreurs de classification, mais ceci donne Ă©trangement Ă  penser. 6 heures. — Il est arrivĂ© un singe ; un grand singe de la famille des orangs. ÉchappĂ© d’une mĂ©nagerie, selon toute probabilitĂ©, et surpris dans la forĂȘt par les Sarvants. — Ils l’ont mis prĂšs du paysan violĂątre, avec les hommes
 Dans quelques jours ils le redescendront, comme la statue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent ĂȘtre ces individus qui se trompent Ă  un tel point ? ces hommes si ignorants de l’humanitĂ© ? si diffĂ©rents de nous, si Ă©voluĂ©s probablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent des cailloux et font l’élevage de leurs frĂšres d’en bas ? 5 juillet. Hier je n’ai pas pu continuer Ă  Ă©crire mes clapets se sont arrĂȘtĂ©s. J’ai dĂ» Ă©puiser ma rĂ©serve d’oxygĂšne ; mais je me suis Ă©vanoui quand mĂȘme, transi de froid, dans un glaçon cubique. Je n’ai repris connaissance qu’à la nuit, pendant laquelle j’ai rĂ©flĂ©chi. VoilĂ  mes conclusions Ce n’est pas une Ăźle, ce sol invisible qui nous supporte. Ce n’est pas une Ăźle de la mer atmosphĂ©rique. Car alors ce serait une Ăźle flottante, une sorte de bouĂ©e errante. Or, cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur un continent invisible, qui enveloppe toute la Terre, en laissant passer la lumiĂšre et la chaleur du soleil, — un continent d’une seule piĂšce, comme une mince sphĂšre creuse englobant la Terre et son atmosphĂšre contre laquelle il repose, — un continent d’une seule piĂšce, mais dĂ©chiquetĂ© sans doute, percĂ© d’ouvertures oĂč, malgrĂ© les lois de la science humaine, la mer atmosphĂ©rique de 50 kilomĂštres de profondeur se trouve en contact libre et direct avec le vide aĂ©rĂ©, avec l’éther imparfait de la deuxiĂšme atmosphĂšre. Oui, ce ne peut ĂȘtre qu’un monde concentrique Ă  la Terre, une espĂšce de continent-radeau sphĂ©rique, une mince pellicule Ă  la surface de l’Air, comme l’écorce terrestre n’est, selon certains, qu’une mince pellicule Ă  la surface du feu intĂ©rieur. C’est un globe lĂ©ger, qui entoure la planĂšte ; la pesanteur, agissant sur tous ses points Ă  la fois, le maintient Ă  Ă©gale distance de la Terre, et la force centrifuge dĂ©gagĂ©e par la rotation terrestre vient doubler cet effet par une action en sens contraire. Chaque molĂ©cule du continent invisible est sollicitĂ©e par deux forces opposĂ©es qui tendent chacune Ă  l’immobiliser par rapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est comme rivĂ© au monde visible. Monde invisible ! ainsi que les planĂštes que la science a pressenties ! et, comme elles, habitĂ© par un peuple invisible ! Monde trĂšs lĂ©ger, sĂ»rement, et d’autant plus lĂ©ger qu’il est loin de la Terre
 Ici, les choses doivent se trouver avec l’air dans le mĂȘme rapport que les choses d’en bas sont avec l’eau. Cette rĂ©gion est une Terre Ă  qui le vide sert d’atmosphĂšre, pour ainsi dire, et oĂč l’air joue le rĂŽle de l’eau
 La mer aĂ©rienne vient baigner ses cĂŽtes
 Peut-ĂȘtre n’y a-t-il qu’une seule mer, qu’un seul trou percĂ© dans le globe Mais oui ! Mais oui ! c’est cela ! C’est pourquoi les ĂȘtres superaĂ©riens, dits Sarvants, n’osent pas s’aventurer avec leur engin ailleurs qu’en Bugey, — le Bugey qui se trouve Ă©videmment sous cette mer unique, — le Bugey qui est le fond de leur lac !Ils auraient peur de se perdre et de remonter sous leur continent, et d’étouffer faute de vide, eux pour qui le vide est aussi indispensable que l’air aux hommes et l’eau aux poissons !
 Car ces gens-lĂ  ont inventĂ© une façon de cloche Ă  plongeur, ou plutĂŽt une espĂšce de sous-marin. Eh ! voici le mot un sous-aĂ©rien ! qui leur permet de faire la prospection du fond de leur mer et d’en visiter les plaines inconnues. Ils font de l’ocĂ©anographie Ă  leur maniĂšre. Un invisible prince Albert les gouverne peut-ĂȘtre, et c’est peut-ĂȘtre lui qui se monte un joli petit musĂ©um d’ocĂ©anographie avec les bĂȘtes des grands fonds, Ă  l’instar de Monaco !
 Le cylindre que j’ai vu blanc de givre, en montant, c’est le vivier d’air oĂč l’on entrepose les bĂȘtes pĂȘchĂ©es ; ce n’est qu’une piĂšce de ce sous-aĂ©rien qui, lui, a la forme d’un cigare, comme nos propres submersibles, comme aussi nos dirigeables ! C’est lui que Maxime a vu dans le brouillard, ou du moins, c’est l’espace que l’étrange bateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait si confusĂ©ment qu’on voyait les choses Ă  travers, — ce que Maxime mettait sur le compte de la vitesse !
 C’est encore lui — le sous-aĂ©rien — que nous avons vu dans le nuage et pour les mĂȘmes raisons le jour oĂč nous avons cru voir son ombre immobile !
 J’y suis ! j’y suis ! Il est plein de vide » ce bateau, si l’on peut s’exprimer ainsi. VoilĂ  pourquoi il flotte si bien dans l’air, tel dans l’eau un bateau plein d’air ! Il est muni d’ airballasts » au lieu de waterballasts », pour descendre ou remonter !
 Le vide ! c’est Ă -dire ce qu’il y a de plus lĂ©ger au monde, — le zĂ©ro du poids, quand l’air pĂšse 1,3 gr. et l’hydrogĂšne 0,01 !
 Le vide, que tous les aĂ©ronautes emploieraient au lieu d’hydrogĂšne, s’ils pouvaient avoir des enveloppes assez solides et assez impondĂ©rables Ă  la fois pour rĂ©sister Ă  l’énorme poussĂ©e de l’air ambiant, sans annuler par leur poids l’avantage ascensionnel du vide ! Mais vraiment, tout ceci est d’une simplicitĂ© criante ! L’eau et l’air ! mais ce sont deux Ă©lĂ©ments jumeaux, que gouvernent les mĂȘmes principes essentiels ! L’hydrostatique est la sƓur bessonne de la pneumatique ! La mer aquatique et la mer atmosphĂ©rique ! mais que de fois on les a comparĂ©es l’une Ă  l’autre !
 Au fait, ni l’une ni l’autre ne se terminent brusquement par une surface prĂ©cise
 L’eau de la mer se continue dans l’air par des vapeurs salĂ©es que nous ne voyons pas ; de mĂȘme, la mer atmosphĂ©rique se continue dans le vide aĂ©rĂ© par des effluves dĂ©gradĂ©s que je ne saurais percevoir !
 Elles ont leurs marĂ©es lunaires, toutes les deux, et l’ocĂ©an gazeux a mĂȘme des marĂ©es solaires
 Elles ont leurs remous !
 — Ici, pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supĂ©rieurs, et nous, les hommes, crĂ©atures des bas-fonds oĂč notre lourdeur nous attache, nous sommes de pauvres crustacĂ©s qui se traĂźnent misĂ©rablement !
 L’atmosphĂšre ! qui pĂšse sur la Terre du poids que pĂšserait une couche de 10 mĂštres d’eau l’enveloppant de toutes parts !
 La mer atmosphĂ©rique, oĂč les montagnes sont les hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles aux Sarvants parce que plus prĂšs de la surface, — parce que, pour les atteindre, ils ont moins d’air Ă  laisser pĂ©nĂ©trer dans leurs airballasts, — ce qui explique pourquoi ils y pĂȘchent si volontiers ! Car nous sommes pĂȘchĂ©s ! — PĂȘchĂ©s ! — Puis on nous parque dans ces rĂ©cipients, dans ces cuves qui doivent ĂȘtre transparentes mĂȘme pour les Sarvants, sous les yeux d’un public indiscret, en ce palais, en ce musĂ©e monumental, au milieu sans doute d’une grande ville au bord de la mer ! Et nous n’avons jamais rien devinĂ© ! TrompĂ©s par l’invisibilitĂ© de cet univers qui ne gĂȘnait en rien la vision tĂ©lescopique, que les bolides tombant sur la Terre traversaient comme une balle Lebel traverse une Ă©corce de liĂšge, et que les Ă©toiles filantes laissaient loin sous elles, — nous n’avons pas devinĂ© qu’au-dessus de nous siĂ©geait un monde plus vaste que le nĂŽtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomĂštres, et tournant sur le mĂȘme axe que le bloc terrestre, mais plus vite encore, puisqu’il est plus distant du moyeu de rotation. Et jamais nous n’aurions supposĂ© que lĂ  travaillait une population active et, selon toute vraisemblance, innombrable, — qu’elle pensait, inventait, fabriquait, — qu’elle jetait sur sa mer atmosphĂ©rique des bateaux de plus en plus perfectionnĂ©s des bateaux dont les dĂ©bris naufragĂ©s sont restĂ©s entre deux airs au lieu de descendre jusqu’à nous, — qu’elle faisait Ă  l’aveuglette, je crois des sondages maritimes, — et qu’enfin elle arrivait Ă  cette prouesse naturellement fĂȘtĂ©e, glorifiĂ©e, acclamĂ©e la construction d’un sous-aĂ©rien. Il est plus que probable que le premier lancĂ© a subi de gros dĂ©gĂąts. Mal dirigĂ© par des apprentis, emportĂ© au loin par le vent comme par un tourbillon sous-marin, c’est, je crois, cet aĂ©roscaphe qui a causĂ© la cĂ©lĂšbre collision du mois de mars. Il a dĂ» heurter d’abord le paquebot français, puis, une seconde plus tard, le destroyer anglais, ou vice versa. Ce jour-lĂ , les matelots invisibles l’ont Ă©chappĂ© belle, entraĂźnĂ©s si loin, et le sous-aĂ©rien a dĂ» Ă©prouver de sĂ©rieuses avaries dont la rĂ©paration justifie tout le temps Ă©coulĂ© depuis cet accident jusqu’aux dĂ©prĂ©dations de Seyssel. La prudence et l’expĂ©rience leur sont venues
 Peut-ĂȘtre nous guettent-ils depuis des siĂšcles Ă  travers le ciel ; peut-ĂȘtre attendaient-ils avec impatience et cupiditĂ© l’instant de leur progrĂšs oĂč ils pourraient descendre jusqu’aux hommes et les Ă©tudier ; peut-ĂȘtre le sous-aĂ©rien n’est-il qu’une copie de nos dirigeables, lorgnĂ©s dans les longues-vues des Sarvants
 Mais cela, je ne le crois pas. Leurs erreurs de classification me prouveraient plutĂŽt qu’ils n’ont pas encore observĂ© le sol oĂč nous vivons. Je parierais que l’air, sous une forte Ă©paisseur, est pour eux une substance non transparente, comme est pour nous la mer ; que leur sol, invisible Ă  nos yeux, est, Ă  leurs yeux, opaque ; et qu’ils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous de lui, ni l’ocĂ©an d’air qui le supporte, ni le fond terrestre de cet ocĂ©an. Je parierais mĂȘme qu’ils n’ont pas d’yeux. — À quoi des yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? — Non pas d’yeux, et alors tout ce que je viens de dire s’applique au sens qui chez eux remplace la vue. Non pas d’yeux ! et le jour et la nuit n’influent pas plus sur leur perception du monde extĂ©rieur que n’influent sur la nĂŽtre la prĂ©sence ou l’absence d’odeur. En effet, d’une part, ils ne possĂšdent pas de lumiĂšre artificielle pour s’éclairer la nuit une telle chose les aurait depuis longtemps fait connaĂźtre Ă  l’humanitĂ©, et je n’ai pas vu, cette nuit, la moindre lueur, et, d’autre part, ils se dirigent admirablement au fond de leur mer, dans nos tĂ©nĂšbres les plus noires ; ce qui prouve que notre obscuritĂ© n’est pas la leur, — n’en est pas une pour eux. Et si l’on considĂšre que leurs mĂ©faits s’accomplissent plus frĂ©quemment la nuit, il est mĂȘme possible de prĂ©tendre que c’est la nuit qu’ils perçoivent le mieux ; que c’est la nuit qu’ils ont toute la puissance de leurs moyens, et que l’obscuritĂ© est aussi favorable Ă  leur sens de direction que la lumiĂšre et favorable Ă  notre vue. Fous que nous sommes, pauvres ĂȘtres submergĂ©s par l’ocĂ©an de gaz, nous qui nous croyons les maĂźtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas qu’une autre humanitĂ©, plus considĂ©rable que la nĂŽtre, existe au dessus d’elle, nous ignorant, nous supposant Ă  peine et nous prĂȘtant l’esprit que nous prĂȘtons aux crabes ! Une autre humanitĂ© qui se croit Ă©videmment la seule reine de la planĂšte ! Un autre peuple, sur un monde extĂ©rieur au nĂŽtre et que les astronomes de Mars ou de VĂ©nus prennent peut-ĂȘtre pour la vĂ©ritable Terre, si notre atmosphĂšre n’est pas transparente Ă  ce qui leur sert de prunelles et s’ils voient, au contraire, ce que nos prunelles sont impuissantes Ă  distinguer. Nous, les astronomes terriens, n’est-ce pas ainsi que nous avons pris longtemps la photosphĂšre — l’atmosphĂšre Ă©blouissante du Soleil — pour la surface mĂȘme de l’astre ? § Un adolescent vient d’arriver parmi nous. Il est Ă  cĂŽtĂ© du singe. Nous l’avons vu s’acheminer sans un mouvement, de cette extraordinaire progression suspendue dans l’immensitĂ©. Une femme d’un certain Ăąge s’est mise Ă  pleurer, lui a tendu les bras
 § Maxime Le Tellier m’a reconnu. Il me fait des signes, de loin. § Mon hypothĂšse du continent-radeau explique pourquoi les bolides qui n’arrivent pas suivant la direction du rayon terrestre ricochent toujours sur quelque chose qu’on croyait ĂȘtre, jusqu’ici, le matelas atmosphĂ©rique, puis vont se perdre dans l’infini
 » À la vĂ©ritĂ©, il paraĂźt que cette derniĂšre phrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc d’AgnĂšs. Car, au moment qu’il l’entamait, un instinct sans rĂ©plique le fit bondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les Ă©carta de la masse invisible contre laquelle tous deux s’appuyaient. Cette masse, silencieuse jusqu’alors, venait de produire un grincement dĂ©sagrĂ©able juste dans le dos de M. d’AgnĂšs. — Continuez ! continuez le journal ! » dit M. Le Tellier. Cela presse, cela presse ! » Mais il fallait compter avec d’autres retards. Pendant la lecture du cahier rouge, l’assistance s’était grossie de pompiers, de gardes municipaux, de savants, d’autoritĂ©s et surtout, malheureusement, d’ouvriers mĂ©tallurgistes qui travaillaient Ă  cette Ă©poque dans l’arriĂšre-Grand-Palais avenue d’Antin. Ceux-lĂ  Ă©taient venus en curieux et n’avaient rien compris au journal, dont ils ignoraient la premiĂšre partie. Les braves ferronniers s’imaginĂšrent — on ne sait comment ni pourquoi — qu’il y avait, dans la masse invisible, des prisonniers de leur espĂšce ; et lorsque grinça le grincement, l’un d’eux, le compagnon Virachol, dit Gargantua pour cause de gigantisme et d’obĂ©sitĂ©, proclama sanguinaire » le fait de laisser des hommes lĂ  dedans ». Et il basculait un Ă©norme levier dont il voulait dĂ©foncer l’invisible. On retint Virachol. Mais, chaque fois que le grincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte que nous ne pourrions reproduire toutes les interruptions qui troublĂšrent la fin de cette lecture publique, sans composer un pathos indĂ©chiffrable. xiiiFin du Journal 6 juillet. Faire parvenir ces indications Ă  qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faire parvenir ? Par quel moyen ? S’évader ? Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable
 Ici, dans nos cellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, et notre corps subit cette pression normale de kilogs dont il a besoin. Mais dehors !!
 — Il faut tout de mĂȘme qu’ils soient assez forts, ces Sarvants, pour avoir calculĂ© tous les Ă©lĂ©ments indispensables Ă  notre vie et les avoir groupĂ©s
 § Ce matin il y avait de nouveaux pensionnaires de toute sorte. C’est dĂ©cidĂ©ment la nuit que les Sarvants prĂ©fĂšrent opĂ©rer. Est-ce pour les raisons exposĂ©es plus haut, ou est-ce seulement parce qu’ils savent que l’obscuritĂ© nous affaiblit ? § De temps en temps il y a des gens qui se prĂ©cipitent, la tĂȘte la premiĂšre, contre les murailles invisibles. On les voit se meurtrir. § Plus je rĂ©flĂ©chis Ă  ce que j’ai trouvĂ© relativement au monde oĂč je suis, plus je crois que j’ai raison. J’ai encore trouvĂ© quelque chose je crois savoir pourquoi l’aĂ©rarium contient tant de reprĂ©sentants du genre humain et si peu, proportionnellement, de chaque famille animale. C’est que les Sarvants s’imaginent que le costume est un pelage, lequel pelage marque autant de variĂ©tĂ©s dans l’espĂšce qu’il offre lui-mĂȘme de modalitĂ©s. Un fait le corrobore c’est, ici, la grande quantitĂ© et la grande diversitĂ© des bĂȘtes de mĂȘme race, mais Ă  fourrures ou Ă  plumages diffĂ©rents, comme lapins, canards, etc
 Les Sarvants — aristocrates Ă  leur façon — croient que la redingote est d’une autre engeance que la blouse. Et ceci donne gain de cause au systĂšme que j’avais adoptĂ© de me vĂȘtir comme l’un des disparus, afin d’échapper au PĂ©ril Bleu. Mme Le Tellier ne fut dĂ©daignĂ©e par les Sarvants qu’en raison de cela ; sous la charmille, ils se sont souvenus qu’ils possĂ©daient dĂ©jĂ , de la classe dressĂ©e et de la sous-classe Ă  pattes infĂ©rieures adhĂ©rentes, un spĂ©cimen Ă  corps noir et Ă  criniĂšre jaune ; et ils l’ont lĂąchĂ©e, au lieu de l’emporter avec Maxime et ce veau qu’ils venaient de confisquer dans le voisinage
 On pourrait en conclure que tous les Sarvants se ressemblent et qu’ils vont nus. § Tout Ă  l’heure, l’Anglais mon voisin fut pris de syncope. Il a donnĂ© tous les signes d’un ĂȘtre placĂ© sous la cloche d’une machine pneumatique ; puis les sens lui sont revenus peu Ă  peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pas doublĂ©es de givre ; par consĂ©quent la pression avait faibli sans que la tempĂ©rature eĂ»t baissĂ©. Serait-ce une expĂ©rience ? — Je n’aime pas cela. Cellule » ai-je Ă©crit ; il faudrait dire cabanon ». Mon voisin est fou. Et que d’autres aussi ! § Bonheur ! Bonheur ! Bonheur ! Il me semble bien avoir aperçu, tout lĂ -bas, certaine robe grise
 — Et non loin d’elle, j’ai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine. Dans quel Ă©tat de maigreur !
 7 juillet. C’est donc toujours la nuit qu’on nous apporte Ă  manger, sans que nous puissions nous en apercevoir. C’est aussi la nuit qu’on nettoie nos cabines
 TrouvĂ©, Ă  mon rĂ©veil, des carottes et ma ration d’eau. En fouillant l’aĂ©rarium avec ma jumelle, j’ai dĂ©couvert au rez-de-chaussĂ©e la soute aux provision — un tas de lĂ©gumes volĂ©s aux potagers de la Terre — et puis la citerne d’eau trĂšs pure, venue d’une source du Colombier ou peut-ĂȘtre extraite goutte Ă  goutte de la mer atmosphĂ©rique. § Quel horrible troupeau parquĂ© nous faisons !
 Mille dĂ©tails immondes
 Maison de verre oĂč l’on ne peut s’isoler. Et puis, la peur a tuĂ© la pudeur
 § Vers 11 heures, entre les bandes d’humus, aperçu comme une petite pilule bientĂŽt disparue. Ce ne peut ĂȘtre qu’un ballon. § Ayant sorti mon revolver pour l’examiner, que de regards suppliants j’ai vus m’implorer !
 Les uns me tendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise et me montrait la place de son cƓur
 Savent-ils seulement si les balles de mon browning arriveraient jusqu’à eux ? § Les Sarvants, que peuvent-ils ĂȘtre ?
 HantĂ© par cette question. § À 3 heures 30, encore vu un ballon Ă©voluer en bas. Dirigeable. Il devait ĂȘtre extrĂȘmement haut, car je le voyais assez bien dans ma jumelle. Qu’est-ce que cela signifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommes s’efforcent-ils de s’en rapprocher ? § Ces heures de dĂ©sƓuvrement, au bruit berceur des clapets, sont dĂ©sespĂ©rĂ©ment longues. Je me creuse la tĂȘte Ă  propos des Sarvants
 Ces ĂȘtres du vide, oĂč nul liquide n’est possible, ne peuvent pas avoir de sang ! Ces gens invisibles et secs !
 Ils doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents de nous autres hommes que ne le sont les habitants d’une planĂšte fantastiquement Ă©loignĂ©e de la Terre mais qui serait, comme elle, dotĂ©e d’une atmosphĂšre
 La substance de ce monde invisible ne doit avoir rien de commun avec celle de notre monde central
 Les Sarvants ont une Ăąme unie Ă  un corps qui n’est pas fait de la vieille matiĂšre traditionnelle. Ils sont formĂ©s d’éther, ou d’électricitĂ©, ou de je ne sais quoi, qui est sans doute concentré  Pourquoi pas ? — Nous, les hommes, nous croyons toujours ĂȘtre des parangons ! Nous nous imaginons toujours qu’aprĂšs nous il faut tirer l’échelle des ĂȘtres ! et nous pensons tout connaĂźtre, tout prĂ©voir, tout supposer !
 Si une crĂ©ature Ă©tait faite d’eau, est-ce que nous pourrions la voir dans l’eau ? Eh bien, alors, si une crĂ©ature Ă©tait faite d’air, est-ce que nous la verrions dans l’air ?
 Des ĂȘtres de la couleur de l’eau, de la couleur de l’air
 mais, au fait, ce ne serait tout simplement qu’un phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme !
 D’ailleurs, puisqu’il est possible et mĂȘme probable qu’il existe des planĂštes invisibles, ce monde-ci devient par cela mĂȘme on ne peut plus naturel. Mais comment les Sarvants sont-ils conformĂ©s ? Quels contours prĂ©senteraient-ils Ă  nos yeux en devenant visibles, eux et leurs vĂ©gĂ©taux, eux et leurs animaux, eux et tout cet univers qu’ils semblent rĂ©gir ?
 J’ai beau regarder l’humus de la pĂ©piniĂšre pour y saisir l’empreinte de leurs pas, je ne vois rien. — Ah ! combien de progrĂšs Ă  rĂ©aliser, pauvres hommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observer ici !
 Encore faut-il que je renseigne l’humanitĂ© ; que je lui dĂ©voile l’existence du monde superaĂ©rien
 Et lĂ , je ne sais plus que faire. § La robe grise ne se montre plus
 Le temps se traĂźne indĂ©finiment
 Est-ce que nous allons tous mourir ici ?
 Mon sacrifice ? Inutile ?
 8 juillet. Hier et aujourd’hui, les pĂȘcheurs invisibles n’ont rapportĂ© que des animaux. § Encore et toujours des ballons. Un ballon c’est une bouĂ©e », disait Nadar. Jamais cela ne m’a paru si vrai. — Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds vers nous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que l’aĂ©rarium a Ă©tĂ© signalĂ© ! Midi. — Certaines bĂȘtes, maintenant, sont deux Ă  deux ; les Sarvants font des expĂ©riences d’accouplement. Ils ont diffĂ©renciĂ© les sexes, mais ils se trompent encore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renarde avec un loup, qui s’est empressĂ© de la croquer. Les malheureux carnivores sont au rĂ©gime vĂ©gĂ©tarien, et le loup n’était pas fĂąchĂ© de ce petit extra. VoilĂ  qui a dĂ» Ă©tonner les biologistes invisibles ! 2 heures. — Vu Floflo, le loulou de Mme Arquedouve. Il a l’air de se bien porter. 3 heures. — RĂ©voltant ! Les Invisibles nous traitent comme les bĂȘtes ! Il y a maintenant des cellules habitĂ©es par des couples humains qu’ils ont appareillĂ©s !
 Les prisonniers ainsi rĂ©unis causent entre eux tristement, mais on voit bien que la facultĂ© de pouvoir parler de leur dĂ©tresse en diminue l’amertume. Par malheur, il y a des fous, et les Sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie et les dangers qu’elle peut faire courir Ă  qui s’en approche
 § Ces mariages singuliers se multiplient. C’est Ă©videmment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctes expĂ©rimentateurs pour dĂ©terminer le fĂ©minin et le masculin ; n’ont-ils pas accouplĂ© Maxime avec un vĂ©nĂ©rable curĂ© en soutane ! — Maxime et le prĂȘtre conversent d’une façon trĂšs animĂ©e. 4 heures 20. — Les Sarvants ont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, son ancien amoureux ! CoĂŻncidence inouĂŻe !
 L’infortunĂ© Raflin a perdu sa robe de chambre, — sans quoi, je pense, on l’aurait pris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur Ă  voir, si lugubre et squelettique. Il ne s’occupe de sa compagne que pour tĂącher de lui prendre sa portion de betterave
 Henri Monbardeau, qui partage la cellule d’une paysanne, les regarde comme un homme ivre
 Moi je suis encore seul dans ma cabine invisible
 Oh ! petite robe grise entrevue l’autre jour
 Oui, mais il n’y a pas que moi pour ĂȘtre encore cĂ©libataire Ă  la mode des Sarvants
 Et puis — terreur ! — il y a des fous !
 Et — oh ! mon Dieu ! — il y a le grand singe !
 6 heures du soir. — Je viens d’apercevoir, une seconde, le visage de Mlle Suzanne Monbardeau. Quand je l’ai reconnue au fin fond des groupes, je cherchais la robe grise. 9 juillet. Encore vu beaucoup de ballons, minuscules grains de cendrĂ©e. À quoi bon ? 3 heures 15. — Un des clapets de ma cellule se ralentit. Va-t-il s’arrĂȘter ? ExpĂ©rience ? C’est Ă  craindre. Multitude de grincements sur la paroi cĂŽtĂ© corridor
 [À partir de cet endroit jusqu’à la fin du cahier rouge, l’écriture de Robert Collin tremble, ondule, balbutie et devient Ă  chaque feuillet plus laborieuse et moins rĂ©guliĂšre.] [Une page couverte d’arabesques illisibles.] 10 juillet. C’était une expĂ©rience, de rarĂ©faction. Elle m’a laissĂ© un engourdissement gĂ©nĂ©ral qui est presque une paralysie ; je ne puis rester debout, et voilĂ  plusieurs heures que j’essaie d’écrire sans y rĂ©ussir. Pourvu que j’aie la force de faire ce que je dois faire ! § Le loup qui a tuĂ© la renarde est mort, — tuĂ© aussi, je crois. Talion ? Justice ?
 On a Ă©vacuĂ© son corps je ne sais oĂč. Mis 2 heures Ă  Ă©crire ces 8 lignes. 11 juill. Les Sarvants, toute la nuit, ont montĂ© de la terre. Un carrĂ© de plus au rez-de-chaussĂ©e. 12 juill. N’ai plus de calme depuis cette demi-paralysie. SaletĂ©, isolement, angoisse, impuissance. ÉgoĂŻsme, sauf pour Marie-ThĂ©rĂšse. Ennui, ennui. Énervement. Et pourtant, moi, j’ai apportĂ© des objets utiles trousse-toilette, jumelle et ce cahier bĂ©ni ! Mais les autres rien ! Ils m’envient quand ils me voient me brosser, Ă©crire, observer la Terre
 Ho ! la bonne vieille Terre ! 13. PassĂ© l’inspection des parois de ma cellule dans l’angoisse insupportable d’ĂȘtre Ă©piĂ© par quelque gardien sans aspect. Impossible d’en gratter quoi que ce soit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre. Facilement contrĂŽlĂ© les clapets dans le bas du mur, 2 orifices de tuyaux, et l’autre au-dessus, en triangle, celui-ci pour la sortie de l’air viciĂ©, les autres pour l’arrivĂ©e de l’air pur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas ce systĂšme. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; Ă  peine si je les effleure du bout du doigt. 14. Aujourd’hui, vĂ©ritable Ă©ruption d’aĂ©rostats. Un sphĂ©rique monte trĂšs haut ; je me divertis Ă  le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui me permet de voir le Bugey. § La nuit a interrompu mon observation. J’écris aux Ă©toiles, parce que je veux noter des lueurs incomprĂ©hensibles en dessous de nous
 Ah ! feux d’artifice ! 14 juillet ! fĂȘte nationale ! — Nous sommes lĂ , chez les Sarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie ! 15 juillet. Nous avons de nouveaux camarades 4 hommes emmitouflĂ©s de peaux. PrĂšs de la statue d’Anglefort le jardinier Watteau une nacelle de ballon, des agrĂšs, une enveloppe flasque et dĂ©chirĂ©e oĂč je vois des lettres, un nom qui est cachĂ© Ă  demi par un pli de la soie gommĂ©e LE SYL
 Le Sylvain probablement. § Je n’éprouve plus aucune surprise Ă  voir les gens suspendus en l’air, ni les choses marcher toutes seules. Le ciel d’encre et ses astres excessifs, la couronne dĂ©gradĂ©e de la mer aĂ©rienne, tout m’est indiffĂ©rent ; le sort de mes codĂ©tenus m’est Ă©gal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar, cette exposition de mes semblables ! Ici, j’ai compris pourquoi les cabinets de cires m’ont toujours tellement rĂ©pugnĂ© c’est qu’ils Ă©voquent la pensĂ©e d’un musĂ©e d’hommes. § Les bĂȘtes elles-mĂȘmes ont l’air dĂ©sespĂ©rĂ©. 17 Juillet. Entre autres objets, cette nuit a enrichi l’aĂ©rarium d’une branche d’acacia. Or, cette branche ne cesse pas de s’agiter. Un invisible canif l’incise, la fend, la scrute mĂ©thodiquement de l’écorce Ă  la moelle. 18 juillet. Plus de ballons. § Henri Monbardeau a quittĂ© la cellule de la paysanne pour une autre oĂč je ne puis l’apercevoir. Le mauvais sort a voulu que dans tous ces changements Mlle Marie-ThĂ©rĂšse restĂąt derriĂšre la masse des individus. Les traitements qu’elle peut subir m’inquiĂštent plus que jamais. § Je l’ai vue, je crois. Ces cheveux blonds Ă  chatoiements argentĂ©s ne peuvent ĂȘtre que les siens. § D’aprĂšs les espaces vides entre les internĂ©s, on peut construire assez facilement l’architecture de l’aĂ©rarium, les couloirs. TrĂšs symĂ©trique. Je cherche en vain Ă  quoi peut servir ce grand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce des cabines laissĂ©es vacantes Ă  chaque Ă©tage ? Et alors pourquoi ? — Est-ce un renfoncement dans la construction ? Et alors Ă  quoi sert-il ? — Est-ce une haute salle dont le plancher serait celui du rez-de-chaussĂ©e et le plafond celui du dernier Ă©tage ? — Une salle ou des salles de confĂ©rences ?
 § Les Sarvants cultivent. Le carrĂ© d’humus qu’ils ont ajoutĂ© l’autre jour est un champ de carottes Ă  notre usage, comme de raison. § Les Sarvants ne sont plus dupes de nos vĂȘtements. VoilĂ  comment une folle s’est dĂ©shabillĂ©e. Quelques minutes aprĂšs, d’autres personnes ont Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ©es. Ah ! les malheureux ! quelles figures Ă©perdues ! On les a laissĂ© se revĂȘtir. — Mais Ă  la fin, qui on » ? — De ce fait, le singe a Ă©tĂ© redescendu Ă  l’étage des bĂȘtes ; j’ai bien vu qu’on essayait de lui enlever sa peau
 Ouf ! je respire. § Ceci est mieux encore les 4 aĂ©ronautes du Syl
, qui n’avaient pas quittĂ© leurs pelleteries, ont Ă©tĂ© aussi descendus d’un cran ! Les Sarvants ne se sont mĂȘme pas donnĂ© la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque Ă©taient amovibles ! D’emblĂ©e, ils les ont pris pour des singes. 20 juillet. J’écris de moins en moins facilement. Ce cahier ! qui devait ĂȘtre si complet ! Enfin, l’essentiel y sera consignĂ©. [Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pages remplies de calculs, de croquis malhabiles et pĂ©nibles. Le mot Marie-ThĂ©rĂšse Ă©crit de tous cĂŽtĂ©s, dans tous les sens, et d’ailleurs biffĂ©. Puis un dessin qui veut certainement reprĂ©senter la jeune fille.] 25 juillet. Je sais la destination des salles vides. 26 juillet. Hier, je tremblais encore trop pour Ă©crire. C’est affreux, ce que j’ai vu ! J’ai vu, tout prĂšs de moi, lĂ , un homme nu, couchĂ© Ă  ma hauteur. Je voyais, imprimĂ©e dans sa chair pĂąle et frissonnante, la trace rouge des liens invisibles qui l’immobilisaient. — Ils veulent savoir comment nous sommes faits ! — Oh ! ces estafilades soudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions de blessures qui s’ouvraient sans qu’on aperçût l’instrument du supplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout le sang ! tout le sang !
 Je n’ai pas pu rester en face ; je me suis dĂ©tourné  C’est alors que j’ai vu tous les autres qui regardaient cela, fascinĂ©s, les yeux bĂ©ants d’horreur
 — Mais, dans leur foule statufiĂ©e, quelque chose de noir bougea. C’était le vieux prĂȘtre de Maxime, qui gesticulait pour attirer les regards
 Tout le monde l’a regardĂ© alors. Le prĂȘtre faisait de grands signes de croix
 Il agitait des bras de bĂ©nĂ©diction
 La foule des prisonniers s’est agenouillĂ©e vers lui
 Nos yeux ne quittaient plus ses lĂšvres qui remuaient avec un air d’éloquence, qui disaient des Ă©loquences, des Ă©loquences que Maxime pouvait seul entendre
 Le vieux prĂȘtre gardait les bras tendus en forme de croix vivante. Et il se mit Ă  tourner sur lui-mĂȘme, afin que chacun de nous pĂ»t contempler le crucifix, au lieu du spectacle Ă©pouvantable qui saignait Ă  cĂŽtĂ© de moi. Maxime Ă©tait livide aux pieds du vieux curĂ©. Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvert de sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoir comment il sont faits !
 HĂ©las ! que faisons-nous des bĂȘtes ! CaĂŻn, qu’as-tu fait de ton frĂšre ?
 § Cet homme qu’on dĂ©pĂšce vivant
 Vivant, donc dans de l’air respirable !
 Donc les Sarvants y sont aussi dans l’air respirable !
 Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller dans l’air, comme nous mettrions des scaphandres pour aller vivisĂ©quer les poissons dans leur Ă©lĂ©ment aquatique
 § Je ne regarde plus Ă  cĂŽtĂ©. § Les Sarvants ne peuvent ĂȘtre des crĂ©atures plus grande que nous. La dimension des couloirs, la hauteur des Ă©tages, le prouvent. 27 juillet. Le malheureux ! le malheureux ! L’épouvantable torture ! On a continuĂ©. On continue
 À l’étage plus bas, le porc a Ă©tĂ© transportĂ© dans la chambre vide qui est sous le suppliciĂ©. Il a commencĂ© de souffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la science et la valeur des Sarvants. Des grincements fourmillent contre ma cellule ; on se presse en foule pour mieux voir l’opĂ©ration
 28 juillet. Ce sont de petites entailles
 de petits coups de petites lames
 un travail minutieux, soigné  § Tout en bas, une grande couleuvre est en train de souffrir
 Et aprĂšs elle, quel animal ? Et aprĂšs l’homme, qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quelle femme ? C’est Ă  devenir fou ! § Le sang — ce sang qu’ils ne possĂšdent pas, ce liquide vital proscrit de leur anatomie — a l’air d’intriguer les Sarvants. Ils rĂ©unissent tous les sangs versĂ©s dans un mĂȘme bocal invisible, et, chose curieuse, ils ont dĂ©jĂ  trouvĂ© un moyen qui les empĂȘche de se coaguler. § Une gĂ©nisse encore — blanche — paie sa dette Ă  la science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal. — L’homme vit toujours. § Il n’est pas possible que les Sarvants connaissent ce que c’est que la souffrance telle que les hommes la connaissent. — Le serpent est en tronçons. § Ainsi, dans leur classification, le serpent est tout en bas et l’oiseau tout en haut. Ils ont mis les premiers ceux qui sont capables de se rapprocher d’eux davantage et le plus facilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plus intelligents que nous ! Ne l’ai-je pas dĂ©jĂ  dit ?. 30 juillet. L’homme n’est pas mort. La gĂ©nisse blanche agonise. Dans la salle opĂ©ratoire des oiseaux, une chauve-souris est moribonde. — Une chauve-souris avec les oiseaux ! 31 juillet. § Je ne dors plus je crains trop de choses. J’ai toujours la main sur mon revolver. § Cette nuit, sous la lune qui faisait briller au loin l’anneau de la mer atmosphĂ©rique, j’ai assistĂ© Ă  l’enlĂšvement des restes de la gĂ©nisse. On les a dirigĂ©s sur le port aĂ©rien et, de lĂ , on les a prĂ©cipitĂ©s. § Le bocal de sang est comme un fĂ»t de colonne en rubis. À chaque instant, des choses invisibles plongent dedans ; il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mĂ©lange avec un agitateur ; pendant que j’écris, on en prĂ©lĂšve des fioles qu’on emporte pour les Ă©tudier. Je vois s’éloigner de tous cĂŽtĂ©s des rougeurs liquides de formes variĂ©es. § Donc, pour les Invisibles, nous sommes des crustacĂ©s. Ils nous pĂȘchent et nous Ă©tudient comme nous pĂȘchons et comme nous Ă©tudions ceux-ci. Mais le parallĂšle s’arrĂȘte-t-il Ă  cette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacĂ©s
 et quand je pense au homard Ă  l’amĂ©ricaine
 1er aoĂ»t. Aujourd’hui
 § VoilĂ  16 jours depuis l’arrivĂ©e du Syl
 que les Sarvants n’ont pas fait de capture humaine. Il est plausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, d’une part, et que, d’autre part, les Sarvants ont complĂštement renoncĂ© Ă  se risquer au delĂ  du fond de leur mer. § L’homme est mort. À qui le tour ? § À qui le tour ? 2 aoĂ»t. On poursuit la dissection des membres du misĂ©rable. Cela peut durer encore quelque temps. 3 aoĂ»t. Ils l’ont jetĂ© ce matin, en plein jour. Ils ont jetĂ© ses restes Ă  la mer. Et ils ont jetĂ© aussi tout le sang, sous l’empire de je ne sais quelle idĂ©e inexplicable, superstitieuse peut-ĂȘtre
 4 aoĂ»t. Un mois que je suis ici, impuissant Ă  voir ce monde baignĂ© de lumiĂšre, prisonnier de ce monde comme d’une Ă©trange nuit sans obscuritĂ©, comme dans des tĂ©nĂšbres Ă©blouissantes. § Moi qui ai tant souhaitĂ© voir Marie-ThĂ©rĂšse de plus prĂšs, je ne crains plus que ceci la voir de trop prĂšs ! § C’est une rage ils taillent tout, ils charcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent, une Ă  une, leurs feuilles ; puis se cassent et se divisent en mille dĂ©coupures. Des pierres se fendent avec une apparente spontanĂ©itĂ©. Des oiseaux, des mammifĂšres et aussi des poissons se couvrent de balafres. — Mais la salle opĂ©ratoire des hommes est vide pour le moment. § Elle ne l’est plus. Il faut qu’il y ait une Providence, j’ai besoin de la remercier ; ce n’est pas Marie-ThĂ©rĂšse ! Mais je ne veux plus regarder par lĂ . 6 aoĂ»t. Raflin a succombĂ©. On l’avait remis dans une cellule sĂ©parĂ©e. J’ai la certitude qu’il est mort au cours d’une expĂ©rience d’air comprimĂ©. Vraiment, la soliditĂ© de nos parois est admirable, pour rĂ©sister Ă  de pareilles pressions intĂ©rieures. Rien que l’air Ă  la pression terrestre devrait les faire Ă©clater, si nos caissons n’étaient pas plus solides que des caissons cuirassĂ©s. Nulle pression n’équilibre Ă  l’extĂ©rieur la poussĂ©e interne. Et puis, comment diable font-ils aussi pour Ă©viter la buĂ©e qui devrait se condenser Ă  la surface de nos cloisons, exactement comme sur les vitres d’une chambre chaude quand il fait froid dehors ?
 MystĂšre. 7 aoĂ»t. Le cadavre de Raflin a disparu, mais je ne l’ai pas vu jeter Ă  la mer. 3 femmes et 1 homme mon voisin anglais sont morts Ă©galement, — je ne sais pas pourquoi. J’ai vu prĂ©cipiter l’Anglais et 2 des femmes. L’autre, oĂč ? 8 aoĂ»t. Il est certain que les cadavres ne les intĂ©ressent pas. La vie les attire par-dessus tout. Ils jettent les dĂ©funts avec leurs vĂȘtements, sans plus s’en soucier. Cependant, lorsqu’une bĂȘte pĂ©rit, j’ignore ce qu’ils font d’elle. — Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plus d’hommes. 10 aoĂ»t. Rien de neuf ; toujours les mĂȘmes horreurs. § J’ai rĂ©aperçu la chevelure blonde, et plus tard j’ai revu la robe grise. L’une ou l’autre appartient Ă  Marie-ThĂ©rĂšse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sont pas Ă  la mĂȘme place. À moins qu’on l’ait changĂ©e de cellule entre mes deux observations. Qu’elle doit ĂȘtre seule et triste ! 11 aoĂ»t. ÉvĂ©nement pour la premiĂšre fois un prisonnier a Ă©tĂ© redescendu Ă  terre. Et c’est Maxime ! — Dans quel but ? Il avait l’air d’un condamnĂ©, quand on l’a saisi. Sa plongĂ©e fut vertigineuse. Il Ă©tait de trĂšs bonne heure. 8 heures du soir. — Maxime pas revenu. § Il y a une femme qui ne cesse de rire
 Folie ? 12 aoĂ»t. Maxime pas rentrĂ©. Et pourtant, cette nuit, les pĂȘcheurs invisibles ont ramenĂ© des animaux. Donc, — comme je suis assurĂ© qu’il n’y a qu’un seul sous-aĂ©rien, un seul aĂ©roscaphe, — c’est que ledit aĂ©roscaphe est remontĂ© sans Maxime. Or, si les Sarvants l’ont abandonnĂ©, c’est qu’il n’est plus qu’un de ces cadavres qu’ils dĂ©daignent. — Maxime mort ! Que s’est-il passĂ© ? 13 aoĂ»t. Ce matin, ni animaux, ni pierres, ni plantes, ni hommes. Cela n’est jamais arrivĂ©. Qu’est-ce donc ? § Le hasard aurait pu me faire choisir au lieu de Maxime, et alors j’aurais bien trouvĂ© le moyen de remettre le cahier Ă  quelqu’un. Quand on ne l’aurait dĂ©couvert que sur mon corps inanimé  11 heures. — On nous a donnĂ© moins d’eau que d’habitude et la salade n’était guĂšre fraĂźche. 2 heures. — À la fin, ils m’agacent, ces Sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suis capable
 Je vais leur coller
 Je vais leur faire une sale farce
 Je vais
 [ Ces trois derniĂšres lignes, d’une Ă©criture incohĂ©rente, sont effacĂ©es, — mal, puisqu’on peut encore les restituer. Suivent encore d’autres lignes, celles-lĂ  complĂštement oblitĂ©rĂ©es. Puis sept feuillets arrachĂ©s. Puis quinze lignes masquĂ©es de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfin ceci ] 24 aoĂ»t. J’ai supprimĂ© toutes les dĂ©mences que j’avais tracĂ©es. Pendant 10 jours on s’est livrĂ© sur moi aux plus cruelles expĂ©riences. Sans m’extraire de ma cellule, on m’a soumis Ă  toutes les pressions, toutes les dĂ©pressions, tous les mĂ©langes de gaz. J’ai passĂ© de l’excitation la plus effrĂ©nĂ©e Ă  l’abattement le plus prostrĂ© j’ai respirĂ© de l’air suroxygĂ©nĂ©, surazotĂ©. Ils m’ont aussi fourrĂ© du protoxyde d’azote, ça j’en suis sĂ»r pendant une heure je n’ai pu m’empĂȘcher de rire, et j’ai compris pourquoi cette femme riait tant l’autre fois. À un moment, je me rappelle que j’ai voulu crever ma prison avec une balle de revolver — mais la balle s’est aplatie contre le mur invisible — puis arrĂȘter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-je fait confisquer ces deux armes. Les grincements n’arrĂȘtaient pas de se faire entendre
 Enfin, c’est fini ! J’en suis revenu !
 Heureusement ! Et le cahier, alors ! On m’aurait jetĂ© Ă  la mer sans lui !
 Les lĂ©gumes qu’on nous donne sont pourris et l’eau que nous buvons sent mauvais. Le niveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits du fait qu’aucune proie n’a Ă©tĂ© capturĂ©e depuis le 12, il est aisĂ© de dĂ©duire que le bateau de ravitaillement s’est perdu. L’aĂ©roscaphe a naufragĂ©. Je ne trouve pas de meilleure explication. 25 aoĂ»t. Je me demande si ce n’est pas une hallucination due Ă  quelque nouvelle expĂ©rience dont je ne m’apercevais pas — en bas, Ă  20 mĂštres de la façade de l’aĂ©rarium et Ă  la hauteur du rez-de-chaussĂ©e, seul dans l’espace et immobile comme une statue Raflin !
 feu Raflin, que j’ai vu mourir !
 Mais quelle est cette femme rigide qui sort de dessous la pĂ©piniĂšre et s’avance vers Raflin ?
 Oh ! c’est une des femmes qui sont mortes en mĂȘme temps que lui
 La voilĂ  immobile prĂšs de lui
 Et — cela ne peut ĂȘtre qu’une illusion, oui, oui ! — et tous ces animaux raides, figĂ©s, qui sortent du mĂȘme endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin du couple, de l’horrible couple humain !
 Ma jumelle !
 Non, ce n’est pas un mirage de fiĂšvre. Ce sont des crĂ©atures empaillĂ©es, bourrĂ©es avec je ne sais quoi d’invisible. Les Sarvants ont naturalisĂ© un Ă©chantillon de chaque modĂšle terrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-sols de l’aĂ©rarium !
 [Les 26, 27, 28 et 29 aoĂ»t, Robert Collin s’est abstenu de coucher ses impressions sur le cahier rouge.] 30 aoĂ»t. Depuis 4 jours, je sens ma raison chanceler. Du reste, c’est Ă  peine si je puis tenir le crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et qu’il serve Ă  quelque chose, il est temps d’aviser. § L’eau est meilleure, mais ce n’est plus la mĂȘme. Les Sarvants doivent l’obtenir d’une autre façon. Les lĂ©gumes, maintenant, sont assez frais, parce qu’on commence Ă  rĂ©colter ceux de la plantation. § Beaucoup de vides parmi les hommes. § L’aĂ©rarium n’est rien en abomination auprĂšs de ce macabre musĂ©e d’en face — de l’autre cĂŽtĂ© de la rue, qui sait ? — ce lugubre musĂ©um d’ocĂ©anographie aĂ©rienne, annexe de l’Institut oĂč nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, ses momies, il ressemble encore davantage Ă  quelque salon de cires forain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cet homme et cette femme empaillĂ©s
 31 aoĂ»t. Il importe que mon journal — qui contient Ă  prĂ©sent toutes les indications nĂ©cessaires — parvienne sans dĂ©lai Ă  M. Le Tellier ou Ă  quelque autre capable d’en tirer parti. Si l’on me vivisĂšque, si l’on me dissĂšque seulement, le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si l’on m’asphyxie avant que j’aie pris mes prĂ©cautions, idem. Mais si je meurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on me prĂ©cipitera tel quel. C’est la seule façon dont je puisse ĂȘtre utile Ă  Marie-ThĂ©rĂšse. § Je n’ai plus de couteau ; je n’ai rien qui puisse me servir Ă  bloquer les clapets. Je dois donc les maintenir moi-mĂȘme. 1er septembre. J’ai lĂąchement hĂ©sitĂ© toute la nuit. Quoi ! j’abandonnerais ici Marie-ThĂ©rĂšse ! Et je l’abandonnerais pour toujours !
 C’est aussi une mort Ă©pouvantable
 Il y a encore ce passage dans le vide, qui va dĂ©former mon pauvre corps
, et cette chute Ă  laquelle on ne peut penser sans frĂ©mir, mĂȘme pour son cadavre !
 Marie-ThĂ©rĂšse ! si je pouvais revoir encore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le bas de votre robe grise !
 Mais voilĂ  longtemps que je n’ai vu ici ceux que je connais. On les a remis Ă  leur place primitive, derriĂšre cette muraille humaine. Je ne reverrai pas Marie-ThĂ©rĂšse. 2 septembre. J’attacherai le cahier sous ma chemise, bien sanglĂ© avec ma ceinture. 6 heures du soir. — Il y a eu trop de grincements. J’ai eu peur d’ĂȘtre guettĂ©, arrĂȘtĂ© dans ma tĂąche, et mis dans l’impossibilitĂ© de recommencer. § Le givre se verra tout de suite, dĂšs le dĂ©but, puisque l’air chaud n’arrivera plus. Pourvu que les Sarvants
 8 septembre. Il n’y a aucun grincement. Les empaillĂ©s, lĂ -bas oscillent, virevoltent. Il est bien Ă©vident qu’on les manie. Il est mĂȘme possible qu’on les inaugure, car les Sarvants paraissent avoir dĂ©sertĂ© l’aĂ©rarium. Les malheureux que l’on tourmentait de cent maniĂšres diffĂ©rentes ont du rĂ©pit. Nos bourreaux se sont portĂ©s en foule vers la galerie d’en face. — C’est l’heure. — Je vais boucher les tubes des clapets avec l’étoffe de mes vĂȘtements et j’appuierai de tout mon poids. Je n’écris pas d’adieux, le temps presse et je n’ai pas besoin de m’attendrir. Je vais attacher le cahier sur ma poitrine. » [Suivent soixante-six pages blanches.] xivL’Épave de l’Air Messieurs !
 citoyens !
 mes amis !
 je vous supplie d’attendre ! » s’écria M. Le Tellier. Il se jeta au-devant des ouvriers mĂ©tallurgistes qui, d’une poussĂ©e, avaient rompu le cercle. Le compagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France qui dĂ©place le plus gros volume d’air, s’avançait Ă  leur tĂȘte en jouant de son levier comme d’une canne de tambour-major. — Assez de boniments, mon astrologue ! » dit-il. Moi, s’pas, j’comprends qu’une chose c’est qu’il y a des frangins Ă  dĂ©livrer. On les entend qui grattent
 Allons-y, mes poteaux ! Rentres-y dedans ! » — ArrĂȘtez ! Au nom de votre vie, arrĂȘtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Et Ă©coutez-moi. Si je vous ai gardĂ©s prĂšs de nous, au lieu de vous faire reconduire Ă  votre chantier par la troupe, c’est que je considĂšre vos aptitudes spĂ©ciales comme pouvant nous ĂȘtre trĂšs utiles. Mais j’exige de vous une discipline rigoureuse. À la premiĂšre incartade bonsoir ! J’entends que vous vous laissiez guider dans votre travail par les savants et les officiers qui m’entourent, et je leur demande vis-Ă -vis de moi la mĂȘme soumission. Pour la minute, Ă©coutez-moi. Approchez-vous, les gardes et les pompiers ! — et ne vous prĂ©occupez pas de ces grincements, nom de nom !
 » L’astronome accĂ©lĂ©ra son dĂ©bit — Messieurs, vous devez maintenant m’approuver d’avoir pris connaissance du journal de M. Collin avant de toucher Ă  ce corps invisible. GrĂące Ă  mon regrettĂ© secrĂ©taire, qui a si bien dĂ©duit du connu l’inconnu, voilĂ  que nous savons Ă  quel engin nous avons affaire. Il ne s’agit pas d’une machine venue des astres, comme le bruit en court, mais d’un appareil tombĂ© d’une terre invisible, supĂ©rieure Ă  la nĂŽtre et qui fait partie de notre planĂšte ; ce n’est pas un uranoscaphe, ni un Ă©thĂ©roscaphe, c’est tout bonnement un aĂ©roscaphe. C’est un sous-aĂ©rien, qui voguait parmi l’air comme nos sous-marins naviguent au sein de l’eau ; et ceci accentue encore la ressemblance si souvent remarquĂ©e entre les navigations aĂ©rienne et sous-marine, de mĂȘme qu’entre l’air, type populaire des gaz, et l’eau, type populaire des liquides. » Ce bateau invisible a Ă©tĂ© frĂ©tĂ© par un peuple inconnu, invisible, superaĂ©rien. Sans aucun doute, il est montĂ© par d’invisibles matelots. On peut affirmer, de plus, qu’il fut armĂ© pour la prospection des bas-fonds sous-aĂ©riens autrement dit notre sol et dans le but de faire ce qui est pour nos voisins d’en dessus de l’ocĂ©anographie ». Si vous comparez cela aux Ă©tudes de S. A. S. le prince de Monaco, vous direz avec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nos submersibles plus encore que nos dirigeables, est une Princesse-Alice invisible et submersible, un yacht plongeur destinĂ© Ă  la pĂȘche au fond de la mer, — une Princesse-Alice et un Nautilus tout ensemble. Nous ne possĂ©dons rien d’analogue
 » — Pardon, monsieur ! » rĂ©futa vivement un capitaine de frĂ©gate qui Ă©coutait de toutes ses oreilles. Il existe un sous-marin pour la pĂȘche aux Ă©ponges. C’est un prĂȘtre qui l’a inventĂ©. Cela fonctionne dans la perfection. » — Les Sarvants ne sont donc pas des novateurs aussi originaux que je le croyais », reprit M. Le Tellier. Cependant, ils ont oubliĂ© d’ĂȘtre bĂȘtes ; car, Ă©tant donnĂ© l’évidente lĂ©gĂšretĂ© spĂ©cifique de leur substance constitutive, ils avaient Ă  surmonter de singuliĂšres difficultĂ©s pour descendre au fond de l’atmosphĂšre, Ă  cinquante kilomĂštres au-dessous du niveau de leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fond d’un ocĂ©an d’eau de cinquante mille mĂštres ! Les Sarvants ont eu autant de peine Ă  descendre jusqu’à nous que nous en aurions Ă  monter jusqu’à eux
 La matiĂšre de leur vaisseau doit ĂȘtre Ă  celle de leurs individus comme le plomb est Ă  notre chair
 » Les malheureux, d’ailleurs, ont payĂ© leur audace d’une catastrophe. Ce sont des martyrs de la Science que nous avons lĂ  prĂšs de nous. Car — messieurs, Ă©coutez-moi, ceci est de la plus haute importance pour le succĂšs des travaux que nous allons entreprendre — M. Robert Collin l’avait admirablement soupçonnĂ© nous assistons Ă  l’épilogue d’un drame pareil Ă  ceux du Lutin, du Farfadet et du PluviĂŽse, que nous nous rappelons tous et qui endeuillĂšrent la marine française. » Au cours d’une plongĂ©e effectuĂ©e le 12 aoĂ»t par cet aĂ©roscaphe, — par ce sous-marin de l’air, — un dĂ©traquement se produisit dans son organisme, Ă  un instant oĂč il se trouvait encore dans les rĂ©gions les plus Ă©levĂ©es de l’atmosphĂšre ocĂ©ane. À partir de ce jour-lĂ , il s’est enfoncĂ© lentement, et, lentement poussĂ©e par le vent du sud-est qui souffla jusqu’à mercredi, l’épave de l’Air est enfin venue s’échouer Ă  Paris, au bout de trois semaines d’un engloutissement ininterrompu. C’est donc un naufrage, et qui serait terrifiant, si les naufragĂ©s n’étaient pas les ennemis fĂ©roces de l’humanitĂ©. Vous entendez, M. Virachol ? » Tout porte Ă  croire que plusieurs des matelots mystĂ©rieux vivent encore. Ces grincements font foi de leur activitĂ©. De mĂȘme que l’équipage du Lutin ou du Farfadet vĂ©cut de longues heures au fond de l’eau dans sa provision d’air, de mĂȘme l’équipage de l’aĂ©roscaphe survit au fond de l’air dans sa provision de vide, — celle-ci plus inĂ©puisable sans doute que celle-lĂ , puisque nulle respiration ne saurait la dĂ©penser et que, selon moi, les Invisibles doivent ĂȘtre exempts de poumons comme ils sont privĂ©s de cƓur. » Oui, me fondant sur les rĂ©vĂ©lations du journal de M. Collin, j’affirme que c’est un naufrage. Point capital, messieurs. Car ainsi, nous n’avons pas Ă  redouter que cette descente de l’aĂ©roscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Il en rĂ©sulte que nous sommes les maĂźtres de l’heure. Nous pouvons agir, mais avec la plus extrĂȘme prudence. » Il y a lĂ  dedans des ĂȘtres du vide qui ne sont pas morts. Donc lĂ  dedans il y a encore du vide ; l’air — dont l’infiltration a provoquĂ© la descente — n’a pas tout envahi, loin de lĂ . Ceci nous donnera du mal. Sans compter que cette substance si dure
 Enfin, pour faciliter notre tĂąche et notre intelligence de la question, supposons, n’est-ce pas, que nous allons manier une chose coulĂ©e Ă  fond dans la mer. Car on peut appliquer aux corps plongĂ©s dans l’air tout ce qu’on dit des corps plongĂ©s dans l’eau, et ici notamment toutes proportions se trouvent gardĂ©es. — MĂ©fiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouer l’invisibilitĂ©. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe est l’opposĂ© de ce que raconte le cahier rouge au lieu d’ĂȘtre la rĂ©union de quelques personnes exceptionnellement visibles dans un monde invisible, c’est un objet exceptionnellement invisible dans un monde visible. » M. Virachol, de la patience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notre belle vie pour extraire de lĂ  deux ou trois brutes qui succomberont dĂšs qu’elles seront Ă  l’air. C’est cela que vous ne comprendrez jamais ! Comme des poissons, M. Virachol ! comme des poissons ! Y ĂȘtes vous ?
 » Et maintenant, qu’on veuille bien suivre mes instructions. » Ici commence vraiment l’inĂ©narrable dĂ©couverte de l’aĂ©roscaphe. Sous la direction de M. Le Tellier, Ă  qui le duc d’AgnĂšs servait de secrĂ©taire, chacun s’ingĂ©nia de son mieux Ă  se procurer de la chose un spectacle tactile. M. d’AgnĂšs notait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. On apporta des Ă©chelles qui furent dressĂ©es contre l’invisible. Elles avaient l’air d’échelles magiques, penchĂ©es en Ă©quilibre instable. Ceux qui les employĂšrent semblaient de merveilleux acrobates se jouant de la pesanteur au point de l’annuler. Parvenus Ă  cinq mĂštres du sol, ils prenaient pied Ă  mĂȘme le nĂ©ant, puis, avec mille prĂ©cautions, ils s’avançaient au milieu de l’air, comme des dieux novices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semelles par-dessous. La plupart abordaient Ă  quatre pattes et continuaient ainsi. Tous admiraient la difficultĂ© de se tenir debout sur cette plate-forme cependant unie et rĂ©sistante, uniquement parce qu’elle Ă©tait invisible. On mesura strictement le sous-aĂ©rien. Il avait 5 mĂštres 8 centimĂštres de haut sur 40 mĂštres 10 centimĂštres de long. Le contact ne rĂ©vĂ©lait qu’une surface glacĂ©e aux deux sens du mot les uns parlaient de marbre, les autres citaient l’acier ou le verre, sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coque eĂ»t Ă©tĂ© ciselĂ©e d’une seule piĂšce dans un pain colossal de matiĂšre invisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand ne l’avait pas seulement cabossĂ©e. — Sur les cĂŽtĂ©s, on reconnut deux files de ronds creux, simulant deux rangĂ©es d’assiettes Ă  soupe. M. Monbardeau soutint que c’étaient des hublots, et il affola tout le monde avec l’idĂ©e de visages possibles installĂ©s Ă  ces Ɠils-de-bƓuf, grimaçant, regardant l’assemblĂ©e d’une maniĂšre effroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspĂ©rante qui n’en finissait pas. M. Le Tellier lui dit que, justement, il Ă©tait nĂ©cessaire que les Sarvants grinçassent contre le bordage pour pouvoir se faire entendre, vu qu’ils Ă©taient dans le vide. Au mĂȘme instant, on relevait sur le plateau horizontal de l’aĂ©roscaphe, suivant la ligne mĂ©diane, cinq disques successifs, Ă  peine saillants. Celui du milieu comptait 4 mĂštres de diamĂštre, les autres 50 centimĂštres seulement. Chacun voulut les palper. On fut d’accord ce devaient ĂȘtre des couvercles, des panneaux obturant des Ă©coutilles. Cependant un groupe animĂ© se tenait Ă  l’arriĂšre et garnissait plusieurs Ă©chelles doubles serrĂ©es les unes contre les autres. L’hĂ©lice invisible en Ă©tait la cause. Son axe la tenait Ă  2 m. 50 de terre. On la faisait tourner Ă  la main facilement, sans aucun bruit, — ce qui prouvait que les rouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide. Cette hĂ©lice faisait l’étonnement du duc d’AgnĂšs. Courte et large, savamment volutĂ©e, multiple, mobile, gauchissable, pareille Ă  quelque tronçon de tire-bouchon hirsute et dĂ©chiquetĂ©, c’était en somme une vis d’ArchimĂšde supĂ©rieurement perfectionnĂ©e. Inutile de chercher ailleurs la sirĂšne involontaire qui bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuits d’épouvante, — le ventilateur dont le vent s’ajoutait Ă  celui du passage de l’aĂ©roscaphe pour remuer les arbres et pour faire tourner sur elle-mĂȘme la girouette de Mirastel, quand le sous-aĂ©rien dĂ©crivait tout autour ses spirales d’approche. Les hommes de science venaient, un par un, tripoter l’incomparable propulseur ; si bien que l’un deux, — M. Martin-Dubois, de l’Institut, — se sentit rudement calottĂ© par l’une des pales, tandis qu’un de ses collĂšgues faisait marcher l’hĂ©lice. En prĂ©sence de cet accident, M. Le Tellier rĂ©solut d’attĂ©nuer dans la mesure du possible les inconvĂ©nients de l’invisibilitĂ© en opĂ©rant la dĂ©limitation de l’aĂ©roscaphe. Provisoirement, il le fit cercler de cordes — celles-lĂ  mĂȘmes qui avaient servi Ă  l’apporter. On eut alors sous les yeux une carcasse extraordinaire qui ressemblait mal au squelette d’une baleine imitĂ© avec de la ficelle, — un squelette oĂč il n’y avait que des cĂŽtes, une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare Ă©quarri par le milieu. Autour de l’hĂ©lice, on planta des perches. Puis, Ă  la grande satisfaction de Gargantua, on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers se mirent le torse nu. — Pas trop tĂŽt ! » grommelait Virachol. Il a dit que c’était kif-kif le Lutin. Alors, moi, j’avais un aminche quartier-maĂźtre dans le Lutin
 » Et il ne pouvait se reprĂ©senter que si l’aĂ©roscaphe avait contenu des aminches », il les aurait vus, Ă  travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussi nettement qu’il voyait s’épanouir devant lui son gros ventre pantagruĂ©lique, dĂ©jĂ  tout ruisselant d’une sueur anticipĂ©e. Les couvercles rĂ©sistaient aux pinces. Les pics sonnĂšrent et s’émoussĂšrent sur la substance qui avait aplati la balle de Robert Collin et subi sans flĂ©chir deux torrents inverses d’automobiles. Une Ă©motion bizarre Ă©treignait les spectateurs dans quelques minutes ils allaient savoir ce qu’étaient les Sarvants ! La derniĂšre Ă©nigme allait se rĂ©soudre ; le dernier voile de l’Isis monstrueuse Ă©tait sur le point de tomber. Mais les Ă©coutilles refusaient de s’ouvrir, et l’incommoditĂ© de les dĂ©boucher s’accroissait encore de ce que M. Le Tellier avait dĂ©fendu de s’en approcher Ă  moins d’un mĂštre, par crainte du vide, au cas d’une brusque perforation. Les travaux de l’arriĂšre-Grand-Palais nĂ©cessitaient l’emploi d’un treuil Ă  vapeur ; on l’amena. Mais, accrochĂ© au couvercle de poupe, il enleva l’aĂ©roscaphe tout entier, malgrĂ© le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages. Le vide, sous les panneaux, les maintenait collĂ©s par l’énorme pesĂ©e de l’atmosphĂšre. En dĂ©finitive, c’était lĂ  une variante de ces bons vieux hĂ©misphĂšres de Magdebourg, Ă  qui tout Ă©colier garde un souvenir attendri. Le treuil fut remisĂ©. M. Le Tellier monta sur l’aĂ©roscaphe pour tĂąter Ă  nouveau les couvercles invincibles. Une suite nombreuse l’y rejoignit. — Et c’est maintenant qu’on va savoir ce qu’il advint de Virachol. Hors de lui, rĂ©voltĂ© dans son humanitarisme ingĂ©nu par les lenteurs du sauvetage », il embaucha ses camarades pour l’exĂ©cution d’un funeste projet. — Il avait reconnu que les grincements provenaient d’un endroit du sous-aĂ©rien situĂ© dans le bas et Ă  l’avant. Il rĂ©solut d’attaquer lĂ , directement, et de saborder le navire, afin de donner de l’air » aux naufragĂ©s ! Pendant que les couvercles dĂ©tournaient l’attention, Virachol repĂ©ra les grincements juste au dernier hublot » du cĂŽtĂ© de la proue. Ensuite, il essaya de tracer sur l’aĂ©roscaphe invisible une circonfĂ©rence Ă  la craie, pour que l’on pĂ»t diriger toujours au mĂȘme point les coups de la perforatrice. Mais la craie ne marquait ni sur le hublot » ni sur la carĂšne. Alors il plia son mĂštre en figure de pentagone et le fit tenir par un compagnon, Ă  la bonne place, entre deux cordages. Ils Ă©taient huit Ă  soutenir le grand levier pointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancĂšrent en cadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappĂšrent. Le bĂ©lier rebondit
 Les chocs sonnaient avec la rĂ©gularitĂ© d’un pendule et le timbre d’une cloche. Au premier heurt, l’astronome avait tout devinĂ©. — EmpĂȘchez-les ! » ordonna-t-il du haut de la plate-forme. Vite ! C’est fou ! EmpĂȘchez-les donc ! Le vide ! Le vide
 » Gargantua soufflait, ahanait et graillonnait — Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, la coterie ! » Il Ă©tait en avant des autres et poussait le levier, de toute sa lourdeur phĂ©nomĂ©nale, suant, rougeoyant, exhalant des onomatopĂ©es sauvages. — Finissez donc ! » implorait M. Le Tellier se hĂątant de descendre. Vous allez vous faire
 » Mais il Ă©tait trop tard. On entendit un coup de sifflet prodigieux, bref, acĂ©rĂ©, assourdissant ; il fut suivi d’une sonoritĂ© mate, flasque — et d’un cri perçant. Virachol avait lĂąchĂ© sa pince et faisait des gestes nouveaux. On jugea sans hĂ©sitation qu’il Ă©tait appliquĂ© au sous-aĂ©rien. Vainement il s’arc-boutait, vainement ses amis affolĂ©s le tiraient en arriĂšre, — le dĂ©sespĂ©rĂ© ne pouvait plus partir, et il regardait avec effroi son ventre abusif oĂč tout Ă  coup une excroissance congestionnĂ©e s’était mise Ă  pousser. Un attroupement se concentra vers lui. M. Le Tellier calma les esprits — Ne le tirez pas, c’est inutile. » — Les Sarvants le tiennent ! » dit quelqu’un. — Mais non », rĂ©pliqua vertement l’astronome. C’est le vide, et pas autre chose. » Les ouvriers expliquaient l’aventure — Subito, la pince nous a Ă©chappĂ©. On aurait dit qu’elle avait de la volontĂ© pour ficher le camp
 Il y a eu le sifflet, et Gargantua s’est plaquĂ© dans l’air comme s’il avait voulu suivre la pince ! » En effet, chacun pouvait contempler la grosse barre de fer Ă  l’intĂ©rieur du bateau. Elle semblait ĂȘtre perpĂ©tuellement sur le point de tomber, soutenue qu’elle Ă©tait par l’invisible face opposĂ©e. AussitĂŽt qu’elle avait eu percĂ© le flanc de l’aĂ©roscaphe, le vide l’avait bue avec aviditĂ©, ou, si l’on aime mieux, l’air rentrant l’avait entraĂźnĂ©e, puis il avait aspirĂ© Gargantua qui, Ă  cette heure, aveuglait de son propre abdomen la voie d’air ainsi pratiquĂ©e. Sa chair Ă©lastique se trouvait sucĂ©e par la ventouse formidable ; l’appendice apoplectique s’allongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre, semblait-il, que l’homme tout entier finĂźt par s’introduire dans ce petit trou
 Virachol Ă©perdu tira son couteau ; il prĂ©fĂ©rait se couper un morceau de panse, plutĂŽt que d’adhĂ©rer une minute de plus au suçoir du gigantesque poulpe artificiel
 M. Le Tellier l’en empĂȘcha — Il faut simplement faire entrer de l’air dans cette chambre vide. » DĂ©jĂ  un autre bĂ©lier battait la carĂšne sonore. Les gaillards qui le manƓuvraient s’étaient passĂ© des cĂąbles autour de la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, les retenaient. Le second bĂ©lier partit comme le prĂ©cĂ©dent ; mais aucun homme ne fut ventousĂ©, en dĂ©pit du courant d’air qui siffla plus bruyamment qu’un steamer en dĂ©tresse. Virachol put se dĂ©gager. On l’emporta sans connaissance. Les grincements avaient cessĂ©. — Morts ! » chuchota M. Le Tellier Ă  l’oreille du duc d’AgnĂšs. Les matelots invisibles sont morts noyĂ©s dans l’air. » — Alors, il n’y a plus de vide dans le sous-aĂ©rien ? » — Oh ! oh ! que si. Nous n’avons fait rentrer l’air que dans un seul compartiment ; le coup de sifflet n’a pas assez durĂ© pour qu’on puisse supposer le contraire. Pardieu ! aprĂšs tout, je vais faire dĂ©foncer les couvercles purement et simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dĂ©gĂąts ! J’aurais prĂ©fĂ©rĂ© les ouvrir
 » Autour du couvercle de poupe, six ferronniers athlĂ©tiques levĂšrent ensemble six merlins Ă  long manche, de vint kilogs chacun, et, jaquemarts visibles d’une cloche invisible, commencĂšrent Ă  frapper l’air retentissant. Pendant qu’ils martelaient, le duc d’AgnĂšs prit Ă  l’écart M. Le Tellier — Je vais vous paraĂźtre stupide
 Mais, l’invisibilitĂ© ?
 Je ne comprends pas encore
 Et beaucoup de gens sont logĂ©s Ă  la mĂȘme enseigne, qui n’osent pas l’avouer
 Robert Collin avait l’air de trouver tout naturel qu’il existĂąt des mondes invisibles, des ĂȘtres invisibles
 » M. Le Tellier rĂ©pondit — De toute antiquitĂ©, les hommes ont admis qu’il pĂ»t y avoir des corps invisibles. Les dieux du paganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prĂȘtait cette facultĂ© olympienne de l’aorasie, qui n’est autre que l’invisibilitĂ©. Une lĂ©gende millĂ©naire, reprise par La Fontaine dans Le Roi Candaule, nous apprend l’histoire de GygĂšs, le berger devenu roi grĂące Ă  l’anneau qui le rendait invisible. J’ai souvenir aussi de certain turban des Mille et une Nuits qu’il suffisait de coiffer pour disparaĂźtre
 » — Mythologie ! Fable ! LittĂ©rature ! » — Certes. — Mais ne sommes-nous pas entourĂ©s de choses invisibles ? RĂ©elles mais invisibles ? L’énergie, le son, l’odeur, l’air qui nous baigne, — le vent, que vous savez si bien ĂȘtre invisible que vous employez sur votre aĂ©roplane un dispositif agencĂ© pour le rendre visible ?
 Vous reconnaissez que voilĂ  des choses invisibles ! Eh bien, cela suffit Ă  dĂ©pouiller de toute dĂ©raison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formĂ©s que de ces choses-là
 » — Oui donc des choses, mais des ĂȘtres ? » — Oh ! des ĂȘtres ! Voyons qu’est-ce qu’un ĂȘtre ? Allons aussi loin que possible qu’est-ce qu’un homme ? Une Ăąme et un corps. Parfait. Mais l’ñme, elle, est toujours invisible ; vous n’avez jamais vu d’ñme se promener toute seule, n’est-ce pas ? Bien. Pour le corps, abstraction faite de l’ñme, — mon Dieu, le corps n’est qu’une certaine quantitĂ© de matiĂšre ni plus ni moins estimable qu’une certaine quantitĂ© d’atmosphĂšre ; et, partant, je ne vois pas pourquoi l’on refuserait Ă  l’une n’importe quelle propriĂ©tĂ© que l’on accorde Ă  l’autre, fĂ»t-ce la propriĂ©tĂ© d’ĂȘtre optiquement imperceptible
 Car
 » Car, ne l’oublions pas, l’invisibilitĂ© ce n’est que cela ; c’est la qualitĂ© de ce qui n’impressionne pas notre rĂ©tine. Pour un corps, il n’est donc pas plus extraordinaire d’ĂȘtre invisible que d’ĂȘtre inodore ou insapide. Il ne faut donc pas nous Ă©tonner que tel objet soit invisible, quand nous admettons sans difficultĂ© qu’il ne sent rien ou qu’il laisse le goĂ»t indiffĂ©rent. Estimez-vous prodigieux de n’entendre point glisser les nuages ? Alors, pourquoi ĂȘtes-vous surpris de ne voir point passer les Sarvants ? Pourquoi, vous qui admettez des choses impalpables, reconnaissez-vous Ă  contre-cƓur et avec stupĂ©faction l’existence de choses invisibles ? » Notre Ă©merveillement en prĂ©sence du PĂ©ril Bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellement rĂ©vĂ©lĂ©s sont solides, et que l’invisibilitĂ© et la soliditĂ© sont deux qualitĂ©s de la matiĂšre qui ne se trouvent pas rĂ©unies dans les conditions habituelles oĂč s’exercent notre vue et notre toucher. — Cependant ! Cependant, mĂȘme avant notre premier contact avec le monde invisible, nous avons assistĂ© dĂ©jĂ  Ă  la rencontre de ces deux qualitĂ©s dans un mĂȘme objet. Un corps solide, animĂ© d’un mouvement rapide, ne se voit plus un projectile dans sa trajectoire, une hĂ©lice qui tourne Ă  l’abri du soleil. Et, autre exemple fort diffĂ©rent de solide invisible un vase de cristal incolore plongĂ© dans une eau pure qui a le mĂȘme indice de rĂ©fraction. — Incolore, ai-je dit. Mais une chose incolore est dĂ©jĂ  invisible, et vous avez sans doute admirĂ© des panneaux de glace si incolores, si aĂ©riens sous le rapport visuel, que les fenĂȘtres qu’ils closent semblent toujours grandes ouvertes. » Or, remarquez, je vous prie, que, de toutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moins sont aussi importantes dans l’univers que l’argile pĂ©rissable de notre corps. » — N’importe ! » repartit le duc d’AgnĂšs, instinctivement, on est tentĂ© de nier la rĂ©alitĂ© de ce qui est invisible. » — Eh oui parce que la vue est celui de nos sens qui a le plus vaste domaine ; c’est le sens que nous disons principal, et voilĂ  pourquoi vous contestez l’existence des choses qu’il n’apprĂ©cie en aucune façon. Mais imaginez un ĂȘtre qui ne serait douĂ© que d’un sens unique, l’odorat par exemple un tel ĂȘtre n’est pas absurde, il doit se trouver dans la multitude des crĂ©atures, et songez alors Ă  l’infinitĂ© de choses dont il nierait l’existence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugle dĂ©mentirait la rĂ©alitĂ© de toutes les choses visibles qui n’auraient pas de parfum !
 » Nous lui ressemblons. Vis-Ă -vis de l’arĂ©roscaphe, des Sarvants et du monde superaĂ©rien, nous sommes ainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nous avons jouĂ© avec les Sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant, — et c’est nous qui avions le bandeau sur les yeux ! Ce ne sont pas, d’ailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuis si longtemps. Pensez Ă  l’acide carbonique, le traĂźtre, Ă  l’oxyde de carbone. l’empoisonneur son complice, et tant d’autres ! Nous sommes des aveugles en face des Sarvants, vous dis-je ! voilĂ  tout ; c’est une question de mots. Nous ne les avons encore perçus que par l’oreille et le tact. Pour Mme Arquedouve qui, elle, ne peut rien voir, ils sont exactement comme les autres ĂȘtres, puisqu’ils manquent d’une qualitĂ© qu’elle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cet aĂ©roscaphe, l’impression qu’elle en retirerait serait la mĂȘme que s’il s’agissait d’une embarcation visible, Ă  moins que son toucher, perfectionnĂ© par l’expĂ©rience, ne l’avertisse que cet objet possĂšde un caractĂšre spĂ©cial qui, pour les voyants, se traduit en invisibilitĂ©. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles ; un aveugle-nĂ©, mĂȘme, ne pourrait comprendre ce que c’est ; Ă  ce point de vue, il ne ferait aucune diffĂ©rence entre le mĂ©tal de l’aĂ©roscaphe et notre chair. — Étonnez-vous donc, monsieur, Ă©tonnez-vous encore d’une exception qui, fatalement, paraĂźt Ă  certains hommes la rĂšgle gĂ©nĂ©rale et que la raison leur impose comme telle, de toute sa toute-puissance ! » Voulez-vous rompre le sortilĂšge de l’invisible ? Qu’à cela ne tienne fermez les yeux ! » — RhĂ©torique, monsieur ! RhĂ©torique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous me citez comme Ă©tant invisibles ne le sont que passagĂšrement, occasionnellement. Le projectile ne devient tel que s’il est lancĂ©, l’hĂ©lice si elle tourne, et le vase s’il plonge dans l’eau. Quant aux choses invisibles d’une façon permanente, ce sont des gaz, impalpables et fort loin de
 » — Qui vous a dit qu’il ne pouvait exister de gaz palpables ? » — Ce ne serait plus des gaz, par dĂ©finition. L’air ne devient palpable que liquĂ©fiĂ©, sous de hautes pressions, quand il se mĂ©tamorphose de gaz en liquide
 » — Bravo, jeune homme ! Mais, dites-moi ce liquide lui-mĂȘme, ce gaz honoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz, — devenu de la sorte un solide, perdrait-il forcĂ©ment sa vertu d’invisibilitĂ© ? Il ne faudrait qu’une exception bien peu exceptionnelle ! Simple question d’indice de rĂ©fraction. Le sable, monsieur, le sable qui est une maniĂšre de liquide solide, le sable opaque ne devient-il pas transparent lorsqu’on le transmue en cristal ? Alors, s’il vous plaĂźt, pourquoi le gaz invisible ne resterait-il pas invisible en adoptant une autre consistance ? Dans le cas prĂ©sent, rester n’est-il pas beaucoup moins ardu que devenir ? » — Soit. — Et les mondes invisibles auxquels Robert Collin fait allusion ?
 » — Vous vous rappelez que les planĂštes — dont la Terre — ne dĂ©crivent pas autour du Soleil un orbe rond dont le Soleil serait le centre, mais un orbe ovale, une ellipse, dont le Soleil occupe seulement l’un des deux foyers. Qu’y a-t-il Ă  l’autre foyer ? Ă  ce deuxiĂšme centre, si je puis dire, oĂč l’on ne voit rien, mais oĂč il faut qu’il y ait quelque chose d’assez puissant pour contre-balancer l’action du Soleil et faire qu’au lieu de rond, l’orbe des planĂštes se trouve elliptique ?
 Des esprits de valeur soutiennent qu’aux seconds foyers des ellipses planĂ©taires, d’autres Soleils, inconnaissables aux prunelles des hommes, s’épanouissent. Lisez lĂ -dessus la plaquette de Jean Saryer[12] Le Soleil et l’autre Soleil invisible, foyers rĂ©els de l’ellipse, siĂšges de deux forces Ă©gales accouplĂ©es dans l’immensité  entraĂźneraient la Terre avec une influence constante de direction
 L’autre astre rayonnerait peut-ĂȘtre de la lumiĂšre froide et Ă©clairerait des ĂȘtres invisibles Ă  l’homme. » — Un monde de la mĂȘme contexture que celui de lĂ -haut qui nous enveloppe ! Des ĂȘtres pareils aux Sarvants ! Le regard n’a pas de prise sur eux ; ils sont douĂ©s d’une transparence absolue ; la lumiĂšre les traverse intĂ©gralement. » — Nous nous sommes fiĂ©s bĂȘtement au tĂ©moignage de notre vue », fit le duc d’AgnĂšs. D’abord nous avons pris les victimes pour les ravisseurs souvenez-vous des hommes volants et ensuite les prisonniers pour la prison rappelez-vous la tache carrĂ©e ! » — Et l’inexplicable poisson voltigeur qui, en vĂ©ritĂ©, sautillait sur le fond du cylindre invisible ! » — Ah ! ils sont
 » M. d’AgnĂšs s’interrompit de bavarder pour se boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crĂąne, accompagnĂ© d’un coup de vent subit, venait de remplacer la batterie des marteaux. Sous leurs chocs rĂ©pĂ©tĂ©s et sous le poids de l’Air, le couvercle invisible avait enfin cĂ©dĂ©. Il s’était enfoncĂ© avec une brutalitĂ© surprenante. On avait entendu le bris des choses qu’il dĂ©molissait en traversant de haut en bas le sous-aĂ©rien, et, comme un trou se forma soudain dans le sol, on connut qu’il avait transpercĂ© jusqu’au fond de cale, agissant Ă  l’instar d’un boulet de canon pneumatique. Pour combattre l’aspiration, les six jaquemarts s’étaient jetĂ©s Ă  plat ventre et formaient une Ă©toile humaine rayonnant autour de l’orifice. L’un d’eux, qui avait la tĂȘte tout au bord et qui s’y cramponnait, se releva promptement et cria — Il y a quelque chose qui m’a frĂŽlĂ© en sortant avec violence, aussitĂŽt aprĂšs le sifflement ! Ça m’a passĂ© devant
 » Mais Ă  peine avait-il exprimĂ© sa surprise, qu’on entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassĂ©s
 Dans l’attente d’une dĂ©gringolade invisible, tous arrondirent le dos
 AprĂšs une seconde, il tomba sur l’assistance une pluie d’éclats de vitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, — on ne savait ni pourquoi ni comment. — Eh ! c’est le corps d’un des matelots ! » expliqua M. Le Tellier. LĂ©gers comme ils doivent ĂȘtre ! DĂšs que l’air fut rentrĂ©, l’équilibre Ă©tant rĂ©tabli, ce corps est remontĂ© Ă  la surface de l’Air, — comme un bouchon de liĂšge, comme un de nos corps remonterait du fond de la mer, avec une force incalculable
 En voilĂ  un de perdu. TĂąchons de sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient Ă  l’avant
 » Et il songeait Ce n’est pas des hommes ; c’est impossible. Si lĂ©gers ! sans cƓur ! sans poumons ! Ce ne peut pas ĂȘtre des hommes, — mĂȘme adaptĂ©s, que diable ! Le transformisme a des bornes
 Alors, qu’est-ce donc ? » Son imagination forgeait des crĂ©atures Ă©pouvantables et fabuleuses. L’idĂ©e de Marie-ThĂ©rĂšse ne pouvait que s’y mĂȘler en d’infernales Ă©vocations ; et l’astronome se sentait de plus en plus tremblant Ă  mesure qu’on approchait de la connaissance finale. Par la brĂšche invisible, un aspirant de marine se glissa M. Rigaud. Il descendit dans l’aĂ©roscaphe en prenant toute sortes de prĂ©cautions. Il indiquait Ă  voix haute les formes de ce qu’il rencontrait. Il allait et venait au milieu de l’air, d’une façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects, le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu Ă  peu, s’étouffait. Il remontait et redescendait, contournait des inflĂ©chissements, semblait ouvrir des portes et des trappes, rampait au long de boyaux invisibles et suivait d’étroits corridors en se mettant de guingois. — On ne l’entendit plus ni parler, ni marcher, ni cogner. — Il poursuivit l’exploration du labyrinthe fantastique, et, subitement, pĂąlit et se livra aux gestes de la peur. Il s’était Ă©garĂ©. On l’apercevait Ă  quelques mĂštres de soi, on croyait pouvoir l’atteindre d’un saut, et pourtant il Ă©tait captif d’une geĂŽle inextricable
 Des pompiers, se tenant par la main, firent une chaĂźne Ă  travers le dĂ©dale, jusqu’à M. Rigaud. Il sortit de lĂ  pour ne plus rentrer, sinon, disait-il, avec une cordelette dĂ©roulĂ©e en fil d’Ariane. C’est, du reste, au moyen de cet antique procĂ©dĂ© que l’on put reconnaĂźtre toute la partie Ă©tanche de l’aĂ©roscaphe oĂč donnait accĂšs le premier couvercle. Puis on enfonça les autres, jusqu’au cinquiĂšme exclusivement. Le navire Ă©tait divisĂ© en alvĂ©oles trĂšs nombreuses et trĂšs petites. Point d’escaliers, mais des plans inclinĂ©s. M. Martin-Dubois, de l’Institut, dĂ©couvrit des caissons qui devaient ĂȘtre les airballasts, et, de ce fait que la plupart Ă©taient pleins d’air, il dĂ©duisit la cause du naufrage, Ă  savoir que la pompe refoulante n’avait plus fonctionnĂ©, que les Sarvants s’étaient donc trouvĂ©s dans l’impossibilitĂ© de refaire le vide dans les airballasts et, par consĂ©quent, de regagner la surface de la mer aĂ©rienne. Au centre, une large cheminĂ©e tenait toute la hauteur de l’aĂ©roscaphe. C’était l’inoubliable cylindre qu’un givre momentanĂ© avait fait apparaĂźtre Ă  Robert et qui servait d’aĂ©rarium provisoire aux victimes des Sarvants. On les faisait entrer par le bas, dont le double fond s’ouvrait Ă  coulisse. Par le haut, que bouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dans leur cellule dĂ©finitive. Ce fut M. Le Tellier qui, le premier, palpa la terrible pince-cisaille complĂ©tĂ©e d’un panier en rĂ©seau de mailles mĂ©talliques, avec laquelle les Invisibles coupaient les branches, saisissaient leur proie et la dĂ©posaient dans le cylindre. MontĂ©e au bout de longs bras articulĂ©s qui sortaient au bon moment par l’ouverture infĂ©rieure de la cheminĂ©e, cette pince-cisaille-panier constituait un chef d’Ɠuvre de mĂ©canique, — autant du moins qu’on en pouvait juger Ă  l’aveuglette, avec des mains nĂ©ophytes et mĂ©fiantes. Le plancher Ă  coulisse Ă©lucidait le miracle du coq d’Anglefort. Tandis que la trappe s’ouvrait pour que la cisaille pĂ»t aller cueillir le coq du clocher, un vĂ©ritable coq, dĂ©jĂ  soustrait, s’était mis en Ă©moi, et l’ouverture avait permis Ă  la vieille bigote de l’entendre jeter ses cris d’affolement. — C’est aussi par lĂ  que le nabot de Ruffieux s’était laissĂ© choir, au sommet du Colombier Ă  l’instant prĂ©cis oĂč le plancher glissait pour le passage du malheureux reporter-photographe. Une cause restĂ©e inconnue avait empĂȘchĂ© les Sarvants de ressaisir leur prise — sans doute l’arrivĂ©e impromptu de quelque gibier remarquable. Cependant il restait Ă  pĂ©nĂ©trer dans la partie antĂ©rieure de l’aĂ©roscaphe, oĂč les grincements s’étaient manifestĂ©s. Si grand que fĂ»t l’intĂ©rĂȘt de la machinerie, qu’on venait de dĂ©couvrir, on abandonna toute autre attraction lorsque M. Le Tellier annonça qu’il Ă©tait temps de rĂ©duire le dernier fort oĂč le mystĂšre se retranchait. L’astronome avait dĂ©fendu d’enfoncer le couvercle de cette portion, dans la crainte que les corps des matelots invisibles ne s’en retournassent au ciel comme le premier. Nulle part on n’avait tĂątĂ© d’objets ressemblant Ă  des cadavres ; il Ă©tait hors de doute que les marins s’étaient rĂ©fugiĂ©s Ă  l’avant, tous, dans le meilleur asile du sous-aĂ©rien, laissant Ă  l’arriĂšre un de leurs camarades. DĂ©vouement ? Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le saurait pas. Des tariĂšres, Ă  l’extrĂ©mitĂ© de flexibles, percĂšrent des trous d’aĂ©ration dans les Ă©tanches de proue. Il y avait encore du vide aux compartiments du haut. Les autres se trouvĂšrent accessibles par le moyen de portes en mĂ©tal souple qui s’enroulaient Ă  l’imitation de nos stores, comme les fermetures de nos boutiques. Une sĂ©rie de petits rĂ©duits trĂšs bas
 M. Le Tellier et M. d’AgnĂšs, courbĂ©s en deux, avançaient prudemment
 Le cƓur cognĂ© de forts battements, ils arrivĂšrent auprĂšs du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dans l’air avec ses mains
 — C’est au plafond qu’il faut chercher », lui dit l’astronome. Tenez ! Ha ! » Cinq corps inertes, maintenus contre le plafond par leur Ă©tonnante lĂ©gĂšretĂ©, furent palpĂ©s l’un aprĂšs l’autre et reconnus pour cinq corps humains. — Comme on s’y attendait, l’énorme pression anormale les avait cruellement dĂ©formĂ©s ; ils prĂ©sentaient des boursouflures et des rugositĂ©s, dues Ă  cette mort Ă©pouvantable qui tumĂ©fie si horriblement les cadavres noyĂ©s au trĂ©fonds de la mer. — Mais ce qui surprenait au delĂ  de toute expression, c’était que les Sarvants fussent des hommes, — des hommes spĂ©ciaux, cela va de soi, et cependant des hommes ! Quoi ! ces ĂȘtres du vide, ces crĂ©atures invisibles, presque impondĂ©rables, privĂ©es de systĂšme circulatoire, dĂ©nuĂ©es d’appareil respiratoire, ces collectionneurs et ces bourreaux d’hommes, Ă©taient aussi des hommes ?!!! Sans s’attarder Ă  de vaines rĂ©flexions, M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaĂźnes, afin qu’ils ne pussent s’envoler. On apporta des cercueils de zinc remplis de glace, oĂč furent couchĂ©s les invisibles trĂ©passĂ©s. Puis M. Le Tellier les remit au docteur Monbardeau, avec ordre de les conduire boulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins d’autopsie. Dans une heure il le rejoindrait pour commencer le travail. Ceci dit, aux protestations de quelques mĂ©decins qui ne manquĂšrent pas de crier Ă  l’accaparement, — M. Le Tellier, Ă  tĂątons, retourna vers les machines. Et il se souvient qu’alors il se reprĂ©senta la disproportion fantasque qui existait entre la taille moyenne des hommes invisibles et l’exiguĂŻtĂ© des cabines de l’aĂ©roscaphe, oĂč certes le moins grand des matelots n’aurait pu se tenir debout, non plus que s’allonger de tout son long. Les machines prenaient douze chambrettes, sĂ©parĂ©es seulement par de grĂȘles colonnes. On ne se doute pas des difficultĂ©s qu’on eut Ă  surmonter pour dĂ©nombrer toutes ces loges et pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir. Il y avait lĂ  beaucoup de doctes personnages qui trĂ©buchaient Ă  cause du vertige, et qui, ardemment, pĂ©trissaient devant eux des contours impossibles Ă  regarder. Ils nourrissaient une vive curiositĂ© Ă  l’égard de la machinerie et de la force motrice employĂ©e par les Invisibles pour actionner l’hĂ©lice, les pompes et peut-ĂȘtre mĂȘme le calorifĂšre du cylindre. La plupart Ă©taient assurĂ©s qu’on allait dĂ©couvrir un capteur d’électricitĂ© encore plus parfait que celui de l’Épervier
 Or, il arriva qu’au bout de la machine opposĂ© Ă  l’hĂ©lice, on trouva une grande quantitĂ© de boĂźtes rĂ©guliĂšrement rĂ©parties sur des tablettes. Des piĂšces de mĂ©tal mobiles les rĂ©unissaient aux organes de transmission. Ces semblants d’accumulateurs ou de piles furent ouverts sans effort
 Ils contenaient chacun le cadavre d’une bĂȘte trapue et baroque, une espĂšce de crapaud tout en muscles, enfermĂ© dans un tambour rotatif qu’il avait mission de mettre en mouvement et qui, tournant lui-mĂȘme par l’entraĂźnement de tous les autres, obligeait l’animal Ă  courir dans sa roue creuse, sous peine d’y ĂȘtre durement secouĂ©, et Ă  contribuer ainsi au labeur gĂ©nĂ©ral. Cette Ă©nergie, communiquĂ©e par de petites bielles Ă  l’arbre central, s’allait transformer de mille façons Ă  travers un fouillis mĂ©canique. Ainsi, les civilisĂ©s de lĂ -haut, ces gens dont la science paraissait accomplie, en Ă©taient encore au moteur animal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient des tambours, comme l’écureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval des batteuses monte sa cĂŽte fuyante ! C’étaient des animaux machinisĂ©s, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurs sur les trirĂšmes d’autrefois ; c’étaient des galĂ©riens-grenouilles ! La lĂ©gĂšretĂ© de ces batraciens domestiques fut estimĂ©e incomparable. Elle tendait Ă  les enlever comme des bestioles d’hydrogĂšne massif. La compression les avait forcĂ©ment dĂ©tĂ©riorĂ©s. On en compta jusqu’à cent trente, ce qui fit dire plaisamment Ă  M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissance de l’aĂ©roscaphe Ă©tait de 130 crapauds-vapeur. Et ceci dĂ©montrait l’existence superaĂ©rienne de toute une faune du vide, invisible et d’une complexion analogue Ă  celle des Sarvants. M. Le Tellier se rĂ©serva quelques-uns des nouveaux asphyxiĂ©s. Mis dans la glace avec des poids, ils prirent le mĂȘme chemin que feu leurs maĂźtres. Pendant ce temps-lĂ , les ingĂ©nieurs qui caressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, ne pouvaient se retenir d’en admirer l’ingĂ©nieuse complexitĂ©. Toutefois, la sphĂšre y jouait un rĂŽle si cocasse et si prĂ©pondĂ©rant, que les techniciens les plus graves se prenaient Ă  rire, Ă  force de rencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de boules et de pommes. Ils riaient, et grommelaient aussi. Car la maudite invisibilitĂ© les empĂȘchait de saisir bien des agencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leur intelligence parmi les pensionnaires d’une institution, leur rendaient pourtant de prĂ©cieux services avec leur tact perfectionnĂ©. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, et M. Le Tellier s’aperçut bientĂŽt qu’il devenait indispensable de visibiliser l’aĂ©roscaphe et ses dĂ©tails, si l’on voulait en faire une Ă©tude efficace. Ah ! que ne pouvait-on le badigeonner ! Mais l’aĂ©roscaphe Ă©tait rĂ©fractaire Ă  tout barbouillage. Nul ne prenait sur lui, — pas plus que la craie du compagnon Virachol. Depuis la dĂ©trempe jusqu’au ripolin, toutes les couleurs du monde furent essayĂ©es tour Ă  tour. Autant vouloir peindre du verre Ă  l’aquarelle. Une telle dĂ©convenue incita l’astronome Ă  faire prĂ©lever des morceaux du sous-aĂ©rien pour l’analyse chimique, afin que cette analyse provoquĂąt l’invention d’une peinture capable de s’attacher Ă  la matiĂšre invisible et, par suite, de la faire apparaĂźtre. En attendant cette heureuse Ă©ventualitĂ©, M. Le Tellier se contenta de faire venir une Ă©quipe de staffeurs avec des sacs de plĂątre. Ils entreprirent sĂ©ance tenante le moulage des morceaux les plus simples, entre autres de la pince-cisaille-panier et de l’hĂ©lice. — Comme cela, on aurait au moins des statues de l’invisible. Le jour baissait. — Venez », dit l’astronome au duc d’AgnĂšs. Maintenant nous allons dissĂ©quer les Sarvants
 Quand je pense Ă  ma fille, il me semble que je les aurais volontiers charcutĂ©s tout vivants !
 Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vous voyez lĂ -bas ; il s’appelle Louis Courtois et sait l’anatomie. Le directeur de l’Institution me l’a chaudement recommandĂ©. Allez le chercher, je vous prie. » Quand le trio, bras dessus bras dessous, quitta le Grand-Palais, l’hĂ©lice de plĂątre sortait de son moule, hĂ©tĂ©roclite, invraisemblable, toute blanche, — reproduction fidĂšle d’une hĂ©lice merveilleuse que n’avaient pas conçue les seuls qui, jusqu’alors, se fussent appelĂ©s les hommes. xvLa VĂ©ritĂ© sur les Sarvants Le docteur Monbardeau les attendait sans calme dans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier de peintre que M. Le Tellier avait amĂ©nagĂ© pour toutes sortes de manipulations scientifiques, au sixiĂšme Ă©tage de sa maison. Le docteur s’y promenait Ă  grands pas, sous la lumiĂšre crue des arcs Ă©lectriques. Il avait disposĂ©, sur une table, des aciers Ă©tincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntĂ©s pour la circonstance Ă  des confrĂšres parisiens. Les cinq biĂšres de zinc s’alignaient cĂŽte Ă  cĂŽte. Et s’alignaient aussi les boĂźtes frigorifiques des crapauds-moteurs. Le duc d’AgnĂšs et l’astronome se mirent en devoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi le docteur, sans discontinuer ses marches et contre-marches, interpellait l’aveugle et le prenait Ă  tĂ©moin de la rigueur des Ă©vĂ©nements — Des hommes, monsieur ! quelle honte ! Des hommes ! Des bimanes bipĂšdes macrocĂ©phales, comme vous et moi ! Des ĂȘtres qui ont l’honneur de ressembler Ă  Claude Bernard, Ă  Pasteur, à
 TolstoĂŻ ! et qui pĂȘchent leurs semblables ainsi que des goujons !
 Et qui les collectionnent ! Ooh !
 Aah ! pauvre humanitĂ©, monsieur ! » — Bah ! » rĂ©pondit M. Courtois, si nous pouvions, nous ferions de mĂȘme. Sous prĂ©texte d’ethnographie, on se livre, au Jardin d’Acclimatation, Ă  des exhibitions de Sauvages qui rappellent assez l’aĂ©rarium des Sarvants. Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on Ă©prouve, paraĂźt-il, Ă  regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, Ă  travers le trou de la serrure, — c’est tout bonnement la voluptĂ© du collectionneur ! » — Pauvre humanitĂ©, vous dis-je ! » — Viens nous aider, Calixte », fit M. Le Tellier. Le couvercle de la biĂšre sauta. Au milieu des chaĂźnes et de la glace Ă  moitiĂ© fondue, un vide affectait confusĂ©ment la silhouette en volume » passez-nous l’expression d’un ĂȘtre humain, ni gros ni mince, ni grand ni petit. Cette visibilitĂ© temporaire et imparfaite suggĂ©ra au directeur de l’Observatoire l’idĂ©e de faire mouler les cadavres dĂšs le lendemain, comme l’hĂ©lice, — et elle permit de saisir le Sarvant par les pieds et sous les bras, sans tĂątonner. Sa lĂ©gĂšretĂ© ascensionnelle neutralisait le poids des chaĂźnes ; l’ensemble Ă©quivalait Ă  0 gramme, 0 centigramme, 0 milligramme. On l’étendit sur une claie, et les quatre opĂ©rateurs commencĂšrent Ă  le palper, non sans aversion. Impulsivement, ils regardaient l’endroit oĂč leurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoir de rendre les choses visibles et que l’aspect des choses ou leur non-aspect soit une simple consĂ©quence de l’attention visuelle. Les trois voyants s’aperçurent trĂšs vite que, au contraire, les yeux fermĂ©s, ils touchaient plus commodĂ©ment. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa tĂȘte droite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilitĂ© prestidigitatrice. — Il y avait lĂ  quatre aveugles, dont trois volontaires ; et cela dans un but de clartĂ© ! M. Le Tellier, aprĂšs un silence, ouvrit les paupiĂšres. Il fut troublĂ© de l’ahurissement qui se peignait au visage de Louis Courtois, si impĂ©nĂ©trable d’habitude. — Bigrement dĂ©formĂ©, n’est-ce pas ? » lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche
 » — Non pas d’yeux », confirma l’autre, Ă©mu. Et pas de bouche
 Mais il y a pis que cela. La face
 les traits
 sont d’un modelĂ© tellement grossier
 grumeleux
 Et puis, dites, messieurs, cet homme est habillĂ©, il me semble ?
 » — Parbleu ! » — Sans doute ! » — Mais oui
 » — Eh bien, mais sentez donc il n’y a pas de diffĂ©rence entre la peau de la figure et l’étoffe du costume
, la peau des mains non plus
 » — Des mains, ça ! » se rĂ©cria le docteur, ces espĂšces de moignons grenus qui rĂ©voltent le toucher ?
 » M. d’AgnĂšs rĂ©pĂ©tait d’un air dĂ©goĂ»tĂ© — Quel sale contact ! mamelonnĂ©, visqueux
 » — Ah çà, mais
 » fit l’aveugle, ce ne sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu
 C’est la mĂȘme consistance, la mĂȘme substance ! On dirait une sorte de molle effigie, faite de pelotes grossiĂšrement agglomĂ©rĂ©es
 Ces pelotes
 ces pelotes
 Ha ! » s’écria-t-il, j’en tiens une ! » Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans le vide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !
 Je la dĂ©tache
 pĂ©niblement
 Elle vient. La voici ! — Bon ! je l’ai lĂąchĂ©e ! » Un bruit sec, au plafond, claqua. — Elle est allĂ©e se coller lĂ -haut, comme le Sarvant du Grand-Palais, qui a traversĂ© le vitrage », continua Louis Courtois. Maintenant il y a une cavitĂ© dans la poitrine, Ă  la place de cette boule. » — Il faut la ravoir», dĂ©cida l’astronome. Avec un marchepied
 » Mais l’aveugle disait, en crispant une deuxiĂšme fois ses mains blanches — Inutile j’en tiens une autre
 qui ne pourra m’échapper
 LĂ  !
 — Dieu du ciel ! » — Quoi donc ? » Les trois autres regardaient les mains puis la physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fĂ©brilement et l’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculer dans l’attitude de la rĂ©pulsion la plus invincible ; ses mains s’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua. — Pouah ! » Il tremblait comme s’il avait eu froid. C’est une araignĂ©e !
 Une immonde araignĂ©e Ă  courtes pattes, de la grosseur d’un Ɠuf de poule
 Une araignĂ©e morte
 » On s’écarta du cadavre invisible. M. Le Tellier fit appel Ă  toute son Ă©nergie et se rapprocha brusquement de la claie oĂč les chaĂźnes esquissaient la configuration de l’épouvantable Sarvant. — Allons ! un peu de cƓur au ventre !
 Il faut savoir. Tout ça
 » Et, seul, il reprit la hideuse besogne manuelle. Puis, formulant ses trouvailles Ă  mesure qu’il les faisait, voilĂ  qu’il eut Ă  prononcer des paroles qui resteront Ă©normes dans les siĂšcles des siĂšcles — Non, non
 Vous l’avez dit, monsieur ce n’est pas un homme que je touche
 C’est une agglomĂ©ration de bĂȘtes agrĂ©gĂ©es en forme d’homme, et ces bĂȘtes sont bien des araignĂ©es
 oui
, de gros poux, si vous aimez mieux
. » — Je prĂ©fĂšre les araignĂ©es ! » susurra le duc d’AgnĂšs. L’astronome continua — Elles se tiennent Ă©troitement serrĂ©es, en un agglomĂ©rat compact, dans la position oĂč la noyade aĂ©rienne les a surprises. Elles sont emmĂȘlĂ©es Ă  la façon des petites araignĂ©es champĂȘtres dont ]a rĂ©union sur le dos de leur mĂšre y fait une horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une crĂ©ature tout entiĂšre uniquement constituĂ©e par des animaux
 Des animaux groupĂ©s en forme d’homme ! et d’homme habillĂ© ! Ça, vraiment !
 » — Donc, » scanda le docteur au comble de l’exaltation, les bourreaux de nos enfants sont des araignĂ©es ! » M. Le Tellier rompit le silence dĂ©sespĂ©rĂ© qui venait de suivre, et remarqua — Robert l’avait bien pressenti, quand il disait les ĂȘtres du vide doivent ĂȘtre plus diffĂ©rents des hommes que les habitants d’une planĂšte immensĂ©ment lointaine, mais garnie d’une atmosphĂšre. » Tout Ă  l’heure, M. Monbardeau s’indignait de ce que les Sarvants fussent des hommes ; Ă  prĂ©sent, il l’eĂ»t souhaitĂ© de bon cƓur. Des araignĂ©es ! Intelligentes, civilisĂ©es, soit ! Mais, tout de mĂȘme ! Des araignĂ©es ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plus sordide ! Leur rĂ©pugnance s’accrĂ»t davantage lorsque le duc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnide invisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forte additionnĂ©e d’encre rouge. Tout engluĂ© de sĂ©cotine pourpre, le petit monstre surgit, sanglant et gĂ©latineux
 Il Ă©tait d’une hideur si insupportable Ă  qui savait les abominations de l’aĂ©rarium, qu’on le jeta par la fenĂȘtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il monta lentement vers les Ă©toiles, — vers le monde sus-aĂ©rien, — et se perdit bientĂŽt dans la nuit fallacieuse, traĂźtreusement fleurie de lumiĂšres exquises. L’aveugle, courageux, palpait derechef la dĂ©pouille du Sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deux araignĂ©es Ă  cinq pattes, vivant d’une vie propre, et qui s’activaient Ă  leur tĂąche de mystĂšre. — Cette forme humaine ! » radotait le docteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? » — J’ai trouvĂ© ! » annonça tout Ă  coup M. Le Tellier. Nous sommes en face d’un phĂ©nomĂšne de mimĂ©tisme ! C’est un moyen de dĂ©fense ! une ruse de guerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, ces araignĂ©es ont pensĂ© que nous respecterions des ĂȘtres semblables Ă  nous, et de lĂ  vient qu’elles se sont agglutinĂ©es de maniĂšre Ă  figurer des hommes ! MimĂ©tisme purement instinctif ou mimĂ©tisme raisonnĂ©, — en tout cas mimĂ©tisme ! » Trois exclamations n’en firent qu’une seule. — C’est ainsi, mes enfants ! Et voilĂ  pourquoi les chambrettes de l’aĂ©roscaphe sont Ă  ce point menues. ComparĂ©es Ă  la taille des matelots qui les habitaient, ce sont de grandes salles. L’aĂ©roscaphe, pour les Sarvants, est un ample paquebot, proportionnĂ© non pas Ă  l’équipage, mais au gibier qu’il Ă©tait chargĂ© de poursuivre et d’emporter. » — Nous ne sommes plus des goujons, docteur, » fit le duc d’AgnĂšs, nous sommes des cachalots. » — Faible consolation, monsieur. Cependant, j’avoue que
 de misĂ©rables nains
 tout araignĂ©es qu’ils soient
 » — Uuuuh ! Des nains diantrement habiles ! Des araignĂ©es fichtrement cultivĂ©es ! L’aĂ©rarium, docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pour baleines ! » — Passez-moi le scalpel », dit Courtois. Cette cohĂ©sion me paraĂźt bizarre
 » — Vous avez du nouveau ? » lui demanda M. Le Tellier. M. Courtois. — Attendez, laissez-moi faire
 — C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !
 Ces araignĂ©es
 elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement de leurs pattes. Elle se tiennent aussi par les nerfs. Chacune prĂ©sente deux papilles nerveuses extĂ©rieures, en relation avec les centres cerveau, moelle ou ganglions et qui remplissent la fonction de plots Ă©lectriques, ou de prises de courant, comme vous voudrez. Les araignĂ©es se branchent l’une aprĂšs l’autre, au moyen de ces contacts nerveux ! M. Le Tellier. — Terre et ciel ! Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espĂšce arachnĂ©enne tout entiĂšre peut, Ă  sa guise, former une quantitĂ© variable d’ĂȘtres collectifs, ou devenir un seul animal immense, douĂ© d’un seul esprit, d’une seule volontĂ©, d’une seule sensibilitĂ©, — une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable, un chapelet
 M. Monbardeau. — Comme le tĂŠnia ! qui lui aussi est composĂ© d’organismes bout Ă  bout
 M. d’AgnĂšs. — Les Sarvants ressemblent Ă  l’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait ne former qu’un seul ocĂ©an. Docteur, nous ne sommes plus des cachalots ; ces gens-lĂ  sont des Titans, lorsqu’ils le veulent. M. Courtois. — Oui des Titans ! des ProtĂ©es multiformes ! Il a plu Ă  ceux-ci d’emprunter notre stature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choix entre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamer dans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieurs grandes crĂ©atures-colonies, beaucoup de petits ĂȘtres-sociĂ©tĂ©s, ou bien rester une foule d’individus sĂ©parĂ©s. M. Le Tellier. — Ces araignĂ©es ne sont, en somme, que des unitĂ©s de construction, — telles les cellules de notre corps, puisque, aprĂšs tout, l’homme n’est aussi qu’une collection d’élĂ©ments. La diffĂ©rence, c’est que chez nous la cellule n’a point de personnalitĂ©, ni d’indĂ©pendance, tandis que chez les Sarvants, chaque Ă©lĂ©ment, libre, est un individu. Ce type biologique rĂ©alise une chimĂšre sociale l’État coopĂ©ratif. Le peuple super-aĂ©rien jouit de l’idĂ©ale rĂ©publique un dans tous, tous dans un. C’est admirable. M. d’AgnĂšs. — C’est dĂ©goĂ»tant ! M. Courtois. — Tous le modes de la vie sont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, qui subordonne la prĂ©pondĂ©rance d’une race Ă  la pratique de la solidaritĂ©. M. d’AgnĂšs. — Bast ! prĂ©pondĂ©rance sur des crapauds ! M. Monbardeau. — C’est vrai, les crapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on les Ă©tudiait un peu ? Je serais curieux
 Chacun d’eux, souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bƓuf, et c’est un mystĂšre accessoire oĂč je soupçonne, malgrĂ© tout, l’intervention d’une science
 » Il courut alors aux bĂȘtes motrices, et il eut le regret de constater que leur dĂ©composition s’accomplissait avec une rapiditĂ© malheureuse. Une odeur d’acide formique[13], se dĂ©gageant des glaciĂšres, vous piquait le nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz mĂ©phitiques chantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercle d’une boĂźte fut lancĂ© loin d’elle, avec puanteur et dĂ©tonation. — Il faut que les Sarvants soient des brutes, » dĂ©clara le duc d’AgnĂšs, pour avoir traitĂ© comme ça de pauvres crĂ©atures du bon Dieu ! » — D’abord, » contredit M. Le Tellier, vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantĂ©s de trouver protection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans doute proportionnĂ© Ă  leur force. Je pense, moi, que les Sarvants ne sont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pas de tort Ă  des hĂŽtes qui nous ressembleraient
 » — Oui-da ! » persifla le docteur, l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pas entre eux ! » — Les loups, c’est vrai. Pas les hommes. » — En tout cas, les Sarvants ne se privent pas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! » murmura le duc d’AgnĂšs. L’astronome rĂ©pliqua — Et s’ils ne savaient pas ce que c’est que la souffrance ?
 Avez-vous songĂ© Ă  cela ?
 Nous qui souffrons, nous prĂ©tendons bien que certains animaux ignorent la douleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ? » — Peut-ĂȘtre, » insinua l’aveugle, peut-ĂȘtre ont-ils adoptĂ© notre tournure, sachant au contraire que c’est l’homme que l’homme redoute davantage ? — Mais dĂ©pĂȘchons ! la pourriture gagne ces restes
 » — VoilĂ  qui est fĂącheux », soupira M. Le Tellier. J’aurais voulu les soumettre Ă  des expĂ©riences de radiographie, et les faire mouler. » — Vous n’en aurez pas le temps. » — Essayons au moins de comprendre comment ils supplĂ©ent au dĂ©faut de circulation sanguine et de fonction respiratoire, et dĂ©sagrĂ©geons ce simulacre d’humanitĂ©. » Le soleil naissant les trouva penchĂ©s sur les petits morts invisibles, rĂ©pugnants et lĂ©gers, difficiles Ă  retenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer au plafond. Mais le rĂ©sultat de leur veille est beaucoup trop technique pour ĂȘtre rapportĂ© au cours de cette histoire populaire, dont la clartĂ©, d’ailleurs, n’en serait pas renforcĂ©e d’un cent milliĂšme de carcel. Ainsi se termina la mĂ©morable nuit du 6 au 7 septembre 1912, digne suivante d’un vendredi cĂ©lĂšbre Ă  jamais dans les annales de la Connaissance. xviDe profundis clamavi SitĂŽt parus, les journaux du matin furent enlevĂ©s. On s’attendait Ă  lire d’abondantes explications sur le phĂ©nomĂšne des grands boulevards, les feuilles du soir l’ayant relatĂ© la veille en termes confus et dĂ©raisonnables. On eut la dĂ©ception troublante de n’acheter avec les meilleures gazettes qu’un surplus d’incohĂ©rence et de contradictions. Elles donnaient un compte rendu passable de ce qui s’était produit au Grand-Palais, mais elles faisaient suivre cette information — dĂ©jĂ  trĂšs affolante — de commentaires ineptes et d’éclaircissements de haute fantaisie. Dans l’esprit exaltĂ© du public, tout ce qui concernait l’aĂ©roscaphe devint Ă  peu prĂšs juste, mais la notion du monde superaĂ©rien demeura tĂ©nĂ©breuse et larvaire. L’instinct du peuple l’avertit qu’il se passait des gravitĂ©s. Paris fermenta. Les magasins furent dĂ©serts. Des foules assiĂ©geaient les ministĂšres tour Ă  tour, sans savoir auquel il fallait recourir en l’occurrence. On imaginait, de la part du gouvernement, des cachotteries, des feintises, un parti pris de silence. On voulait la vĂ©ritĂ© ; sur la cadence des lampions, devant la Chambre des DĂ©putĂ©s, cent mille personnes la rĂ©clamaient. Un questeur, dĂ©lĂ©guĂ©, vint prier M. Le Tellier de vouloir bien instruire la Nation. Vers quatre heures se fit la distribution gratuite d’un Journal officiel imprimĂ© Ă  la hĂąte et renfermant les communiquĂ©s de l’astronome piĂšce 821. Ils ne dĂ©guisaient rien, mais tĂąchaient seulement d’ĂȘtre stoĂŻques. C’est alors que le PĂ©ril Bleu apparut dans tout son horrible et tout son formidable, quand on apprit tout net qu’au-dessus des hommes, sur un globe invisible plus immense que la Terre et l’enveloppant de toutes parts, vivait une autre race d’ĂȘtres intelligents qui semblaient bien nous avoir attaquĂ©s, — race redoutable par sa position, sa force, son mode vital, son gĂ©nie et son invisibilitĂ©, qui faisaient de nous comme une bande d’aveugles cernĂ©e. L’humanitĂ© frĂ©mit d’une mĂȘme Ă©pouvante, et son Ă©motion s’aggravait bizarrement de ce que les deux formes connues des crĂ©atures du vide fussent prĂ©cisĂ©ment celles des animaux terrestres les plus rĂ©pulsifs, auxquels des siĂšcles de frĂ©quentation journaliĂšre n’avaient pu la rendre insensible. Le sort des prisonniers cessa d’intĂ©resser l’opinion ; les gens craignaient pour eux-mĂȘmes trop de calamitĂ©s. La rĂ©pugnante immixtion de crapauds et d’araignĂ©es dans nos affaires prĂ©occupait toutes les rĂȘveries car il importe de noter qu’au dĂ©but, le populaire ne faisait pas de diffĂ©rence entre les Sarvants et leur bĂ©tail dynamique. MalgrĂ© les enseignements de M. Le Tellier, l’assurance d’une invasion imminente persista fort longtemps ; l’armĂ©e s’attendait Ă  ĂȘtre mobilisĂ©e d’un instant Ă  l’autre. En vingt-quatre heures, l’effroi devint mondial. Une soif de science dĂ©vora jusqu’aux tribus arriĂ©rĂ©es. Les ignorants se faisaient initier aux rudiments de l’optique et de la mĂ©tĂ©orologie ; les clercs poussaient leur savoir aux derniers arcanes. À l’étalage des libraires, la brochure de Jean Saryer, Essai sur l’invisible, s’épuisait en Ă©ditions polyglottes. Contre l’autorisation de publier le cahier rouge, le Journal, le Daily Mail, le New-York Herald, le NovoĂŻĂ© VrĂ©mia et la Gazette de Cologne offrirent des fortunes Ă  M. Le Tellier, qui refusa. Cette fin du monde, apprĂ©hendĂ©e depuis quelques mois, semblait tout de mĂȘme arrivĂ©e. Les Ă©glises et les temples, les synagogues, les pagodes et les mosquĂ©es regorgĂšrent de multitudes horrifiĂ©es, en ferveur machinale, et les tavernes fabriquĂšrent des ivrognes Ă  la douzaine. Les banques, silencieuses et abandonnĂ©es, ne trouvĂšrent pas un cambrioleur. Il y eut des prostrations unanimes, suivies de surexcitations universelles. On eĂ»t dit que les nerfs de tous les humains communiquaient entre eux, Ă  la ressemblance des Invisibles. L’abattement s’étendait sur la famille d’Ève en proie Ă  cette peur injustifiĂ©e de l’extermination. Elle admettait que les temps fussent venus. Chacun se disait que c’était lĂ  le triste aboutissement de tant d’efforts et de victoires. Et l’on connut Ă  nouveau l’incessante dĂ©tresse qui tenaillait le cƓur de nos ancĂȘtres, quand l’homme n’était qu’un mammifĂšre dĂ©bile, exposĂ© toujours aux agressions monumentales des mastodontes qu’il redoutait sans trĂȘve et dont l’obsession ne le quittait jamais. Or, cette terreur soudain rĂ©veillĂ©e d’un sommeil vingt fois millĂ©naire, il fallait qu’aux heures prĂ©historiques elle eĂ»t Ă©tĂ© suprĂȘme Ă  l’égal de l’amour ; car l’éprouver c’était la reconnaĂźtre. Plus nombreux qu’en temps d’éclipse ou de comĂšte, les regards se fixaient sur le vide apparent oĂč la dĂ©chĂ©ance de l’homme s’inscrivait en caractĂšres invisibles. Mais l’homme tenancier de la Terre n’était pas mĂȘme dĂ©trĂŽnĂ© — jamais il n’avait rĂ©gnĂ© ! Il s’était cru le maĂźtre, alors qu’un autre, industrieux, gĂ©nial et saugrenu, lui restait supĂ©rieur au point de le pĂȘcher ! Humiliation des humiliations ! L’homme, n’étant plus l’Homme, s’inclina, pris de stupeur. Il acceptait. Il sentait pour lui-mĂȘme une grande compassion devant l’iniquitĂ© dont il se prĂ©tendait victime. Et les prĂȘtres en chaire jaculaient de la sorte — Du fond de l’abĂźme nous avons criĂ© vers Toi, Seigneur, nos dĂ©sirs, nos souffrances, notre amour. — Et nous Ă©tions comme des bĂȘtes souterraines. — Et l’abĂźme se creusait plus profond que notre estime. — Oui, plus profond, d’ĂȘtre sous un monde insoupçonnĂ©. — Ceux Ă  qui Tu avais donnĂ© le royaume de la Terre n’étaient donc pas les fils de l’argile transfigurĂ©e au souffle d’Élohim ? — Nos priĂšres, en montant vers Ta gloire, au plus haut des Cieux, traversaient l’univers qu’il T’a plu d’interposer entre Elle et nous. — Mais plus que toujours, ĂŽ Seigneur, voici que nous crions vers Toi, du fond reculĂ© de l’abĂźme, nos dĂ©sirs plus aigus, nos souffrances avivĂ©es et notre amour grandi ! » L’araignĂ©e du soir signifiait chagrin, comme celle du matin. On Ă©crasait l’une et l’autre dĂšs qu’on les avait aperçues. Des furieux leur faisaient la chasse et les trĂ©pignaient sottement. La frayeur en faisait surgir qui n’existaient pas. On voyait partout des faucheux, des phrynĂ©s ; le Mexique hallucinĂ© rĂȘvait d’atocalts ; les nĂšgres d’Afrique s’imaginaient que les Ă©toiles Ă©tait des galĂ©odes lumineuses ; et le poĂšme de Victor Hugo se rĂ©alisait Ă  l’envers, car le soleil rayonnant Ă©voquait l’ombre paradoxalement Ă©blouissante de quelque titanesque sisyphe, Et l’homme, du soleil, faisait une araignĂ©e. Dans toutes les campagnes des cinq parties du monde, crapauds et grenouilles furent massacrĂ©s, depuis les mignonnes rainettes vertes de nos prairies jusqu’aux ignobles pipas du BrĂ©sil, qui sont des abcĂšs sautelants. Et puis tout Ă  coup revirement. L’humanitĂ© se reprit dans un brusque sursaut d’énergie. Des prĂȘcheurs laĂŻcs et religieux s’écriĂšrent qu’aprĂšs tout, rien ne certifiait la supĂ©rioritĂ© des Sarvants ; que leur mĂ©canique, en dĂ©finitive, ne valait pas la nĂŽtre sur certains points, avec ses sphĂšres risibles et ses moto-crapauds ; qu’il fallait dĂ©fendre le sol contre leurs incursions, et mettre en batterie tous les engins que notre science avait construits et qu’elle construirait ! On sait que l’homme en troupeau est une Ă©trange bĂȘte, lunatique, moutonniĂšre et panurgĂ©enne. La rĂ©action s’opĂ©ra dans l’allĂ©gresse. Une confiance exagĂ©rĂ©e supplanta l’excessive dĂ©moralisation. Les basiliques se vidĂšrent au profit des théùtres ; les magasins de nouveautĂ©s reconnurent l’afflux des acheteuses, et les aiguilles renfilĂ©es coururent Ă  qui mieux mieux dans les pongĂ©s, les shantungs et les peaux-de-soie. Tout repartit. À l’exemple du premier syndicat pour la dĂ©fense du territoire, d’autres se constituĂšrent. On placardait affiche sur affiche. Les rĂ©unions publiques s’ajoutaient aux confĂ©rences. Et les capitales manquĂšrent illuminer lorsqu’on apprit qu’en France le Conseil des ministres allait se rĂ©unir pour dĂ©libĂ©rer avec l’AcadĂ©mie des sciences, — mesure Ă©minemment salutaire que tous les États du globe se proposaient d’imiter. Nous rappellerons en peu de mots la sĂ©ance française mixte, cette assemblĂ©e historique, — modĂšle des parlements futurs, en attendant que les personnages scientifiques aient remplacĂ© complĂštement les politiciens. Elle s’ouvrit Ă  l’ÉlysĂ©e, le mercredi 11 septembre, et commença par une dispute. Compte rendu officiel, piĂšce 843. ReflĂ©tant la conviction nationale, qu’il partageait, le ministre de la Guerre proposa d’examiner sans ambages les moyens les plus sĂ»rs, expĂ©ditifs et radicaux, de dĂ©truire les continents sus-aĂ©riens. Il ajouta qu’il importait de le faire au plus tĂŽt, avant que les Sarvants n’eussent construit de nouveaux aĂ©roscaphes. Il parla de mortiers colossaux et de projectiles explosifs, — et se vit couper la parole. Le ministre des Colonies l’interrompait et lui demandait de quel droit bombarder ce pays qu’on pourrait sans doute, avec le temps, conquĂ©rir, annexer peut-ĂȘtre et, Ă  tout le moins, ratifier d’un protectorat. Le pire qu’il s’autorisait Ă  prĂ©voir, c’était le massacre des indigĂšnes, encore qu’il eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rable, Ă  son sens, de les asservir. Mais dĂ©vaster de fond en comble la terre invisible ? Jamais ! Il devait y avoir lĂ -haut des richesses irrĂ©vĂ©lĂ©es fort apprĂ©ciables. Pour son compte, il caressait l’espoir que la France, un jour, s’augmenterait de cette belle possession plus Ă©tendue que toute la surface qu’on voit aux mappemondes. Le physicien Salomon Kahn voulut alors intervenir. Mais le ministre du Travail entra dans la discussion. AprĂšs un compliment ironique Ă  l’adresse de ses deux collĂšgues — les ayant admirĂ©s d’avoir, pour une fois, montrĂ© chacun l’esprit de son dĂ©partement, et s’étant fĂ©licitĂ© de ce que le ministre de la Guerre eĂ»t Ă©tĂ© belliqueux et le ministre des Colonies colonisateur — il annonça qu’il allait, lui, ministre du Travail, faire entendre les phrases qui auraient dĂ» sortir de la bouche du garde des sceaux, ministre de la Justice. Et il prouva que l’idĂ©e de colonisation n’était pas recevable, au triple point de vue du code, de la jurisprudence et de la justice. Car les plaines du vide appartenaient dĂ©jĂ  aux hommes. Sensation prolongĂ©e. — Vous savez bien, n’est-ce pas, que tout propriĂ©taire foncier est propriĂ©taire non seulement du sol, mais encore du sous-sol de sa propriĂ©tĂ© ? Depuis l’extension de la navigation aĂ©rienne, vous vous le rappelez, on a reconnu symĂ©triquement la propriĂ©tĂ© du dessus, — la propriĂ©tĂ© de la portion d’air qui se trouve au-dessus du sol. Tout l’espace qui se trouve au-dessus de mon champ m’appartient — donc je suis propriĂ©taire d’un lopin de territoire sus-aĂ©rien. Si mon champ est rond, j’ai lĂ -haut un rond du continent invisible ; mais ce rond est un peu plus grand que celui de mon champ, — parce que, messieurs, ce que nous possĂ©dons lorsque nous possĂ©dons un terrain, ce n’est pas une surface, c’est un volume ; je l’ai dit ; acheter un champ rond, ce n’est pas acheter un cercle de campagne, c’est acheter un cĂŽne illimitĂ© de feu, de roc, de glĂšbe, d’atmosphĂšre et de vide, dont la pointe se trouve au centre de la Terre oĂč toutes les propriĂ©tĂ©s, se rejoignant, tombent Ă  rien et dont la base est Ă  l’infini. Les astres, messieurs, ne peuvent graviter qu’en passant de l’une Ă  l’autre de ces divisions d’éther tronconiques dont nous sommes les possesseurs. » De mĂȘme, messieurs, vendre un champ carrĂ©, ce n’est pas vendre un carrĂ© de culture, c’est vendre une pyramide rĂ©guliĂšre Ă  quatre pans
 » — On voit que vous avez Ă©tĂ© rĂ©pĂ©titeur de gĂ©omĂ©trie ! » lança quelqu’un. — Il veut Ă©pater l’AcadĂ©mie ! » gouailla le sous-secrĂ©taire d’État aux Beaux-Arts. Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. — Sous le rapport de la propriĂ©tĂ©, » poursuivit l’interrompu, la Terre peut ĂȘtre comparĂ©e Ă  l’ananas, dont la structure
 » — Assez ! assez ! » criait-on de toutes parts. Au fait ! » — À la question ! » — Parlez-nous des Sarvants ! » — Proposez quelque chose ou taisez-vous ! » — Je demande la parole» fit M. Le Tellier. On la lui donna. Le silence s’établit. — Messieurs, » commença-t-il, avant d’anĂ©antir ou de coloniser le monde invisible, la France scientifique doit encore travailler des lustres et des lustres. » À la hauteur de cinquante kilomĂštres nulle bombe ne saurait parvenir, du moins utilement. Car, si elle arrivait jusque-lĂ , son explosion dans le vide ne produirait que d’insignifiantes dĂ©gradations. Par contre, en retombant sur terre avec une force de bolides, les shrapnells non Ă©clatĂ©s y provoqueraient des malheurs irrĂ©parables. VoilĂ  pour l’anĂ©antissement. » Voyons la colonisation. Les appareils dont nous disposons ne peuvent nous transporter lĂ -haut. Sur une profondeur de vingt-cinq mille mĂštres environ Ă  partir du niveau atmosphĂ©rique, l’air est trop rarĂ©fiĂ© pour soutenir nos ballons, nos aĂ©roplanes et nos hĂ©licoptĂšres. Vouloir y voler correspond Ă  vouloir nager dans le brouillard. Folie. » MĂȘme, si nous savions organiser un navire aussi lĂ©ger, prĂ©cis et rĂ©sistant que l’aĂ©roscaphe, — si l’aĂ©roscaphe radoubĂ© reprenait du service, — il ne pourrait monter que six hommes Ă  la fois. Et il faudrait connaĂźtre la manƓuvre ! Aussi bien l’aĂ©roscaphe n’est-il pas raccommodable ; nous sommes impuissants Ă  le reproduire ; et le moteur serait trop lourd que nous mettrions Ă  la place des dynamos-crapaudiques, — pardonnez-moi cette nĂ©ologie barbare. » Et puis, lĂ -haut, messieurs, comment vivre ? J’entends bien qu’il existe des respirols contre l’asphyxie ; mais quel scaphandre inventer contre la dĂ©pression ? quelle cuirasse hermĂ©tique et cependant articulĂ©e ?
 » Non, non, il ne faut pas songer Ă  dĂ©molir le continent superaĂ©rien, qui d’ailleurs tient peut-ĂȘtre un emploi fondamental dans l’économie de la planĂšte, — qui est peut-ĂȘtre un prĂ©cieux condenseur de calorique solaire, — et dont la disparition entraĂźnerait peut-ĂȘtre celle de la faune terrestre, y compris certain orang dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, tyrannique et vicieux, qui nous est cher de tout notre Ă©goĂŻsme. » Et ne songez pas non plus Ă  coloniser ce monde, puisqu’il nous est consignĂ©, — puisque, hĂ©las, nous ne possĂ©dons qu’en utopie la columbiad de Jules Verne et la cavorite de Wells. » — Mais alors que faire ? » — Oui que faire ? » — Allons-nous donc nous laisser pĂȘcher jusqu’au dernier ? » — Ils viennent chez nous, si nous n’allons pas chez eux ! » — Ils nous coloniserons, si nous ne les colonisons pas ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique ne disait rien. — Minute !
 Deux mots, je vous prie ! » hacha M. Le Tellier au plus fort des exclamations. Tout cela est irrationnel. Qui de vous eut jamais le dessein d’aller faire de la pĂ©nĂ©tration pacifique chez les poissons ? de coloniser les steppes sous-marines et les pampas liquides ?
 Vous savez bien que les Sarvants ne professent pour nous qu’une simple curiositĂ© scientifique ! » — Le reste viendra ! » — Pas sĂ»r. Ou bien dans trĂšs longtemps, quand nous-mĂȘmes nous aurons des vellĂ©itĂ©s de conquĂȘte Ă  l’égard du fond de la mer. Et alors nous serons prĂȘts Ă  recevoir les Invisibles. — Pour l’instant, il s’agit, sans plus, de nous dĂ©fendre, au cas oĂč de nouvelles explorations nous menaceraient, — menaceraient ce malheureux Bugey qui, de toute Ă©vidence, se trouve ĂȘtre le fond de la mer des Sarvants. VoilĂ  la question. » Or, je prĂ©tends, pour peu qu’on y rĂ©flĂ©chisse, que cette question ne se pose mĂȘme plus ! Mouvement. » Convaincu, par la raison, que les araignĂ©es invisibles n’ont Ă  cette heure — et n’auront sans doute jamais — que des intentions ocĂ©anographiques Ă  l’endroit d’un monde oĂč elles ne sauraient vivre que pĂ©niblement affublĂ©es d’armures isolantes, ou cloĂźtrĂ©es dans des cloches sous-aĂ©riennes, comme nous dans l’eau profonde, — je dis qu’il s’écoulera nombre d’annĂ©es avant qu’elles recommencent leur tentative de musĂ©um. Et je le prouve. » Voyons, messieurs, croyez-vous qu’il attache une grande importance Ă  la pĂȘche humaine, cet immense peuple invisible qui n’a, dans ce but, nolisĂ© qu’une seule embarcation ?
 Eh oui, une seule ! Vous ne l’ignorez pas, en effet depuis le naufrage de l’aĂ©roscaphe aucun enlĂšvement ne s’est produit. Nous avons donc affaire Ă  l’entreprise assez modique d’un groupe de Sarvants savants, de ceux qui, je suppose, jouent le rĂŽle de cervelle dans leurs singuliers assemblages. — Eh bien, dites-moi, le rĂ©sultat de cette campagne est-il encourageant pour eux ? Il s’en faut de tout. D’une part, le sous-aĂ©rien s’est perdu corps et biens ; et d’autre part ici, la voix de l’orateur s’embarrassa de sanglots retenus et d’autre part, messieurs, leurs captifs
 — excusez-moi, — leurs captifs succombent
 avec une effr
 effrayante rapiditĂ©. Messieurs les membres du gouvernement sont mieux placĂ©s que personne pour vous dire avec quelle horrible frĂ©quence les cadavres tombent maintenant du ciel sur le triste Bugey
 » Un instant, aveuglĂ© par mes larmes, trompĂ© par mes propres chagrins, j’ai pu croire Ă  l’énormitĂ© du PĂ©ril Bleu ; j’ai pu croire qu’il menaçait tous les hommes dĂšs Ă  prĂ©sent. Je suis Ă©difiĂ©. Les Sarvants ne sont pas Ă  la veille de renouveler un essai d’aĂ©rarium qui Ă©choua dans une catastrophe navale et dans un insuccĂšs d’élevage. » Que faire ? PrĂ©parons l’avenir, si lointain qu’il paraisse. Et que ceux dont les parents sont aux griffes des araignĂ©es attendent courageusement la chute de leurs corps ! » M. Le Tellier s’assit lourdement, comme un voyageur au terme de sa course. Ses collĂšgues l’entouraient et lui serraient les mains. Dans le bruit de leurs compliments, on entendit le ministre de la Guerre s’obstiner — Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » Le prĂ©sident de la RĂ©publique, sortant d’un rĂȘve, dit alors, avec le joli accent de Gascogne — HĂ©, dites un peu, monsieur Le Tellier ! Vous qui fĂ»tes le Christophe Colomb, le Vespuce de cette AmĂ©rique, ou mieux encore le Le Verrier de ce Neptune
 Dites un peu ! Ces territoires superposĂ©s aux nĂŽtres, ces gens sous lesquels nous vivons depuis sans cesse
 HĂ©, bĂ© ! est-ce que cette phrase-lĂ  n’est pas absurde ?
 » — Toute chose paraĂźt absurde, monsieur le prĂ©sident, lorsqu’elle est trĂšs neuve, trĂšs Ă©trange, et que nous l’apercevons tout Ă  coup, au dĂ©pourvu, sans qu’une chaĂźne d’épisodes ou de raisonnements nous ait amenĂ©s progressivement jusqu’à elle, par de faibles surprises successives ou de petits enseignements graduels, dont la somme constitue cependant soit une extrĂȘme stupĂ©faction, soit une science approfondie. » C’est aussi question de vocabulaire. » Tenez, vous eussiez dit Ă  quelque Romain d’autrefois, au plus intelligent, au plus poĂšte des Romains Horace, par exemple, — ou bien Ă  quelque Grec, au plus savant des Grecs Aristote, si vous voulez, — vous leur eussiez dit cette phrase Ă  la fois lyrique et scientifique Un jour, ĂŽ maĂźtres, on emploiera la foudre Ă  pousser des galĂšres. » » À ces mots, je vois d’ici, monsieur le prĂ©sident, Aristote sourire et Horace lever les Ă©paules
 » Cependant, la phrase que vous prĂ©tendiez absurde tout Ă  l’heure, sera dans quelques annĂ©es aussi vraiment simple et naturelle qu’il est simple et naturel de dire aujourd’hui, deux mille ans aprĂšs Horace et Aristote Il y a des bateaux Ă©lectriques. » Le prĂ©sident de la RĂ©publique regagna son rĂȘve Ă©lysĂ©en. — Il faut dĂ©truire les Sarvants ! » tonna le ministre que l’on sait. La sĂ©ance continua, et fut levĂ©e sur un ordre du jour invitant les Chambres Ă  voter des crĂ©dits pour l’étude de projets destinĂ©s Ă  combattre une nouvelle expĂ©dition arachnĂ©enne, d’ailleurs improbable ». xviiNouveau Message de Tiburce L’astronome sortit de l’ÉlysĂ©e rompu de lassitude. Il avait dĂ» faire un violent effort sur lui-mĂȘme pour se montrer optimiste Ă  la sĂ©ance du Conseil. Sa tristesse de pĂšre et sa raison de savant s’étaient livrĂ© bataille. C’est une belle action, mais c’est une torture, de peindre l’avenir des autres en couleurs agrĂ©ables, quand l’avenir est devant soi comme un trou noir. Il rentra chez lui dĂ©moralisĂ©, estimant sa tĂąche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, oĂč le docteur Monbardeau l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. M. Le Tellier voulait ĂȘtre lĂ  — quel supplice infernal que cette pensĂ©e ! — lorsque, dans la pluie de cadavres tombant sur le Bugey
 — Oh ! cette pensĂ©e de damnation qui lui venait sans relĂąche et qu’il n’avait jamais l’horrible courage de finir !
 M. d’AgnĂšs l’attendait boulevard Saint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvre homme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant le duc avait l’air sombre. Il s’ouvrit de son dĂ©sespoir Ă  M. Le Tellier. Aucun ingĂ©nieur ne lui laissait la moindre illusion ; le monde invisible Ă©tait inexpugnable ; ainsi le dĂ©crĂ©taient les FacultĂ©s. Lui, il en devenait neurasthĂ©nique. La nuit, ses cauchemars l’effaraient de visions sus-aĂ©riennes vivisections, mariages scandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et le jour, ses idĂ©es restaient imbues de dĂ©lire. Il n’avait pas Ă©chappĂ© Ă  la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gens impressionnables et les faisait marcher Ă  tĂątons en plein midi, de sorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Et quand, de sa fenĂȘtre, le duc d’AgnĂšs considĂ©rait l’agitation des passants, il croyait voir, Ă  travers les carreaux, une collection poissonneuse dans un aquarium ! — S’il me restait au moins une toute petite chance ! » fit-il subitement avec un demi-sourire honteux
 M. Le Tellier leva les bras pour les laisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’AgnĂšs reprit en balbutiant — Oui, je sais bien
 Il faudrait ĂȘtre fou
 aussi fou que
 euh ! hem !
 que, hem
 que Tiburce, par exemple, n’est-ce pas ?
 Ah ! celui-là
 rien ne le dĂ©concerte
 hum
 » Il sortit une lettre d’un geste empruntĂ©. — J’ai
 hem !
 Il m’a envoyĂ© ça. » — Ne me faites pas voir cette lettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guĂšre, Ă  votre Tiburce ! C’est vrai dire qu’il y a encore un imbĂ©cile pour croire Ă  ces bienheureuses chimĂšres
 Ah ! l’enviable crĂ©tin ! Serrez votre papier, mon ami ; cela me ferait du mal. » — Évidemment ! » concĂ©da le duc d’AgnĂšs. Mais cependant, il relisait pour lui seul le message insensĂ© de Tiburce. piĂšce 845 Bombay, le 3 aout 1912. Je conserve bon espoir, cher ami, quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme le plus habile de la terre Hatkins. Tu te rappelles que je me suis embarquĂ© Ă  la poursuite d’un certain rĂ©vĂ©rend Hodgson et de sa fille, que je soupçonnais ĂȘtre Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvĂ©s Ă  Singapour avec une facilitĂ© surprenante. C’étaient un vieux pasteur protestant et sa sƓur aĂźnĂ©e ! L’ostentation qu’ils apportaient Ă  ne pas se cacher m’a vivement rĂ©vĂ©lĂ© le piĂšge ; ces deux vieillards Ă©taient des complices que Hatkins avait fait dĂ©barquer en mĂȘme temps que lui et qui, dĂšs cet instant, avaient pris le nom d’emprunt dont l’AmĂ©ricain et Mlle Le Tellier s’étaient affublĂ©s sur le bateau. Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagne s’enfuyaient. — Ils s’enfuyaient encore c’était donc eux, de plus en plus. Par dĂ©duction, je dĂ©couvre le chemin qu’ils ont pris. Depuis leur arrivĂ©e, deux paquebots seulement appareillĂšrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon gĂ©nie familier me souffle Calcutta. J’y vais, et j’apprends, moyennant finances, que nul dĂ©barquĂ© ne ressemble, de prĂšs ou de loin, Ă  qui je voudrais qu’il ressemblĂąt. Ayant fumĂ© quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste Ă  Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considĂ©rable. Mais, Ă  Madras, j’ai la satisfaction de reconnaĂźtre que mes intuitions ne m’ont pas trompĂ© deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frĂšres Tinska, aprĂšs avoir sĂ©journĂ© quelques jours Ă  l’hĂŽtel. Il est vrai qu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais du nord et d’HaĂŻderabad, par terre
 Qu’importe ! Tinska, n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ? Je les tenais ! Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay oĂč je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon
 Mais lĂ , dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. — Ce matin, pourtant, aprĂšs un millier de dĂ©marches et de rebuffades car je n’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et la dĂ©fĂ©rence j’ai su, de l’agence Cook, qu’une sociĂ©tĂ© grecque composĂ©e de quatre personnes deux jeunes mĂ©nages, les YĂ©niserlis et les Rotapoulo, viennent de s’embarquer pour Bassora au fond du golfe Persique. De Bassora, ils comptent remonter la MĂ©sopotamie et gagner Constantinople Ă  travers les terres, pour ensuite rentrer en GrĂšce. — Je suis sĂ»r que les Monbardeau-d’ArviĂšre ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les quatre Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni Ă  l’agence un luxe de dĂ©tails inouĂŻs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit Tiburce ne croira jamais que c’est nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et en effet, ils ne cherchent pas mĂȘme Ă  masquer qu’ils sont deux hommes et deux femmes !
 Tout autre que moi aurait abandonnĂ© cette piste trop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora. La superbe randonnĂ©e ! J’ai fait, par l’AmĂ©rique, le Japon et l’Indo-Chine, plus de la moitiĂ© du tour du monde. Avant qu’ils n’aient bouclĂ© la boucle, je les aurai rattrapĂ©s. J’ai conscience de les avoir talonnĂ©s, traquĂ©s, si implacablement, qu’ils n’ont pu s’arrĂȘter comme ils le voulaient, et que je les ramĂšne au lancer, en Europe, oĂč nous serons leurs maĂźtres ! Sursum corda, cher ami ! À toi en toute affection ; et que Mademoiselle d’AgnĂšs veuille trouver ici les hommages de son dĂ©vouĂ© Tiburce. — Vous me faites de la peine en Europe. Ma parole, votre frousse se rĂ©percute jusqu’ici ! Les indigĂšnes invoquent le Trimourti contre le PĂ©ril Bleu ! J’oubliais une chose un journal d’AmĂ©rique imprime aux Ă©chos mondains que Hatkins a renoncĂ© Ă  son voyage autour du monde et qu’il va donner une fĂȘte dans son hĂŽtel de New-York !
 Crois-tu qu’il est roublard ! Une fĂȘte chez Hatkins, soit ; mais Hatkins lui-mĂȘme, non. C’est un duplicata de Hatkins qui le remplacera. Cet homme dĂ©penserait ses milliards pour me berner !
 — Adieu. T. Quand le duc d’AgnĂšs eut fini de lire ces abracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux une petite flamme. — Ah çà ! » fit-il en se croisant les bras, est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de la sottise de ce roussin d’occasion ? » M. d’AgnĂšs rougit comme s’il venait d’ĂȘtre Ă©veillĂ© par le sĂ©nateur BĂ©renger au milieu d’un rĂȘve libertin. — Un doute ?
 HĂ©las ! comment voulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de source certaine que M. Hatkins est Ă  New-York ; j’ai lu le journal de Robert Collin qui a vu chez les Sarvants ceux que nous pleurons dĂ©jĂ . AprĂšs cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoute foi aux lettres de Tiburce, qui prĂ©tend les avoir suivis autour du monde ?!
 » Je reconnais pourtant que
 oui, une minute, ce ton joyeux, cette assurance alerte
 Et puis, monsieur, nous sommes toujours tentĂ©s de croire ce qui nous cause du chagrin ; et, voyez-vous, quand je songe que Mlle Marie-ThĂ©rĂšse aurait suivi Hatkins
 » — Vous aimeriez encore mieux la savoir dans l’aĂ©rarium ! » dit amĂšrement M. Le Tellier. — Ha ! monsieur, que me faites-vous dire ! Ayez pitiĂ© de moi ! Toutes mes transes, toutes mes jalousies, tout mon martyre Ă©ternel, plutĂŽt qu’une larme aux cils de votre fille ! » Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-lĂ , confessant son amour et son mal, d’une voix Ă©nervĂ©e, rauque et vacillante, avec cette emphase de mĂ©lodrame qui ravale au ton de mauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie. xviiiApparition de l’invisible AprĂšs le dĂ©part du savant dont l’autoritĂ© avait dominĂ© la phase parisienne du PĂ©ril Bleu, on profita de sa retraite pour mettre Ă  exĂ©cution certain projet que l’astronome avait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission du public au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas en principe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait ĂȘtre gratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aĂ©roscaphe cessĂąt d’ĂȘtre invisible, au moins en partie, grĂące Ă  l’intermĂ©diaire d’une peinture ou de tout autre procĂ©dĂ©. Malheureusement, le public grondait. C’est-Ă -dire que trois ou quatre publicistes le faisaient gronder. On vit le moment oĂč la question deviendrait Ă©lectorale, et, encore que le sous-aĂ©rien fĂ»t toujours rĂ©tif Ă  tout maquillage visibilisateur, l’accession du peuple fut dĂ©cidĂ©e et taxĂ©e Ă  cinquante centimes par tĂȘte, au profit des sinistrĂ©s bugistes. — L’entrĂ©e payante ne fut imposĂ©e que pour Ă©viter l’encombrement. DĂšs le premier jour, dimanche 22 septembre, il arriva ce qu’avait prĂ©dit M. Le Tellier. La foule aperçut, en tout et pour tout, une haute et solide barriĂšre dĂ©fendant un enclos inoccupĂ© ; des agents de police la doublaient Ă  l’intĂ©rieur. C’était bien le cas de dire qu’on avait payĂ© pour ne rien voir. Dans l’ñme obtuse de la multitude, cette idĂ©e avait pris corps que fichtre, on verrait toujours, Ă  n’importe quoi, que ce truc-lĂ  Ă©tait invisible ! » Et l’on voulait voir ! Et l’on Ă©tait furibond de ne rien voir pour ses dix sous ! Une Ă©meute Ă©clata, On nous vole ! C’est une supercherie ! » L’existence des Sarvants n’était plus qu’une fumisterie de fonctionnaires escrocs, destinĂ©e en fin de compte Ă  gruger le contribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchĂ©s se rappelaient entre eux les sommes Ă©normes envoyĂ©es au secours du Bugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont le comitĂ© de rĂ©partition n’avait distribuĂ© que fr. 95. Ceux mĂȘmes qui avaient acceptĂ© l’invisible au carrefour Louis-le-Grand ne l’admettaient plus, maintenant qu’ils avaient dĂ©boursĂ© leur piĂšce blanche afin de le contempler. Sur un ordre, les agents frappĂšrent l’aĂ©roscaphe retentissant
 — Ouh ! Ouh ! — CompĂšres ! — Robert Houdin ! — Ouh ! Ouh ! — V’lĂ  les cognes qui veulent faire la pige aux frĂšres Isola ! — CompĂšres ! — Assez ! Assez ! — Honteux !
 » En exĂ©cution d’un deuxiĂšme ordre, les agents rĂ©tablirent des cordages autour du sous-aĂ©rien
 Puis les gradĂ©s atteignirent la plate-forme occulte et s’y promenĂšrent sans appui, comme les astres dans l’infinie subtilité  Puis on alla chercher les moulages de l’hĂ©lice et de la pince-cisaille-panier
 Puis douze citoyens furent invitĂ©s Ă  venir toucher l’aĂ©roscaphe
 Mais rien ne put retourner la foule, qui voyait partout des compĂšres et des traĂźtres. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarme sans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation. S’il avait cru Ă  la rĂ©alitĂ© du bateau, il aurait tentĂ© de le mettre en piĂšces. Çà et lĂ , des Ă©chauffourĂ©es se produisirent ; on Ă©touffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent. Le prestige du PĂ©ril Bleu venait de recevoir une atteinte irrĂ©parable. Le lendemain, les journaux de l’opposition prĂ©tendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’une escroquerie gouvernementale et d’un crime de l’Étatisme, mais aussi d’un stratagĂšme pour distraire de la situation sociale, sans cesse plus tendue, l’attention civique. Le pouvoir s’était servi de ce dĂ©rivatif indigne comme il se servait parfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisibilitĂ©, que l’existence mĂȘme des terres invisibles. Et quand, triomphalement, le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avait trouvĂ© la peinture tant dĂ©sirable, et fait apparaĂźtre ainsi le morceau d’aĂ©roscaphe que la France lui avait confiĂ©, la dĂ©mocratie refusa d’y voir autre chose qu’un nouveau machiavĂ©lisme des imposteurs. Quelle attrape ! Ils allaient peindre Ă  neuf quelque vieux sous-marin dĂ©classĂ©, hors service, et l’exhiber comme Ă©tant l’aĂ©roscaphe invisible recouvert de la cĂ©lĂšbre arnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savait Ă  quoi s’en tenir. » Ainsi naquit la lĂ©gende du PĂ©ril Bleu, qui Ă©tait pourtant bel et bien de l’histoire. ⁂ Cependant, au vrai, l’arnoldine Ă©tait dĂ©couverte. Le chimiste suĂ©dois vint Ă  Paris sans perdre une minute. Il apportait le fragment d’aĂ©roscaphe sur lequel tant de combinaisons avaient Ă©prouvĂ© leur impuissance avant l’amalgame vainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que la moitiĂ© ; c’était donc un barre moitiĂ© invisible et moitiĂ© jaune, — d’un magnifique jaune serin. Mais, premiĂšre dĂ©ception, les Chambres se refusĂšrent Ă  voter la plus faible subvention. Et, secondement, un projet de sociĂ©tĂ© anonyme au capital de quatre cent mille francs, pour la peinture de l’aĂ©roscaphe, avorta misĂ©rablement. Arnold se montra plus grand que tout un peuple. Il prit Ă  sa charge les dĂ©penses considĂ©rables — car cette couleur valait plus de trois mille francs le litre — et fabriqua des quantitĂ©s d’arnoldine. D’habitude, la peinture dissimule les choses. Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses. Quand tout fut prĂ©parĂ©, Arnold convoqua autour du navire un congrĂšs de savants, pour assister Ă  ce vernissage d’un nouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu. Belloir Ă©chafauda ses gradins, environna d’un cirque de planches l’invisible appareil
 Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devant une galerie de cĂ©lĂ©britĂ©s cosmopolites, le Scandinave endossa la blouse blanche, et donna le premier coup de pinceau. Les cinĂ©matographes et les instantanĂ©s dessinaient un grand rond ; les pots d’arnoldine Ă©taient rĂ©partis de tous cĂŽtĂ©s ; un orchestre jouait une marche hĂ©roĂŻque. L’invisible apparut peu Ă  peu. Comme si la brosse chargĂ©e de crĂšme jaune avait eu le don de les crĂ©er, tous les dĂ©tails du bateau surgirent dans l’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, et l’effroyable cisaille, et l’affreux panier en forme d’épuisette, avec son rĂ©seau de mailles, — tous trois au bout de tiges articulĂ©es s’allongeant au moyen de douilles Ă  coulisse. Les machines exhibĂšrent ensuite leurs complications de finesse et d’enchevĂȘtrement, leurs sphĂšres innombrables et drolatiques, les boĂźtes dĂ©sertes oĂč le galop sur place des batraciens mĂ©canisĂ©s engendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couche s’allonger, devenir un long tube et se fleurir d’une hĂ©lice jaune comme lui, jaune comme les machines et la pince cisaille. On vit le blaireau d’Arnold peindre en ronde bosse, Ă  mĂȘme l’atmosphĂšre, des instruments dĂ©sordonnĂ©s, les uns d’aspect Ă©lĂ©mentaire et volumineux, d’autres infiniment confus et multiples, dont l’arnoldine, hĂ©las, empĂątait les mignardises. Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait, glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines. Ayant peint l’organisme de l’aĂ©roscaphe, il s’adjoignit des aides et continua sa besogne d’enchanteur. La pince-cisaille et son panier disparurent dans une tour safran qui ressemblait Ă  la cheminĂ©e d’un steamboat ; l’assistance frĂ©mit elle avait reconnu le cylindre oĂč tant de captifs s’étaient abandonnĂ©s Ă  tant de terreurs
 Mais l’air se cloisonnait de murailles, de plafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient Ă  l’entour de la machinerie et des attirails. L’aĂ©roscaphe avait l’air d’une embarcation que l’on eĂ»t construite Ă  l’envers des autres, en commençant par oĂč d’ordinaire on finit ; la coque faisait encore dĂ©faut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides, montĂ©s sur des Ă©chelles, Ă©tendaient l’arnoldine Ă  grands coups. PiĂšce Ă  piĂšce, les entrailles du sous-aĂ©rien se cachaient sous le rideau soufre, rigide et bombĂ©, qu’ils dĂ©ployaient d’une façon magicienne. Enfin, la couche d’arnoldine Ă©tant parfaite, un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans le cirque ; et, devant sa ressemblance frappante avec un dirigeable — ressemblance que la teinte citrine accentuait encore — chacun s’étonna bruyamment. Arnold rentra dans le sous-aĂ©rien pour barbouiller le fond de cale
, et quand il ressortit par l’une des Ă©coutilles, aux accents de l’hymne suĂ©dois, seul, debout au milieu de l’arĂšne, sur le dos de l’aĂ©roscaphe qu’il semblait terrasser, — on lui fit une apothĂ©ose. La couleur ! La couleur ! Principe de visibilitĂ© sans lequel nos yeux seraient d’inutiles merveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de la vue ! La couleur, il l’avait donnĂ©e Ă  la matiĂšre clandestine, et maintenant tout le monde voyait l’invisible ! Arnold salua. Les taches de sa blouse ensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibĂ©e d’arnoldine, des gouttes d’or tombaient superbement. La foule se retira comme Ă  regret. Quand le dernier spectateur eut quittĂ© le Grand-Palais, la peinture Ă©tait sĂšche, et la nuit sans lune et sans Ă©toiles Ă©tait venue, si Ă©paisse, que l’aĂ©roscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dans les tĂ©nĂšbres qui abolissent la couleur et crĂšvent nos yeux. Or, au cƓur de cette ombre, tandis qu’un banquet de quinze cents couverts alimentait le congrĂšs des savants et fĂȘtait la victoire des hommes sur l’invisible, — au cƓur de cette ombre, une Ɠuvre obscure, inexorable, s’accomplissait, — l’Ɠuvre incomprĂ©hensible de forces inconnues, infinitĂ©simales, — une Ɠuvre d’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-ĂȘtre
 Cela se passa dans l’ombre et le silence. On ne sait pas comment cela s’est passĂ©. Belloir, qui vint dĂšs le potron-jaquet pour dĂ©monter le cirque, ne trouva plus le sous-aĂ©rien, mais seulement, Ă  sa place, un tapis de poussiĂšre jaune serin, naviculaire. Un tapis fort mince. Une poussiĂšre tĂ©nue au suprĂȘme degrĂ©. L’on eut beau courir en tous sens, et tĂąter l’air, et gauler le vide avec d’immenses perches
 L’aĂ©roscaphe n’existait plus. La peinture suĂ©doise, corrosive de la substance invisible, l’avait rongĂ© en quelques heures. La gloire du chimiste sombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait les cheveux ; il ne comprenait pas comment l’aĂ©roscaphe s’était pulvĂ©risĂ©, alors que l’échantillon, prĂ©levĂ© sur le bateau mĂȘme et dont il s’était servi pour ses expĂ©riences, avait rĂ©sistĂ© Ă  l’attaque
 Enfin, la vĂ©ritĂ© se fit jour dans l’esprit d’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir au spĂ©cimen avant de rĂ©ussir, quelque bain, sans doute, possĂ©dait la vertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine, — au lieu que l’aĂ©roscaphe, lui, n’avait bĂ©nĂ©ficiĂ© d’aucune opĂ©ration prĂ©alable. Un bain ! Oui, mais lequel ? Il en avait tant essayĂ© !
 Et puis, Ă  quoi bon le rechercher, Ă  prĂ©sent que l’aĂ©roscaphe n’était plus ? Arnold, cependant, s’efforça de confectionner de la matiĂšre invisible, — de faire la synthĂšse de cette bizarrerie dont l’analyse lui avait coĂ»tĂ© mille tourments et cela pour rester incomplĂšte, le composĂ© donnant, avec les acides, des rĂ©actions extravagantes. Il ne rĂ©ussit qu’à diluer plusieurs spĂ©cimens dans un mĂ©lange dĂ©moniaque, enfiĂ©vrĂ© de courants alternatifs, et s’arrangea si bien qu’il dĂ©truisit de la sorte tout ce qui demeurait ici-bas du mĂ©tal inestimable. Ce fĂącheux inventeur y laissa l’entendement. Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours Ă  GƓteborg. TantĂŽt il veut aller peindre les continents sus-aĂ©riens, pour les rĂ©duire en poudre. Et tantĂŽt, croyant avoir trouvĂ© l’antidote de l’arnoldine, l’insensĂ© parle de vernir cette voĂ»te transparente, afin que la nuit s’étende Ă  jamais sur l’ingratitude et sur l’ironie. C’est de cette façon que l’invisible — passez, muscade ! — apparut et redisparut. xixTiburce abandonne Dans sa chambre blanche et rose, toute claire au clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus que jamais chambres de jeune fille » — Mlle d’AgnĂšs venait d’achever sa toilette. La servante arrangeait un dĂ©sordre de fanfreluches. Mlle Jeanne d’AgnĂšs regarda son visage au fond d’un miroir, et lui adressa une petite grimace triste, Ă  cause qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approcha d’un calendrier perpĂ©tuel et fit jouer son dĂ©clic afin de le mettre Ă  jour. Le calendrier marqua MERCREDI 16 OCTOBRE Et le cartel anglais carillonna — Dix heures ! » Mlle Jeanne pensa, presque simultanĂ©ment, que l’heure du courrier Ă©tait passĂ©e ; que depuis un mois Tiburce le fol, Tiburce l’entĂȘtĂ©, Tiburce le Hutin, n’avait pas donnĂ© de ses nouvelles ; et qu’elle avait vingt ans aujourd’hui. Le front aux vitres de sa fenĂȘtre, elle regarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne. Trois coups discrets troublĂšrent sa rĂȘverie. — Qu’est-ce que c’est ? » fit-elle. Une voix d’homme rĂ©pondit, obsĂ©quieuse et sourde — C’est Monsieur le duc, Mademoiselle, qui demande si Mademoiselle veut bien descendre un petit moment dans son cabinet. » — ?
 !
 » Sans rien dire, toute glacĂ©e, le sein houleux, Mlle d’AgnĂšs se rendit chez son frĂšre. Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fĂ»t Ă  contre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air dĂ©fait. Il lui dit Ă  brĂ»le-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux et affectueux — Écoute, Jeanneton
 D’abord, Ă©coute tu aimes toujours bien Tiburce, n’est-ce pas ?
 — Pauvre petit lapin, te voilĂ  toute tremblante
 Ne crois pas
 » — Mais oui
 je l’aime, Tiburce
 » — Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras, va, mon petit lapin ; tu l’épouseras quand mĂȘme. Autrefois, tu sais, j’étais inepte de m’opposer Ă  votre mariage ; et depuis, le subordonner au succĂšs de Tiburce, vois-tu, faire dĂ©pendre votre bonheur du mien, ça, c’était d’un Ă©goĂŻsme sans nom ! sans nom !
 Mais tu l’épouseras, va, mon petit ! » — François, je te remercie de tout mon cƓur
 » Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il
 il n’a pas rĂ©ussi, alors ?
 Tu dis que je l’épouserai quand mĂȘme ?
 et tu pleures !
 » Elle l’embrassait. 
Il n’a pas rĂ©ussi ? » — Parbleu ! » s’écria le duc en chevrotant. C’était bien sĂ»r qu’il Ă©chouerait ! Je ne sais pas comment j’ai Ă©tĂ© assez idiot pour me raccrocher Ă  cette hypothĂšse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothĂšse, celle des Sarvants, Ă©tait si affreuse !
 Si affreuse et si dĂ©finitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingĂ©nieurs ce matin, et mon courrier
 ce n’est que des rĂ©ponses d’ingĂ©nieurs ! Tout ça dĂ©sespĂ©rant ! Jamais on n’ira lĂ -haut. Jamais ! jamais ! jamais !
 » Mlle d’AgnĂšs reprit tendrement — Tu as une lettre de Tiburce ? » — Oui. La voilĂ . C’est pour te la faire lire et pour te rassurer en mĂȘme temps que je t’ai demandĂ©e. » Elle dĂ©ploya le billet. piĂšce 934 Angora, Turquie d’Asie, ce 11 octobre 1912. Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi ! Pardonne Ă  ma sottise !
 Ceux que je poursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que je cherchais ! Je vois clair Ă  prĂ©sent. La douleur a lavĂ© mes yeux de tant de larmes !
 J’ai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs diffĂ©rents, poussĂ© par mon idĂ©e fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que j’agitais moi-mĂȘme devant mes propres pas ! Oh ! ces derniĂšres semaines ! Cette course fiĂ©vreuse, Ă  cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade Ă  travers la MĂ©sopotamie, le long du Tigre, oĂč, chaque jour, je gagnais du terrain sur les YĂ©niserlis et les Rotapoulo ! Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant Ă  Bagdad, explorant les dĂ©combres de Ninive aprĂšs avoir goĂ»tĂ© Mossoul
 Ils avaient une avance de quinze jours
 Je les ai rejoints entre DiarbĂ©kir et Angora
 et lĂ  J’ai constatĂ© que ce n’étaient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais rĂ©ellement deux jeunes mĂ©nages grecs, de vrais YĂ©niserlis, de vrais Rotapulo, — de braves gens, somme toute, Ă  qui j’ai confiĂ© ma dĂ©sillusion et qui m’ont consolĂ© de leur mieux. Nous sommes arrivĂ©s ici de conserve. Angora, c’est le point terminus de la voie ferrĂ©e qui vient de Constantinople. Une journĂ©e de wagon me sĂ©pare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisĂ© de fatigue et d’ennui, et je compte rester ici — combien de temps ? je ne sais — Ă  me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant Ă  ma bĂȘtise comme Ă  quelque maladie dont je serais convalescent. HĂ©las ! faire du roman dans la rĂ©alitĂ© ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que j’étais !
 Mais, François, maintenant — je t’en supplie — ne me laisse pas dĂ©sespĂ©rer Ă  propos de Mademoiselle Jeanne. Promets-moi que peut-ĂȘtre
 dans bien longtemps
 Pardonne ; je termine. Quand je pense Ă  cela, ma vue se brouille. Adieu. Tiburce. Mlle d’AgnĂšs contempla son frĂšre. — Moi aussi, François, j’ai besoin de pardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pas Marie-ThĂ©rĂšse, et si je l’ai laissĂ© partir, c’est que je comptais sur son acharnement pour flĂ©chir tes rĂ©solutions. Mais Ă  l’heure oĂč mon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas trĂšs honnĂȘte cette machination
 » — Ah ! mon amie, c’est ta diplomatie qui avait raison contre mes prĂ©jugĂ©s ! D’ailleurs, apaise-toi Tiburce serait parti malgrĂ© ta dĂ©fense ; il Ă©tait si convaincu ! » — C’est possible, et j’éprouve un Ă©trange soulagement Ă  le savoir dĂ©sabusĂ©. Un si bon garçon dans de telles erreurs !
 Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissant la vĂ©ritĂ©, pouvais-tu te laisser reprendre Ă  ces sornettes ? » — Depuis qu’on m’a enseignĂ© ce que c’est que l’aĂ©rarium et ce que sont les Sarvants, me dire que Marie-ThĂ©rĂšse est la proie des Sarvants dans l’aĂ©rarium
 c’est cela que mon esprit ne peut pas supporter, et non les idĂ©es folles, non les folies encourageantes ! » — Du courage, mon frĂšre. Je t’aime aussi. Du courage. » — J’en aurai. J’en ai. Mais Je suis Ă©croulé  Je vais tĂącher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit lapin, veux-tu ? » Quand sa sƓur se fut retirĂ©e, le duc d’AgnĂšs sentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait dĂ©sirĂ©. Partout, dĂ©sormais, ne serait-il pas seul comme il Ă©tait seul dans cette salle ? Pouvait-on n’ĂȘtre pas seul en l’absence Ă  jamais de Marie-ThĂ©rĂšse ?
 Il tendit vers le ciel des Sarvants la menace et la vanitĂ© de ses poings, et tout Ă  coup lui vint une ivresse d’amertume, un dĂ©sir forcenĂ© de souffrance et de sanglots. Ah ! » songeait-il comme un enfant gĂątĂ©. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on le veut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et mĂȘme au delĂ  de ce qu’on veut ! » Ainsi l’homme prĂ©tend toujours avoir raison de sa destinĂ©e. Pour endeuiller encore son effroyable solitude, le duc pensa donc Ă  s’ensevelir au noir linceul de l’obscuritĂ©. Mais tel Ă©tait son Ă©garement, qu’il avait oubliĂ© l’heure. Il tourna le commutateur Ă©lectrique, en vue d’éteindre le soleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina, jaunĂątre et dĂ©paysĂ© dans l’éclat du jour, comme un Ɠil de hibou. M. d’AgnĂšs se ressaisit. — Mes compliments ! » fit-il tout haut. VoilĂ  que tu deviens gĂąteux
 Ah ! non ! non ! Ah ! non ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pour la voir une derniĂšre fois, morte et dĂ©figurĂ©e, — pour lui porter des fleurs et la mettre au tombeau, — tu dois vivre ! Et vivre tout entier, de corps et d’ñme !
 Allons ! du nerf ! » xxDisparition du visible La lettre de Tiburce, qui avait tant Ă©mu François d’AgnĂšs, ne produisit aucun effet sur M. Le Tellier, quand il la reçut Ă  Mirastel par les soins du jeune duc. L’astronome et son entourage savaient Ă  quoi s’en tenir dĂšs longtemps. Et tous, — Maxime enfin guĂ©ri, — Mme Le Tellier, blanche et blonde Ă  la fois et ne songeant plus guĂšre Ă  l’élĂ©gance, — Mme Arquedouve ! un peu ratatinĂ©e, si menue, si menue ! — et le pauvre couple des Monbardeau, vieilli, dĂ©semparĂ©, — tous ne pensaient qu’à deux choses examiner au tĂ©lescope le fond de l’aĂ©rarium, avec les petits mouvements produits dans les vides par l’agitation des prisonniers, et reconnaĂźtre, Ă  mesure qu’ils s’abĂźmaient, les cadavres prĂ©cipitĂ©s. C’était toujours la nuit qu’ils tombaient. Ainsi que Robert l’avait supputĂ©, les Sarvants devaient ĂȘtre plus actifs et plus Ă  l’aise dans les tĂ©nĂšbres ; et il ne se passait pas de nuit sans sifflement, pas de matinĂ©e sans qu’un paysan ne vĂźnt au chĂąteau, prĂ©venir qu’un mort s’était abattu dans sa vigne. Les campagnards avaient fini par se rassurer ; de l’aube au soir, ils travaillaient la terre engraissĂ©e de chair humaine. Parfois, en arrivant, ils trouvaient des animaux nuitamment dĂ©gringolĂ©s parfois des hommes et des femmes. À leur appel, Maxime, son pĂšre et son oncle accouraient. Maintenant les cadavres ne portaient plus de traces anatomiques. Plus de vivisection ni de dissection, plus de tortures. Ils Ă©taient complets, honorables, mais d’une excessive maigreur. L’autopsie rĂ©vĂ©la que des maladies les avaient dĂ©vastĂ©s sans que les Sarvants y fussent pour quelque chose. Les captifs ne mouraient que faute de soins, de remĂšdes, de grand air et de bonne nourriture. Mais ils mouraient de plus en plus. On fit le compte des disparus et l’on enregistra les cadavres. Aux environs du 10 octobre, M. Le Tellier acquit la certitude qu’il ne restait lĂ -haut que vingt-cinq malheureux, parmi lesquels Marie-TherĂšse, Henri, Fabienne et Suzanne. C’était une terrible dĂ©couverte. Au train dont les choses marchaient, dans vingt jours tout serait consommĂ©. Les quatre exilĂ©s seraient morts. Mirastel retentit de lamentations. La nuit d’aprĂšs, deux sifflements perçaient les cƓurs
 Mais ce n’étaient que les chutes d’un bouc et d’une Ăąnesse. Ceux qu’on attendait ne tombĂšrent pas les jours suivants. Au zĂ©nith, la tache sombre ne bougeait pas, ne changeait pas. Seulement, l’animation des rainures diminuait, plus rare et plus lente. Le 18 octobre, neuf chrĂ©tiens et une douzaine de bĂȘtes avaient chutĂ© depuis le 10. Il y avait encore seize condamnĂ©s dans l’aĂ©rarium. Le sommeil dĂ©serta le chĂąteau. La nuit, Ă  force d’écouter, chacun souffrit d’étranges courbatures auriculaires. À deux heures du matin, le 19, l’ombre rĂ©sonna d’un bruit particulier qui ne sifflait pas comme d’habitude. On aurait dit d’une charge de grains de plomb criblant la paix nocturne
 Le bruit se rĂ©pĂ©ta plusieurs fois de suite. M. Le Tellier sortit sur la terrasse avec les siens. La lune venait de se coucher ; en luminositĂ© diffuse, sa clartĂ© s’exhalait encore de l’occident. Il faisait un petit vent frais. Le bruit recommença, tandis qu’une sorte de nuage obscur, sifflant comme de la grenaille, allait s’écraser dans le marais, vers CeyzĂ©rieu. Un second, immĂ©diatement, le suivit. Un troisiĂšme. Un quatriĂšme. Un cinquiĂšme
 Ils fondaient pesamment l’un sur l’autre, au mĂȘme endroit, giflant la terre humide. On en compta jusqu’à trente-deux. La trente-troisiĂšme chute rendit un son trĂšs diffĂ©rent, de cliquetis, de ferrailles entre-choquĂ©es, et n’avait point l’aspect d’un nuage. Tout cela venait manifestement du port invisible et ne tombait vers le sud qu’à la faveur du petit vent frais. Qu’était-ce que ces envois du monde supĂ©rieur ? Ni des hommes, ni des bĂȘtes, assurĂ©ment ; on connaissait trop leur façon de s’annoncer. Qu’est-ce que les Sarvants avaient encore imaginĂ© ?
 On attendit le soleil avec une impatience farouche. Il vint, et fit voir des espĂšces de monticule trĂšs ostensibles, au milieu du marĂ©cage. Mais il fallait renoncer Ă  les approcher au centre de la plaine mouvante et dangereuse. — Rien ne semblait y remuer. L’astronome prit le parti de les regarder avec sa meilleure lunette. On l’accompagna dans l’observatoire de la tour. Le tube optique Ă©tait lĂ , montĂ© en lunette terrestre et braquĂ© sur la tache carrĂ©e depuis des semaines. M. Le Tellier mit l’Ɠil Ă  l’oculaire. — Tiens ! » dit-il, on a donc touchĂ© Ă  ma lunette ? Je ne vois plus l’aĂ©rarium !
 » Il examinait l’appareil. Mais non, rien n’a Ă©tĂ© dĂ©rangé , et cependant l’aĂ©rarium n’est plus dans le champ visuel ! Il a disparu ! — Mon Dieu ! » fit Mme Monbardeau. Quoi encore ! » — Disparu ? Est-ce qu’ils auraient dĂ©placĂ© ce palais immense ? » suggĂ©ra Maxime. — Une catastrophe ? » reprit le docteur. Un tremblement du sol superaĂ©rien ? » — On verrait toujours quelque chose
 Il ne reste rien ! » affirma l’astronome. Rien ! au point prĂ©cis oĂč j’ai vu hier au soir le dessous de l’aĂ©r
 Ah ! Attendez donc ! » Il abaissa le petit tĂ©lescope et visa les monticules au centre du marais. Le grossissement les lui dĂ©tailla. C’étaient, sur l’étendue olivĂątre, des tas de terre brune, et sur cette terre, enfouis aux trois quarts, beaucoup d’objets disparates des branchages secs, des ramĂ©es grises, une masse d’informitĂ©s de toutes les couleurs, oĂč l’on distinguait une dorure Ă  silhouette de coq
 — L’aĂ©rarium est lĂ  ! » dit M. Le Tellier en se redressant, ou plutĂŽt les choses qui le rendaient visible. Cette nuit, c’étaient des nuages de terre qui tombaient ; les Sarvants l’ont jetĂ©e wagon par wagon. Ils se sont dĂ©barrassĂ©s de leur musĂ©um d’ocĂ©anographie ! » Des faces blĂȘmes l’entouraient. — Et les
 les ĂȘtres ? » demanda Mme Arquedouve. Les seize prisonniers ? » — Henri ? » — Suzanne ? » — Marie-ThĂ©rĂšse ? » — Fabienne ? » — Il n’y a rien de vivant lĂ -bas. Rien de mort non plus
 Et lĂ -haut il n’y a plus rien du tout. » — Les Sarvants les ont entraĂźnĂ©s sur un autre point de leur globe ! » — Ne dis pas cela, Maxime ! » s’écria Mme Le Tellier qui tremblait de tous ses membres. Je t’en supplie ! Pas cela ! » — Mais qu’espĂ©rez-vous donc, maman ? » — Est-ce que je sais !
 » Maxime s’était emparĂ© du tĂ©lescope. Il considĂ©rait les monticules. On se taisait. À ce moment, trĂšs, trĂšs loin, parmi toutes les rumeurs de l’éveil auroral, un chien jappait. Mme Arquedouve prĂȘta l’oreille. Le jappement se rapprochait. L’aveugle comprima son cƓur Ă  deux mains. Les autres la regardaient curieusement. Elle Ă©coutait le chien comme elle eĂ»t admirĂ© la splendeur de la lumiĂšre reconquise. OppressĂ©e, elle ne pouvait rien dire de son Ă©moi. — MĂšre, mĂšre, » chuchota Mme Le Tellier, est-ce vraiment Floflo qui revient ? » Mme Arquedouve abaissa les paupiĂšres. Et chacun s’interrogeait du regard. Floflo ? Floflo que Robert, que Maxime avaient vu chez les Sarvants ! Floflo vivant ! Floflo de retour ?
 La grand’mĂšre se trompait !
 C’était bien lui pourtant. Il arriva, tirant une langue interminable et rose, sautant de joie malgrĂ© sa fatigue, lĂ©chant les mains, les visages et mĂȘme les bottines. Mais ce qu’il Ă©tait dĂ©charnĂ©, le pauvre loulou ! Et sale, si vous saviez ! La poussiĂšre de la route avait collĂ© ses longs poils noirs tout trempĂ©s
 — Il ne faut pas ĂȘtre sorcier », raisonna Maxime, pour voir que ce chien a Ă©tĂ© plongĂ© dans l’eau avant d’accomplir une assez longue course. Avant ou pendant. Il se sera baignĂ©, chemin faisant, aux fontaines. Mais d’oĂč vient-il ? Ce n’est pas des monticules ; nous l’aurions vu traverser le marais, et puis il ne serait pas si extĂ©nuĂ©, ni tellement couvert de poussiĂšre. Du reste, on ne peut admettre que les Sarvants l’aient lancĂ© du haut de
 » Un coup de cloche sonnant au portail l’empĂȘcha de finir. Le trouble qui les envahit les fit pĂąlir ; c’était un mĂ©lange contradictoire d’espĂ©rance et d’inquiĂ©tude, qui produisait une sensation physique de faiblesse soudaine et de grand froid. Il y eut une dĂ©ception Le visiteur Ă©tait un rustre avec une bicyclette. Mais il y eut encore une Ă©motion Ce rustre apportait une lettre Ă  M. Le Tellier. Et il y eut alors une joie dĂ©lirante, inĂ©narrable, folle ; car la lettre venait d’un ami que M. Le Tellier avait Ă  Lucey, sur le RhĂŽne, Ă  dix-huit kilomĂštres de Mirastel, et cette lettre disait piĂšce 988 Venez vite. On a trouvĂ© ce matin dans une Ăźle du fleuve, entre Lucey et Massignieu-de-Rives, les disparus survivants. Aucun ne paraĂźt blessĂ©. L’autoritĂ© les a mis en quarantaine. MalgrĂ© la bizarrerie de cette derniĂšre phrase, l’allĂ©gresse prit de telles proportions qu’elle faisait peur Ă  voir. Il leur semblait que tout Ă  coup l’atmosphĂšre venait de se modifier. L’astronome nous a dit C’était comme si l’on m’eĂ»t dĂ©barrassĂ© d’une camisole de force endurĂ©e pendant six mois ! » Le rire ressuscitait au fond des gorges ; mais les visages en avaient perdu l’habitude, et les joues s’y opposaient. Ils faisaient une infinitĂ© de mouvements inutiles, et marchaient de droite et de gauche, avec des grognements de bonheur. Ils se calmĂšrent enfin. Maxime interrogea le rustre. Au petit jour, un ouvrier, se rendant au travail, avait aperçu dans une Ăźle du RhĂŽne un groupe de personnes en trĂšs mauvais Ă©tat, mal vĂȘtues, mal portantes, — couchĂ©es pour la plupart, — en compagnie de bĂȘtes incroyablement diverses, dont quelques-unes essayaient de passer l’eau. Quand cet homme Ă©tait arrivĂ©, un petit chien noir traversait le fleuve Ă  la nage, vers le nord, et la dĂ©rive emportait deux ou trois animaux efflanquĂ©s, trahis par leurs forces au milieu du courant. Un aigle, paraĂźt-il, tentait sans relĂąche et vainement de s’envoler. Le maire avait dĂ©fendu qu’on approchĂąt de l’üle, et, craignant la ruse des Sarvants, il avait mis les rescapĂ©s en quarantaine. On s’empila dans la grande auto blanche, comme au jour de l’enlĂšvement. Mais combien les figures avaient changĂ© depuis ! et comme leur gaietĂ© contrastait avec leurs rides et leurs flĂ©trissures ! — Et ils riaient ! et ils riaient ! Ils avaient l’air de se tromper en riant si fort avec de tels visages. Pour un peu, ils auraient chantĂ©. Au passage, M. le Tellier apostrophait les paysans — Ils sont revenus ! Ils sont lĂ  ! Ma fille est descendue ! » — Et mes enfants aussi ! » rectifiait le docteur sur un ton comique, en feignant la susceptibilitĂ©. Mes enfants aussi ! » La mĂȘme algarade se renouvelait Ă  chaque rencontre. Les beaux-frĂšres s’amusaient Ă©perdument, se tapaient sur les cuisses, et les autres riaient Ă  bouche que veux-tu. On arriva. La route longeait le RhĂŽne qui, Ă  cet endroit, se divise au travers d’un archipel aride et pelĂ©. Une population villageoise se pressait sur les deux rives, Ă  la hauteur de l’üle aux rescapĂ©s. Celle-ci, pareille aux autres, sortait du flot robuste un banc de terre livide, semĂ© de quelques buissons. Elle Ă©tait assez loin des berges. M. Le Tellier voulut dĂ©tacher une barque ; mais le garde champĂȘtre s’y opposa rapport Ă  la quarantaine ». LĂ -dessus, l’astronome s’emporta, trĂšs inutilement. Tout en colĂšre, il regardait lĂ -bas les misĂ©rables survivants de l’aĂ©rarium Ă©tendus sur le sol parmi les liĂšvres, poules, sangliers, renards, buses, pintades et autres crĂ©atures domestiques ou sauvages qui ne paraissaient pas beaucoup plus dĂ©gourdies que leurs seigneurs. L’aigle, par-ci par-lĂ , se levait, courait, les ailes dĂ©ployĂ©es, d’un bout Ă  l’autre de l’üle, puis retombait sans force. Ils mouraient tous de consomption la faim minait ces hommes et ces femmes, et une mesure imbĂ©cile interdisait de leur porter secours ! À distance, M. Le Tellier ne reconnut d’abord que Fabienne Monbardeau-d’ArviĂšre ; ensuite il lui parut que Suzanne
 Mais il fut tirĂ© de son examen par un cri terrible, derriĂšre lui. Tout le monde se retourna. Mme Le Tellier, montĂ©e sur le siĂšge de la voiture, clamait lugubrement — Marie-ThĂ©rĂšse n’est pas lĂ  ! Ils sont quinze seulement ! au lieu de seize ! et ma fille n’est pas lĂ , pas lĂ  ! Ils l’ont gardĂ©e ! C’est la seule qu’ils aient gardĂ©e ! Oooh ! mon Dieu !
 » Elle s’affaissa sur les coussins. M. Le Tellier fut centenaire en une seconde. Et rien n’était plus vrai. Par un moyen restĂ© dans l’inconnu, les Sarvants avaient rapatriĂ© tous les pensionnaires de l’aĂ©rarium, — sauf Marie-ThĂ©rĂšse. Henri, Suzanne et Fabienne, l’un prĂšs de l’autre, esquissaient de temps en temps un geste de reconnaissance, harassĂ©. Mme Monbardeau les couvait des yeux. Mais les parents des autres rescapĂ©s Ă©taient accourus, les curieux s’amassaient sans dĂ©semparer, et tous ces gens murmuraient contre la quarantaine. On ne sait quelles disgrĂąces seraient arrivĂ©es au maire et au garde champĂȘtre, si Maxime et trois jeunes hommes de Massignieu n’avaient abordĂ© dans l’üle, Ă  l’aide d’un bachot qu’ils avaient dĂ©couvert en amont. Lorsqu’on vit que rien de fĂącheux ne leur advenait, la quarantaine fut levĂ©e, une flottille d’embarcations accosta le lazaret, et la sociĂ©tĂ© reprit possession de quinze corps inertes, famĂ©liques et parcheminĂ©s, sans voix et sans Ăąme apparente. — L’ami de M. Le Tellier prĂȘta sa limousine aux Monbardeau ; l’auberge de Lucey s’ouvrit aux revenants qui n’avaient pas encore Ă©tĂ© rĂ©clamĂ©s. Quant aux animaux, on les acheva sans grande raison, ni grande nĂ©cessitĂ©, ni grande humanitĂ©. Et ce faisant, ne semble-t-il pas, au propre et au figurĂ©, qu’on se soit montrĂ© au-dessous des Sarvants ? eux qui ne ]es avaient pas tuĂ©s ?
 N’est-il pas raisonnable de croire que les Invisibles se sont aperçus enfin de l’existence de la douleur ? Ayant dĂ©couvert chez les ĂȘtres d’en bas cette chose subtile, atroce et merveilleuse, — Ă©trangĂšre Ă  leur monde, — n’est-ce pas alors qu’ils ont arrĂȘtĂ© leurs vivisections ?
 Car, il n’y a pas Ă  dire l’état des cadavres en a tĂ©moignĂ© les vivisections prirent fin tout d’un coup ; et le seul motif valable qu’on en puisse donner, c’est la misĂ©ricorde des Sarvants Ă©veillĂ©e par la dĂ©couverte de la souffrance. Et s’ils n’ont pas rapatriĂ© sur-le-champ les pauvres hĂšres qu’ils s’étaient mis Ă  plaindre, ne faut-il pas attribuer ce retard au temps de construire un second aĂ©roscaphe ou quelque autre appareil invisible destinĂ© Ă  les redescendre ? À ce sujet, l’hypothĂšse qui semble prĂ©valoir est celle d’un engin automatique, poussĂ© par le vent, qui serait venu atterrir dans l’üle, au hasard ; un dĂ©clenchement l’aurait fait remonter de lui-mĂȘme, aprĂšs dĂ©charge. Cela n’est pas impossible, mais rien n’autorise Ă  le certifier. Le fait rĂ©el, c’est que les Sarvants nous ont rendu les nĂŽtres dĂšs qu’ils ont pu le faire, — et tout porte Ă  croire qu’ils l’ont fait par intelligence et bontĂ©. C’est en effet une chose assez monstrueuse, logiquement parlant, que les poĂštes et les philosophes qui ont imaginĂ© des ĂȘtres intelligents hors l’humanitĂ©, en aient toujours fait des crĂ©atures sanguinaires et mĂ©chantes. Pour affecter le lecteur avec certitude et forger des civilisĂ©s qui fussent loin de l’homme autant qu’il est possible, ces utopistes ont refusĂ© Ă  leurs individus chimĂ©riques les vertus qui passent pour nous ĂȘtre propres. Ils ont cru, par cet expĂ©dient, faire montre d’indĂ©pendance Ă  l’égard de l’anthropomorphisme, et ils lui ont sacrifiĂ© servilement, Ă  leur insu, en privant leurs nations supposĂ©es de mĂ©rites et de qualitĂ©s dont l’homme, en foule, est pareillement dĂ©pourvu. Les Sarvants nous sont, je crois, supĂ©rieurs en morale comme en altitude. Et il faut que cette opinion-lĂ  ne soit pas si mauvaise, puisqu’elle s’imposait Ă  l’esprit Ă©minent de M. Le Tellier aux instants mĂȘmes oĂč il agitait avec rage pourquoi les Invisibles avaient gardĂ© sa fille. Car ils l’avaient gardĂ©e, la chose Ă©tait certaine. On avait fait des cadavres un recensement trop assidu pour que celui de Marie-ThĂ©rĂšse y eĂ»t Ă©chappĂ©. Donc elle Ă©tait restĂ©e lĂ -haut. Pourquoi ? Sa beautĂ© n’expliquait rien, sa beautĂ© n’avait pas cours chez les Sarvants, pas plus que chez nous la grĂące d’une araignĂ©e
 Alors, pourquoi ? Pourquoi Marie-ThĂ©rĂšse ? » se demandait M. Le Tellier. Et pourquoi elle seule ? » On revenait. Il pressait les mains de sa femme blottie au fond de la voiture. Devant eux, la limousine des Monbardeau dĂ©talait sur la route. Et dans celle-ci, penchĂ© sur le visage plaintif de sa fille, le docteur murmurait — Suzanne, Suzanne ! Je te pardonne, tu sais ! » Un sourire effleura les lĂšvres violettes. Alors, M. Monbardeau s’occupa d’Henri et de Fabienne ; mais comme il n’avait rien Ă  leur pardonner, jamais il ne parvint Ă  les dĂ©rider. Leur hĂ©bĂ©tude dĂ©passait toutes les apprĂ©hensions. — Henri, sais-tu pourquoi ils ont gardĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ? » fit Mme Monbardeau. — Chut
 Du calme, du silence
 » conseilla le docteur. La physionomie de son fils avait indiquĂ© une vague expression d’ignorance. — Laisse-le, Augustine. Ce soir, on pourra l’interroger. Ce soir ou demain matin. » Les deux automobiles glissaient au fond de l’ocĂ©an cĂ©leste. Elles Ă©pandaient derriĂšre elles une traĂźne de poussiĂšre semblable aux nuĂ©es opaques dont les seiches de la mer dissimulent leur fuite
 La premiĂšre, sarcophage d’ébĂšne, portait la Joie. La seconde Ă©tait le char candide et resplendissant de la Tristesse
 Vous conviendrez qu’il y avait maldonne. xxiTriomphe de l’AbsurditĂ© Le mĂȘme jour Ă  cinq heures du soir, le duc d’AgnĂšs, qui errait dans Paris comme une Ăąme en peine, croisa, boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancĂ©s au pas de course et hurlant Ă  tue-tĂȘte La Patrie ! — La Presse ! — La LibertĂ© ! » Ils les vendaient, au vol, Ă  tous les passants. M. d’AgnĂšs acheta la LibertĂ©. RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS leur Ă©tat d’abattement Mlle Le Tellier seule n’est pas au nombre des rescapĂ©s piĂšce 1037 Le bonheur causĂ© par la premiĂšre ligne n’avait pas durĂ© longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encore l’épouvantable dĂ©ception que renfermait la derniĂšre. Et il apprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle ! Non, une telle malchance n’était pas possible ! pas permise ! Il lui semblait que le malheur capitulerait devant son incrĂ©dulitĂ©. Il acheta coup sur coup la Patrie et la Presse piĂšces 1038 et 1039 et, malgrĂ© l’identitĂ© de leurs informations, envoya cette dĂ©pĂȘche Ă  M. Le Tellier Est-ce vrai Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue ? RĂ©pondez suite tĂ©lĂ©graphiquement avenue Montaigne. d’AgnĂšs. Puis, dans la furie de son impuissance, il se mit Ă  marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrĂ©es, en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur ce point capital, et qu’en dĂ©finitive sa misĂšre Ă©tait plus grande qu’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eĂ»t crue la plus grande misĂšre de tous les temps. C’est en regagnant Ă  pied l’hĂŽtel de l’avenue Montaigne que le duc d’AgnĂšs forma la rĂ©solution de se tuer. Mentalement, il rĂ©alisait la scĂšne ultime de sa vie, depuis la confection du testament jusqu’au coup de revolver final
 Sa sƓur guettait son retour. Elle avait lu la Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus cĂąlins autour de son cou. Il l’embrassa plus tendrement que de coutume. Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillance et de tact. Il voulait mourir en bontĂ©, ce qui est la meilleure façon de partir en beautĂ©. Mlle Jeanne le surveillait dans l’inquiĂ©tude ; et quand on apporta le tĂ©lĂ©gramme prĂ©vu, — dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte, — M. d’AgnĂšs eut un sourire si Ă©plorĂ©, un regard si profond, que sa sƓur, comprenant toute son Ăąme, se dĂ©tourna pour pleurer. Le rugissement qu’elle entendit arrĂȘta douloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fit volte-face, et vit son frĂšre transformĂ©, grandi, poussant des Ă©clats de rire fĂ©rocement heureux, agitant le tĂ©lĂ©gramme ouvert, et criant enfin, aprĂšs une seconde de berlue — Jeanne ! Jeanne ! C’est de Tiburce, cette dĂ©pĂȘche ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvĂ©e !
 par hasard !
 Ă  Constantinople !
 » Le duc s’effondra sur le tapis, les mains jointes pour on ne sait quelle priĂšre. Il baisait et rebaisait le papier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait on ne savait pas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait et balbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillĂ©e, un peu haletante — Marie-ThĂ©rĂšse ! ma chĂ©rie ! ma chĂ©rie ! Oh ! mon amour chĂ©ri !
 » Sa sƓur essuyait le beau visage trop heureux, aux longs cils emperlĂ©s
 Mais le timbre de la grille rĂ©sonna dans la pĂ©nombre, et quelques instants plus tard on apportait un second tĂ©lĂ©gramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justement ne disait pas du tout ce que M. et Mlle d’AgnĂšs avaient prĂ©jugĂ©, mais ceci Oui, c’est vrai, Marie-ThĂ©rĂšse pas revenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendre Marie-ThĂ©rĂšs pas Ă©tĂ© enlevĂ©e avec lui et Fabienne. C’est Suzanne qui fut enlevĂ©e avec son frĂšre et sa belle-sƓur. Elle Ă©tait allĂ©e les rejoindre en cachette prĂšs de Don le jour de l’enlĂšvement. Marie-ThĂ©rĂšse jamais Ă©tĂ© chez les Sarvants. EspĂ©rez donc. Nous espĂ©rons. Jean Le Tellier. — Monsieur le duc, » dit le valet, son plateau vide Ă  la main, il y a un homme qui a sonnĂ© en mĂȘme temps que le deuxiĂšme tĂ©lĂ©graphiste et qui demande Ă  voir Monsieur le duc. Il dit qu’il a une communication urgente Ă  faire Ă  Monsieur le duc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan. » — Garan ! Faites entrer. » Il entra, ce vieil ami, la moustache en bataille et les sourcils en crocs. — Bonne affaire, monsieur le duc ! Devinez !
 Mlle Marie-ThĂ©rĂšse est retrouvĂ©e ! » — Je le sais
 » Garan, dĂ©ferrĂ©, n’en poursuivit pas moins — Vous le savez ?
 Ah ! oui ; le tĂ©lĂ©gramme, parbleu ! Eh bien alors, si M. Tiburce vous a dĂ©jĂ  mis au courant, ça n’est pas vieux et j’arrive encore Ă  temps. » — À temps ? Pourquoi ? » — Voici la chose, monsieur le duc. C’est une drĂŽle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyĂ© ici par le gouvernement, pour vous mettre Ă  la coule de tout et vous demander de ne pas Ă©bruiter certains dĂ©tails. C’est encore moi qu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’ai pris part aux Ă©vĂ©nements de ce Bugey de malĂ©diction !
 Montrez-moi la dĂ©pĂȘche de M. Tiburce, je vous prie
 Voyons » Ai retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse intacte Constantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommages bien dĂ©vouĂ©s Ă  ta sƓur. AmitiĂ©s. — Tiburce. » Je m’en doutais, » reprit Garan, cette prose laconique est due Ă  la collaboration de M. Tiburce et des autoritĂ©s ottomanes. » — Mais enfin, quoi ? » s’écria Mlle d’AgnĂšs. — Écoutez, mademoiselle, m’y voilĂ . Les Affaires ÉtrangĂšres ont reçu tout Ă  l’heure de la Sublime Porte, par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dĂ©pĂȘche oĂč l’aventure se trouve relatĂ©e au complet. Mais on vous prie instamment — comme on a priĂ© lĂ -bas M. Tiburce — de n’en rien divulguer, parce qu’elle compromet la mĂ©moire d’un trĂšs haut personnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieur le duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevĂ© Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier ! » Mlle d’AgnĂšs et M. le duc son frĂšre Ă©taient dans l’émerveillement. Le policier continua — Oui ! c’est ce sauvage-lĂ  ! Un homme viciĂ©, pourri, monsieur, par les excĂšs de ceci et de cela et de plus encore ! » Lorsque je l’appris, ah ! le PĂ©ril fut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamais de ma vie je n’aurais cru ça ! » N’est-ce pas aprĂšs avoir demandĂ© en mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, ce dĂ©mon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous. Il la fit enlever — comme je vous le dis ! — en automobile, tout prĂšs de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendait Ă  Artemare pour y dĂ©jeuner chez le docteur Monbardeau
 » Et j’ai vu la place, monsieur et mademoiselle ! la place piĂ©tinĂ©e, au croisement de la route et du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquĂ©e ! Je l’ai montrĂ©e Ă  M. Tiburce en lui disant que ça pourrait bien ĂȘtre une place que
 et une place qui
 et une place dont
 ! ImbĂ©cile ! ImbĂ©ciles que nous Ă©tions tous les deux !
 » L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour Ă  Lyon, oĂč, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douze femmes, se rendant Ă  Marseille pour y prendre le bateau. L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plus vieille, par un eunuque de son sĂ©rail, afin de pouvoir lui substituer Mlle Marie-ThĂ©rĂšse. On a cousu la mouquĂšre dans un sac, toute nue, Ă  la mode sultane, et, Ă  dĂ©faut du Bosphore, on vous l’a jetĂ©e au RhĂŽne, dans le brouillard, en passant sur le pont ! — Il paraĂźt mĂȘme que M. Le Tellier vint Ă  Lyon Ă  l’époque de la dĂ©couverte du corps, et fut admis en sa prĂ©sence. Ça, c’est une coĂŻncidence, on ne peut pas dire le contraire ! » Pendant le trajet en auto, Mlle Le Tellier avait Ă©tĂ© forcĂ©e de revĂȘtir le costume des dĂ©senchantĂ©es », et sous ce voile noir qui leur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elle Ă©tait solidement bĂąillonnĂ©e. » Comment l’ont-ils introduite dans les wagons rĂ©servĂ©s, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, Ă  coup sĂ»r. Quinze minute d’arrĂȘt, foule, confusion augmentĂ©e par toute cette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur le quai, curiositĂ© du public, obscuritĂ© du soir et du brouillard
 enfin, tout ça, moi qui Ă©tais chargĂ© de la police du convoi, je n’y ai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protĂ©ger le Turc contre les voleurs, et pas du tout Ă  protĂ©ger les autres contre lui ! Du reste, n’est-ce pas douze femmes voilĂ©es Ă  l’embarquement, douze femmes voilĂ©es au dĂ©barquement, ça aurait fait le compte si j’avais seulement eu l’idĂ©e de compter
 » À Marseille, j’ai bien observĂ© qu’une des femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres la tenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne me regardait pas ! — Nous avions hĂąte, au surplus, d’embarquer ce personnage encombrant
 » Le paquebot leva l’ancre, et moi je revins Ă  Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance, monsieur le duc. » — Fort bien », dit celui-ci. Mais lĂ -bas, en Turquie, Mlle Le Tellier
 Et sur le bateau, Garan, sur le bateau
 ? » — LĂ -bas, gardĂ©e Ă  vue au fond du harem impĂ©nĂ©trable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu rien dire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance
 Une chance inouĂŻe ! » Abd-Ul-Kaddour, usĂ© par l’alcool et les dĂ©pravations, ne battait dĂ©jĂ  que d’une aile Ă  son dĂ©part. La MĂ©diterranĂ©e le mit hors d’état de nuire Ă  qui que ce soit, en quoi que ce soit ; et il est arrivĂ© Ă  Constantinople gravement malade. Depuis, il a baissĂ© chaque jour, et n’a plus quittĂ© son lit de souffrance — qui, avant-hier, fut un lit de mort. Mlle Le Tellier ne l’a pas mĂȘme entrevu pendant toute son incarcĂ©ration. » Cependant Abd-Ul-Kaddour avait cassĂ© sa pipe — excusez l’expression — et voilĂ  ses neveux et hĂ©ritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, se rĂ©pandent Ă  travers le harem, et trouvent, au milieu des Fatmas et des FĂ©ridjĂ©s, — qui ? vous le savez Mlle Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, un peu pĂąlotte, en train de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh c’est-il comme ça qu’il faut dire ?. Jeunes-Turcs Ă©levĂ©s Ă  l’europĂ©enne, parlant français Ă  la hauteur, voilĂ  qu’ils la font sortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses
 Et sur le seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ils rencontrent ?
 » — Tiburce, voyons ! » — M. Tiburce ! oui, monsieur le duc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, il visitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un Ɠil caverneux, il admirait les faĂŻences du porche ! » — Ainsi, » remarqua M. d’AgnĂšs en riant il riait pour un oui et pour un non, ainsi, Tiburce a fait le tour du monde presque entier pour dĂ©couvrir ce qu’il cherchait ! Il Ă©tait parti exactement Ă  l’opposĂ© de la bonne direction, il est parvenu Ă  Constantinople Ă  l’envers, et il ne savait pas que c’était lĂ  qu’il fallait aller ! Ineffable hasard ! Ineffable Tiburce ! » — Il a fait le grand tour, voilĂ  tout ! » fit Mlle d’AgnĂšs, indulgente. — Vous voyez », dĂ©clara l’inspecteur avec une gravitĂ© facĂ©tieuse, que le sherlockisme a du bon ! » — Je vais tout de suite tĂ©lĂ©graphier Ă  Mirastel ! » Et M. d’AgnĂšs s’approcha de sa table de travail. — Si vous voulez, monsieur le duc ; bien que sans doute M. Tiburce l’ait dĂ©jĂ  fait de son cĂŽté  Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le Commandeur des Croyants vous en supplie par mon organe ! » — Soit. Puisque Mlle Le Tellier sort indemne de cette mĂ©saventure, nous ne parlerons pas d’Abd-Ul-Kaddour. » L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans un chuchottement — Le sultan, monsieur le duc, offre cinq cent mille francs contre une promesse de silence. » — Comment ! » s’irrita le duc. — Mais il s’apaisa tout soudain. Cinq cent mille ?
 Eh bien, soit encore ! Les sinistrĂ©s du Bugey les recevront avec reconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faire un chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million, sans comitĂ© de rĂ©partition, vous entendez, Garan ? Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français ! » — Vous ĂȘtes admirable, monsieur le duc ! » — Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien, pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entends que l’État prenne dĂšs demain l’initiative d’une souscription nationale pour l’érection d’une statue Ă  M. Robert Collin, dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donnĂ© un si bel exemple, en dĂ©voilant le secret du monde invisible. » — Bravo ! » jeta Mlle d’AgnĂšs. — Vous avez raison, monsieur le duc. » Un silence plana — Et penser, » reprit l’inspecteur d’une voix Ă©mue, penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a Ă©tĂ© soutenu, lĂ -haut, dans l’aĂ©rarium, que
 que par des cheveux blonds et une robe grise
 qui n’étaient pas ceux de Mlle
 Oh ! pardon, monsieur le duc
 » — Les robes grises ont jouĂ© dans cette affaire un rĂŽle important », dit Mlle d’AgnĂšs. C’est une robe grise Ă©galement qui poussa l’aubergiste de Virieu-le-Petit Ă  confondre Marie-ThĂ©rĂšse avec sa cousine Suzanne
 Tu comprends tout, François ? » — J’y suis tout Ă  fait. Le jour de l’enlĂšvement, Marie ThĂ©rĂšse Ă©tait partie de Mirastel vers dix heures. C’est donc vers dix heures qu’elle a Ă©tĂ© enlevĂ©e par les sĂ©ides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeau montaient au Colombier. Ils avaient organisĂ© une partie secrĂšte avec cette malheureuse Suzanne. — Vous vous rappelez, Garan, cette lettre d’elle, qu’Henri avait Ă©tĂ© chercher Ă  la poste restante, la veille du 4 mai ? — Suzanne, donc, Ă©tait venue en chemin de fer de Belley, et devait rejoindre son frĂšre Ă  Don, vers dix heures 15, par le petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent Ă  monter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, qui reconnaĂźt Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faire attention. Pourtant, elle remarque que la robe grise est une robe de ville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeau n’avait pas l’intention de se laisser entraĂźner fort loin dans la montagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade en famille
 Le reste s’explique tout seul. » — Tout seul. » — Tout seul. » Et, parlant Ă  sa sƓur, M. d’AgnĂšs conclut — N’empĂȘche, mon Jeanneton, que Tiburce t’a gagnĂ©e loyalement, puisqu’il a retrouvĂ© Marie-ThĂ©rĂšse ! » Ce que Mlle Jeanne complĂ©ta par ces mots — Il m’a surtout gagnĂ©e en recouvrant la sagesse ! » ⁂ Dans le dossier de M. Le Tellier, les quatre dĂ©pĂȘches mentionnĂ©es au prĂ©sent chapitre portent les cotes 1040, 1041, 1042 et 1043. Les piĂšces 1044 et 1045 sont les faire-part de deux mariages cĂ©lĂ©brĂ©s le mĂȘme jour comme dans les romans Ă  Saint-Philippe-du-Roule, — l’un duc d’AgnĂšs-Marie-ThĂ©rĂšse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanne d’AgnĂšs. La piĂšce 1046 est le brouillon d’une lettre expĂ©diĂ©e par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancien officier de marine prie Son Altesse SĂ©rĂ©nissime de vouloir bien accepter sa dĂ©mission d’attachĂ© au MusĂ©um et de membre des expĂ©ditions ocĂ©anographiques, pour ce motif qu’ayant lui-mĂȘme Ă©tĂ© pĂȘchĂ©, mis dans une espĂšce d’aquarium et descendu au bout d’une ficelle, en fonction d’amorce ou d’appĂąt, il Ă©prouve alors une indomptable rĂ©pugnance Ă  faire subir aux autres le sort qu’il a subi chez les Sarvants. Je ne nie pas », dit-il, toute l’importance que de telles recherches prĂ©sentent Ă  l’égard de l’humanitĂ©, et je souhaite le plus grand succĂšs aux travaux passionnants de Votre Altesse. Mais, pour ma part, je me sens dĂ©sormais incapable d’y coopĂ©rer. » Et ce serait sur cette derniĂšre piĂšce du dossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an 1912 de l’ùre chrĂ©tienne, si nous n’avions omis, volontairement, de parler d’un Ă©tat qui, par son numĂ©ro, se classe entre le procĂšs-verbal de la disparition de l’aĂ©roscaphe et la lettre de Tiburce datĂ©e d’Angora, — et dont il faut ici parler. Ce document
 Épilogue C’est la liste des moulages de l’aĂ©roscaphe. On sait qu’ils furent transportĂ©s au Conservatoire des Arts et MĂ©tiers avec les photographies du sous-aĂ©rien paraissant Ă  la faveur de l’arnoldine. La visite en est permise tous les jours de la semaine, sauf le lundi. Dans l’ordre matĂ©riel, c’est lĂ  tout ce qui reste de la premiĂšre incursion des Sarvants sur notre sol. On ne vient pas les regarder souvent ; et d’aucuns persistent Ă  n’y voir que les vestiges d’une exorbitante supercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaĂźt Ă  l’oublier, Ă  croire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’annĂ©e 1912 aprĂšs semblait impĂ©rissable tandis qu’elle s’écoulait ; rĂ©volue, on ne veut mĂȘme pas s’en souvenir. L’oraison des croyants monte Ă  nouveau dans le ciel, oĂč rien n’existe plus puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, on soutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul PĂ©ril Bleu le PĂ©ril Bleu de Prusse. Le Bugey n’aime point Ă  songer que sa limite coĂŻncide avec le littoral sus-aĂ©rien ; dans quelques mois il le contestera. Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre, redevenu simple dĂ©putĂ©, ne bravait la Chambre narquoise et ne terminait tous ses discours par l’apostrophe renouvelĂ©e de Caton Il faut dĂ©truire les Sarvants ! », — si les infortunĂ©s rescapĂ©s n’étaient plus lĂ  pour conter leur martyre, — si la mĂ©moire du PĂ©ril Bleu ne se trouvait chansonnĂ©e aux couplets des revues, sous le nom de BĂ©ryl Bleu, de PĂšre ! il bleut, BergĂšre ! et autres finesses, — si M. Fursy n’avait fait une immortelle chanson rosse » oĂč le respectable Bugey n’est plus qu’un p’tit bout d’Ain un petit boudin ! c’est dur, tout de mĂȘme, — on pourrait s’imaginer que nous avons rĂȘvĂ© ce cauchemar, ou du moins, suivant une expression vulgaire singuliĂšrement appropriĂ©e Ă  la circonstance que les hommes, pendant un semestre, ont eu des araignĂ©es dans le plafond. C’est ainsi qu’il en va des Ă©tourneaux que nous sommes. Notre lĂ©gĂšretĂ© n’a pas d’excuse. Nous ne pensons Ă  la crue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation. Certes, on se prĂ©occupe des Sarvants ; on travaille Ă  parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolence et de moins en moins, le risque ayant cessĂ© de nous aiguillonner du stimulant de sa prĂ©sence. Il faut le dire aussi les Sarvants, s’ils reviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves, mais plus rĂ©signĂ©s. Car, chose troublante et qui ne fut pas relevĂ©e on commençait Ă  s’habituer aux enlĂšvements, Ă  ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussait Ă  force de frĂ©quence, Ă  ce flĂ©au de plus en plus familier qui, aprĂšs tout, sacrifiait moins de victimes — incomparablement — que les microbes, invisibles eux aussi mais d’une autre maniĂšre et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que la moindre bactĂ©rie ! Moins de victimes aussi que la sinistre guerre ou l’alcoolisme, ces Ă©pidĂ©mies meurtriĂšres Ă  l’excĂšs et que nous dĂ©chaĂźnons pourtant Ă  notre guise. Ne sont-elles point la peste et le cholĂ©ra mis Ă  la disposition de l’homme ? En admettant que les rapts se fussent multipliĂ©s indĂ©finiment, ils seraient devenus pour nous une endĂ©mie propre aux Bugistes, ou mĂȘme aux hommes, et l’on aurait fini par en prendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affections chroniques. Une telle inertie, une telle rĂ©signation lĂąche et sourde, voilĂ  le motif pour quoi les peuples ne se sont pas noblement confĂ©dĂ©rĂ©s en États-Unis du Globe, afin de rĂ©sister Ă  l’ennemi commun, l’invisible, — ainsi que l’avaient espĂ©rĂ© de sublimes rĂȘveurs. À nos yeux, en dĂ©pit de tout, les Sarvants sont demeurĂ©s des pĂȘcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sont les assaillants de l’humanitĂ©. On a repoussĂ© dans la nuit des temps Ă  venir cette idĂ©e insupportable, — mais, un jour lointain, ces ĂȘtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvent s’aviser de nous asservir ou bien de nous exterminer, comme un jour peut-ĂȘtre nous irons occuper le bas des ocĂ©ans. Ils peuvent resurgir, opĂ©rer une descente en masse, et nous dire — Part Ă  deux ! » Part Ă  deux ? Seulement Ă  deux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ? Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensitĂ© de notre inconnu. AprĂšs cela, ce serait une grave et puĂ©rile inconsĂ©quence de borner notre monde au monde des Sarvants, qui n’est en dĂ©finitive que la plus rĂ©cente de nos dĂ©couvertes et non l’étape finale de notre science. Part Ă  deux ? Si c’était part Ă  trois ? — Ă  quatre ? — Ă  cinq ? — Ă  six ?
 Nous ne connaissons pas les bas-fonds ocĂ©aniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphĂšre. Il y a peut-ĂȘtre dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora qui descend Ă  8. 500 mĂštres, au fin fond du ravin des Carolines qui s’enfonce Ă  9. 636 mĂštres, des crĂ©atures sociables, de malicieux crustacĂ©s, impuissants Ă  gravir les montagnes sous-marines, et dont le rĂȘve sĂ©culaire est de monter, parmi leur Ă©paisse altitude, vers le secret des eaux culminantes. Un beau soir — qui sait ? — une machine incroyable peut Ă©merger de l’onde un bateau qu’il faudra nommer un ballon, chargĂ©e de monstres qui seront suspendus Ă  quelque bulle Ă©norme gorgĂ©e d’un air artificiel fabriquĂ© in profundis comme nous fabriquons l’hydrogĂšne de nos aĂ©rostats, et vĂȘtue d’un rĂ©seau de soie tissĂ©e de goĂ©mons inattendus. Cette montĂ©e de crabes, futurs envahisseurs de nos cĂŽtes, serait la contre-partie de la descente des araignĂ©es invisibles, venues Ă  nous dans une poche de nĂ©ant. Leur pays aquatique est peut ĂȘtre semĂ© de prodigieuses curiositĂ©s. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluide Ă©nigmatique plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nos Ă©tangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide, — et je crois ces lacs de l’abĂźme peuplĂ©s de bĂȘtes Ă©mouvantes que les poissons appellent des poissons. Que nul ne se rĂ©crie ! La faune des mers infĂ©rieures est moins connue de nos savants que celle des pĂ©riodes gĂ©ologiques. Nous ignorons encore si les reptiles gĂ©ants des Ăšres trĂ©passĂ©es ne vivent pas toujours aux profondeurs glauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antique plĂ©siosaure. En fait, le prĂ©cipice aĂ©rien, la cuve marine, le gouffre compact du sol, nous sont Ă©galement douteux. Aucun physicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre ne laisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids, dont l’action suffirait Ă  la vie de races souterraines, comme la pellicule des continents sus-aĂ©riens n’intercepte aucune des irradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activitĂ© de la nature Ă  la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boule contient peut ĂȘtre des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pour exister. On s’imagine aisĂ©ment toutes ces crĂ©ations superposĂ©es autour du mĂȘme centre
 et rien n’empĂȘche de soutenir que le monde des Sarvants n’est pas la plus extĂ©rieure de ces sphĂšres concentriques, puisqu’il est seulement Ă  la superficie de la premiĂšre couche atmosphĂ©rique et qu’il en existe une deuxiĂšme. À la surface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu, peut-ĂȘtre y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprĂȘme, aux dimensions jupitĂ©riennes
 Ainsi peut-on se figurer notre planĂšte composĂ©e de globes l’un dans l’autre, — isolĂ©s toutefois et sans Ă©changes intermondiaux, — avec leurs habitants, leurs animaux, leurs plantes
 Cela ressemblerait Ă  l’Enfer de Dante Alighieri, dont les cercles enferment les cercles
 Et serait-ce donc une grande sottise que de dĂ©velopper ce parallĂšle ? À considĂ©rer les tourments de nos jours, calmĂ©s de plaisirs si piĂštres et si brefs, n’est-on pas tentĂ© quelquefois de douter que notre vie soit rĂ©ellement la Vie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existence rĂ©elle est accomplie ; que nous sommes tous des morts ; et que l’espace oĂč l’on nous voit sous forme de bipĂšdes glabres et moroses n’est qu’un purgatoire — un cercle moyen, une sphĂšre au milieu des autres — dans lequel nous expions, par un Ă©tat de mĂ©diocre souffrance, les pĂ©chĂ©s vĂ©niels d’une vie antĂ©rieure ?
 — N’a-t-on pas Ă©tĂ© jusqu’à prĂ©tendre que la qualitĂ© de Sarvant Ă©tait notre condition premiĂšre, et que leur descente constituait une descente aux enfers ?
 Mais voilĂ  une hypothĂšse un peu bien entachĂ©e de mĂ©tempsycose ; et nous devons retirer, de la secousse bleue, des leçons plus fertiles. Oh ! je ne fais pas allusion au bel exemple de gĂ©nĂ©rositĂ© que les Sarvants nous ont donnĂ©. Ceci est trop manifeste. Mais leur invisibilitĂ© nous rĂ©vĂšle encore que, — sans aller chercher des peuples Ă  cinquante kilomĂštres en l’air ou cinquante kilomĂštres en bas, — nous pouvons conjecturer la prĂ©sence de crĂ©atures invisibles et intangibles au milieu mĂȘme de l’humanitĂ©. Elles seraient pĂ©tries de gaz ou formĂ©es de rayons X, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sens restreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’ñme de ces ĂȘtres subtils aurait pour support une quelconque matiĂšre impondĂ©rable, — ce qui est, je pense, plus raisonnablement acceptable que l’assurance d’une Ăąme sans aucun support, assurance admise pourtant de tous les partisans de la vie Ă©ternelle et qui sont lĂ©gion d’hommes intelligents. Ces personnages insaisissables pourraient habiter notre sol, — et vivent lĂ , peut-ĂȘtre, Ă  notre insu. Peut-ĂȘtre qu’ils ne se doutent pas de notre existence plus que nous de la leur. Peut-ĂȘtre les traversons-nous et nous traversent-ils en marchant ; peut-ĂȘtre leurs villes et les nĂŽtres se pĂ©nĂštrent-elles ; peut-ĂȘtre nos dĂ©serts sont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris
 Mais peut-ĂȘtre sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nos maĂźtres insoupçonnables s’installent en nous-mĂȘmes et nous dirigent Ă  leur grĂ©. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient voulu que nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils ne soient les promoteurs. À cette pensĂ©e, l’esprit se soulĂšve de dĂ©goĂ»t
, et cependant, il suffirait que ces ĂȘtres-lĂ , invisibles, intangibles, tout-puissants, joignissent Ă  leurs monstruositĂ©s celle de pouvoir ĂȘtre un seul ou plusieurs, Ă  volontĂ©, comme les Sarvants, pour unir des mĂ©rites que l’on rĂ©vĂšre en tous lieux, sous d’autres noms — divins. La concurrence vitale est donc sans doute beaucoup plus grande qu’on le prĂ©sume. VoilĂ  ce que la dĂ©couverte des Sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout. Si nous considĂ©rons l’aventure sous un angle plus vaste, elle nous apprend une vĂ©ritĂ© qui serait bonne Ă  retenir, mĂȘme en admettant que le PĂ©ril Bleu ne soit qu’une fable, tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Et c’est qu’à tout moment, des cataclysmes inopinĂ©s, d’une sorte analogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leur descendance. L’humanitĂ©, ne possĂ©dant sur l’univers qu’un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’un recoin dĂ©risoire. Elle doit toujours s’attendre Ă  des surprises issues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties de l’incommensurable secteur d’immensitĂ© qui lui est encore dĂ©fendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnĂ©gation et qu’elle s’arme de science, pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Mais sans trĂȘve, — ĂŽ sensible, ĂŽ nerveuse et vaillante HumanitĂ© ! qu’un sourire fleurisse Ă  ta bouche innombrable, Ă  mesure que s’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaque jour ! Et dis-toi bien, malgrĂ© tes maux et tes chagrins — C’était tout de mĂȘme un prĂ©sent non pareil que la DestinĂ©e fit Ă  l’homme, de le placer au sein du monde infiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de le dĂ©couvrir peu Ă  peu, merveille par merveille, Ă  coups de gĂ©nie, Ă  force de travail, — tout seul. » C’est pourquoi il est mauvais que l’on envisage l’histoire du PĂ©ril Bleu comme une lĂ©gende mystificatrice, et qu’on mĂ©prise les clichĂ©s et les plĂątres des Arts et MĂ©tiers. Quand mĂȘme les gĂ©nĂ©rations Ă  venir obtiendraient la certitude de leur faussetĂ©, la preuve du truquage, quand mĂȘme elles refuseraient de croire au PĂ©ril Bleu, et qu’il nous menace toujours, et que demain peut-ĂȘtre, il recommencera de sĂ©vir, — elles devraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens Ă  ce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et des photographies — Regardez. Puis rĂ©flĂ©chissez. Puis rĂȘvez. Ceci n’est pas impossible. » Et comme toutes les fables, grain d’amĂšre philosophie roulĂ© en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue, la fable des Sarvants aura portĂ© son fruit. M. Le Tellier le savait ; aussi dĂ©sirait-il un rĂ©cit populaire du PĂ©ril Bleu. Tout est dit maintenant. FIN TABLE DES CHAPITRES PREMIÈRE PARTIE OĂč ?
 Comment ?
 Qui ?
 Pourquoi ?
 DEUXIÈME PARTIE OĂč. — Comment. — Qui. — Pourquoi. ↑ Seyssel de l’Ain, par consĂ©quent, sur la rive droite du RhĂŽne, et non pas Seyssel de la Haute-Savoie, qui est en face, sur la rive gauche. ↑ Le lecteur voudra bien se souvenir que toutes les piĂšces documentaires transcrites au cours de cet ouvrage le sont dans leur intĂ©grale exactitude. Cette remarque n’a d’autre but que d’éviter la rĂ©pĂ©tition des termes sic ou textuel aprĂšs les Ă©carts de langage, ou l’impression en caractĂšres italiques de tous les mots dĂ©lictueux. ↑ Si le lecteur pouvait confronter le manuscrit du commentaire avec celui du compte rendu proprement dit, jamais il ne croirait qu’une mĂȘme personne les a tracĂ©s tous deux ; tant l’écriture est diffĂ©rente. ↑ Comme la notice du dĂ©but, ce supplĂ©ment fut ajoutĂ© le 14 fĂ©vrier 1913 Ă  la piĂšce 197, plus ancienne de huit mois et demi. ↑ Botasse ou boutasse. Bassin, en patois, et plus gĂ©nĂ©ralement toute eau dormante. ↑ Mot biffĂ© par le Dr Monbardeau. ↑ PiĂšce 413. ↑ Dans la nuit du 18 au 19 mai 1910, la fin du monde devait accompagner le retour de la comĂšte de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantitĂ© de suicides qu’engendra cette prĂ©diction ? ↑ Au moment d’insĂ©rer cette lettre Ă  sa place chronologique, et malgrĂ© le serment que je m’étais fait de suivre M. Tiburce jusqu’au terme de ses divagations, pour Ă©difier la jeunesse, — il m’est venu des scrupules. L’apparence dĂ©placĂ©e et comme erratique de la missive choquait en moi l’esprit d’ordre et d’homogĂ©nĂ©itĂ©. Mais prestement j’ai rĂ©pudiĂ© d’aussi sottes prĂ©occupations, devant l’intĂ©rĂȘt de la tĂąche Ă  remplir. Je compte mĂȘme que les erreurs de M. Tiburce, rappelĂ©es ainsi tout d’un coup, sans l’ombre d’une transition, — comme une trappe s’ouvrirait sur un abĂźme de niaiserie, — frapperont davantage le lecteur. M. R. ↑ PiĂšce 657. Le lecteur nous saura-t-il grĂ© de l’avoir reproduite textuellement ? Nous osons l’espĂ©rer. Ce document, brut, nous a paru sacrĂ© dans la forme incorrecte que son auteur fiĂ©vreux lui a donnĂ©e. Nous l’aurions mĂȘme Ă©ditĂ© en fac-similĂ©, n’était l’obligation oĂč nous sommes d’établir un volume Ă  3 fr. 50 et non plus cher. ↑ Cette phrase traduit une pensĂ©e que M. Le Tellier exprimait dĂ©jĂ , bien que diversement, au chapitre x, et qui a de quoi surprendre le lecteur. La suite dissipera ces ombres passagĂšres. ↑ RĂ©flexions sur le second foyer de l’orbite terrestre. Bibl. Chacornac. ↑ Acide formique
 Peut-ĂȘtre les savants n’ont-ils pas suffisamment mĂ©ditĂ© sur cette odeur d’acide formique. N’est-elle pas un commencement de preuve tendant Ă  dĂ©montrer que les crapauds invisibles et machinisĂ©s puisaient en eux-mĂȘmes leur force bovine ? On connaĂźt la puissance extraordinaire des plus minuscules fourmis. Un cochon d’Inde consubstantiel aux fourmis porterait des charges dont le poids effraierait le lecteur. Or, nos crapauds avaient la taille d’un cochon d’Inde
 Unemachine Ă  glaçons permet de produire des glaçon en grande quantitĂ© et rapidement. Fini les prises de tĂȘte de savoir si oui ou non vous Lire la suite » 5 meilleures machines Ă  glaçons. 5 meilleures glaciĂšres . Une glaciĂšre est un Ă©quipement indispensable pour profiter au mieux de tous vos loisirs et excursions en nature. En effet, grĂące Ă  une glaciĂšre, vous Lire la suite T. LOBSANG RAMPA LE SAGE DU TIBET Titre original Tibetan Sage Édition 22/04/2020 Le Sage du Tibet — Initialement publiĂ© en 1980 Le dernier livre du Dr Rampa. Les souvenirs de ses expĂ©riences vĂ©cues avec son guide dans le Temple IntĂ©rieur’ de la Caverne des Anciens’. Comment le monde a commencĂ© avec le big-bang et ce qu'Ă©tait le big-bang, nous en donnant de plus amples explications. Il nous informe Ă©galement sur le fait que le pĂ©trole provient d'une autre planĂšte — contrairement Ă  la croyance populaire selon laquelle il s'agit d'un combustible fossile — et qu'il est la cause de nombreux cancers d'aujourd'hui. Ce sont les derniers mots de Lobsang avant de quitter Ă  jamais cette Terre en janvier 1981. Mieux vaut allumer une chandelle que maudire l'obscuritĂ©. Le blason est ceint d'un chapelet tibĂ©tain composĂ© de cent huit grains symbolisant les cent huit livres des Écritures TibĂ©taines. En blason personnel, on voit deux chats Siamois rampants debout sur leurs pattes de derriĂšre, le terme rampant’ Ă©tant ici un adjectif propre Ă  l'hĂ©raldique, c'est-Ă -dire, aux blasons — NdT Note de la Traductrice tenant une chandelle allumĂ©e. Dans la partie supĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă  gauche, on voit le Potala ; Ă  droite, un moulin Ă  priĂšres en train de tourner, comme en tĂ©moigne le petit poids qui se trouve au-dessus de l'objet. Dans la partie infĂ©rieure de l'Ă©cu, Ă  gauche, des livres symbolisent les talents d'Ă©crivain et de conteur de l'auteur, tandis qu'Ă  droite, dans la mĂȘme partie, une boule de cristal symbolise les sciences Ă©sotĂ©riques. Sous l'Ă©cu, on peut lire la devise de T. Lobsang Rampa I lit a candle’ c'est-Ă -dire J'ai allumĂ© une chandelle’. DĂ©diĂ© Ă  ma trĂšs bonne amie Gertrud Heals Table des matiĂšres Table des matiĂšres Avertissement Chapitre Un Chapitre Deux Chapitre Trois Chapitre Quatre Chapitre Cinq Chapitre Six Chapitre Sept Chapitre Huit Chapitre Neuf Épilogue Avertissement Lorsque j'ai Ă©crit dans Le TroisiĂšme ƒil’, il y a quelques annĂ©es, que j'avais volĂ© en cerf-volant, mes propos ont Ă©tĂ© accueillis par des huĂ©es et des moqueries comme si j'avais commis le plus grand des dĂ©lits. Et aujourd'hui le vol en cerf-volant est pratique courante. On peut voir des cerfs-volants tirĂ©s par des hors-bords s'Ă©lever trĂšs haut dans le ciel, et d'autres bel et bien pilotĂ©s’ par un homme Ă  bord. Celui-ci doit, dans un premier temps, se tenir au bord d'une falaise ou sur n'importe quel promontoire assez haut, puis se lancer dans le vide sur son appareil qui, vĂ©ritablement, le porte. Personne aujourd'hui ne daigne reconnaĂźtre que Lobsang Rampa avait dit juste, et pourtant ils ont Ă©tĂ© nombreux Ă  se moquer lorsque, pour la premiĂšre fois, j'ai parlĂ© de vol en cerf-volant. Beaucoup de choses qui, il y a seulement quelques annĂ©es, semblaient relever de la science-fiction’ sont devenues des faits quasi quotidiens. Un satellite dans l'espace, et nous pouvons capter Ă  Londres les programmes de tĂ©lĂ©vision venant des États-Unis ou du Japon. Et cela, je l'avais prĂ©dit. Nous avons vu aussi un homme, ou plutĂŽt des hommes, marcher sur la Lune. Tous mes livres ont dit vrai et cette confirmation de mes Ă©crits ne va d'ailleurs qu'en s'amplifiant. Le prĂ©sent ouvrage n'est pas un roman. Ce n'est pas non plus un livre de science-fiction. C'est le compte rendu pur et simple de ce qui m'est rĂ©ellement arrivĂ© et je rĂ©pĂšte que l'auteur se fait un devoir de ne prendre aucune libertĂ© quant Ă  la vĂ©racitĂ© des faits. Je dis que ce livre est vrai, mais certains peut-ĂȘtre s'obstineront Ă  n'y voir que de la science-fiction ou quelque chose de similaire. Chacun est libre, bien sĂ»r, d'en penser ce qu'il veut, libre aussi d'en rire. Mais peut-ĂȘtre qu'une fois le livre fermĂ© un Ă©vĂ©nement se produira qui viendra confirmer mes dires. Je tiens Ă  signaler toutefois que je ne rĂ©pondrai Ă  aucune question concernant ce livre ; le courrier volumineux que j'ai reçu concernant mes prĂ©cĂ©dents ouvrages, sans que mes correspondants ne pensent Ă  joindre un timbre pour la rĂ©ponse, m'a dĂ©cidĂ© Ă  prendre pareille mesure. Parfois il m'a coĂ»tĂ© davantage pour rĂ©pondre Ă  un lecteur que celui-ci n'a dĂ» payer pour obtenir mon livre. Bref, voici de nouveaux Ă©crits ; je souhaite qu'ils vous plaisent et que vous les jugiez crĂ©dibles ; je me permets d'ajouter, toutefois, que si cela n'est pas le cas, peut-ĂȘtre est-ce parce que vous n'avez pas encore atteint un degrĂ© d'Ă©volution suffisant. Chapitre Un — Lobsang ! LOBSANG !! J'avais l'impression trĂšs vague d'Ă©merger d'un profond sommeil dans lequel m'aurait plongĂ© une immense fatigue. La journĂ©e avait Ă©tĂ© trĂšs rude, mais voilĂ  qu'on m'appelait. À nouveau la voix fit irruption — Lobsang ! Mais je sentis soudainement un tumulte autour de moi ; j'ouvris les yeux et pensai que la montagne me tombait dessus. C'est alors qu'une main se tendit qui, d'un mouvement sec, me souleva de mon lieu de repos pour me mettre vivement Ă  l'Ă©cart. Il Ă©tait temps Ă  peine avait-elle accompli ce geste qu'un Ă©norme rocher aux arĂȘtes tranchantes s'Ă©croulait juste derriĂšre moi et dĂ©chirait ma robe. Tant bien que mal je me levai et, encore tout abasourdi, suivis mon compagnon jusque sur une petite corniche au bout de laquelle se trouvait un trĂšs petit ermitage. Autour de nous ce n'Ă©tait que neige et rochers dĂ©gringolant. Soudain nous aperçûmes la silhouette courbĂ©e du vieil ermite qui courait Ă  notre rencontre du mieux qu'il pouvait. Mais une Ă©norme masse de rochers se mit alors Ă  dĂ©valer la pente, emportant avec elle l'ermite, l'ermitage et la pointe rocheuse qui lui servait de support. Celle-ci avait environ deux cents pieds 61 m de long ; elle n'en fut pas moins balayĂ©e comme une simple feuille morte dans un coup de vent. Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup, me tenait fermement par les Ă©paules. Autour de nous c'Ă©tait l'obscuritĂ© totale ; aucune Ă©toile ne scintillait et, venant des maisons de Lhassa, pas la moindre lueur vacillante d'une chandelle. Tout n'Ă©tait que tĂ©nĂšbres. Brusquement surgit devant nous un amas de rocs, de sable, de neige et de glace. La corniche sur laquelle nous nous tenions si prĂ©cairement bascula sur la montagne, et nous nous sentĂźmes glisser, glisser, nous eĂ»mes l'impression de glisser Ă  tout jamais sans le moindre recours. Cette glissade prit fin cependant dans une violente secousse. Sans doute avais-je perdu connaissance car, lorsque je retrouvai mes esprits, j'Ă©tais en train de me remĂ©morer les circonstances qui avaient Ă©tĂ© Ă  l'origine de ce voyage jusqu'Ă  cet ermitage lointain... Au Potala, nous Ă©tions en train de nous divertir avec le tĂ©lescope qu'un gentleman anglais avait offert au DalaĂŻ-Lama en signe d'amitiĂ© lorsque, tout Ă  coup, je repĂ©rai Ă  flanc de montagne, en un point trĂšs Ă©levĂ©, des drapeaux de priĂšres que l'on agitait ; les mouvements semblaient se faire selon un code, aussi je passai trĂšs vite l'appareil Ă  mon Guide, en lui indiquant la direction. Le tĂ©lescope fermement appuyĂ© contre le mur d'enceinte, Ă  l'endroit le plus Ă©levĂ© du Potala, mon Guide resta lĂ  un bon moment Ă  scruter, puis dĂ©clara — L'ermite a besoin d'aide. Il est malade. Il faut avertir l'AbbĂ© et lui dire que nous sommes prĂȘts Ă  y aller. Il rangea brusquement le tĂ©lescope et me le tendit pour que je le rapporte dans la piĂšce oĂč le DalaĂŻ-Lama gardait les cadeaux exceptionnels. Je courus avec le prĂ©cieux objet, prenant garde de ne pas trĂ©bucher pour ne pas le laisser tomber. C'Ă©tait le premier tĂ©lescope que je voyais. Je sortis ensuite pour remplir mon sac d'orge, vĂ©rifier mon approvisionnement d'amadou, puis j'attendis le Lama Mingyar Dondup. Il apparut bientĂŽt portant deux baluchons, l'un trĂšs lourd qu'il avait dĂ©jĂ  sur ses Ă©paules, et un autre plus lĂ©ger qu'il installa sur les miennes. — Nous irons Ă  cheval jusqu'au pied de la montagne, dit-il, puis nous renverrons les chevaux et il nous faudra grimper — grimper. La montĂ©e sera trĂšs dure, aussi ; je l'ai dĂ©jĂ  faite. Chacun ayant enfourchĂ© sa monture, nous descendĂźmes les marches jusqu'Ă  la Route de l'Anneau qui entoure Lhassa. À l'endroit oĂč elle bifurque, je ne pus m'empĂȘcher, comme je le faisais toujours, de jeter un coup d'Ɠil furtif vers la gauche Ă  la maison oĂč j'Ă©tais nĂ©. Mais ce n'Ă©tait pas le moment de s'attendrir, nous Ă©tions en mission. Les chevaux commencĂšrent Ă  peiner, Ă  haleter et Ă  s'Ă©brouer. L'ascension Ă©tait devenue trop pĂ©nible pour eux, leurs sabots ne faisaient que glisser sur les rochers. — Eh bien, Lobsang, les chevaux doivent s'arrĂȘter lĂ , dit finalement le Lama Mingyar Dondup en poussant un soupir. À partir de maintenant nous ne pouvons compter que sur nos pauvres pieds. Nous descendĂźmes donc de cheval et, en les flattant de la main, le Lama dit aux bĂȘtes de rentrer. Elles firent demi-tour et reprirent le sentier par lequel nous Ă©tions venus, ragaillardies, semblait-il, Ă  l'idĂ©e de rentrer sans avoir Ă  finir cette pĂ©nible montĂ©e. AprĂšs avoir rĂ©organisĂ© nos baluchons et vĂ©rifiĂ© si nos lourds bĂątons Ă©taient en parfait Ă©tat — toute fissure ou dĂ©faut pouvant ĂȘtre fatals — nous passĂąmes Ă  l'inspection des autres objets ; nous avions bien notre silex et l'amadou ainsi que nos provisions. Nous pouvions donc partir. Sans mĂȘme un regard en arriĂšre, l'ascension commença. Les roches que difficilement nous escaladions Ă©taient aussi dures et aussi glissantes que du verre. Sans souci pour nos mains et nos tibias que nous Ă©corchions sur la paroi, nous cherchions la moindre fissure oĂč insĂ©rer les doigts et les orteils, et grĂące Ă  ces appuis prĂ©caires, lentement, nous progressĂąmes. Nous atteignĂźmes enfin une petite plate-forme sur laquelle nous nous hissĂąmes pour reprendre haleine et retrouver quelque Ă©nergie. Un filet d'eau qui s'Ă©chappait d'une fente rocheuse nous permit de nous dĂ©saltĂ©rer et de faire de la tsampa. Elle ne fut pas trĂšs bonne, car l'eau Ă©tait glacĂ©e et l'espace restreint ne permettait pas de faire du feu. Mais le fait de boire et de manger nous revigora, et nous envisageĂąmes ensuite la possibilitĂ© de continuer notre ascension. La paroi Ă©tait tout Ă  fait lisse et il semblait impossible que quelqu'un ait pu jamais l'escalader. Nous l'attaquĂąmes cependant, comme d'autres avant nous l'avaient fait. Nous grimpĂąmes pouce par pouce cm et, petit Ă  petit, grandit le point minuscule vers lequel nous tendions. Nous pĂ»mes bientĂŽt distinguer chacun des rochers qui constituaient l'ermitage. Celui-ci Ă©tait perchĂ© Ă  l'extrĂȘme pointe d'un Ă©peron rocheux qui surplombait la pente. En poursuivant notre escalade, nous rĂ©ussĂźmes Ă  nous glisser dessous, puis, faisant un immense effort nous nous hissĂąmes dessus. Une fois lĂ , nous prĂźmes le temps de souffler ; nous Ă©tions dĂ©jĂ  trĂšs haut par rapport Ă  la Plaine de Lhassa, l'oxygĂšne commençait Ă  nous manquer et il faisait trĂšs froid. Lorsque nous fĂ»mes en Ă©tat de repartir, nous nous frayĂąmes un chemin beaucoup plus facilement jusqu'Ă  l'entrĂ©e de l'ermitage. Le vieil ermite Ă©tait sur le seuil. Je jetai un coup d'Ɠil Ă  l'intĂ©rieur et fus frappĂ© par l'exiguĂŻtĂ© de la piĂšce. De toute Ă©vidence il Ă©tait impossible d'y pĂ©nĂ©trer Ă  trois, et je me rĂ©signai Ă  rester Ă  l'extĂ©rieur. Le Lama Mingyar Dondup me fit un signe d'approbation et je m'Ă©loignai tandis que la porte se refermait derriĂšre lui. La Nature a ses lois qu'il faut respecter en tout et partout, et c'est pour rĂ©pondre Ă  l'une de ses exigences qu'il me fallut trĂšs vite chercher un endroit pouvant faire office de lieux d'aisance’. Je le trouvai au bord de l'Ă©peron rocheux sous la forme d'une roche plate qui s'avançait dans le vide et qui comportait en son milieu un orifice trĂšs pratique ; il Ă©tait sans doute artificiel, ou peut-ĂȘtre naturel mais Ă©largi par quelqu'un. En m'accroupissant au-dessus j'eus aussitĂŽt l'explication d'un mystĂšre qui m'avait intriguĂ© en montant. Nous Ă©tions passĂ©s prĂšs d'un monticule Ă  l'aspect quelque peu singulier qu'ornaient ce qui semblait ĂȘtre des tessons de glace jaunĂątres dont certains avaient une forme allongĂ©e. Je venais de comprendre que cet amoncellement bizarre n'Ă©tait que la preuve que des hommes avaient vĂ©cu dans l'ermitage depuis un certain temps, et c'est avec entrain que j'ajoutai ma propre contribution. Une fois ce besoin satisfait, je me promenai dans les environs et trouvai la roche excessivement glissante. Je suivis nĂ©anmoins le sentier et arrivai Ă  ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence une roche amovible. Elle formait une saillie et je me demandai, sans plus d'intĂ©rĂȘt, Ă  quoi pouvait servir cette saillie de roche dans cette position particuliĂšre. Étant curieux, j'examinai la roche avec le plus grand soin, mon intĂ©rĂȘt allant grandissant parce qu'elle Ă©tait manifestement artificielle, et pourtant, comment aurait-elle pu ĂȘtre faite de main d'homme ? Elle se trouvait dans une position si bizarre. Je donnai un coup de pied au hasard dans le roc, mais ayant oubliĂ© que j'Ă©tais pieds nus, je dus pendant un moment frotter mon pied endolori. Puis tournant le dos Ă  l'avancĂ©e, j'inspectai l'autre bord et me trouvai ainsi du cĂŽtĂ© de la pente par laquelle nous Ă©tions montĂ©s. Que nous ayons pu escalader cette paroi semblait incroyable tant elle Ă©tait vertigineuse. D'en haut, cette surface ressemblait Ă  une plaque de marbre poli, et penser qu'il nous faudrait bientĂŽt redescendre par la mĂȘme voie me donnait la nausĂ©e... Je repris brusquement conscience de ma prĂ©sente situation en voulant prendre ma boĂźte d'amadou et mon silex je me trouvais quelque part Ă  l'intĂ©rieur d'une montagne, sans le moindre vĂȘtement pour me vĂȘtir, sans le moindre grain d'orge pour me nourrir, sans bol, sans amadou et sans silex. Je dus alors Ă©mettre une quelconque exclamation d'essence non bouddhique, car j'entendis un murmure — Lobsang, Lobsang, est-ce que ça va ? Ah ! Mon Guide, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait avec moi. Je me sentis immĂ©diatement rassurĂ©. — Oui je suis ici, rĂ©pondis-je, je pense que j'ai Ă©tĂ© assommĂ© en tombant et je n'ai plus ma robe ni tout ce qu'elle contenait, et je n'ai pas la moindre idĂ©e de l'endroit oĂč nous sommes, pas plus que je ne sais comment en sortir. Il nous faut de la lumiĂšre. Le Lama, dont les jambes Ă©taient coincĂ©es sous un gros rocher, rĂ©pliqua — Je connais parfaitement bien ce passage. Le vieil ermite Ă©tait le gardien des grands secrets du passĂ© et de l'avenir. Ici se trouve l'histoire du monde depuis le moment oĂč il a commencĂ© jusqu'Ă  celui oĂč il finira. Il fit une pause, puis ajouta — Si tu passes la main sur la paroi de gauche tu vas bientĂŽt sentir une arĂȘte. En poussant trĂšs fort Ă  cet endroit, elle devrait basculer et tu auras ainsi accĂšs Ă  une grande cavitĂ© dans laquelle tu trouveras des robes de rechange et une ample provision d'orge. La premiĂšre chose que tu dois faire c'est d'ouvrir le placard et tĂąter pour y trouver de l'amadou, un silex et des chandelles. Tu les trouveras sur la troisiĂšme Ă©tagĂšre en partant du bas. Avec de la lumiĂšre, nous serons en mesure de nous entraider. Tout d'abord, je regardai la paroi de gauche comme me l'avait indiquĂ© le Lama, puis tĂątai le mur du passage, mais ma quĂȘte me semblait vaine tant celui-ci me paraissait lisse comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© fait par des mains humaines. J'allais abandonner quand tout Ă  coup je sentis un morceau de roche pointue. En fait, je m'y frappai violemment les jointures et y laissai des lambeaux de peau, mais je poussai et poussai, persuadĂ© que je n'y arriverais jamais. Enfin, mes efforts furent rĂ©compensĂ©s et la roche bascula sur elle-mĂȘme en un grincement effrayant. Oui, il y avait en effet un placard et je pouvais tĂątonner les Ă©tagĂšres. AprĂšs avoir repĂ©rĂ© la troisiĂšme Ă  partir du bas, j'y trouvai des lampes Ă  beurre et je localisai le silex et l'amadou. L'amadou Ă©tait d'une qualitĂ© exceptionnelle ; il n'Ă©tait pas du tout humide et s'enflamma sur le champ. Je m'empressai d'allumer une chandelle, car je commençais Ă  me brĂ»ler les doigts. — Allumes-en deux, Lobsang, une pour toi et une pour moi. Il y en a tout un stock, nous en aurions mĂȘme suffisamment pour tenir une semaine, si nĂ©cessaire. Le Lama se tenant silencieux, je cherchai Ă  voir ce qu'il y avait dans ce placard que nous pourrions utiliser, et j'y vis une barre de mĂ©tal qui paraissait en fer et que je pouvais Ă  peine soulever. Mais je voulais m'en servir comme levier pour dĂ©gager les jambes de mon compagnon qui Ă©taient prises sous un rocher. M'Ă©clairant d'une bougie, j'allai informer le Lama de mon intention, puis je revins m'occuper de cette barre. C'Ă©tait le seul moyen pensais-je, de libĂ©rer mon Guide et ami de la poigne de ce rocher. Je posai la barre au pied du bloc de pierre et, Ă  quatre pattes devant, cherchai un moyen de le soulever. Il y avait une quantitĂ© de roches tout autour, mais je doutais de ma propre force, parvenant dĂ©jĂ  Ă  peine Ă  soulever cette barre, mais je finis par Ă©laborer un plan d'action si je donnais au Lama l'un des bĂątons, peut-ĂȘtre pourrait-il pousser une pierre sous le rocher au moment oĂč je soulĂšverais celui-ci, en admettant que j'y parvienne ! Il approuva mon idĂ©e. — C’est la seule chose que nous pouvons faire, Lobsang, parce que si je ne peux me libĂ©rer de ce rocher, mes os vont y rester. Allons, commençons. Je repĂ©rai donc une grosse pierre de forme assez carrĂ©e d'environ quatre mains d'Ă©paisseur, l'apportai au pied du rocher et l'appuyai contre lui, puis je donnai un solide bĂąton de bois au Lama pour qu'il contribue Ă  la manƓuvre. Nous pensions que si j'arrivais Ă  soulever un tant soit peu le rocher, il pourrait pousser la pierre carrĂ©e dessous et crĂ©er ainsi assez d'espace pour sortir ses jambes. Je cherchai l'endroit le plus propice pour y insĂ©rer la barre et enfonçai cette derniĂšre par l'extrĂ©mitĂ© qui portait une griffe, aussi profondĂ©ment que possible, entre le sol et la base du bloc. Il me fut ensuite facile de trouver et placer une autre grosse pierre aussi prĂšs que possible de la griffe. — PrĂȘt ? hurlai-je, me stupĂ©fiant presque moi-mĂȘme de ma force, appuyant de tout mon poids sur la barre de fer, mais sans rĂ©sultat. Je n'Ă©tais pas assez lourd. Je me reposai un moment, puis chercher autour de moi la pierre la plus lourde que je pourrais soulever. J'en repĂ©rai une et la traĂźnai jusqu'Ă  la barre de fer. Il me fallut ensuite la poser en Ă©quilibre sur celle-ci et Ă  nouveau m'appuyer de tout mon poids par-dessus, tout en l'empĂȘchant de tomber. À ma grande joie, tout Ă  coup, je sentis un tressaillement dans la barre qui bientĂŽt bascula vers le sol. — Tout va bien, Lobsang, s'Ă©cria le Lama Mingyar Dondup. Tu peux relĂącher la barre maintenant ; j'ai pu mettre le bloc de pierre sous le rocher. Nous allons pouvoir retirer mes jambes. Au comble de la joie je retournai de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et, oui, les jambes du Lama Ă©taient dĂ©gagĂ©es, mais elles Ă©taient Ă  vif et saignaient, et nous avions peur qu'elles soient facturĂ©es. TrĂšs, trĂšs dĂ©licatement, je l'aidai Ă  les mouvoir et comme il pouvait les bouger, je me glissai sous le rocher pour atteindre ses pieds encore retenus dessous. Je lui suggĂ©rai alors de se soulever sur les coudes en essayant de reculer tandis que je poussais sur la plante de ses pieds. J'opĂ©rai trĂšs dĂ©licatement et, de toute Ă©vidence, mĂȘme si les blessures paraissaient trĂšs sĂ©rieuses, les os n'Ă©taient pas fracturĂ©s. Le Lama continuait d'essayer de se sortir de dessous le rocher. C'Ă©tait trĂšs difficile et je devais pousser sur ses pieds de toutes mes forces tout en appliquant une lĂ©gĂšre torsion sur ses jambes pour Ă©viter un affleurement de pierre sous le rocher. Je pensai alors que c'Ă©tait sans doute Ă  cet affleurement que le Lama devait de n'avoir pas eu les jambes broyĂ©es, mais il n'en continuait pas moins Ă  nous donner des problĂšmes. Finalement, avec plus qu'un soupir de soulagement, ses jambes furent dĂ©gagĂ©es et je sortis en rampant de dessous le rocher pour l'aider Ă  s'asseoir sur un rebord de roche. Comme deux petites bougies ne nous Ă©clairaient pas suffisamment, je retournai Ă  la niche de pierre et revins avec une demi-douzaine de plus et une sorte de panier pour les transporter. À la lumiĂšre toutes les bougies nous pĂ»mes examiner trĂšs soigneusement ses jambes elles Ă©taient littĂ©ralement en lambeaux. Des cuisses aux genoux elles Ă©taient complĂštement Ă  vif, et des genoux jusqu'aux pieds les chairs pendaient parce qu'elles se trouvaient coupĂ©es en laniĂšres. Le Lama me dit de retourner pour rapporter des chiffons qui Ă©taient dans une boĂźte, et aussi un pot contenant une certaine pĂąte. Il me la dĂ©crivit exactement, et je partis chercher le pot, les chiffons, et quelques autres objets. Le Lama Mingyar Dondup s'Ă©gaya considĂ©rablement en voyant que j'avais rapportĂ© Ă©galement une lotion dĂ©sinfectante. Je nettoyai toute la surface de ses jambes Ă  partir des hanches, et sur ses indications, replaçai les chairs meurtries en couvrant les os qui Ă©taient devenus trĂšs, trĂšs apparents, les couvrant avec la chair que je collai’ en place avec l'onguent que j'avais rapportĂ©. Au bout d'environ une demi-heure, celui-ci Ă©tait presque sec et les jambes semblaient enfermĂ©es dans de fermes moulages. Je dĂ©chirai des chiffons en bandes et les enroulai tout autour de ses jambes pour aider le plĂątre’ Ă  tenir en place. Puis j'allai remettre sur les Ă©tagĂšres tous les objets que j'avais empruntĂ©s, sauf les chandelles, huit en tout. Nous en Ă©teignĂźmes six et les transportĂąmes dans nos robes. Ramassant nos deux bĂątons de bois, je les donnai au Lama qui m'en sut grĂ©. Puis je lui dis — Je vais aller de l'autre cĂŽtĂ© du rocher et je devrais ĂȘtre en mesure de voir comment nous allons rĂ©ussir Ă  vous sortir d'ici. Il me sourit et me rassura — Je connais parfaitement bien cet endroit, Lobsang, il existe depuis environ un million d'annĂ©es et a Ă©tĂ© créé par les gens qui ont tout d'abord peuplĂ© ce pays qui est le nĂŽtre. À condition qu'aucune roche ne se soit effondrĂ©e en obstruant la voie, nous pouvons rester ici une semaine ou deux en toute sĂ©curitĂ©. Il hocha la tĂȘte en direction du monde extĂ©rieur, et ajouta — Je ne pense pas que nous pourrons repartir de ce cĂŽtĂ©, et si nous ne pouvons sortir par l'un des orifices volcaniques, peut-ĂȘtre serons-nous dĂ©couverts dans un millier d'annĂ©es par des explorateurs qui trouveront alors deux intĂ©ressants squelettes sur lesquelles se pencher. J'avançai, avec d'un cĂŽtĂ© le formidable tunnel et de l'autre le rocher, mais le passage Ă©tait tellement Ă©troit que je me demandai comment le Lama allait pouvoir le traverser. Qui veut peut’, me dis-je, et j'en vins Ă  la conclusion que si je m'accroupissais au bas du rocher, le Lama pourrait monter sur mon dos et se trouver ainsi plus haut de sorte que ses hanches et ses jambes arrivent Ă  passer le plus gros renflement du rocher. Quand je lui soumis mon idĂ©e, il fut extrĂȘmement rĂ©ticent sachant qu'il Ă©tait beaucoup trop lourd pour moi, mais aprĂšs plusieurs tentatives douloureuses, il arriva Ă  la conclusion qu'il n'y avait tout simplement pas d'autre façon. J'empilai alors quelques galets pour me faire un coussin aussi plat que possible, puis je me mis Ă  quatre pattes en disant au Lama que j'Ă©tais prĂȘt. Prestement il posa un pied sur ma hanche droite et l'autre sur mon Ă©paule gauche, et d'un rapide mouvement, il passa — il franchit le rocher et se retrouva de l'autre cĂŽtĂ© en terrain dĂ©gagĂ©. Je me redressai et vis qu'il Ă©tait en sueur, tant il avait souffert et avait craint de me faire mal. Nous nous assĂźmes un moment pour reprendre notre souffle et rĂ©cupĂ©rer nos forces. Nous ne pouvions pas prĂ©parer de tsampa puisque nous avions perdu nos bols, de mĂȘme que notre orge, mais je me rappelai en avoir vu dans la niche de pierre et, une fois de plus, j'y retournai. Je fouillai parmi les bols en bois et en choisis deux, rĂ©servant le plus beau pour mon Guide. Je les nettoyai avec du sable fin qui abondait dans ce tunnel. Je plaçai les deux bols cĂŽte Ă  cĂŽte sur une Ă©tagĂšre, puis les remplis d'une bonne quantitĂ© d'orge entreposĂ©e dans la niche. Il me fallait encore faire du feu, mais c'Ă©tait un jeu d'enfant puisque ce placard renfermait tout ce dont j'avais besoin amadou, silex et bois de chauffage. À l'aide d'un gros morceau de beurre que j'y trouvai tout autant, je pus faire cette bouillie consistante que nous appelons tsampa’. Revenant auprĂšs de mon Guide, nous nous installĂąmes sans mot dire pour la manger. Peu aprĂšs, nous nous sentĂźmes tous deux beaucoup mieux et capables de continuer. Je vĂ©rifiai nos provisions, maintenant reconstituĂ©es grĂące au dĂ©pĂŽt et, oui, nous avions un bol chacun, de l'amadou et un silex, un sac d'orge chacun, et c'Ă©tait vraiment tout ce que nous possĂ©dions en ce monde, Ă  part les deux solides bĂątons de bois. Tout couverts de bleus et de meurtrissures, et aprĂšs une marche qui me parut durer des siĂšcles, nous arrivĂąmes devant une roche en plein milieu du chemin la fin du tunnel, pensai-je. Mais le Lama me dit — Non, non, ce n'est pas la fin ; si tu pousses au bas de cette grande dalle elle basculera en son milieu, et en nous penchant nous pourrons traverser. Je poussai le bas de la dalle et avec un grincement terrifiant elle bascula pour se mettre en position horizontale, puis resta dans cette position. Je la tins par mesure de prudence pendant que le Lama se glissait pĂ©niblement en dessous, puis je fis reprendre Ă  la dalle sa position d'origine. La noirceur, une pĂ©nible noirceur que nos deux petites bougies vacillantes faisaient paraĂźtre encore plus noire. — Lobsang, Ă©teins ta bougie, me dit alors le Lama, j'Ă©teins la mienne aussi, et nous verrons la lumiĂšre du jour. La lumiĂšre du jour ! Je pensai qu'il Ă©tait victime d'une hallucination que j'attribuai Ă  la fatigue et Ă  la douleur. J'Ă©teignis nĂ©anmoins ma chandelle, et pendant un moment je pus sentir l'odeur de la mĂšche fumante qui avait Ă©tĂ© saturĂ©e de beurre rance. — Attendons quelques instants, me dit le Lama, et nous aurons toute la lumiĂšre dont nous avons besoin. Je me sentais parfaitement idiot, debout dans ce qui Ă©tait maintenant une obscuritĂ© totale, sans la moindre lueur venant d'oĂč que ce soit. J'aurais pu l'appeler une obscuritĂ© sonore’ car elle semblait faite de boum, boum, boum, puis d'une contraction, mais cela sortit de mon esprit en voyant ce qui me parut ĂȘtre un lever de soleil. D'un cĂŽtĂ© de ce qui Ă©tait apparemment une piĂšce apparut une boule lumineuse. Elle Ă©tait rouge et avait l'aspect du mĂ©tal que l'on chauffe jusqu'Ă  l'incandescence. Rapidement le rouge passa au jaune, puis au blanc, le blanc-bleutĂ© de la lumiĂšre du jour. BientĂŽt tout se dĂ©voila dans une saisissante rĂ©alitĂ©. Je restai lĂ , pantelant d'Ă©merveillement. La salle, ou quoi que ce fut, Ă©tait trĂšs vaste, si vaste qu'elle aurait pu contenir le Potala tout entier. La lumiĂšre Ă©tait brillante et j'Ă©tais presque hypnotisĂ© par les dĂ©corations sur les murs et par les choses Ă©tranges qui jonchaient le sol sans en gĂȘner le passage. — Un endroit prodigieux, n'est-ce pas, Lobsang ? Il date d'une Ă©poque beaucoup trop lointaine pour que l'esprit de l'Homme puisse la concevoir. C'Ă©tait ici le siĂšge d'une Race spĂ©ciale capable d'effectuer des voyages dans l'espace et quantitĂ© d'autres choses. Des millions d'annĂ©es ont passĂ© et tout est encore intact. Certains d'entre nous ont Ă©tĂ© nommĂ©s Gardiens du Temple IntĂ©rieur ; ceci est le Temple IntĂ©rieur. Je m'approchai pour examiner le mur le plus proche et il parut ĂȘtre couvert d'une quelconque sorte d'Ă©criture, une Ă©criture qui, je le sentis instinctivement, n'appartenait Ă  aucune race de la Terre. Le Lama capta mes pensĂ©es par tĂ©lĂ©pathie et rĂ©pondit — Oui, ceci fut construit par la Race des Jardiniers qui ont amenĂ© humains et animaux sur ce monde. Il se tut, et me montra du doigt une boĂźte installĂ©e contre un mur un peu plus loin. — Peux-tu aller jusque-lĂ , me dit-il, et prendre deux bĂątons pourvus d'une piĂšce transversale au sommet ? ObĂ©issant, je me dirigeai vers le placard qu'il m'indiquait. La porte s'ouvrit facilement et je fus absolument fascinĂ© par son contenu. Il semblait rempli de choses Ă  usage mĂ©dical. Dans un coin il y avait un certain nombre de ces bĂątons avec une traverse Ă  une extrĂ©mitĂ©. J'en pris deux et je compris qu'ils devaient servir Ă  soutenir un homme. Je ne savais pas ce qu'Ă©taient des bĂ©quilles Ă  cette Ă©poque, mais j'en rapportai deux au Lama qui plaça les traverses sous ses aisselles tandis qu'il appuyait ses mains sur des tiges placĂ©es Ă  mi-hauteur. — VoilĂ , Lobsang, me dit-il, ces choses aident les invalides Ă  marcher. Maintenant je vais pouvoir aller moi-mĂȘme jusqu'Ă  ce placard et me faire un plĂątre plus solide. Il me permettra de marcher plus facilement jusqu'Ă  ce que les chairs se cicatrisent. Il se dirigea vers le placard, et comme j'Ă©tais d'un caractĂšre curieux, je le suivis. — Va chercher les bĂątons que nous avions, me dit-il, et nous les mettrons dans ce coin pour les avoir sous la main en cas de besoin. LĂ -dessus il me tourna le dos et se mit Ă  fouiller dans le casier. Je me retournai Ă©galement et partis chercher nos bĂątons que je posai dans le coin de ce placard. — Lobsang, Lobsang, serais-tu capable de rapporter nos baluchons et la barre d'acier ici ? Elle n'est pas en fer comme tu le penses, mais en quelque chose de beaucoup plus dur et rĂ©sistant et qui s'appelle de l'acier. Je repartis donc et retournai Ă  la dalle par laquelle nous Ă©tions entrĂ©s. Je poussai contre le sommet de la chose et elle bascula en position horizontale et immobile. La lumiĂšre Ă©tait une trĂšs rĂ©elle bĂ©nĂ©diction, car elle Ă©clairait tout le long du tunnel et je pouvais retracer mon chemin passĂ© celui-ci, jusque de l'autre cĂŽtĂ© du gros rocher qui nous avait causĂ© tant d'ennuis. Nos baluchons contenant toutes nos affaires Ă©taient de l'autre cĂŽtĂ©, et c'est avec difficultĂ© que je franchis le rocher et les y retrouvai. Ils me parurent extrĂȘmement lourds, mais sans doute cette impression Ă©tait-elle due au manque de nourriture et Ă  l'Ă©tat de faiblesse qui en rĂ©sultait. Je pris d'abord les deux sacs et les apportai juste au bord du passage, puis revins chercher la barre d'acier. Je pouvais Ă  peine lever la chose ; elle me faisait haleter et grogner comme un vieillard, ce qui fait que je laissai traĂźner un bout tout en m'accrochant Ă  l'autre, et je m'aperçus qu'en marchant Ă  reculons et tirant Ă  deux mains, j'arrivais Ă  la faire bouger. Il me fallut pas mal de temps pour lui faire passer le rocher, mais le reste du chemin se fit assez bien. Il me fallait maintenant pousser les baluchons sous la dalle et dans cette immense piĂšce, puis je me coltinai la barre d'acier en me disant que je n'avais jamais dĂ©placĂ© pareil poids de ma vie. Je la fis passer dans la piĂšce, puis abaissai la dalle qui servait de porte, de sorte que nous avions de nouveau un mur lisse, sans ouverture. Le Lama Mingyar Dondup n'avait pas perdu son temps. Ses deux jambes Ă©taient maintenant enrobĂ©es dans un mĂ©tal brillant, et il semblait de nouveau en parfaite santĂ©. — Lobsang, nous allons nous faire un repas avant de visiter ces lieux, parce que nous serons ici pendant environ une semaine. Pendant que tu ramenais ces choses — il dĂ©signa les baluchons et la barre d'acier — j'ai Ă©tĂ© en communication tĂ©lĂ©pathique avec un ami du Potala qui m'a dit qu'une terrible tempĂȘte faisait rage. Il m'a conseillĂ© de rester oĂč nous Ă©tions le temps qu'elle se calme. Les prophĂštes de la mĂ©tĂ©orologie affirment que la tempĂȘte durera environ une semaine. Je me sentis vraiment dĂ©primĂ© Ă  cette nouvelle, parce que j'en avais assez de ce tunnel et mĂȘme cette salle ne soulevait pas beaucoup mon intĂ©rĂȘt. MalgrĂ© sa taille, elle provoquait chez moi une certaine claustrophobie qui peut paraĂźtre impossible, mais qui n'en Ă©tait pas moins rĂ©elle. Je me sentais comme un animal en cage. Toutefois, les affres de la faim Ă©taient plus fortes que toutes mes peurs, et j'observai avec plaisir le Lama prĂ©parer notre repas. Il le faisait mieux que quiconque, pensai-je, et c'Ă©tait si agrĂ©able de s'asseoir devant un repas chaud. Je pris une bouchĂ©e de l'aliment — un nom vraiment poli pour parler de la tsampa — et m'Ă©merveillai de sa saveur. Je la trouvai des plus agrĂ©ables et sentis que mes forces me revenaient et que mon humeur morose se dissipait. Lorsque j'eus avalĂ© ma ration, le Lama me demanda — En as-tu eu assez, Lobsang ? Tu peux en avoir autant que tu veux ; il y a beaucoup de nourriture ici, suffisamment, en fait, pour nourrir une petite lamaserie. Je t'en dirai davantage plus tard mais, pour le moment, en veux-tu d'autre ? — Oh oui ! merci, rĂ©pondis-je, je crois que j'ai encore un peu de place pour un supplĂ©ment de tsampa, et elle est tellement bonne. Jamais je ne l'ai trouvĂ©e aussi dĂ©licieuse. Le Lama eut un petit rire Ă©touffĂ© tandis qu'il allait remplir mon bol. Puis il revint en riant Ă  gorge dĂ©ployĂ©e, tenant Ă  la main une bouteille. — Regarde, Lobsang, me dit-il, c'est le meilleur cognac qui soit, gardĂ© entiĂšrement Ă  des fins mĂ©dicales. Je pense que nous pouvons considĂ©rer notre captivitĂ© ici comme justifiant un peu de cognac pour donner quelque saveur Ă  la tsampa. Je pris le bol qu'il me tendait et en apprĂ©ciai l'arĂŽme, mais en mĂȘme temps avec de sĂ©rieux doutes, car on m'avait toujours dit que ces breuvages alcoolisĂ©s Ă©taient l'Ɠuvre des DĂ©mons, et maintenant on m'encourageait Ă  y goĂ»ter. Peu importe, pensai-je, c'est bon quand on ne se sent pas trop d'aplomb. Je me mis Ă  manger et en fis un beau gĂąchis. Nous n'avions que nos doigts, il faut dire, rien qui ressembla Ă  un couteau, une fourchette ou une cuillĂšre, pas mĂȘme des baguettes, seulement nos doigts, et aprĂšs les repas nous nous lavions les mains avec du sable fin qui dĂ©collait la tsampa avec une merveilleuse efficacitĂ©, enlevant mĂȘme parfois un peu de peau si on y mettait trop d'Ă©nergie. J'Ă©tais donc en train de vider consciencieusement mon bol, utilisant non seulement mes doigts mais aussi toute la paume de ma main droite, lorsque, d'un seul coup, je tombai Ă  la renverse. Je me plais Ă  dire que j'Ă©tais bel et bien tombĂ© de fatigue’, mais le Lama m'assura, comme il le dit plus tard en riant Ă  l'AbbĂ©, que j'Ă©tais, en fait, ivre-mort. Ivre ou non, je dormis, dormis et dormis encore, et lorsque je m'Ă©veillai la merveilleuse lumiĂšre dorĂ©e illuminait toujours la piĂšce. Je portai mon regard vers ce qui devait ĂȘtre le plafond, mais il Ă©tait si loin qu'on pouvait Ă  peine le distinguer. C'Ă©tait assurĂ©ment une piĂšce immense, comme si toute la fichue montagne Ă©tait creuse. — La lumiĂšre du soleil, Lobsang, la lumiĂšre du soleil et nous l'aurons vingt-quatre heures par jour. La lumiĂšre qu'il donne est absolument sans chaleur, elle est exactement Ă  la mĂȘme tempĂ©rature que l'air ambiant. Ne penses-tu pas qu'une lumiĂšre comme celle-ci vaut mieux que des chandelles malodorantes qui fument ? Je regardai une fois de plus autour de moi, n'arrivant toujours pas Ă  comprendre comment il pouvait y avoir la lumiĂšre du soleil quand nous Ă©tions ensevelis dans une cavitĂ© rocheuse, et c'est ce que je dis au Lama qui me rĂ©pondit — Oui, j'ai connu cette merveille des merveilles toute ma vie, mais personne ne sait comment cela fonctionne. La lumiĂšre froide est une invention miraculeuse qui a Ă©tĂ© créée ou dĂ©couverte il y a un million d'annĂ©es environ. Des ĂȘtres ont dĂ©veloppĂ© une mĂ©thode de conservation de la lumiĂšre du soleil et l'ont rendue disponible mĂȘme durant les nuits les plus noires. Si l'on n'utilise pas cette technique dans nos citĂ©s et dans nos temples, c'est parce que nous ne savons tout simplement pas comment faire. Nulle part ailleurs je n'ai vu pareil Ă©clairage. — Environ un million d'annĂ©es, vous avez dit ? C'est pratiquement au-delĂ  de ma comprĂ©hension. J'imagine que c'est un chiffre tout comme un 1, un 2, un 3, ou autres, suivi par un nombre de zĂ©ros, 6 je crois, mais c'est seulement une supposition et, de toute façon, c'est un chiffre si Ă©norme, que je ne peux comprendre. Cela ne fait aucun sens pour moi. Dix ans, vingt ans, je peux Ă  la rigueur en avoir une idĂ©e, mais plus, non ! Comment a-t-on pu construire cette salle ? demandai-je tout en passant les doigts distraitement sur l'une des inscriptions du mur. Je sursautai d'effroi parce qu'un dĂ©clic venait de se faire entendre et qu'un pan de mur commençait Ă  s'enfoncer. — Lobsang ! Lobsang ! Tu as fait une dĂ©couverte ! Aucun d'entre nous qui sommes venus ici ne connaissait l'existence de cette seconde salle. Nous regardĂąmes prudemment par l'ouverture de la porte et aussitĂŽt que nos tĂȘtes en passĂšrent l'entrĂ©e, la lumiĂšre s'alluma ; j'observai qu'en quittant l'immense piĂšce oĂč nous Ă©tions, cette derniĂšre progressivement s'obscurcissait. Nous regardions autour de nous, presque effrayĂ©s de bouger, parce que nous ne savions pas quels dangers nous attendaient ou dans quel piĂšge nous pourrions tomber, mais rassemblant finalement notre courage, nous nous dirigeĂąmes vers un grand quelque chose’ qui se trouvait au milieu de la piĂšce. C'Ă©tait une Ă©norme structure. Elle avait dĂ» ĂȘtre brillante dĂ©jĂ , mais sa surface Ă©tait maintenant toute ternie et grisĂątre. Elle Ă©tait de la hauteur de quatre ou cinq hommes, et ressemblait Ă  deux plats posĂ©s l'un sur l'autre. Nous en fĂźmes le tour et dĂ©couvrĂźmes Ă  l'autre bout une Ă©chelle en mĂ©tal gris qui, Ă  partir d'une porte dans la machine, descendait jusqu'au sol. Je m'y prĂ©cipitai, oubliant qu'en tant que jeune homme dans les Ordres SacrĂ©s je devais montrer plus de dĂ©corum, mais je m'Ă©lançai vers l'Ă©chelle et y grimpai prestement sans mĂȘme m'inquiĂ©ter de savoir si elle Ă©tait solidement fixĂ©e. Elle l'Ă©tait. De nouveau, comme ma tĂȘte passait l'embrasure de la porte les lumiĂšres s'allumĂšrent Ă  l'intĂ©rieur de la machine. Le Lama Mingyar Dondup, pour ne pas ĂȘtre en reste, grimpa dans la machine. — Ah, Lobsang, c'est l'un des Chars des Dieux. Tu les as dĂ©jĂ  vus virevolter, n'est-ce pas ? — Oh oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, je me disais qu'il y avait des Dieux qui traversaient notre Pays pour s'assurer que tout allait bien, mais, bien sĂ»r, je n'en ai jamais vu un d'aussi prĂšs. Chapitre Deux Nous nous trouvions, semblait-il, dans une sorte de couloir bordĂ© des deux cĂŽtĂ©s de casiers ou de placards, ou quelque chose de similaire. Quoi qu'il en soit, je tirai une poignĂ©e au hasard et un grand tiroir vint Ă  moi, coulissant aussi bien que s'il venait tout juste d'ĂȘtre fabriquĂ©. Il renfermait toutes sortes d'instruments Ă©tranges. Le Lama Mingyar Dondup qui regardait par-dessus mon Ă©paule prit quelque chose et s'exclama — Ah ! ce sont sĂ»rement des piĂšces de rechange. Je suis sĂ»r qu'il y a ici de quoi faire fonctionner Ă  nouveau la machine. Nous refermĂąmes le tiroir et allĂąmes plus loin. La lumiĂšre nous prĂ©cĂ©dait, diminuant progressivement derriĂšre nous, et nous atteignĂźmes bientĂŽt une trĂšs grande piĂšce. En y pĂ©nĂ©trant elle s'Ă©claira brillamment, et nous restĂąmes tous deux sans voix c'Ă©tait de toute Ă©vidence le poste de commande de la chose, mais ce qui nous surprit Ă©tait le fait qu'il y avait lĂ  des hommes. L'un d'eux Ă©tait assis dans ce qui devait ĂȘtre le siĂšge de contrĂŽle, en train de scruter un instrument de mesure sur un tableau en face de lui. Il y avait une quantitĂ© de cadrans, et je supposai qu'il se prĂ©parait au dĂ©collage. — Comment se fait-il, m'Ă©criai-je, que ces hommes soient encore lĂ  aprĂšs des millions d'annĂ©es ? Ils ont l'air tellement vivants, seulement profondĂ©ment endormis. Un autre homme Ă©tait assis devant une table sur laquelle Ă©taient Ă©talĂ©es de grandes cartes qu'il consultait la tĂȘte dans ses mains et les coudes appuyĂ©s sur la table. Nous parlions Ă  mi-voix. C'Ă©tait stupĂ©fiant, et notre science n'Ă©tait rien de plus que pitoyable comparĂ©e Ă  ceci. Le Lama Mingyar Dondup prit un de ces personnages par l'Ă©paule en disant — Je pense que ces hommes sont dans une forme d'animation suspendue. Je pense qu'ils pourraient ĂȘtre ramenĂ©s Ă  la vie, mais je ne sais pas comment le faire, je ne sais pas ce qui se passerait si je savais le faire. Comme tu le sais, Lobsang, il y a d'autres grottes dans cette chaĂźne de montagnes et nous en avons visitĂ© une qui contenait d'Ă©tranges engins comme des Ă©chelles qui, apparemment, fonctionnaient mĂ©caniquement. Mais ceci dĂ©passe tout ce que j'ai vu jusqu'ici, et en tant que l'un des Lamas seniors responsables pour maintenir ces lieux intacts, je peux te dire que c'est ici l'endroit le plus merveilleux de tous, et je me demande s'il y a encore d'autres boutons qu'il nous faudrait presser pour ouvrir d'autres piĂšces. Mais examinons d'abord soigneusement celle-ci. Nous avons environ une semaine devant nous, car il me faudra bien tout ce temps avant d'ĂȘtre capable de redescendre dans la vallĂ©e. Nous nous approchĂąmes des autres hommes ; il y en avait sept en tout. On avait l'impression que chacun Ă©tait Ă  son poste et qu'ils s'apprĂȘtaient Ă  dĂ©coller. Mais le dĂ©collage avait dĂ» ĂȘtre interrompu par une catastrophe subite. On aurait dit qu'un tremblement de terre s'Ă©tait produit qui aurait fait s'effondrer de lourds rochers sur ce qui devait ĂȘtre un toit coulissant. Le Lama s'arrĂȘta et s'approcha d'un autre homme qui avait un livre — un carnet — devant lui. Évidemment, il Ă©tait en train d'Ă©crire le compte rendu de ce qui se passait, mais nous ne pouvions comprendre son Ă©criture, nous n'avions aucune base pour Ă©tablir que ces choses Ă©taient des lettres, des idĂ©ogrammes ou bien seulement des symboles techniques. Le Lama dit — Dans toutes nos recherches nous n'avons jamais rien trouvĂ© qui puisse nous aider Ă  traduire... attends une minute... ajouta-t-il avec une inhabituelle excitation dans la voix, cette chose lĂ -bas, je me demande si c'est une machine parlante pour les archives. Bien sĂ»r, je ne pense pas qu'elle fonctionnera aprĂšs toutes ces annĂ©es, mais essayons. Nous nous dirigeĂąmes ensemble vers l'appareil en question. Il avait la forme d'une boĂźte et, Ă  peu prĂšs Ă  mi-hauteur, une ligne en faisait le tour. À titre d'essai nous appuyĂąmes sur la surface au-dessus de la ligne, et Ă  notre grande joie, la boĂźte s'ouvrit, rĂ©vĂ©lant des rouages Ă  l'intĂ©rieur et quelque chose qui semblait servir aux dĂ©placements d'une bande mĂ©tallique entre deux bobines. Le Lama Mingyar Dondup examina les diffĂ©rents boutons fixĂ©s sur le devant de la boĂźte. Tout Ă  coup, nous sursautĂąmes d'effroi ; il s'en fallut de peu que nous prenions nos jambes Ă  nos cous, car une voix se fit entendre qui venait de la partie supĂ©rieure de la boĂźte, une voix Ă©trange, complĂštement diffĂ©rente des nĂŽtres. Cela ressemblait Ă  une quelconque explication donnĂ©e par un Ă©tranger, mais nous ne comprenions pas de quoi il Ă©tait question. Et puis — nouvelle surprise — des bruits sortirent de la boĂźte ; je suppose que ce devait ĂȘtre de la musique, mais pour nous ce n'Ă©tait que des bruits discordants. Mon Guide pressa alors un autre bouton et le bruit s'arrĂȘta. Nous Ă©tions tous les deux plutĂŽt Ă©puisĂ©s par nos dĂ©couvertes et par un excĂšs d'Ă©motions. Nous nous assĂźmes donc sur ce qui Ă©tait apparemment des fauteuils, mais la panique me gagna en sentant que je m'enfonçais dans mon siĂšge comme si j'Ă©tais en fait assis dans l'air. Cet instant de surprise passĂ©, le Lama me dit — Peut-ĂȘtre qu'un peu de tsampa nous ferait du bien ; nous sommes tous deux Ă©puisĂ©s. LĂ -dessus il chercha des yeux l'endroit le plus propice pour y allumer un petit feu pour chauffer la tsampa. C'est alors qu'il remarqua une alcĂŽve Ă  l'extĂ©rieur de la salle de contrĂŽle, et en y pĂ©nĂ©trant la lumiĂšre s'alluma. — Je pense que c'est ici qu'ils prĂ©paraient leurs repas, parce que tous ces boutons ne sont pas lĂ  comme dĂ©coration, ils doivent servir Ă  quelque chose. Il me montra un bouton sur lequel Ă©tait reprĂ©sentĂ©e une main levĂ©e dans la position arrĂȘt’. Sur un autre Ă©tait dessinĂ©e une flamme ; c'est sur ce dernier qu'il appuya. Au-dessus de cet instrument se trouvaient divers rĂ©cipients mĂ©talliques. Nous en prĂźmes un. À ce moment-lĂ  nous ressentĂźmes une sensation de chaleur et aprĂšs y avoir passĂ© la main en un va-et-vient, le Lama dit finalement — Et voilĂ , Lobsang, mets ta main ici ; c'est la chaleur pour la cuisson de notre repas. Je mis la main lĂ  oĂč il m'indiquait, mais un peu trop prĂšs, et sursautai de surprise. En riant, mon Guide mit la tsampa presque congelĂ©e dans le rĂ©cipient mĂ©tallique, puis posa le tout sur une grille au-dessus de la source de chaleur. Il y ajouta de l'eau, et le mĂ©lange ne tarda pas Ă  bouillonner. Il appuya alors sur le bouton marquĂ© du symbole de la main et le rouge incandescent disparut immĂ©diatement. Ayant retirĂ© le rĂ©cipient Ă  l'aide d'un objet mĂ©tallique dont l'extrĂ©mitĂ© avait la forme d'une petite Ă©cuelle, il distribua la tsampa dans nos bols. Pendant quelque temps, nous n'entendĂźmes plus que le bruit que nous faisions en mangeant. — J'ai une de ces soifs ! m'Ă©criai-je dĂšs que j'eus avalĂ© la derniĂšre bouchĂ©e. Je boirais volontiers quelque chose. À cĂŽtĂ© de la boĂźte qui produisait de la chaleur nous vĂźmes une sorte de grande cuvette et, au-dessus, deux manettes mĂ©talliques. Je tournai l'une d'elles de la seule façon possible, et de l'eau, de l'eau froide, se rĂ©pandit dans la cuve. Je ramenai hĂątivement la manette Ă  sa position originale et essayai l'autre qui Ă©tait d'une couleur rougeĂątre. Je la tournai et de l'eau rĂ©ellement chaude en sortit, si chaude que je m'Ă©bouillantai, pas sĂ©rieusement, mais je m'Ă©bouillantai suffisamment pour en bondir. Je remis la manette dans sa position premiĂšre. — MaĂźtre, dis-je, si c'est de l'eau, elle a dĂ» ĂȘtre lĂ  pendant l'un de ces millions d'annĂ©es dont vous avez parlĂ©. Comment se fait-il que nous puissions la boire ? Elle devrait ĂȘtre totalement Ă©vaporĂ©e ou avoir une saveur aigre, mais elle a un goĂ»t trĂšs agrĂ©able. Le Lama rĂ©pondit — Eh bien, l'eau peut se conserver pendant des annĂ©es que dis-tu des lacs et des riviĂšres ? Leurs eaux remontent bien au-delĂ  de l'histoire, et je suppose que cette eau-ci provient d'un rĂ©servoir hermĂ©tique, ce qui signifie qu'elle a pu conserver un goĂ»t agrĂ©able. Je suppose que ce vaisseau n'Ă©tait venu ici que pour un rĂ©approvisionnement et peut-ĂȘtre pour certaines rĂ©parations parce que, Ă  en juger par la pression de l'eau, il doit y en avoir une trĂšs grande quantitĂ© dans un rĂ©servoir. Quoi qu'il en soit, il y a ici de quoi tenir des gens occupĂ©s pendant un mois. — Eh bien, dis-je, si l'eau est restĂ©e fraĂźche, il doit y avoir Ă©galement des aliments qui se sont conservĂ©s frais. Je me levai de mon siĂšge avec difficultĂ© car il semblait vouloir me retenir, mais je mis alors mes mains sur le cĂŽtĂ© du fauteuil — sur le dessus des accoudoirs — et immĂ©diatement je fus non seulement libĂ©rĂ©, mais poussĂ© en position debout. AprĂšs m'ĂȘtre remis du choc causĂ© par cette merveille, je me mis Ă  tĂąter les murs de la petite cuisine. Je vis une quantitĂ© d'encoches qui ne semblaient d'aucune utilitĂ©. Je mis le doigt dans l'une d'elles, tirai, et rien ne se passa. J'essayai de tirer de cĂŽtĂ©, mais non, la chose ne bougea pas ; j'en essayai donc une autre, poussai mon doigt directement dans l'encoche, et un panneau glissa de cĂŽtĂ©. À l'intĂ©rieur du placard, de l'armoire, ou quel que soit son nom, il y avait un certain nombre de pots qui semblaient n'avoir d'ouverture nulle part. Ils Ă©taient transparents, ce qui permettait de voir ce qu'il y avait Ă  l'intĂ©rieur. De toute Ă©vidence c'Ă©tait une sorte de nourriture, mais comment de la nourriture pourrait-elle ĂȘtre conservĂ©e pendant un million d'annĂ©es ou plus ? Je rĂ©flĂ©chis et rĂ©flĂ©chis Ă  la question. Il y avait des images d'aliments que je n'avais jamais vus ni entendu parler, et certaines choses Ă©taient enfermĂ©es dans un contenant transparent sans qu'il ne semble pourtant y avoir un moyen d'ouvrir ledit contenant. Je passai de l'un Ă  l'autre de ces placards, armoires, ou cabinets, et allai de surprise en surprise. Je savais Ă  quoi ressemblaient des feuilles de thĂ©, et ici, dans l'un des cabinets il y avait des contenants Ă  travers lesquels je pouvais voir des feuilles de thĂ©. Il y avait d'autres surprises car certains de ces rĂ©cipients transparents contenaient ce qui Ă©tait de toute Ă©vidence des morceaux de viande. Je n'avais jamais mangĂ© de viande de ma vie, et avais grande envie d'y goĂ»ter pour savoir ce qu'il en Ă©tait. Je me fatiguai rapidement de jouer dans la cuisine et allai rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il avait un livre Ă  la main, les sourcils froncĂ©s, et se trouvait dans un Ă©tat d'intense concentration. — Oh, MaĂźtre, dis-je, j'ai dĂ©couvert l'endroit oĂč ils stockaient leur nourriture ; ils la gardent dans des boĂźtes transparentes, mais il n'y a aucun moyen de les ouvrir. Il me regarda un instant d'un air absent, puis Ă©clata de rire en disant — Eh oui, eh oui, le matĂ©riel d'emballage actuel est loin d'ĂȘtre comparable Ă  celui d'il y a un million d'annĂ©es. J'ai goĂ»tĂ© de la viande de dinosaure et elle Ă©tait aussi fraĂźche que si l'animal venait d'ĂȘtre abattu. Je te rejoins dans un moment et nous allons examiner tes dĂ©couvertes. Je fis le tour de la salle de contrĂŽle, puis m'assis pour rĂ©flĂ©chir. Si ces hommes Ă©taient ĂągĂ©s d'un million d'annĂ©es, pourquoi n'Ă©taient-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Il Ă©tait manifestement ridicule de dire que ces hommes avaient un million d'annĂ©es alors qu'ils Ă©taient absolument intacts et semblaient bien vivants, attendant simplement d'ĂȘtre rĂ©veillĂ©s. Je vis que, suspendu aux Ă©paules de chacun, il y avait une sorte de petit sac Ă  dos, aussi j'en retirai un de l'un des corps endormis’ et l'ouvris. À l'intĂ©rieur il y avait de curieux morceaux de fils mĂ©talliques enroulĂ©s en bobines, et aussi d'autres choses faites de verre. Le tout n'avait aucun sens pour moi. Il y avait Ă©galement un casier tout plein de boutons, et je pressai le premier que je vis. Je criai de peur le corps dont j'avais retirĂ© le sac Ă  dos eut un brusque sursaut et tomba en fine, fine poussiĂšre, une poussiĂšre vieille d'un million d'annĂ©es ou plus. Le Lama Mingyar Dondup me rejoignit lĂ  oĂč je me tenais, pĂ©trifiĂ© de peur. Il regarda le sac Ă  dos, regarda le tas de poussiĂšre, puis dit — Il existe un bon nombre de ces cavernes ; j'en ai visitĂ© quelques-unes et nous avons appris Ă  ne jamais appuyer sur un bouton avant de savoir Ă  quoi il sert, avant de l'avoir dĂ©duit par hypothĂšse. Ces hommes savaient qu'ils allaient ĂȘtre enterrĂ©s vivants dans un Ă©norme tremblement de terre, alors le mĂ©decin du vaisseau a dĂ» aller vers chaque homme et lui mettre une trousse de survie sur les Ă©paules. Les hommes entrĂšrent alors dans un Ă©tat d'animation suspendue, de sorte qu'ils n'eurent pas la moindre conscience de ce qui se passait pour eux ou autour d'eux ; ils Ă©taient aussi proches que possible de la mort, sans rĂ©ellement ĂȘtre morts. Ils recevaient dĂšs lors une nourriture adĂ©quate pour maintenir le fonctionnement du corps Ă  une Ă©chelle infime. Quand tu as touchĂ© ce bouton, qui est rouge Ă  ce que je vois, tu as dĂ» interrompre l'approvisionnement de la force de vie de l'homme en animation suspendue. Sans approvisionnement de la force vitale, son Ăąge s'est subitement fait sentir, le rĂ©duisant immĂ©diatement en un tas de poussiĂšre. Nous allĂąmes voir les autres hommes et dĂ©cidĂąmes qu'il n'y avait rien que nous puissions faire pour eux parce que, aprĂšs tout, nous Ă©tions enfermĂ©s dans la montagne tout comme l'Ă©tait le vaisseau, et si ces gens se rĂ©veillaient, seraient-ils un danger pour le monde ? Seraient-ils un danger pour les lamaseries ? Ces hommes, bien sĂ»r, possĂ©daient des connaissances qui les feraient paraĂźtre comme des Dieux Ă  nos yeux, et nous eĂ»mes peur d'ĂȘtre mis de nouveau en esclavage, car nous avions une forte mĂ©moire raciale d'avoir dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faits esclaves. Le Lama Mingyar Dondup et moi nous assĂźmes sur le sol, sans mot dire, chacun absorbĂ© dans ses propres pensĂ©es. Que se passerait-il si nous pressions ce bouton-ci, que se passerait-il si nous pressions ce bouton-lĂ , et quelle sorte d'approvisionnement en Ă©nergie pouvait garder des hommes en vie et bien nourris pendant plus d'un million d'annĂ©es ? Nous frĂ©mĂźmes malgrĂ© nous au mĂȘme moment puis, nous jetant mutuellement un regard, le Lama dit — Tu es un jeune, Lobsang, et moi je suis un vieil homme. J'ai Ă©tĂ© le tĂ©moin de beaucoup de choses et je me demande ce que tu ferais dans un cas comme celui-ci. Ces hommes sont en vie, cela est certain, mais qui peut nous dire que si nous leur redonnons vie ils ne se comporteront pas en barbares ? Peut-ĂȘtre mĂȘme nous tueraient-ils pour venger leur compagnon que nous avons laissĂ© mourir ? Il nous faut rĂ©flĂ©chir Ă  cela trĂšs sĂ©rieusement, car nous ne pouvons lire les inscriptions. Il s'interrompit car je venais de me lever en proie Ă  une grande excitation. — MaĂźtre, MaĂźtre, m'Ă©criai-je, j'ai vu tout Ă  l'heure un livre qui peut peut-ĂȘtre nous aider ; on dirait un dictionnaire de diffĂ©rentes langues. Sans attendre sa rĂ©ponse, je me prĂ©cipitai dans une piĂšce prĂšs de la cuisine et retrouvai le fameux livre qui paraissait tout neuf. Je le pris Ă  deux mains, car il Ă©tait lourd, et le rapportai en vitesse au Lama, mon Guide. Le Lama prit le livre et avec une suppression d'excitation mal dissimulĂ©e, il se mit Ă  le consulter. Pendant un certain temps, il resta assis lĂ , totalement captivĂ© par sa lecture. Enfin, il s'aperçut que j'Ă©tais dans un Ă©tat d'extrĂȘme agitation, me demandant de quoi il s'agissait et pourquoi il ne m'en disait rien. — Lobsang, Lobsang, je suis dĂ©solĂ©, je te demande pardon dit le Lama, mais ce livre est la Clef de tout, et quelle histoire fascinante ! Je peux le lire car il est Ă©crit dans ce qui semble ĂȘtre notre langue honorifique. La moyenne des gens, bien sĂ»r, ne peut pas lire le TibĂ©tain honorifique, mais je le peux, et ce vaisseau est vieux d'environ deux millions d'annĂ©es. Il fonctionne grĂące Ă  l'Ă©nergie obtenue de la lumiĂšre — de toute lumiĂšre, celle des Ă©toiles, celle du soleil, et il capte l'Ă©nergie des sources qui ont dĂ©jĂ  utilisĂ© cette Ă©nergie et l'ont transmise. Se rĂ©fĂ©rant toujours au livre, il poursuivit — Ces hommes formaient une bande diabolique, ils Ă©taient les serviteurs des Jardiniers du Monde. Mais c'est toujours la mĂȘme vieille histoire avec les hommes et les femmes, les hommes voulant des femmes tout comme les femmes veulent des hommes ; mais ce navire avait pour Ă©quipage des hommes qui avaient dĂ©sertĂ© le grand vaisseau-mĂšre et ceci, en fait, est ce qu'ils nomment un navire de sauvetage. La nourriture peut ĂȘtre mangĂ©e sans danger et les hommes peuvent ĂȘtre rĂ©animĂ©s, mais peu importe combien de temps ils sont restĂ©s ici, ce sont toujours des renĂ©gats, parce qu'ils cherchaient Ă  trouver des femmes beaucoup trop petites pour eux et leurs associations avec ces femmes Ă©taient de vĂ©ritables tortures pour ces derniĂšres. Ils se sont apparemment demandĂ© si leurs sacs Ă  dos avec les dispositifs pour maintenir la vie allaient fonctionner ou s'ils allaient automatiquement ĂȘtre dĂ©branchĂ©s Ă  partir du vaisseau qu'ils appellent le vaisseau-mĂšre. Je pense que nous devons observer un peu et lire davantage, parce qu'il me paraĂźt clair que si ces hommes Ă©taient autorisĂ©s Ă  vivre, avec toutes leurs connaissances ils seraient en mesure de nous faire un mal contre lequel nous ne pourrions jamais lutter, parce que ces gens sont habituĂ©s Ă  nous traiter comme du bĂ©tail, comme des choses sur lesquelles effectuer des expĂ©riences gĂ©nĂ©tiques. Ils ont dĂ©jĂ  causĂ© du mal par leurs expĂ©riences sexuelles avec nos femmes, mais tu es encore trop jeune pour en savoir plus sur ce sujet. Je me promenai aux alentours. Le Lama Ă©tait Ă©tendu sur le sol pour soulager ses jambes qui lui causaient pas mal de problĂšmes. Je me promenai aux alentours et arrivai dans une piĂšce qui Ă©tait toute verte. Il y avait lĂ  une table trĂšs particuliĂšre avec une Ă©norme lumiĂšre au-dessus, et il y avait partout ce qui ressemblait Ă  des boĂźtes en verre. — Hmm, pensai-je en moi-mĂȘme, ce doit ĂȘtre ici qu'ils soignent leurs malades ; il vaut mieux aller en parler au Patron. Ainsi je le rejoignis et lui dis que j'avais trouvĂ© une piĂšce trĂšs particuliĂšre, une piĂšce toute verte avec des choses Ă©tranges enfermĂ©es dans ce qui ressemblait Ă  du verre mais n'en Ă©tait pas. Lentement, il se mit debout et avec l'aide des deux bĂątons se dirigea vers la piĂšce que j'avais dĂ©couverte. DĂšs que j'y pĂ©nĂ©trai — je montrais le chemin — les lumiĂšres s'allumĂšrent, des lumiĂšres comme la lumiĂšre du jour, et le Lama Mingyar Dondup se tenait lĂ , dans l'embrasure de la porte, une expression d'immense satisfaction sur son visage. — Bravo, Lobsang, bravo ! dit-il. VoilĂ  que tu as fait deux dĂ©couvertes. Je suis certain que ces informations seront bien reçues par Sa SaintetĂ© le DalaĂŻ-Lama. Il fit le tour de la piĂšce en examinant diffĂ©rentes choses, en en saisissant certaines, et en scrutant le contenu de — eh bien, je ne sais pas comment les appeler — certaines des choses qui se trouvaient dans les cubes de verre Ă©taient absolument au-delĂ  de ma comprĂ©hension. Mais il finit par s'asseoir sur une chaise basse, captivĂ© par un livre qu'il avait pris sur une Ă©tagĂšre. — Comment se fait-il, demandai-je, que vous compreniez une langue que vous dites vieille d'au moins un million d'annĂ©es ? Faisant un effort, il mit le livre de cĂŽtĂ© pour un moment, rĂ©flĂ©chissant Ă  ma question. Puis il rĂ©pondit — Eh bien, c'est une assez longue histoire, Lobsang. Cela nous mĂšne Ă  travers les mĂ©andres de l'histoire, cela nous mĂšne Ă  travers des chemins que mĂȘme certains Lamas ne peuvent suivre. Mais briĂšvement, c'est ceci Ce monde Ă©tait prĂȘt Ă  ĂȘtre colonisĂ© et donc nos MaĂźtres — je dois les appeler MaĂźtres parce qu'ils Ă©taient les chefs des Jardiniers de la Terre et d'autres mondes — ordonnĂšrent qu'une certaine espĂšce soit dĂ©veloppĂ©e sur Terre, et cette certaine espĂšce, c'Ă©tait nous. Sur une planĂšte fort Ă©loignĂ©e, en dehors de cet Univers, des prĂ©paratifs furent mis en Ɠuvre et l'on construisit un navire spĂ©cial capable de voyager Ă  une vitesse absolument incroyable, et nous, embryons humains, y fĂ»mes embarquĂ©s. D'une façon ou d'une autre, les Jardiniers, comme on les appelait, les emmenĂšrent sur ce monde, et puis nous ne savons pas ce qui arriva entre le temps de l'arrivĂ©e des embryons et — les premiĂšres crĂ©atures qui pouvaient ĂȘtre appelĂ©es humaines. Mais pendant leur absence, de nombreux Ă©vĂ©nements eurent lieu dans leur patrie. Le vieux dirigeant, ou Dieu’, Ă©tait ĂągĂ© et il y avait certaines personnes aux intentions mauvaises qui convoitaient son pouvoir ; elles s'arrangĂšrent pour se dĂ©barrasser de ce Dieu et en placĂšrent un autre — leur propre marionnette — pour rĂ©gner Ă  sa place. Ses dĂ©cisions, bien sĂ»r, Ă©tant dictĂ©es par ces renĂ©gats. Le navire revint de la planĂšte Terre et ses occupants trouvĂšrent une situation trĂšs diffĂ©rente, s'aperçurent qu'ils n'Ă©taient pas les bienvenus et que le nouveau dirigeant voulait les tuer pour se dĂ©barrasser d'eux. Mais les Jardiniers qui venaient tout juste de rentrer de la Terre s'emparĂšrent de quelques femmes de leur propre taille et dĂ©collĂšrent Ă  nouveau pour l'Univers terrestre il existe beaucoup, beaucoup d'univers diffĂ©rents, tu sais, Lobsang. ArrivĂ©s au monde oĂč ils avaient dĂ©veloppĂ© des humains, ils Ă©tablirent leur propre empire, ils construisirent divers artefacts comme des pyramides grĂące auxquelles ils pouvaient maintenir une surveillance-radio sur tout ce qui s'approchait de la Terre. Les humains leur servaient d'esclaves et les Jardiniers n'avaient qu'Ă  savourer leur confort et Ă©mettre des ordres. Les hommes et les femmes — peut-ĂȘtre pourrions-nous les appeler super-hommes et super-femmes — se fatiguĂšrent de leurs propres partenaires et il y eut de nombreuses liaisons qui menĂšrent Ă  des querelles et Ă  toutes sortes de problĂšmes. C'est alors que, venant de l'espace et non dĂ©tectĂ© par les vigies des pyramides, un vaisseau spatial apparut. C'Ă©tait un immense vaisseau et il s'installa de maniĂšre Ă  ce que les gens puissent en sortir et commencer Ă  bĂątir des habitations. Les premiers occupants de la Terre furent contrariĂ©s par la prĂ©sence de ces autres hommes et femmes de l'espace et c'est ainsi que, d'une bataille de mots, ils en vinrent Ă  un vĂ©ritable combat. La dispute continua longtemps et les inventions les plus diaboliques apparurent. Finalement, les gens du grand vaisseau spatial n'en pouvant supporter davantage, dĂ©pĂȘchĂšrent un nombre de vaisseaux apparemment dĂ©jĂ  stockĂ©s en vue d'une telle Ă©ventualitĂ©, et larguĂšrent de terribles bombes partout oĂč vivaient les autres gens de l'espace. Ces bombes Ă©taient une forme trĂšs avancĂ©e de la bombe atomique et lorsqu'elles tombĂšrent, tout fut dĂ©cimĂ© Ă  des milles km Ă  la ronde. Une Ă©blouissante lumiĂšre pourpre s'Ă©leva alors de la terre et les hommes et les femmes de l'espace qui l'avaient provoquĂ©e regagnĂšrent le vaisseau spatial gĂ©ant et quittĂšrent les lieux. Pendant une centaine d'annĂ©es ou plus, il n'y eut pratiquement aucune forme de vie sur Terre dans les rĂ©gions bombardĂ©es, mais lorsque les effets des radiations commencĂšrent Ă  se dissiper, des gens se mirent Ă  sortir craintivement, se demandant ce qu'ils allaient dĂ©couvrir. Ils mirent bientĂŽt sur pied une sorte d'agriculture, utilisant des charrues en bois et autres instruments du genre. — Mais MaĂźtre, vous dites que le monde est vieux de plus de cinquante millions d'annĂ©es ; eh bien, il y a tellement de choses que je ne comprends pas du tout. Ces hommes-ci, par exemple, nous ne savons pas quel Ăąge ils ont, nous ne savons pas depuis combien de jours, de semaines, ou de siĂšcles, ils sont ici ; et comment est-il possible que la nourriture se soit conservĂ©e fraĂźche toutes ces annĂ©es ? Pourquoi ces hommes ne sont-ils pas tombĂ©s en poussiĂšre ? Le Lama se mit Ă  rire. — Nous sommes un peuple d'ignorants, Lobsang. Il y a eu sur cette Terre des gens autrement plus intelligents ; il y a eu de nombreuses civilisations, tu sais. Si tu prends ce livre, par exemple il me montrait un livre qui se trouvait sur une Ă©tagĂšre, tu y trouveras toutes sortes d'explications sur des pratiques mĂ©dicales et techniques chirurgicales totalement inconnues au Tibet. Et pourtant nous sommes parmi les premiers habitants de cette Terre. — Alors pourquoi notre pays se trouve-t-il Ă  si haute altitude ? repris-je. Pourquoi notre existence est-elle si pĂ©nible ? Certains de ces livres illustrĂ©s que vous avez rapportĂ©s de Katmandou montrent toutes sortes de choses, mais nous ignorons tout de ces choses, nous n'avons rien sur roues au Tibet. — Non. Il y a une vieille, trĂšs vieille prĂ©diction, rĂ©pondit le Lama, qui dit que lorsque le Tibet permettra que les roues soient introduites dans le pays, il sera alors conquis par une race trĂšs hostile. Cela s'est vĂ©rifiĂ© et je vais te prouver, jeune homme, que les anciens pouvaient rĂ©ellement prĂ©dire l'avenir car il y a ici des instruments permettant de voir non seulement dans le passĂ©, mais aussi dans le prĂ©sent et le futur. — Mais comment les choses peuvent-elles durer si longtemps ? Si on laisse les choses sans s'en occuper, eh bien, elles se dĂ©tĂ©riorent, elles tombent en morceaux, elles deviennent inutiles tout comme la Roue de PriĂšre que vous me montriez dans cette vieille lamaserie une belle piĂšce d'art corrodĂ©e et impossible Ă  dĂ©placer. Comment ces gens pouvaient empĂȘcher les choses de se dĂ©tĂ©riorer, comment pouvaient-ils fournir l'Ă©nergie nĂ©cessaire pour garder les choses en Ă©tat de marche ? Regardez la façon dont les lumiĂšres s'allument dĂšs que nous entrons dans une piĂšce ; nous n'avons rien de pareil. Nous utilisons des lampes Ă  beurre nausĂ©abondes ou des lanternes ; pourtant ici nous avons une lumiĂšre comparable Ă  celle du jour, et qui ne provient de nulle part. Rappelez-vous que vous m'avez montrĂ© dans un livre des images de machines qui fonctionnaient dans un champ magnĂ©tique et produisaient ce que vous avez appelĂ© Ă©lectricité’. Nous n'avons pas cela. Pourquoi sommes-nous si arriĂ©rĂ©s ? J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. Le Lama garda le silence un certain temps puis me dit — Oui, il te faudra connaĂźtre toutes ces choses ; tu vas devenir le Lama le plus instruit qui se soit jamais vu au Tibet ; tu vas connaĂźtre le passĂ©, le prĂ©sent, et le futur. Dans cette chaĂźne-ci de montagnes il existe un certain nombre de ces cavernes qui, Ă  une Ă©poque, Ă©taient toutes reliĂ©es entre elles par des tunnels. Il Ă©tait possible de passer d'une caverne Ă  l'autre et d'avoir de la lumiĂšre et de l'air frais en tout temps, quel que soit l'endroit oĂč l'on se trouvait. Mais ce pays, le Tibet, Ă©tait jadis au bord de la mer et les gens vivaient dans les plaines ; celles-ci n'Ă©taient que trĂšs lĂ©gĂšrement vallonnĂ©es. Ces gens de cette Époque rĂ©volue disposaient de sources d'Ă©nergie qui nous sont tout Ă  fait inconnues. Mais il se produisit une terrifiante catastrophe, parce qu'au-delĂ  de notre terre les savants d'un pays appelĂ© Atlantide dĂ©clenchĂšrent une formidable explosion qui ruina ce monde. — Ruina ce monde ? dis-je. Mais notre pays se porte bien ; comment est-il ruinĂ© ? Comment le monde est-il ruinĂ© ? Le Lama se leva et alla chercher un livre. Il y avait une si grande quantitĂ© de livres ici, et il en choisit un pour me montrer certaines images. — Regarde, dit-il, ce monde Ă©tait jadis couvert de nuages. Le soleil ne se voyait jamais, et l'on ne soupçonnait pas l'existence des Ă©toiles. À cette Ă©poque, les gens vivaient des centaines d'annĂ©es ; ils ne mouraient pas aussitĂŽt qu'ils avaient appris quoi que ce soit comme c'est le cas aujourd'hui. Les gens meurent maintenant Ă  cause des radiations nĂ©fastes du soleil et parce que notre couverture protectrice de nuages a disparu ; par consĂ©quent, de dangereux rayons sont apparus qui ont saturĂ© le monde, provoquant toutes sortes de maladies, toutes sortes d'aberrations mentales. Le monde fut pris dans une tourmente, le monde se tordit sous l'impact de cette fantastique explosion. L'Atlantide qui se trouvait loin d'ici, de l'autre cĂŽtĂ© du monde, sombra dans l'ocĂ©an, et nous au Tibet — eh bien, notre terre fut projetĂ©e entre vingt-cinq et trente mille pieds 7 600 m / 9 000 m au-dessus du niveau de la mer. Les gens devinrent en moins bonne santĂ© et pendant longtemps, moururent, parce qu'il n'y avait pas assez d'oxygĂšne pour eux Ă  cette hauteur, et parce que nous Ă©tions plus prĂšs des cieux, lĂ  oĂč les radiations Ă©taient plus fortes. Il s'arrĂȘta un moment et frotta ses jambes qui le faisaient beaucoup souffrir. — Une partie de notre pays resta toutefois au niveau de la mer, reprit-il, et les gens lĂ -bas devinrent de plus en plus diffĂ©rents de nous, ils devinrent presque stupides dans leur mentalitĂ©, ils n'Ă©levĂšrent pas de temples, ils ne vĂ©nĂ©rĂšrent pas les Dieux, et mĂȘme maintenant ils se servent d'embarcations en peaux de bĂȘtes pour attraper des phoques, des poissons, et autres formes de vie. Ils tuent aussi beaucoup de ces immenses crĂ©atures dont la tĂȘte s'orne de cornes Ă©normes et ils en mangent la chair. Quand d'autres races arrivĂšrent, elles donnĂšrent Ă  ces gens de l'extrĂȘme-nord le nom d'Esquimaux. Notre partie du Tibet conserva les meilleures gens les prĂȘtres, les sages et les docteurs de grandes renommĂ©es, tandis que celle qui se sĂ©para pour sombrer dans la mer, ou du moins rester Ă  son niveau, hĂ©bergea ceux de moindres mentalitĂ©s les travailleurs ordinaires, les gens ordinaires, les bĂ»cherons et les porteurs d'eau. Ils demeurĂšrent presque dans le mĂȘme Ă©tat pendant plus d'un million d'annĂ©es. Ils en sortirent progressivement et se mirent Ă  gagner leur vie sur la surface de la Terre. Ils installĂšrent de petites fermes et en une centaine d'annĂ©es environ, les choses prirent une tournure normale. — Mais avant de t'en dire davantage, poursuivit le Lama, je voudrais que tu regardes mes jambes ; elles me font trĂšs mal et j'ai trouvĂ© un ouvrage mĂ©dical ici qui parle de blessures qui ressemblent Ă  la mienne. J'arrive Ă  en lire assez pour savoir que je souffre d'une infection. Je le regardai, trĂšs Ă©tonnĂ©, me demandant ce que moi, un chela ordinaire, je pouvais faire pour un si grand homme ? Mais je retirai nĂ©anmoins les chiffons enveloppant ses jambes et reculai devant ce que je vis. Les jambes Ă©taient couvertes de pus et la chair paraissait vraiment trĂšs, trĂšs infectĂ©e. En plus, sous les genoux, les jambes Ă©taient trĂšs enflĂ©es. — Maintenant, il te faut suivre exactement mes instructions. Tout d'abord il nous faut quelque chose pour dĂ©sinfecter ces jambes. Heureusement, tout ici est en bon Ă©tat, et sur cette Ă©tagĂšre — m'indiquant l'endroit du doigt — tu vas trouver un flacon avec une inscription sur le verre. Je pense que c'est le troisiĂšme Ă  partir de la gauche sur la deuxiĂšme Ă©tagĂšre du bas. Apporte-le et je te dirai si c'est le bon. ObĂ©issant, je me dirigeai vers les Ă©tagĂšres et je fis coulisser une porte qui me sembla ĂȘtre en verre. Maintenant, je ne connaissais pas grand-chose au verre car il y en avait trĂšs, trĂšs peu au Tibet. Nos fenĂȘtres pouvaient ĂȘtre tendues de papier imbibĂ© d'huile pour les rendre translucides et laisser pĂ©nĂ©trer un peu de lumiĂšre dans les piĂšces, mais la plupart des gens n'avaient pas de fenĂȘtres Ă  leur demeure parce qu'ils ne pouvaient s'offrir le coĂ»t du transport du verre Ă  travers les montagnes, du verre qui devait ĂȘtre achetĂ© en Inde. Je fis donc coulisser la vitrine et examinai les bouteilles. J'en trouvai une qui me sembla ĂȘtre celle que voulait le Lama et la lui apportai. Il la regarda et lut le mode d'emploi. AprĂšs quoi il me dit — Apporte-moi ce grand rĂ©cipient retournĂ© que tu vois lĂ  sur le cĂŽtĂ©. D'abord, lave-le bien. N'oublie pas que nous avons une quantitĂ© d'eau illimitĂ©e et donc, lave-le bien, puis mets-y environ trois bols d'eau. Je lavai donc minutieusement le rĂ©cipient qui Ă©tait dĂ©jĂ  impeccable, puis y versai ce que je supposai Ă©quivaloir Ă  trois bols d'eau, et lui apportai le tout. À ma profonde stupĂ©faction, il fit quelque chose Ă  la bouteille et l'extrĂ©mitĂ© s'en dĂ©tacha ! — Oh ! vous l'avez cassĂ©e, m'Ă©criai-je. Est-ce que j'essaie d'en trouver une qui soit vide ? — Lobsang, Lobsang, dit le Lama, tu me fais vraiment rire. S'il y a quelque chose dans cette bouteille, c'est qu'il doit y avoir un moyen de l'y mettre puis de l'en retirer. Ceci est tout simplement un bouchon. Je vais l'utiliser Ă  l'envers et il va me servir Ă  mesurer. Peux-tu voir ? Je regardai le bouchon qu'il tenait Ă  l'envers et oui, je pouvais voir qu'il s'agissait d'une sorte d'instrument Ă  mesurer parce qu'il y avait des marques de haut en bas. — Il va nous falloir maintenant du tissu, reprit mon guide ; ouvre ce placard, je vais te dire quel paquet prendre. La porte n'Ă©tait pas en verre, elle n'Ă©tait pas en bois, plutĂŽt quelque chose entre les deux, mais je l'ouvris et vis une quantitĂ© de paquets en une rangĂ©e ordonnĂ©e. — Apporte-moi le bleu, dit le Lama, et Ă  droite il y a en a un blanc ; apporte-le-moi Ă©galement. Et puis va au robinet te laver les mains, ajouta-t-il aprĂšs m'avoir examinĂ©. PrĂšs du robinet tu verras un bloc de matiĂšre blanche. Mouille-toi les mains, mouille ensuite ce bloc et frotte tes mains avec, en prenant bien soin de nettoyer tes ongles. Je fis tout cela et trouvai trĂšs intĂ©ressant de voir ma peau s'Ă©claircir Ă  mesure que je frottais. C'Ă©tait comme voir un Noir pour la premiĂšre fois et dĂ©couvrir les paumes roses de ses mains. Maintenant mes mains Ă©taient presque roses et j'allais les essuyer sur ma robe lorsque le Lama s'exclama — ArrĂȘte ! Il pointa quelque chose qu'il avait sorti du paquet blanc. — Essuie-toi avec ça et ne touche surtout pas Ă  ta vieille robe sale aprĂšs l'avoir fait. Il faut que tes mains soient impeccables pour faire ce travail. C'Ă©tait vraiment intĂ©ressant parce qu'il avait Ă©tendu par terre une sorte de tissu et avait posĂ© dessus divers objets une cuvette, quelque chose qui ressemblait Ă  une petite pelle et un autre objet qui ne me disait rien du tout car je n'avais encore jamais vu pareille chose, mais c'Ă©tait un tube de verre, semblait-il, avec des marques ; Ă  une extrĂ©mitĂ© il semblait y avoir une aiguille en acier, tandis qu'Ă  l'autre bout il y avait un bouton. Dans le tube, qui Ă©tait Ă©videmment creux, il y avait un liquide de couleur qui faisait des bulles et scintillait. — Maintenant, Ă©coute-moi attentivement, dit le Lama. Il te faut nettoyer la chair jusqu'Ă  l'os. Nous avons ici le fruit d'une science vraiment merveilleuse, trĂšs avancĂ©e, et nous allons en faire pleinement usage. Prends cette seringue, sors-en l'extrĂ©mitĂ© du tube — attends je vais le faire pour toi — maintenant tu enfonces l'aiguille dans ma jambe, lĂ  oĂč je mets mon doigt. Cela va insensibiliser ma jambe, parce que sinon je m'Ă©vanouirai probablement d'une douleur intolĂ©rable. Allez, vas-y ! Je pris l'objet qu'il avait appelĂ© une seringue, levai un regard vers lui, et frĂ©mis. — Non, non, je ne peux pas ; j'ai trop peur de vous faire du mal. — Lobsang, tu vas bientĂŽt ĂȘtre un lama-mĂ©decin et parfois tu seras obligĂ© de faire mal aux gens pour les guĂ©rir. Allez, fais ce que je te dis et enfonce l'aiguille complĂštement. Je te dirai si ça fait trop mal. Je repris donc l'instrument et crus que j'allais dĂ©faillir, mais — eh bien — un ordre est un ordre. Je tins la seringue le plus bas possible en l'approchant de la peau et je fermai les yeux tandis que je plantai l'aiguille d'un coup sec. Il n'y eut aucun son de la part du Lama, aussi j'ouvris les yeux et le trouvai en train de me sourire ! — Lobsang, tu as fait du beau travail, je n'ai rien ressenti. Tu seras un excellent lama-mĂ©decin. Je le regardai suspicieusement croyant qu'il se moquait de moi, mais Ă  son expression je vis qu'il Ă©tait parfaitement sincĂšre. — Maintenant, poursuivit-il, nous lui avons donnĂ© suffisamment de temps et cette jambe est insensibilisĂ©e ; je ne ressentirai donc pas de douleur. Je veux que tu prennes ces choses — qu'on appelle des pinces, soit dit en passant — et je veux que tu verses un peu de ce liquide dans un bol et nettoies soigneusement ma jambe en partant du haut, vers le bas — non pas en remontant, mais seulement en descendant. Tu peux appuyer fermement et tu vas t'apercevoir que le pus va sortir en amas. Eh bien, lorsqu'il y en aura trop par terre il faudra que tu m'aides Ă  me dĂ©placer vers un endroit plus propre. Je pris la chose qu'il avait appelĂ©e une pince et constatai que je pouvais saisir un gros morceau de coton. Je le trempai soigneusement dans le bol et essuyai ses jambes. C'Ă©tait incroyable, absolument incroyable de voir comment le pus et le sang sĂ©chĂ© sortaient des blessures. Je rĂ©ussis Ă  bien nettoyer une premiĂšre jambe, l'os Ă©tait propre et la chair Ă©tait propre. — Voici une poudre, dit alors le Lama. Je veux que tu la fasses pĂ©nĂ©trer Ă  l'intĂ©rieur des plaies pour qu'elle aille jusqu'Ă  l'os. Elle va dĂ©sinfecter et empĂȘcher que ne se reforme du pus. Quand tu auras fait cela, tu devras me panser la jambe avec un bandage de ce paquet bleu. Je continuai donc Ă  nettoyer, nettoyer, nettoyer, saupoudrer en faisant pĂ©nĂ©trer cette poudre blanche, puis j'enveloppai la jambe dans une espĂšce de gaine en plastique aprĂšs l'avoir bandĂ©e en prenant garde de ne pas trop serrer. Quand j'eus terminĂ© j'Ă©tais en sueur, mais le Lama semblait aller beaucoup mieux. AprĂšs avoir fait une jambe, je fis l'autre, et le Lama dit alors — Tu ferais bien de me donner un stimulant, Lobsang. Sur cette Ă©tagĂšre tu vas voir une boĂźte d'ampoules. Donne-m'en une. Tu vois ce bout pointu ? Casse-le d'un mouvement brusque et pique-le contre ma peau, n'importe oĂč. C'est ce que je fis, puis aprĂšs avoir nettoyĂ© tout le pus et les saletĂ©s, je m'effondrai, endormi. Chapitre Trois — BontĂ© divine ! Le soleil est tellement chaud ; je ferais mieux de me mettre Ă  l'ombre, me dis-je. Puis je m'assis, ouvris les yeux, et regardai autour de moi, complĂštement stupĂ©fait. OĂč Ă©tais-je ? Qu'est-ce qui s'Ă©tait passĂ© ? C'est en apercevant le Lama Mingyar Dondup que tout me revint, moi qui avais cru que cela n'avait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© qu'un rĂȘve. Il n'y avait pas de soleil, l'endroit Ă©tait Ă©clairĂ© par quelque chose qui ressemblait Ă  la lumiĂšre du soleil passant Ă  travers des murs de verre. — Tu as l'air tout Ă  fait Ă©tonnĂ©, Lobsang, me dit le Lama. J'espĂšre que tu as bien dormi. — Oui, MaĂźtre, rĂ©pondis-je, mais je suis de plus en plus perplexe ; plus les choses me sont expliquĂ©es et plus je suis dĂ©concertĂ©. Par exemple, cette lumiĂšre qui vient de quelque part n'a pu ĂȘtre emmagasinĂ©e pendant un million d'annĂ©es et briller ensuite aussi vivement que le soleil lui-mĂȘme. — Il y a beaucoup de choses que tu devras apprendre, Lobsang ; tu es un peu jeune encore, mais puisque nous sommes dans ces lieux, je vais t'en dire un peu. Les Jardiniers de la Terre voulaient des endroits secrets afin de pouvoir venir sur Terre Ă  l'insu des Terriens, et c'est ainsi que lorsque ceci n'Ă©tait qu'un rocher de faible hauteur en saillie au-dessus du sol, ils percĂšrent la roche vivante au moyen de ce qu'on appellera plus tard des torches atomiques. Elles faisaient fondre la roche, et une grande partie de la surface grise vue Ă  l'extĂ©rieur est de la vapeur provenant de la roche fondue. Puis, quand la caverne fut percĂ©e aux dimensions voulues, on la laissa se refroidir et elle se refroidit en laissant une surface aussi lisse que du verre. — AprĂšs avoir fait cette immense caverne dans laquelle pourrait tenir le Potala tout entier, ils firent certaines recherches et creusĂšrent ensuite des tunnels le long de cette chaĂźne montagneuse qui, Ă  cette Ă©poque, Ă©tait presque entiĂšrement recouverte de terre. Il Ă©tait possible de parcourir environ deux cent cinquante milles 400 km Ă  travers ces tunnels, d'une caverne Ă  l'autre. — Puis il y eut cette puissante explosion qui secoua la Terre sur son axe, et certains endroits furent submergĂ©s tandis que d'autres furent soulevĂ©s. Nous avons eu la chance que cette basse colline devienne une chaĂźne de montagnes. J'en ai vu des images et je vais te les montrer. Mais, bien sĂ»r, en raison des mouvements de la Terre l'alignement de certains tunnels se trouva grandement perturbĂ© et il devint impossible de parcourir toute la longueur comme auparavant. Il n'est dĂ©sormais possible de visiter que deux ou trois cavernes avant d'Ă©merger Ă  l'extĂ©rieur de la chaĂźne de montagnes, puis marcher un peu pour nous rendre lĂ  oĂč nous savons que le tunnel continue. Le temps n'a pas la moindre importance pour nous, comme tu le sais, et je suis donc l'un de ceux qui ont visitĂ© environ une centaine de ces endroits et j'ai vu de trĂšs nombreuses choses Ă©tranges. — Mais, MaĂźtre, interrompis-je, comment ces choses peuvent-elles continuer Ă  fonctionner aprĂšs environ un million d'annĂ©es ? Peu importe la chose, mĂȘme une Roue de PriĂšres, elle se dĂ©tĂ©riore avec le temps et l'usage et pourtant, ici, nous nous trouvons dans une lumiĂšre probablement plus claire que celle de l'extĂ©rieur. Je n'y comprends rien du tout. Le Lama soupira et dit — Mangeons d'abord quelque chose, Lobsang ; nous allons devoir passer plusieurs jours ici et un changement d'alimentation serait le bienvenu. Va dans cette petite piĂšce il pointa l'endroit, rapporte quelques-unes de ces boĂźtes sur lesquelles il y a des images, et nous aurons alors une idĂ©e de la façon dont les gens vivaient il y a trĂšs, trĂšs longtemps. Je me levai et sentis ce que je devais faire en tout premier lieu. — Honorable Lama, dis-je, puis-je vous aider Ă  satisfaire vos besoins naturels ? — Merci beaucoup, Lobsang, rĂ©pondit-il dans un sourire, c'est dĂ©jĂ  fait. Il y a un petit endroit dans le coin lĂ -bas, et dans le plancher tu y trouveras un trou trĂšs commode. Installe-toi au-dessus de ce trou et laisse la Nature suivre son cours ! J'allai dans la direction qu'il m'avait indiquĂ©e, trouvai le trou en question et l'utilisai. Les murs de la piĂšce Ă©taient lisses comme du verre, mais le sol avait une surface matte, si bien que l'on ne pouvait craindre de glisser. Une fois ces besoins satisfaits, je pensai de nouveau Ă  la nourriture et me rendis donc dans la piĂšce situĂ©e Ă  l'autre bout. Je commençai par me laver soigneusement les mains, parce que c'Ă©tait un tel luxe de tourner une barre de mĂ©tal et de voir jaillir de l'eau. AprĂšs m'ĂȘtre lavĂ© les mains Ă  fond je fermai le robinet et sentis alors un courant d'air chaud venant d'un trou dans le mur. C'Ă©tait un trou de forme rectangulaire et il me vint Ă  l'idĂ©e que mes mains sĂ©cheraient rapidement si je les mettais dans ce trou rectangulaire ; c'est ce que je fis et pensai que c'Ă©tait lĂ  le meilleur nettoyage que j'aie jamais eu. AprĂšs cette eau si agrĂ©able, pendant que je gardais mes mains dans le trou, la chaleur fut subitement coupĂ©e. Je supposai que ceux qui avaient conçu ce systĂšme avaient dĂ» calculer le temps moyen qu'il fallait pour se sĂ©cher les mains. J'allai ensuite au placard, en ouvris les portes, et regardai avec ahurissement la sĂ©rie de contenants. Il y en avait de toutes les sortes avec des images, et ces images Ă©taient si Ă©tranges qu'elles n'avaient aucun sens pour moi. Par exemple, une chose rouge avec de grosses pinces qui ressemblait Ă  un monstre fĂ©roce et quelque chose, pensai-je, comme un perce-oreille Insecte inoffensif dont l'abdomen porte une sorte de pince — NdT. Puis il y avait d'autres images qui montraient ce qui avait l'air d'araignĂ©es vĂȘtues d'une armure rouge. Eh bien, je passai outre Ă  ces choses et en choisis plutĂŽt certaines qui contenaient de toute Ă©vidence des fruits de quelque sorte. Il y en avait des rouges, des verts et d'autres qui Ă©taient jaunes, et ils semblaient tous appĂ©tissants. J'en pris donc autant que je pouvais en transporter, puis je vis un chariot dans un coin. J'y dĂ©posai tous ces contenants et tirai le tout pour rejoindre le Lama Mingyar Dondup. Il rit de bon cƓur en voyant comment je m'Ă©tais organisĂ©, et demanda — Et comment as-tu aimĂ© cette façon de te laver les mains ? As-tu aimĂ© la mĂ©thode de sĂ©chage ? Imagine, tout cela est ici depuis quelques millions d'annĂ©es et continue de fonctionner, parce que l'atome qui alimente tout cet Ă©quipement est virtuellement indestructible, et lorsque nous partirons tout va en venir Ă  un soupir, toute l'Ă©nergie sera stockĂ©e Ă  nouveau et attendra la venue d'Ă©ventuels visiteurs. Les lumiĂšres alors se rallumeront — les lumiĂšres, en fait, sont quelque chose qui dĂ©passe ton entendement parce que derriĂšre la surface de verre se trouve une substance chimique qui rĂ©pond Ă  une certaine impulsion en produisant de la lumiĂšre froide. Mais voyons ce que tu as apportĂ©. Je lui passai les choses, une par une, et il choisit quatre contenants en disant — Je pense que cela nous suffira pour l'instant, mais nous aurons besoin de quelque chose Ă  boire. Dans l'armoire au-dessus du robinet tu trouveras des rĂ©cipients ; remplis-en deux avec de l'eau, et dans le bas de l'armoire tu trouveras un autre rĂ©cipient contenant des pastilles. Rapporte une de ces pastilles et nous aurons de l'eau d'une saveur diffĂ©rente. Je retournai dans la — eh bien — cuisine, et trouvai les contenants tels que dĂ©crits, les remplis d'eau, et les rapportai au Lama. J'y retournai et choisis un tube contenant de drĂŽles de petits comprimĂ©s qui Ă©taient de couleur orange. Je revins auprĂšs du Lama qui fit quelque chose Ă  l'extrĂ©mitĂ© du tube d'oĂč sortit une pastille qui tomba directement dans le verre d'eau. Il rĂ©pĂ©ta la performance et une autre pastille se retrouva dans l'autre verre d'eau. Il porta alors l'un des contenants Ă  ses lĂšvres et but avec dĂ©lice. Je suivis douteusement son exemple, et fus surpris et ravi de l'agrĂ©able saveur. — Mangeons quelque chose avant de boire un peu plus, dit le Lama. Il prit l'un des contenants ronds et tira sur un petit anneau. Il y eut un sifflement d'air. DĂšs que le sifflement s'arrĂȘta, il tira plus fort sur l'anneau et tout le dessus du contenant se dĂ©tacha. À l'intĂ©rieur il y avait des fruits. Il les renifla soigneusement, puis en prit un et le mit dans sa bouche. — Eh oui, ils se sont parfaitement bien conservĂ©s, ils sont absolument frais. Je vais t'en ouvrir une boĂźte ; choisis celle que tu prĂ©fĂšres et donne-la-moi. Je regardai le tout ; il y avait des fruits noirs avec des petits boutons partout, et c'est ceux-lĂ  que je choisis. Il tira sur un anneau et de nouveau le sifflement d'air se fit entendre. Il tira plus fort et le dessus au complet se dĂ©tacha. Mais lĂ , il y avait un problĂšme ces choses Ă  l'intĂ©rieur Ă©taient petites et elles Ă©taient dans un liquide. Le Lama dit alors — Il va nous falloir ĂȘtre plus civilisĂ©s. Retourne dans la cuisine et dans l'un des tiroirs tu vas trouver des objets de mĂ©tal avec un fond bombĂ© Ă  une extrĂ©mitĂ© et qui ont un manche. Apportes-en deux, un pour toi et un pour moi. À propos, ils sont en mĂ©tal et de couleur argentĂ©e. Je repartis et revins bientĂŽt avec ces Ă©tranges morceaux de mĂ©tal. — MaĂźtre, il y avait lĂ  d'autres objets Ă©tranges, certains avec des pointes au bout et d'autres avec une lame, dis-je. — Ce sont des fourchettes et des couteaux, Lobsang. Nous nous en servirons plus tard. Ce que tu as apportĂ© c'est une cuillĂšre. En en plongeant l'extrĂ©mitĂ© dans la boĂźte tu vas pouvoir recueillir les fruits en mĂȘme temps que le jus et ce sans te salir. Il me montra comment faire en puisant dans son propre contenant, et je suivis son exemple en mettant la chose de mĂ©tal dans la boĂźte pour puiser une petite quantitĂ© de la substance. Je voulais tout d'abord goĂ»ter un peu car je n'avais jamais rien vu de tel auparavant. — Ah ! Cela glissa dans ma gorge et me donna un sentiment de grande satisfaction. Je n'avais pas rĂ©alisĂ© Ă  quel point j'avais faim. Je vidai mon contenant rapidement. Le Lama Mingyar Dondup fut encore plus rapide que moi. — Nous ferions mieux d'y aller doucement, Lobsang, car nous n'avons pas pris de nourriture depuis un bon moment. Puis il ajouta — Je ne me sens pas capable d'aller et venir, Lobsang, aussi je te suggĂšre de faire le tour des diffĂ©rents compartiments parce que nous voulons en savoir le plus possible. DĂ©terminĂ©, je sortis de la grande piĂšce et constatai qu'il y avait quantitĂ© d'autres salles. Je pĂ©nĂ©trai dans l'une d'elles, les lumiĂšres s'allumĂšrent et l'endroit sembla plein de machines qui Ă©tincelaient comme si elles avaient Ă©tĂ© installĂ©es le jour mĂȘme. Je m'avançai, presque effrayĂ© de toucher Ă  quoi que ce soit, mais je tombai alors tout Ă  fait par hasard sur une machine montrant une image. On y voyait des boutons que l'on pressait et c'Ă©tait une image en mouvement qui montrait une sorte de chaise et un homme d'Ă©trange apparence qui en aidait un autre Ă  l'apparence plus Ă©trange encore, Ă  s'y asseoir. Et alors, l'homme qui aidait se saisit de deux poignĂ©es et je le vis tourner celle de droite la chaise se souleva de plusieurs pouces cm. Ensuite l'image changea et je vis la chaise se promener d'un appareil Ă  l'autre... et c'est alors que je m'aperçus qu'elle Ă©tait prĂ©cisĂ©ment derriĂšre moi. Je me retournai si vite que je butai dessus et tombai face la premiĂšre. Mon nez me donna l'impression d'avoir Ă©tĂ© arrachĂ© et il Ă©tait tout mouillĂ© ; je compris que je m'Ă©tais blessĂ© et qu'il saignait. Je poussai la chaise devant moi et me prĂ©cipitai vers le Lama. — Oh, MaĂźtre, j'ai trĂ©buchĂ© sur cette innommable chaise et j'ai maintenant besoin de quelque chose pour essuyer ma figure en sang. Je me dirigeai vers une boĂźte et dĂ©ballai l'un des rouleaux bleus. Il y avait ce drĂŽle de truc blanc Ă  l'intĂ©rieur, comme un tas de coton enveloppĂ© ensemble. AprĂšs l'avoir appliquĂ© sur mes narines pendant plusieurs minutes, le saignement s'arrĂȘta, et je jetai cet amas de coton ensanglantĂ© dans un rĂ©cipient vide qui se trouvait lĂ  ; quelque chose me poussa Ă  regarder dedans. Je fus stupĂ©fait de constater que le matĂ©riel avait simplement disparu, non pas cachĂ© dans l'obscuritĂ© ou autre chose comme cela, mais tout simplement disparu. J'allai donc Ă  l'endroit oĂč j'avais jetĂ© tout le pus et le reste des dĂ©chets, et en utilisant un morceau de mĂ©tal plat avec un manche en bois, je ramassai autant que je pus en une seule fois et versai le tout dans le conteneur Ă  ordures, oĂč tout disparut. Je me rendis ensuite au coin que nous avions utilisĂ© pour rĂ©pondre aux besoins de la Nature, ramassai tout ce qu'il y avait lĂ  pour le jeter dans le conteneur. Le tout disparut immĂ©diatement et le conteneur demeura brillant et comme neuf. — Lobsang, je pense que le conteneur devrait s'ajuster dans ce trou que nous avons utilisĂ© ; pourrais-tu vĂ©rifier si c'est le cas ? J'y traĂźnai la chose et — oui — elle s'ajustait parfaitement dans ce trou, et c'est ainsi que je la laissai lĂ , prĂȘte pour un usage immĂ©diat ! — MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je avec grand enthousiasme, si vous vous asseyez dans cette chaise, je peux vous emmener et vous montrer des choses merveilleuses. Le Lama se leva avec prĂ©caution et je glissai la chaise sous lui. Je tournai alors la poignĂ©e comme je l'avais vu faire sur l'image en mouvement, et la chaise s'Ă©leva d'environ un pied 30 cm dans les airs, exactement Ă  la bonne hauteur pour me permettre de tenir les poignĂ©es et diriger la chose. C'est ainsi qu'avec le Lama Mingyar Dondup dans ce que j'appelai un fauteuil roulant mais qui dĂ©pendait de toute Ă©vidence de la lĂ©vitation et non de roues, nous reprĂźmes le chemin de cette salle des machines. — Je pense que c'Ă©tait leur salle de divertissement, Lobsang, dĂ©clara le Lama. Toutes ces choses sont pour jouer Ă  des jeux. Jetons un coup d'Ɠil Ă  cette boĂźte prĂšs de l'entrĂ©e. Je fis donc demi-tour et ramenai la chaise Ă  l'entrĂ©e, puis je la poussai tout contre la machine qui m'avait montrĂ© comment ladite chaise fonctionnait. De nouveau je pressai un bouton et vis une image en mouvement. Chose incroyable, elle montrait le Lama Mingyar Dondup s'asseyant dans la chaise et moi le poussant dans cette piĂšce. Puis, aprĂšs nous ĂȘtre dĂ©placĂ©s quelque peu, le Lama dit quelque chose qui nous fit faire demi-tour et revenir Ă  cette machine. Nous vĂźmes tout ce qui venait tout juste de se produire. L'image changea alors, montrant diverses machines et donnant des instructions en images de ce qu'elles Ă©taient. Au centre de la piĂšce se trouvait une machine qui, si on appuyait sur un bouton, dĂ©versait sur un plateau quantitĂ© de petits objets multicolores, et c'est lĂ  que nous nous dirigeĂąmes. Le Lama appuya sur le bouton indiquĂ©, et avec un cliquetis mĂ©tallique des choses rondes dĂ©gringolĂšrent d'une chute pour tomber dans un petit plateau au-dessous. AprĂšs les avoir examinĂ©es et essayĂ© de les casser, j'avisai sur le cĂŽtĂ© de la machine un plat que surmontait une lame incurvĂ©e. Je mis quelques-unes de ces choses rondes dans le rĂ©cipient et abaissai une poignĂ©e — craintif et tremblant — pour voir ce qui allait se passer. Les choses furent bientĂŽt coupĂ©es en deux et Ă  l'intĂ©rieur il semblait y avoir une substance molle. Comme je suis toujours plus ou moins en train de penser Ă  la nourriture, je touchai l'intĂ©rieur de l'une d'elles, puis y passai ma langue. Sublime ! Je n'avais jamais rien mangĂ© d'aussi bon. — MaĂźtre, m'Ă©criai-je, il faut que vous goĂ»tiez Ă  cela ! Je le ramenai prĂšs de la machine pour qu'il appuyĂąt Ă  nouveau sur le bouton et il en sortit une plus grande quantitĂ© de ces choses. J'en pris une, la mis dans ma bouche et j'eus l'impression que c'Ă©tait un caillou. Au bout d'un moment, toutefois, la coquille extĂ©rieure de la chose devint molle et la pression continuelle de ma mĂąchoire pĂ©nĂ©tra la surface ; j'eus alors la plus agrĂ©able des sensations. Chaque couleur avait une saveur diffĂ©rente. Je n'avais pas la moindre idĂ©e de ce que c'Ă©tait, et le Lama vit que je m'y perdais. — J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ©, tu sais, Lobsang, et dans une ville Occidentale j'ai vu une machine semblable qui contenait des bonbons tout comme ceux-ci. Mais dans cette ville Occidentale, il fallait y mettre de l'argent. On mettait une piĂšce de monnaie dans une fente et toute une quantitĂ© de ces boules se dĂ©versaient. Il y avait d'autres machines du genre qui fournissaient diffĂ©rentes choses. Il y en avait une qui m'attira tout particuliĂšrement car elle contenait une substance appelĂ©e chocolat. Je dois avouer que je serais incapable de t'Ă©crire ce mot. Oh ! Oh ! ajouta-t-il, le voici c'est ce qui est Ă©crit ici, avec six autres mots. Je suppose que chacun reprĂ©sente une langue diffĂ©rente. Mais voyons si elle fonctionne. Il s'approcha de la machine et appuya fermement sur un bouton ; il y eut une lĂ©gĂšre secousse et bientĂŽt un battant s'ouvrit en rĂ©vĂ©lant toute une rĂ©serve de bonbons au chocolat et autres friandises. Nous n'avions plus qu'Ă  nous servir ! Nous en mangeĂąmes jusqu'Ă  nous rendre malades. Je pensais que j'allais en mourir et dus aller dans ce fameux cabinet rejeter ce que je venais d'avaler. Le Lama Mingyar Dondup, abandonnĂ© dans son fauteuil, m'appela ensuite d'urgence pour que je le conduise au mĂȘme endroit, et nous jetterons simplement un voile sur le reste de cette expĂ©rience. AprĂšs avoir rĂ©cupĂ©rĂ© dans une large mesure, nous discutĂąmes de la question et en arrivĂąmes Ă  la conclusion que notre gourmandise nous avait incitĂ©s Ă  trop manger un aliment Ă©trange, et nous passĂąmes alors dans une autre piĂšce qui avait dĂ» ĂȘtre un atelier de rĂ©paration. Il y avait toutes sortes de machines trĂšs Ă©tranges, et je reconnus un tour Ă  bois. Le DalaĂŻ-Lama en avait un dans l'un de ses entrepĂŽts ; il lui avait Ă©tĂ© offert par un pays amical qui dĂ©sirait se montrer plus amical encore. Personne, Ă©videmment, ne savait s'en servir, mais je m'Ă©tais faufilĂ© dans la piĂšce Ă  maintes reprises et avais fini par comprendre ce que c'Ă©tait. Il s'agissait d'un tour Ă  pĂ©dales. Assis sur un siĂšge en bois, on utilisait ses pieds pour actionner deux pĂ©dales de haut en bas. Celles-ci faisaient tourner une roue et quand on plaçait, disons, une piĂšce de bois entre ce qui Ă©tait marquĂ© poupĂ©e’ et contre-poupĂ©e’ partie fixe et partie mobile — NdT, on pouvait sculpter le bois et faire des tiges absolument droites. Il m'Ă©tait difficile de comprendre Ă  quoi ce tour-ci pouvait servir, mais je dĂ©cidai de prendre nos bĂątons pour les lisser, et ce fut beaucoup plus plaisant d'avoir des bĂątons de marche qui avaient acquis un aspect, disons, professionnel. Nous nous approchĂąmes ensuite de quelque chose qui ressemblait Ă  un foyer. Il y avait aussi des chalumeaux et toutes sortes d'objets en rapport avec le feu. Comme d'habitude nous fĂźmes divers essais et dĂ©couvrĂźmes que nous pouvions rĂ©unir des piĂšces mĂ©talliques en les faisant fondre. AprĂšs plusieurs tentatives nos rĂ©sultats devinrent trĂšs satisfaisants, mais le Lama finit par dire — Allons jeter un coup d'Ɠil ailleurs, Lobsang ; il y a des choses merveilleuses ici, n'est-ce pas ? Je tournai donc de nouveau la manette et la chaise s'Ă©leva d'environ deux pieds 60 cm. Je la poussai hors de la salle des machines et entrai dans une piĂšce juste en face d'un grand espace. Il y avait lĂ  un vĂ©ritable mystĂšre. Il y avait un certain nombre de tables, des tables en mĂ©tal, avec d'Ă©normes bols au-dessus. Cela nous Ă©tait incomprĂ©hensible, mais dans une piĂšce attenante, nous dĂ©couvrĂźmes un renfoncement dans le sol et, sur le mur juste au-dessus, des instructions sur la façon d'utiliser la chose. Heureusement, il y avait Ă©galement des images montrant comment faire, aussi nous nous assĂźmes sur le bord du bassin vide et j'enlevai au Lama ses pansements. Je l'aidai ensuite Ă  se mettre debout et aussitĂŽt qu'il se trouva au centre du bassin, il commença Ă  se remplir d'une solution de vapeur ! — Lobsang, Lobsang, ceci va guĂ©rir mes jambes. Je peux lire certains des mots Ă©crits sur le mur, et si je n'y arrive pas dans une langue, je le peux dans une autre. Il s'agit de quelque chose qui rĂ©gĂ©nĂšre les tissus. — Mais MaĂźtre, dis-je, comment est-ce possible que cela guĂ©risse vos jambes, et comment se fait-il que vous en sachiez autant sur ces langues ? — Oh, c'est trĂšs simple, rĂ©pondit-il, j'ai Ă©tudiĂ© ce genre de choses toute ma vie. J'ai Ă©normĂ©ment voyagĂ© Ă  travers le monde et j'ai appris diffĂ©rentes langues. Tu as dĂ» remarquer que j'ai toujours des livres avec moi ; je passe tout mon temps libre Ă  les lire afin d'apprendre. Maintenant, cette langue il pointa l'Ă©criture sur le mur est ce qu'on appelle le sumĂ©rien, et c'est elle qui Ă©tait la langue principale de l'une des Atlantides. — Les Atlantides ? demandai-je. N'y avait-il pas un seul endroit appelĂ© Atlantide ? Le Lama eut un bon rire jovial et rĂ©pondit — Non, Non, Lobsang, il n'y a pas un endroit prĂ©cis qui s'appelle l'Atlantide ; c'est un terme gĂ©nĂ©rique pour les nombreuses terres qui ont sombrĂ© dans l'ocĂ©an et dont toute trace a Ă©tĂ© perdue. — Oh ! dis-je, je croyais que c'Ă©tait un pays oĂč l'on Ă©tait arrivĂ© Ă  un niveau de civilisation tel que nous autres, Ă  cĂŽtĂ©, Ă©tions de vĂ©ritables ignorants, et maintenant vous me dites qu'il n'y avait pas d'Atlantide spĂ©cifique. Il m'interrompit en disant — Il y a une si grande confusion Ă  ce sujet et les scientifiques du monde ne vont pas croire la vĂ©ritĂ©. La vĂ©ritĂ© est celle-ci il fut un temps oĂč ce monde n'avait qu'une seule masse de terre. Le reste Ă©tait de l'eau, et finalement, sous l'effet des vibrations terrestres comme celles produites par les tremblements de terre, l'unique masse de terre fut morcelĂ©e en Ăźles, et l'on donna le nom de continents aux trĂšs grandes Ăźles. Elles dĂ©rivĂšrent progressivement de sorte que, dans beaucoup d'entre elles, les gens oubliĂšrent la Vieille Langue, et ils utilisĂšrent leur propre dialecte familial comme langue courante. Jadis, il n'y avait pas de langue parlĂ©e car tout le monde communiquait par tĂ©lĂ©pathie, mais certains individus malveillants prirent avantage du fait de connaĂźtre ce que chacun communiquait aux autres, et c'est ainsi qu'il devint coutumier que les chefs des communautĂ©s Ă©laborent des langues qu'ils utilisaient quand ils ne voulaient pas se servir de la tĂ©lĂ©pathie que n'importe qui pouvait capter. Avec le temps, le langage devint de plus en plus utilisĂ©, et l'art de la tĂ©lĂ©pathie se perdit, sauf pour quelques personnes comme certains d'entre nous au Tibet. Nous pouvons communiquer par la pensĂ©e. J'ai, pour te donner un exemple, Ă©tabli le contact avec un ami du Chakpori pour lui expliquer notre situation exacte, et il m'a rĂ©pondu qu'il valait mieux rester lĂ  oĂč nous Ă©tions Ă  cause des tempĂȘtes qui faisaient rage et rendraient trĂšs difficile la descente de la montagne. Comme il me le disait, peu importe lĂ  oĂč nous sommes du moment que l'on apprend quelque chose, et je crois que nous apprenons Ă©normĂ©ment. Mais, Lobsang, ce produit semble faire des merveilles pour mes jambes. Si tu les regardes, tu vas en fait les voir en train de guĂ©rir. Je regardai, et le spectacle Ă©tait des plus mystĂ©rieux. La chair avait Ă©tĂ© coupĂ©e jusqu'Ă  l'os et je pensais que la seule chose Ă  faire serait d'amputer ses jambes une fois de retour Ă  Chakpori, mais voilĂ  que ce merveilleux bain rond Ă©tait en train de guĂ©rir la chair. Pendant que je regardais je pouvais voir se dĂ©velopper une nouvelle chair, unissant les entailles. — Je crois que je vais sortir de ce bain pour le moment, dit soudainement le Lama, parce que mes jambes me dĂ©mangent tellement que je vais devoir me mettre Ă  danser si je reste ici, et c'est quelque chose qui te ferait bien rire. Alors je sors et tu n'as pas besoin de m'aider. D'un pied sĂ»r, il sortit du bain et, ce faisant, tout le liquide disparut. Il n'y avait aucun trou pour cela, aucun tuyau d'Ă©coulement ou quoi que ce soit permettant la vidange ; il sembla simplement disparaĂźtre dans les murs et le fond. — Regarde, Lobsang, il y a ici des livres avec des illustrations vraiment fascinantes qui montrent comment effectuer certaines opĂ©rations, qui montrent comment faire fonctionner ces machines Ă  l'extĂ©rieur. Nous devons nous mettre au travail pour essayer de comprendre ceci, parce que nous pouvons ĂȘtre en mesure d'en faire profiter le monde si cette science des plus anciennes pouvait ĂȘtre ravivĂ©e. Je regardai certains de ces livres et ils me parurent assez horribles. Des images des parties internes des gens, des images de gens avec les plus affreuses blessures imaginables, des blessures si graves, qu'on ne peut mĂȘme pas les concevoir. Mais je dĂ©cidai que je m'y mettrais sĂ©rieusement et apprendrais le plus possible au sujet du corps humain. Mais pour le moment, ce qui me paraissait urgent c'Ă©tait de me nourrir ! Le cerveau ne peut convenablement fonctionner si le ventre est vide, pensai-je. PensĂ©e que j'exprimai Ă  haute voix, d'ailleurs, ce qui fit rire le Lama. — Tout juste ce Ă  quoi j'Ă©tais en train de penser. Ce traitement m'a donnĂ© une faim de loup ; allons voir ce qu'il y a dans cette cuisine. Il va nous falloir soit ne manger que des fruits, soit enfreindre une de nos rĂšgles et manger de la viande. Je frĂ©mis et eus un haut-le-cƓur. — Mais MaĂźtre, dis-je, comment peut-on manger la chair d'un animal ? — Mais, juste ciel, Lobsang, ces animaux sont morts depuis des millions d'annĂ©es. Nous ne savons pas depuis combien de temps cet endroit existe, mais nous savons qu'il est en remarquablement bon Ă©tat. Il vaut mieux pour nous manger de la viande et vivre que de jouer les puristes et mourir. — MaĂźtre, comment cet endroit est-il en si bon Ă©tat s'il a un million d'annĂ©es ? Cela me paraĂźt impossible. Tout s'use, mais ce lieu semble avoir Ă©tĂ© dĂ©laissĂ© hier. Je ne comprends tout simplement pas, et je ne comprends pas le sujet de l'Atlantide. — Eh bien, il existe ce que l'on appelle l'animation suspendue. En fait ces gens, les Jardiniers de la Terre, Ă©taient sujets Ă  des maladies tout comme nous le sommes, mais elles ne pouvaient pas ĂȘtre traitĂ©es et guĂ©ries avec les matĂ©riaux bruts disponibles sur cette Terre ; ainsi, quand une personne Ă©tait rĂ©ellement malade et au-delĂ  de la compĂ©tence des Jardiniers vivant sur cette Terre, les patients Ă©taient enveloppĂ©s dans du plastique aprĂšs avoir reçu le traitement de l'animation suspendue. Dans cet Ă©tat, le patient Ă©tait vivant, mais tout juste. Un battement de cƓur ne pouvait ĂȘtre ressenti, et certainement aucun souffle ne pouvait ĂȘtre dĂ©tectĂ© ; les gens pouvaient ĂȘtre gardĂ©s en vie dans cet Ă©tat jusqu'Ă  une pĂ©riode de cinq ans. Un vaisseau venait chaque annĂ©e recueillir ces cas et les emmener pour ĂȘtre traitĂ©s dans des hĂŽpitaux spĂ©ciaux de la Maison des Dieux. Une fois remis, ils Ă©taient comme neufs. — MaĂźtre, et ces autres corps, hommes et femmes, chacun dans un cercueil de pierre ? Je suis certain qu'ils sont morts, mais ils paraissent en vie et en bonne santĂ© ; qu'est-ce qu'ils font ici ? À quoi servent-ils ? — Les Jardiniers de la Terre sont des gens trĂšs occupĂ©s. Leurs superviseurs le sont encore plus, et pour connaĂźtre les conditions rĂ©elles chez les Terriens, ils n'avaient qu'Ă  prendre l'un de ces corps. Leur propre forme astrale pĂ©nĂ©trait dans l'un de ceux-ci, qui ne sont rĂ©ellement que des enveloppes, tu sais, et activait le corps. C'est ainsi que quelqu'un pouvait ĂȘtre un homme de trente ans, ou quel que soit l'Ăąge, sans l'ennui et les difficultĂ©s de naĂźtre, de passer par l'enfance, de se trouver peut-ĂȘtre un emploi, et mĂȘme de prendre une Ă©pouse, tout cela pouvant conduire Ă  un tas de complications. Mais ces corps sont bien entretenus et toujours prĂȘts Ă  recevoir une Ăąme’ qui les activera pour une pĂ©riode donnĂ©e. Ils vont ainsi rĂ©pondre Ă  certains stimuli et le corps pourra se mouvoir au grĂ© et sous le contrĂŽle parfait du nouvel occupant provisoire du corps-enveloppe. Ces individus que l'on dit en transmigration sont trĂšs nombreux. Ils sont ici pour assurer une surveillance sur les humains et essayer de prĂ©venir et de rĂ©orienter certaines de leurs violentes tendances. — Je trouve tout cela absolument fascinant et presque incroyable. Et ces corps qui se trouvent au sommet du Potala, ceux qui sont recouverts d'or, sont-ils aussi destinĂ©s au mĂȘme usage ? — Oh, grands dieux, non, dit le Lama. Ceux-lĂ  sont des humains de type supĂ©rieur, et quand le corps meurt l'Ă©go passe Ă  des sphĂšres supĂ©rieures. Certains vont dans le monde astral oĂč ils attendent, Ă©tudiant certaines personnes qui s'y trouvent, mais je me promets de t'en dire davantage Ă  ce sujet et sur celui du royaume de Patra. Pour autant que je le sache il n'y a que nous, les lamas TibĂ©tains, qui sachions quoi que ce soit Ă  propos de Patra, mais c'est un sujet trop important pour ĂȘtre bĂąclĂ©. Je suggĂšre que nous regardions un peu aux alentours, car c'est un assez grand ensemble de cavernes. Le Lama alla ensuite reposer des livres sur une Ă©tagĂšre et je lui dis — N'est-il pas dommage de laisser des livres aussi prĂ©cieux sur les tablettes ? Ne serait-il pas prĂ©fĂ©rable de les rapporter au Potala ? Le Lama Mingyar Dondup me jeta un regard particulier et me dit — Je m'Ă©tonne de plus en plus de tout ce que tu sais Ă  ton si jeune Ăąge, et le DalaĂŻ-Lama m'a accordĂ© son entiĂšre permission pour te parler de tout ce que je pense que tu devrais savoir. Je me sentis trĂšs flattĂ© par cette dĂ©claration, mais le Lama continua — Tu Ă©tais prĂ©sent lors de l'entretien avec les militaires Britanniques, dont l'un s'appelait Bell, et le DalaĂŻ-Lama fut absolument ravi que tu n'aies rĂ©vĂ©lĂ© Ă  personne, pas mĂȘme Ă  moi, ce qui a Ă©tĂ© dit, ce qui s'est passĂ©. J'ai dĂ©libĂ©rĂ©ment cherchĂ© Ă  savoir, Lobsang, pour tester ta capacitĂ© Ă  garder les secrets, et je suis trĂšs heureux de la façon dont tu m'as rĂ©pondu. — Dans quelques annĂ©es, le Tibet sera envahi par les Chinois qui dĂ©pouilleront le Potala de toutes les choses qui en font ce qu'il est. Ils s'empareront des Personnages DorĂ©s et les feront fondre pour en extraire l'or qu'ils contiennent. Les livres sacrĂ©s et les livres de la connaissance seront emportĂ©s Ă  PĂ©kin pour y ĂȘtre Ă©tudiĂ©s, parce que les Chinois savent qu'ils peuvent en apprendre beaucoup de nous. Par consĂ©quent, nous avons des endroits pour dissimuler les choses les plus prĂ©cieuses. Tu n'as pu trouver cette caverne que par le plus grand des hasards, et nous allons masquer le flanc de la montagne pour que le plus grand des hasards ne puisse ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©. Tu vois, nous avons des tunnels interconnectĂ©s sur plus de deux cents milles 322 km ; les Chinois ne pourront faire la route avec leurs machines Ă  quatre roues, et ils ne pourront certainement pas la faire Ă  pied, alors que pour nous ce n'est qu'un voyage de deux jours. — Dans quelques annĂ©es le Tibet sera envahi, mais non conquis. Les plus sages d'entre nous monteront sur les hautes terres du Tibet et vivront dans les souterrains, tout comme les gens qui ont fui auparavant et qui vivent dans la partie creuse de ce monde. Maintenant, ne t'emballe pas parce que nous allons discuter de ces choses. Le DalaĂŻ-Lama dit que nous ne sommes pas pressĂ©s de rentrer. Je dois t'enseigner autant qu'il m'est possible sur autant de choses que possible, et nous aurons beaucoup recours Ă  ces livres. Les ramener au Potala servirait simplement Ă  les mettre entre les mains des Chinois, et ce serait en vĂ©ritĂ© un triste sort. — Eh bien, je pense qu'il est temps pour nous d'effectuer une recherche systĂ©matique de cette caverne particuliĂšre et de dessiner une carte de l'endroit. — Pas besoin, MaĂźtre, rĂ©pondis-je. Voici une carte dans le menu dĂ©tail. Chapitre Quatre Le lama Mingyar Dondup parut extrĂȘmement heureux et il le fut encore plus lorsque je lui montrai aussi des cartes de plusieurs autres cavernes. J'avais farfouillĂ© sur une Ă©tagĂšre en m'Ă©merveillant qu'il n'y ait pas le moindre grain de poussiĂšre nulle part, et lĂ  je trouvai... eh bien, je pourrais appeler cela du papier, car c'Ă©tait en fait d'une consistance semblable au papier, mais incomparablement plus fine. Notre papier Ă©tait quelque chose d'entiĂšrement fabriquĂ© Ă  la main Ă  partir de papyrus. Je pris donc cette pile de papiers et m'aperçus qu'il s'agissait de cartes et de graphiques. Tout d'abord, il y avait une carte Ă  trĂšs petite Ă©chelle montrant une zone d'environ deux cent cinquante milles 400 km, puis le tunnel indiquait certaines coupures dans la ligne pour montrer lĂ  oĂč il n'Ă©tait plus possible de passer, lĂ  oĂč l'on devait sortir de notre propre tunnel et chercher l'entrĂ©e du suivant. C'Ă©tait parfaitement bien indiquĂ© sur la carte, mais combien de tremblements de terre l'avaient rendu inexacte, c'Ă©tait lĂ  le problĂšme. Mais la carte suivante en Ă©tait une de la caverne dans laquelle nous nous trouvions. Elle indiquait toutes les piĂšces et je fus surpris de leur grand nombre ; toutes les armoires et les piĂšces Ă©taient Ă©tiquetĂ©es, mais, bien entendu, je ne pouvais rien dĂ©chiffrer. Mon Guide, toutefois, le pouvait. Nous Ă©tendĂźmes les cartes par terre et les consultĂąmes Ă  plat ventre. — Lobsang, dit le Lama, tu as fait des dĂ©couvertes remarquables au cours de ce voyage et elles joueront fortement en ta faveur. J'ai dĂ©jĂ  emmenĂ© ici un jeune chela et il a mĂȘme eu peur d'entrer dans la caverne. Tu vois, le vieil ermite qui a trouvĂ© la mort en tombant Ă©tait en fait le Gardien de l'entrĂ©e, et il nous faut maintenant construire un nouvel ermitage dans ce mĂȘme but. — Je pense que nous n'avons guĂšre besoin d'un Gardien, rĂ©pondis-je, parce que tout le tunnel par lequel nous sommes entrĂ©s est apparemment bloquĂ© par le tremblement de terre qui a secouĂ© toute une couche de roches qui ont glissĂ© pour couvrir cette entrĂ©e. Si nous n'avions pas ces cartes, nous pourrions ĂȘtre coincĂ©s ici pour toujours. Le lama approuva de la tĂȘte, l'air grave, puis il se leva et se dirigea vers les rayonnages de livres, regardant les titres les uns aprĂšs les autres. Puis, avec une exclamation de plaisir, il saisit un livre, quelque chose de massif, d'Ă©norme, qui semblait avoir Ă©tĂ© tout juste fabriquĂ©. — Un dictionnaire, Lobsang, des quatre langues en usage. Maintenant nous sommes en bonne voie. Il prit le livre et le dĂ©posa Ă©galement sur le plancher ; la table aurait Ă©tĂ© trop petite pour contenir toutes les cartes. Le Lama se mit Ă  parcourir les pages du dictionnaire puis, prenant des notes sur la carte de notre caverne particuliĂšre, il dit — Il y a des siĂšcles et des siĂšcles, une trĂšs haute civilisation, de loin supĂ©rieure Ă  ce que le monde a connu depuis lors, existait. Malheureusement, comme il y avait davantage de tremblements de terre et de sĂ©ismes marins, certaines terres sombrĂšrent sous les flots et, d'aprĂšs ce dictionnaire, dans le cas de l'Atlantide, il ne s'agit pas d'un seul continent submergĂ©. Il y en avait un dans la mer qu'ils appellent l'Atlantique, et il y en avait un autre plus bas dans la mĂȘme mer ; c'Ă©tait un endroit oĂč il y avait de nombreux sommets de montagnes et ceux qui Ă©mergent encore des eaux sont maintenant appelĂ©s des Ăźles. Je peux te montrer exactement oĂč cela se trouve sur la carte. Il farfouilla dans les papiers et en sortit bientĂŽt une grande feuille multicolore, puis il m'indiqua les mers et les endroits oĂč s'Ă©tait situĂ© l'Atlantide. — L'Atlantide, continua-t-il, veut dire terre perdue’ ; c'est la vĂ©ritable signification de ce mot. Ce n'est pas un nom comme le Tibet’ ou l'Inde’, mais un terme gĂ©nĂ©rique pour la terre disparue, la terre qui a sombrĂ© sans laisser de trace. Nous gardĂąmes le silence tandis que nous regardions de nouveau ces cartes. J'Ă©tais soucieux de savoir comment sortir de ce lieu. Le Lama Ă©tait soucieux de trouver certaines salles. Finalement il se redressa en disant — LĂ , Lobsang, c'est lĂ . Dans cette piĂšce il y a de merveilleuses machines qui nous montrent le passĂ© et ce, jusqu'au prĂ©sent, et il y en a une qui montre le futur probable. Vois-tu, avec l'astrologie, par exemple, on peut prĂ©dire ce qui va arriver Ă  un pays, mais quand il s'agit d'en prĂ©dire autant pour une personne en particulier, eh bien, il faut un astrologue de gĂ©nie ; tu as eu un tel astrologue pour prĂ©dire ton avenir, et c'est vĂ©ritablement un pĂ©nible avenir. — Explorons certaines des autres piĂšces, tout d'abord, car nous voulons passer beaucoup de temps dans la salle des machines, lĂ  oĂč celles-ci peuvent nous montrer ce qui s'est produit depuis la venue en ce monde des premiers hommes. Les gens de ce monde ont de nombreuses croyances Ă©tranges, mais nous connaissons la vĂ©ritĂ© parce que nous avons pu accĂ©der au Registre Akashique et au Registre Akashique des ProbabilitĂ©s, ce qui fait que nous pouvons prĂ©dire avec prĂ©cision ce qui va arriver au Tibet, ce qui va arriver Ă  la Chine, et ce qui arrivera Ă  l'Inde. Mais pour l'individu — non, le Registre des ProbabilitĂ©s devient un peu trop probabilitĂ©s’ et ne doit pas ĂȘtre pris trop au sĂ©rieux. — MaĂźtre, dis-je, je suis totalement confus parce que tout ce que j'ai appris m'a fait comprendre qu'il y a dissolution le papier doit finir par tomber en poussiĂšre, les corps doivent finir par tomber en poussiĂšre, et la nourriture, aprĂšs un million d'annĂ©es, eh bien, aurait certainement dĂ» tomber en poussiĂšre, et je ne peux tout simplement pas comprendre comment cet endroit pourrait avoir environ un million d'annĂ©es. Tout paraĂźt neuf, frais, et c'est tout Ă  fait incomprĂ©hensible. Le Lama me regarda en souriant et rĂ©pondit — Mais il y a un million d'annĂ©es il existait une science beaucoup plus avancĂ©e que celle d'aujourd'hui, et ces gens-lĂ  avaient un systĂšme par lequel le temps lui-mĂȘme pouvait ĂȘtre arrĂȘtĂ©. Le temps est une chose purement artificielle, et il n'est utilisĂ© que sur ce monde-ci. Si tu attends quelque chose de trĂšs agrĂ©able, il te semble alors que tu doives attendre interminablement, mais s'il te faut aller voir un supĂ©rieur en vue d'une remontrance, eh bien, tu as l'impression de te retrouver en face de lui en un rien de temps Ă  devoir Ă©couter l'opinion qu'il a de toi. Le temps est une chose artificielle qui permet aux gens de se livrer au commerce ou de voir Ă  leurs affaires quotidiennes. Ces cavernes sont isolĂ©es du monde, elles ont ce que j'appellerai simplement un Ă©cran autour d'elles, et cet Ă©cran les place dans une dimension diffĂ©rente, la quatriĂšme dimension, lĂ  oĂč les choses ne se dĂ©gradent pas. Nous allons prendre un repas avant d'explorer plus avant, et il sera composĂ© d'un dinosaure tuĂ© par des chasseurs il y a deux ou trois millions d'annĂ©es. Tu verras qu'il a trĂšs bon goĂ»t. — Mais MaĂźtre, je pensais qu'il nous Ă©tait interdit de manger de la viande. — Oui, il est interdit aux personnes ordinaires de manger de la viande. Il est considĂ©rĂ© tout Ă  fait adĂ©quat de vivre de tsampa, car si on se gave de viande on obstrue son cerveau. Nous mangeons de la viande parce que nous avons besoin de la rĂ©sistance supplĂ©mentaire que seule celle-ci peut donner et, de toute façon, nous n'en avons pas beaucoup ; nous mangeons surtout des lĂ©gumes et des fruits. Mais tu peux ĂȘtre sĂ»r que manger cette viande ne nuira pas Ă  ton Ăąme immortelle. LĂ -dessus il se leva et se dirigea vers la cuisine d'oĂč il revint avec un gros contenant enrobĂ© d'une horrible image. Ce devait ĂȘtre, j'imagine, celle d'un dinosaure, et une marque soulignĂ©e en rouge indiquait quelle partie se trouvait dans la boĂźte. AprĂšs quelques manipulations le Lama ouvrit le contenant. Je pus voir que la viande Ă  l'intĂ©rieur Ă©tait absolument fraĂźche, que l'animal aurait pu avoir Ă©tĂ© tuĂ© le jour mĂȘme tellement elle Ă©tait fraĂźche. — Nous allons faire cuire ceci car la viande cuite est bien meilleure que la viande crue, et tu regardes bien ce que je fais. Il fit des choses bizarres avec des plats de mĂ©tal, puis aprĂšs avoir versĂ© le contenu de la boĂźte dans l'un de ces plats mĂ©talliques, il le glissa dans ce qui ressemblait Ă  un cabinet en mĂ©tal. Il en ferma ensuite la porte et tourna certains boutons qui firent apparaĂźtre de petites lumiĂšres. — Maintenant, dans dix minutes ce sera Ă  point, dit-il, car ce n'est pas cuit sur une flamme, mais chauffĂ© de l'intĂ©rieur vers l'extĂ©rieur. Il s'agit d'un systĂšme de rayons que je ne prĂ©tends pas comprendre. Mais il nous faut maintenant trouver des lĂ©gumes appropriĂ©s pour accompagner la viande. — Mais comment avez-vous appris tout cela, MaĂźtre ? demandai-je. — Eh bien, j'ai beaucoup voyagĂ© et recueilli des connaissances du monde Occidental, et je sais comment ils prĂ©parent un repas spĂ©cial le septiĂšme jour de la semaine. Je dois avouer que c'est rĂ©ellement bon, mais il faut des lĂ©gumes et je pense qu'ils sont ici. Il plongea la main au fond d'une armoire et en retira un contenant de forme allongĂ©e. Il le dĂ©posa sur l'Ă©tagĂšre, en Ă©tudia soigneusement l'Ă©tiquette, et dit — Oui, ce sont des lĂ©gumes et nous devons les mettre Ă  cuire dans le four pendant cinq minutes. Au mĂȘme moment, une lumiĂšre s'Ă©teignit. — Ah, dit le Lama, c'est un signal ; nous devons ajouter les lĂ©gumes maintenant. Sur ce, il alla au four, ouvrit la porte et versa dans le plat le contenu de la boĂźte de lĂ©gumes, puis la referma rapidement. Il ajusta ensuite certains boutons sur le dessus, et une autre lumiĂšre s'alluma. — Lorsque toutes ces lumiĂšres seront Ă©teintes, notre repas sera parfaitement prĂ©parĂ©. Il nous faut maintenant des assiettes et ces autres instruments redoutables que tu as vus des couteaux pointus et des choses en mĂ©tal avec un petit bol Ă  leur extrĂ©mitĂ©, puis ces autres choses qui se terminent par quatre ou cinq pointes et qu'on appelle des fourchettes. Je pense que tu vas apprĂ©cier ce repas. Comme il finissait de parler les petites lumiĂšres clignotĂšrent, diminuĂšrent d'intensitĂ©, pour finalement s'Ă©teindre. — Ça y est, Lobsang. Nous pouvons maintenant nous asseoir par terre et prendre un bon repas. Il s'approcha de cet endroit chaud qu'il appelait un four et fit glisser la porte avec prĂ©caution. L'odeur Ă©tait fort agrĂ©able et j'observai avec la plus vive anticipation tandis qu'il retirait des assiettes mĂ©talliques des Ă©tagĂšres. Il me servit une gĂ©nĂ©reuse portion de tout, tandis qu'il en mettait un peu moins dans le sien. — Commence, Lobsang, commence. Tu dois conserver tes forces, tu sais. Il y avait des plats avec des lĂ©gumes de diffĂ©rentes couleurs que je n'avais jamais vus auparavant, et puis ce plus grand plat avec un gros morceau de viande de dinosaure. Avec prĂ©caution je pris la viande avec mes doigts, mais le Lama me dit d'utiliser une fourchette pour ce faire, et il me montra comment m'y prendre. Eh bien, je coupai un morceau de viande, l'examinai, le reniflai, et le mis dans ma bouche. Je me prĂ©cipitai aussitĂŽt Ă  l'Ă©vier de la cuisine pour me dĂ©barrasser de cette viande dans ma bouche. Le Lama se mit Ă  rire aux Ă©clats. — Tu te trompes, Lobsang. Tu crois que je t'ai jouĂ© un tour, mais ce n'est pas du tout le cas. Dans certaines parties de la SibĂ©rie les locaux dĂ©terrent parfois un dinosaure pris dans le pergĂ©lisol sol gelĂ© en permanence — NdT et congelĂ© si solide qu'il met trois ou quatre jours Ă  dĂ©congeler. Ils mangent la viande de dinosaure avec le plus grand plaisir. — Eh bien, je leur donne ma part et tout le plaisir sera pour moi. J'ai cru m'ĂȘtre empoisonnĂ© autant manger ma grand-mĂšre que cette saletĂ© ! C'est abominable. Sur ces paroles je me mis Ă  gratter mĂ©ticuleusement mon assiette pour qu'il ne reste plus la moindre trace de viande, puis je me hasardai Ă  prendre quelques lĂ©gumes. À mon grand Ă©tonnement, ils Ă©taient vraiment trĂšs, trĂšs bons. Il faut dire que je n'avais jamais mangĂ© de lĂ©gumes auparavant ; jusque-lĂ  je n'avais jamais rien eu d'autre que de la tsampa et de l'eau Ă  boire. Je fis donc honneur aux lĂ©gumes jusqu'Ă  ce que le Lama mette un frein Ă  mon ardeur en disant — Tu ferais mieux de t'arrĂȘter, Lobsang. Tu as pris un trĂšs gros repas, tu sais, et tu n'es pas habituĂ© Ă  ces lĂ©gumes. Il se peut que tu ne les supportes pas et qu'ils te fassent l'effet d'une purge. Je vais te donner quelques comprimĂ©s qui calmeront ton estomac dĂ©rangĂ©. J'avalai les fichus comprimĂ©s qui me parurent aussi gros que des cailloux. AprĂšs que je les eus avalĂ©s le Lama me regarda en disant — Oh, tu les as avalĂ©s comme ça ? En gĂ©nĂ©ral on les prend avec une bonne quantitĂ© d'eau. Fais-le maintenant ; remplis ta tasse d'eau et cela fera passer le goĂ»t poudreux. Une fois de plus je me levai et j'allai dans la cuisine, ou plutĂŽt je chancelai vers la cuisine, car n'ayant jamais mangĂ© de lĂ©gumes ou de fruits, je pouvais sentir d'alarmants bouillonnements dans mon ventre, si alarmants en fait, que je dus dĂ©poser ma tasse et me ruer vers cette petite piĂšce qui avait un trou dans le sol. Un peu plus et il Ă©tait trop tard ! J'y arrivai Ă  temps nĂ©anmoins. Je revins auprĂšs du Lama et lui dit — Il y a beaucoup de choses qui vraiment me dĂ©concertent et que je ne peux tout simplement pas sortir de mon esprit. Par exemple, vous dites que cet endroit peut ĂȘtre vieux de deux millions d'annĂ©es. Comment se fait-il alors que les fruits et les lĂ©gumes soient si savoureux ? — Écoute, Lobsang, rĂ©pondit le Lama, tu dois te souvenir que ce monde a des millions d'annĂ©es et qu'il y a eu beaucoup, beaucoup de diffĂ©rents types de gens, ici. Par exemple, il y a environ deux millions d'annĂ©es existait une espĂšce de crĂ©ature sur Terre connue sous le nom d'Homo Habilis. Ils entrĂšrent dans notre Ăšre en inventant les premiers outils de ce cycle particulier. Tu vois, nous sommes des Homo Sapiens et nous descendons de cet autre Homo dont je viens de te parler. — Pour essayer de te faire comprendre un peu mieux, disons que le monde est comme un jardin, et que toutes les constructions du monde sont des plantes. Eh bien, de temps en temps le fermier viendra et il labourera son jardin, ce qui signifie qu'il retournera la terre et bouleversera ainsi toutes les plantes et leurs racines. Celles-ci se trouveront exposĂ©es un moment Ă  l'air libre avant d'ĂȘtre renfoncĂ©es encore plus profondĂ©ment par la charrue qui passera de nouveau, de telle sorte qu'Ă  la fin il ne sera possible Ă  qui que ce soit de dire que telle ou telle plante a dĂ©jĂ  poussĂ© dans ce jardin. C'est la mĂȘme chose pour les ĂȘtres humains du monde compare-nous Ă  des plantes. Les humains de diffĂ©rents types sont testĂ©s et s'ils ne peuvent pas se dĂ©brouiller Ă  la satisfaction des Jardiniers, alors des catastrophes et des dĂ©sastres sont leur lot. Il y a de puissantes explosions et des tremblements de terre, et toute trace d'humanitĂ© est enterrĂ©e, enfouie profondĂ©ment sous le sol, laissant la place Ă  une nouvelle race de gens. Et ainsi le cycle continue ; tout comme le fermier laboure sous les plantes, les Jardiniers du Monde provoquent des dĂ©sastres tels que toute trace d'habitations est anĂ©antie. — Il arrive qu'un fermier occupĂ© sur son lopin de terre dĂ©couvre un objet brillant dans le sol lĂ  oĂč il est en train de creuser ; il se penche alors, le ramasse en se demandant ce que c'est. Il le mettra peut-ĂȘtre dans le devant de sa robe pour l'emporter Ă  la maison et le montrer Ă  sa femme et peut-ĂȘtre Ă  ses voisins. Il se peut que ce soit un objet qui ait Ă©tĂ© enfoui un million d'annĂ©es auparavant et que maintenant, avec les tremblements de terre, cette piĂšce de mĂ©tal brillant ait refait surface. — Parfois, un os sera dĂ©couvert et le fermier passera peut-ĂȘtre quelques minutes Ă  se demander de quelle sorte de crĂ©ature il peut bien provenir ; il y a eu en effet des crĂ©atures trĂšs Ă©tranges sur cette Terre. Il y a eu, par exemple, des femmes Ă  la peau pourprĂ©e qui avaient huit seins de chaque cĂŽtĂ©, comme une chienne qui attend des petits. Je suppose qu'il Ă©tait trĂšs utile d'avoir seize seins, mais cette race s'est Ă©teinte car, en rĂ©alitĂ©, ce n'Ă©tait pas pratique. Si une femme avait donnĂ© naissance Ă  de nombreux enfants, ses seins devenaient tellement pendants qu'elle pouvait difficilement marcher sans trĂ©bucher, et ainsi cette race s'Ă©teignit. Et puis il y eut une autre race dont les hommes mesuraient environ quatre pieds 1,20 m, aucun d'entre eux de plus haute taille, qui Ă©taient nĂ©s cavaliers — contrairement Ă  toi qui peux Ă  peine rester assis sur le poney le plus docile que nous ayons — avec des jambes si arquĂ©es qu'ils n'avaient nul besoin d'Ă©triers, de selles, ou autres choses du genre. La constitution naturelle de leur corps semblait avoir Ă©tĂ© spĂ©cialement conçue pour l'Ă©quitation. Malheureusement le cheval n'avait pas encore Ă©tĂ© inventé’ Ă  cette Ă©poque. — Mais, MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă  comprendre comment nous pouvons ĂȘtre dans une montagne, Ă  l'intĂ©rieur d'une montagne, et pourtant avoir une lumiĂšre aussi brillante que celle du soleil et beaucoup de chaleur. Cela me dĂ©concerte et je ne peux trouver aucune solution Ă  cette Ă©nigme. Le Lama sourit, comme il souriait souvent Ă  certaines de mes paroles, puis reprit — Ces roches que nous appelons des montagnes ont des propriĂ©tĂ©s spĂ©ciales elles peuvent absorber la lumiĂšre du soleil, l'absorber et l'absorber encore, et alors, si l'on sait comment s'y prendre, nous pouvons la libĂ©rer et obtenir tout degrĂ© d'Ă©clairage dĂ©sirĂ©. Comme le soleil brille plus ou moins tout le temps au sommet des montagnes, eh bien, nous emmagasinons continuellement sa lumiĂšre pour le moment oĂč celui-ci poursuit son voyage et devient hors de vue. Cela n'a rien de magique, c'est un phĂ©nomĂšne naturel absolument ordinaire tout comme celui des marĂ©es — Oh, j'oubliais que tu n'as jamais vu la mer ; c'est une vaste Ă©tendue d'eau, non potable, car elle provient d'une eau douce qui a coulĂ© tout au long du flanc d'une montagne puis Ă  travers les plaines en entraĂźnant avec elle toutes sortes d'impuretĂ©s et d'Ă©lĂ©ments toxiques, et si l'on essayait d'en boire l'eau, on accĂ©lĂ©rerait sa mort. Ainsi nous sommes amenĂ©s Ă  utiliser un peu de la lumiĂšre solaire emmagasinĂ©e. Elle tombe sur une sorte de plaque spĂ©ciale, puis un courant d'air froid entre en jeu de l'autre cĂŽtĂ© de cette plaque ; la lumiĂšre se manifeste alors sous forme de chaleur d'un cĂŽtĂ© et de froid de l'autre cĂŽtĂ©. C'est ainsi que des gouttelettes d'eau se forment, nĂ©es de la lumiĂšre du soleil et du froid de la terre. Cette eau, appelĂ©e eau distillĂ©e, est absolument pure et peut donc ĂȘtre recueillie dans des contenants ; nous avons ainsi de l'eau potable fraĂźche en quantitĂ©. — Mais, MaĂźtre, je ne peux tout simplement pas comprendre cette histoire d'avoir des choses vieilles d'un ou deux millions d'annĂ©es. L'eau, par exemple en tournant une chose de mĂ©tal nous avons eu de l'eau froide qui, Ă©videmment, a Ă©tĂ© emmagasinĂ©e dans un rĂ©servoir quelque part il y a environ un million d'annĂ©es. Eh bien, pourquoi ne s'est-elle pas Ă©vaporĂ©e ? Comment peut-elle ĂȘtre encore potable aprĂšs tant d'annĂ©es ? Cela me dĂ©concerte totalement. Je sais que le rĂ©servoir d'eau sur le toit du Potala se tarit rapidement, alors comment ceci peut-il avoir un million d'annĂ©es ? — Lobsang ! Lobsang ! Tu penses que nous avons maintenant de bonnes connaissances scientifiques, tu penses que nous en savons beaucoup sur la mĂ©decine et la science, mais mĂȘme pour le monde extĂ©rieur, nous ne sommes qu'une bande de sauvages sans Ă©ducation. Pourtant, nous comprenons des choses que le reste du monde ne comprend pas, le reste du monde Ă©tant un groupe de personnes matĂ©rialistes. Cette eau peut bien avoir un million, deux ou trois millions d'annĂ©es d'Ăąge, mais jusqu'Ă  ce que nous arrivions ici, que nous brisions le scellement qui a remis tout en marche — eh bien, il pouvait ĂȘtre question d'une heure ou deux plus tĂŽt. Tu vois, il existe ce qui s'appelle l'animation suspendue. Nous avons entendu Ă  maintes reprises que dans d'autres pays il y a des gens qui sont entrĂ©s dans une transe cataleptique pendant des mois ; une personne en particulier a maintenant dĂ©jĂ  franchi la barre d'une annĂ©e et demie, et elle ne s'en porte pas plus mal pour autant, elle n'a pas vieilli, tout simplement — eh bien, elle est en vie. On ne peut pas percevoir de battements de cƓur, on ne peut discerner aucun signe de respiration Ă  l'aide d'un miroir, alors qu'est-ce qui la maintient endormie et pourquoi cela ne lui fait-il pas de mal ? Il y a tant de chose Ă  redĂ©couvrir, des choses communes Ă  l'Ă©poque oĂč les Jardiniers venaient. Simplement Ă  titre d'exemple, laisse-moi te montrer la piĂšce — regarde, la voici sur la carte — oĂč les corps Ă©taient maintenus dans un Ă©tat de vie suspendue. Une fois par an, deux lamas venaient dans cette piĂšce examiner les corps ; ils les retiraient l'un aprĂšs l'autre des cercueils de pierre et vĂ©rifiaient s'ils Ă©taient toujours en parfait Ă©tat. Si tout Ă©tait bien, ils faisaient marcher les corps d'un bout Ă  l'autre de la piĂšce pour faire de nouveau travailler leurs muscles. Puis, aprĂšs les avoir nourris un peu, commençait la tĂąche de faire entrer le corps astral d'un Jardiner dans l'un de ces corps installĂ© dans un cercueil de pierre. C'est une expĂ©rience des plus particuliĂšres. — Comment, MaĂźtre ? Est-ce vraiment une chose difficile Ă  faire ? — Maintenant, regarde-toi, Lobsang d'un cĂŽtĂ© tu me dis que tu ne peux croire pareille chose, et d'un autre cĂŽtĂ© tu essaies d'obtenir le plus d'informations possible. Oui, c'est une sensation atroce. Dans l'astral, tu es libre de prendre la taille qui te convient le mieux tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs petit pour une raison quelconque, ou tu peux vouloir ĂȘtre trĂšs grand et de forte carrure pour quelque autre raison. Eh bien, tu choisis le corps dĂ©sirĂ©, tu t'allonges Ă  son cĂŽtĂ©, et les lamas vont alors injecter une substance dans le corps apparemment mort et vont te soulever doucement pour te poser Ă  plat ventre sur ce corps. Peu Ă  peu, sur une pĂ©riode d'environ cinq minutes, tu vas disparaĂźtre, tu vas devenir de plus en plus flou, et puis tout Ă  coup la forme dans le cercueil de pierre va donner une secousse, s'asseoir tout droit, et faire une sorte de commentaire comme "Oh, oĂč suis-je ? Comment suis-je arrivĂ© ici ?" Pendant un laps de temps, tu vois, ils ont la mĂ©moire de la derniĂšre personne Ă  avoir utilisĂ© ce corps, mais en l'espace de douze heures le corps que tu as pris apparaĂźtra absolument normal et sera capable de toutes les choses que tu pourrais faire si tu Ă©tais sur Terre dans ton propre corps. Nous faisons cela parce que parfois nous ne pouvons pas risquer d'endommager le corps rĂ©el. Ces corps de substitution, eh bien, ce qui leur arrive est sans importance ; ils n'ont besoin que de trouver quelqu'un prĂ©sentant les bonnes conditions, et nous pouvons ensuite mettre le corps dans un cercueil de pierre et laisser la force vitale s'Ă©chapper vers un autre plan d'existence. Les gens n'ont jamais Ă©tĂ© forcĂ© Ă  y pĂ©nĂ©trer, tu sais, cela s'est toujours fait en toute connaissance de cause et plein consentement. — Plus tard tu occuperas l'un de ces corps pendant un an moins un jour. Il faut garder cette marge d'un jour parce que ces corps ne peuvent durer au-delĂ  de trois cent soixante-cinq jours sans que certaines choses compliquĂ©es leur arrivent. Il est donc prĂ©fĂ©rable que la prise en charge dure une annĂ©e moins un jour. Et ensuite — eh bien, le corps que tu es en train d'occuper reprendra sa place dans le cercueil de pierre, frissonnant du froid qui y rĂšgne, et c'est petit Ă  petit que ta forme astrale Ă©mergera du corps de substitution pour entrer dans ton propre corps et reprendre le contrĂŽle de toutes ses fonctions, de toutes ses pensĂ©es, et de toutes ses connaissances. Et sur cela sera maintenant superposĂ© tout le savoir acquis durant les trois cent soixante-quatre derniers jours. — Ce systĂšme a Ă©tĂ© amplement expĂ©rimentĂ© par les peuples de l'Atlantide. Ils avaient un grand nombre de ces corps qui Ă©taient constamment pris en charge par des super-personnes qui dĂ©siraient acquĂ©rir une certaine expĂ©rience. L'ayant vĂ©cue, elles revenaient et reprenaient leur propre corps, laissant le corps de substitution pour la prochaine personne. — Mais, MaĂźtre, je suis sincĂšrement Ă©tonnĂ© par tout cela, parce que si un Jardinier du Monde possĂšde tous ces pouvoirs, pourquoi ne peut-il tout simplement regarder d'est en ouest et du nord au sud pour voir ce qui se passe. Pourquoi tout ce scĂ©nario d'occuper un corps de substitution ? — Lobsang, tu te montres obtus. Nous ne pouvons permettre que le trĂšs haut personnage soit blessĂ©, que son corps soit endommagĂ©, et par consĂ©quent nous lui fournissons un corps de remplacement, et s'il venait Ă  perdre un bras ou une jambe, c'est bien dommage, mais cela ne fait pas de mal Ă  la haute entitĂ© qui a pris en charge le corps. Je vais te l'expliquer comme ceci Ă  l'intĂ©rieur de la tĂȘte d'une personne il y a un cerveau. Or, ce cerveau est aveugle, sourd et muet. Il ne peut rĂ©aliser que des fonctions animales et il n'a aucune connaissance rĂ©elle des sensations. Pour te donner un exemple, disons que la trĂšs haute entitĂ© Untel veuille expĂ©rimenter la sensation de brĂ»lure. Eh bien, dans son propre corps, il ne lui serait pas possible d'abaisser ses vibrations jusqu'Ă  celles, grossiĂšres, brutes, nĂ©cessaires Ă  une personne pour ressentir la brĂ»lure, et comme dans ce corps de catĂ©gorie infĂ©rieure les brĂ»lures peuvent ĂȘtre ressenties, la super-entitĂ© entre dans le corps de substitution et les conditions nĂ©cessaires sont ainsi obtenues ; peut-ĂȘtre la super-entitĂ© pourra-t-elle apprendre ce qu'il en est grĂące Ă  ce corps de remplacement. Le corps peut voir, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut entendre, le cerveau ne le peut pas. Le corps peut faire l'expĂ©rience de l'amour, de la haine, et de toutes ces sortes d'Ă©motions, mais la super-entitĂ© ne le peut pas et se voit donc obligĂ©e d'acquĂ©rir la connaissance par intermĂ©diaire. — Ainsi tous ces corps sont tous vivants et prĂȘts Ă  ĂȘtre utilisĂ©s par quiconque veut s'en servir ? demandai-je. — Oh non, oh non, loin de lĂ . On ne peut introduire une entitĂ© dans l'un de ces corps Ă  des fins mauvaises. La super-entitĂ© doit avoir une bonne raison absolument authentique pour vouloir prendre en charge un corps ; cela ne peut se faire pour satisfaire ses intĂ©rĂȘts sexuels ou monĂ©taires parce que cela ne contribue au progrĂšs de personne dans le monde. Habituellement, il arrive qu'il y ait une certaine tĂąche entreprise par les Jardiniers du Monde, une tĂąche difficile car Ă©tant de super-cerveaux ils ne peuvent ressentir les choses, ils ne peuvent voir les choses, aussi prennent-ils des arrangements pour qu'un nombre appropriĂ© d'entre eux de super-cerveaux prennent en charge un corps et viennent sur Terre en se faisant passer pour des Terriens. Je dis toujours que le plus grand problĂšme est l'odeur terrible de ces corps. Ils sentent la viande chaude en dĂ©composition, et cela peut prendre une demi-journĂ©e avant de pouvoir surmonter la nausĂ©e occasionnĂ©e par une telle prise de contrĂŽle. Ainsi, il n'y a vraiment aucun moyen qui permette Ă  une super-entitĂ© qui aurait peut-ĂȘtre mal tournĂ© quelque part de prendre pour cible un corps de substitution. Elle peut observer ce que d'autres font, Ă©videmment, mais rien ne peut se faire qui nuira Ă  la super-entitĂ©. — Eh bien, tout cela est une Ă©norme Ă©nigme pour moi, parce que si une super-entitĂ© se fait attendre pendant peut-ĂȘtre une trentaine d'annĂ©es, que se passe-t-il pour la Corde d'Argent ? Il est Ă©vident que la Corde d'Argent n'est pas simplement dĂ©connectĂ©e, autrement je suppose que le corps-en-attente se dĂ©graderait. — Non, non, non, Lobsang, rĂ©pliqua le Lama. Ces corps de substitution ont une forme de Corde d'Argent qui mĂšne Ă  une source d'Ă©nergie qui garde la voie ouverte pour l'occupation du corps. Ceci est connu dans la plupart des religions du monde. La Corde d'Argent est connectĂ©e par des moyens mĂ©taphysiques Ă  une source centrale, et les personnes qui s'occupent de ces corps peuvent Ă©valuer leur Ă©tat par la Corde d'Argent, elles peuvent augmenter ou diminuer l'alimentation selon l'Ă©tat du corps. Je secouai la tĂȘte, perplexe, puis demandai — Eh bien, comment se fait-il que chez certaines personnes la Corde d'Argent Ă©merge du sommet de la tĂȘte, tandis que chez d'autres elle Ă©merge du nombril ? Est-ce que cela signifie qu'une façon est meilleure que l'autre ? Est-ce que cela signifie que la sortie de la corde par le nombril est pour ceux qui ne sont pas tellement Ă©voluĂ©s ? — Non, non, pas du tout, peu importe d'oĂč Ă©merge la Corde d'Argent. Si tu appartiens Ă  un certain type, ta Corde d'Argent peut Ă©merger, disons, de ton gros orteil ; aussi longtemps que le contact se fait, c'est tout ce qui compte. Et aussi longtemps que le contact se fait et est maintenu en bon ordre, le corps vit dans un Ă©tat de ce que nous appelons stase. Cela signifie que tout est immobile. Les organes du corps fonctionnent Ă  leur niveau minimal, et tout au long d'une annĂ©e un corps consommera moins d'un bol de tsampa. Tu vois, nous devons faire de cette façon, car autrement nous serions perpĂ©tuellement en train de dĂ©ambuler dans ces tunnels de montagnes afin de nous assurer qu'un corps est correctement soignĂ©, et si nous avions des gens qui venaient ici pour nourrir les corps, cela en fait leur causerait des dommages, parce qu'une personne peut vivre sous des conditions de stase pendant plusieurs millions d'annĂ©es, du moment qu'elle reçoit l'attention nĂ©cessaire. Et cette attention nĂ©cessaire peut ĂȘtre, et est, fournie par la Corde d'Argent. — Alors, est-ce qu'une grande EntitĂ© peut descendre et jeter un coup d'Ɠil pour voir quelle sorte de corps elle va occuper ? — Non, rĂ©pondit le Lama. Si l'EntitĂ© qui est sur le point d'occuper un corps le voyait, elle ne voudrait jamais entrer dans quelque chose d'aussi horrible. Tiens — suis-moi ; nous allons dans la Salle des Cercueils. Sur ce, il ramassa ses livres et sa canne et se mit debout sur des jambes plutĂŽt tremblantes. — Je pense que nous devrions d'abord examiner vos jambes, vous savez, car vous paraissez souffrir considĂ©rablement. — Non Lobsang, rĂ©pondit-il, allons d'abord voir les cercueils. AprĂšs je te promets que nous regarderons mes jambes. Nous cheminĂąmes d'un pas assez lent, le Lama consultant rĂ©guliĂšrement sa carte. — Ah ! dit-il enfin. Nous prenons le prochain tournant Ă  gauche et le suivant de nouveau Ă  gauche, et c'est lĂ  que se trouve la porte par laquelle nous devons entrer. Nous continuĂąmes notre chemin Ă  pas lourds, tournĂąmes Ă  gauche, et prĂźmes le premier tournant Ă  gauche encore. Et voilĂ , la porte y Ă©tait, une grande porte qui semblait faite d'or martelĂ©. En nous approchant, une lumiĂšre Ă  l'extĂ©rieur de la porte clignota, puis se stabilisa en une lumiĂšre constante, et la porte s'ouvrit. Nous entrĂąmes, et je m'arrĂȘtai un moment en observant la scĂšne plutĂŽt sinistre. C'Ă©tait une salle merveilleusement amĂ©nagĂ©e, avec des poteaux et des barres. — Ceci permet Ă  un corps nouvellement Ă©veillĂ© de se tenir, Lobsang, dit le Lama. La plupart du temps, ils sont un peu Ă©tourdis lorsqu'ils se rĂ©veillent, et c'est plutĂŽt embĂȘtant de voir celui qui vient juste de s'Ă©veiller tomber la tĂȘte la premiĂšre et se retrouver tellement dĂ©figurĂ©, qu'il ne peut ĂȘtre utilisĂ© pendant un certain temps. Cela bouleverse tous les arrangements pris, et peut-ĂȘtre nous faut-il trouver un autre corps et une autre entitĂ©, ce qui nous donne un gros surplus de travail. Aucun de nous n'apprĂ©cie cela le moins du monde. Mais approche et regarde ce corps. À contrecƓur je m'approchai de l'endroit que le Lama me montrait. Je n'aimais pas voir des cadavres ; cela me faisait me demander pourquoi les humains avaient une durĂ©e de vie si courte, courte en effet lorsqu'on sait qu'un certain arbre a environ quatre mille ans. Je regardai dans le cercueil de pierre et il y avait lĂ  un homme nu. Sur son corps il y avait un nombre de... eh bien, cela ressemblait Ă  des aiguilles avec des fils conducteurs trĂšs fins, et de temps Ă  autre, pendant que je regardais, le corps tressaillait et faisait un petit saut, une vision vraiment des plus inquiĂ©tantes. Pendant que je le regardais, il ouvrit des yeux vides et les referma aussitĂŽt. — Nous devons quitter cette piĂšce maintenant, dit le Lama Mingyar Dondup, parce que cet homme sera occupĂ© trĂšs, trĂšs bientĂŽt, et c'est dĂ©rangeant pour tous s'il y a des intrusions. LĂ -dessus il se dirigea vers la porte et sortit. Je jetai un dernier coup d'Ɠil autour de moi et le suivis plutĂŽt Ă  contrecƓur parce que les gens dans les cercueils de pierre, hommes et femmes, Ă©taient totalement nus et je me demandai ce que ferait une femme occupant l'un de ces corps. — Je capte tes pensĂ©es, Lobsang, dit le Lama. Pourquoi une femme ne pourrait-elle pas ĂȘtre employĂ©e pour faire certaines choses ? Il faut nĂ©cessairement une femme parce qu'il y a des endroits oĂč les hommes ne peuvent entrer, tout comme il y a certains endroits oĂč les femmes ne sont pas admises. Mais hĂątons-nous car nous ne voulons pas retarder la super-EntitĂ© en attente. Nous pressĂąmes davantage le pas, puis le Lama remarqua — Tu sembles avoir beaucoup de questions Ă  poser ; n'hĂ©site pas, parce que tu vas devenir un super-Lama et il te faut apprendre une incroyable quantitĂ© de choses, des choses qui ne sont enseignĂ©es qu'Ă  un prĂȘtre sur un million. — Et bien, dis-je, une fois que la super-EntitĂ© s'est introduite dans le corps de l'hĂŽte, que se passe-t-il ensuite ? Est-ce qu'il se prĂ©cipite pour aller prendre un bon repas ? C'est ce que je ferais sĂ»rement Ă  sa place ! Le Lama rĂ©pondit en riant — Non, il ne se prĂ©cipite nulle part ; il n'a pas faim parce que le corps de substitution a Ă©tĂ© bien entretenu et bien nourri, prĂȘt pour une occupation immĂ©diate. — Mais je ne vois pas l'intĂ©rĂȘt de tout cela, MaĂźtre. Je veux dire, on penserait qu'une super-EntitĂ© pĂ©nĂ©trerait un corps qui vient juste de naĂźtre au lieu de toutes ces complications avec des cadavres qui sont comme des zombies. — Lobsang, rĂ©flĂ©chis un peu. Un bĂ©bĂ© doit vivre plusieurs annĂ©es afin d'apprendre une chose, il doit aller Ă  l'Ă©cole, il doit se soumettre Ă  la discipline parentale, et c'est une vĂ©ritable perte de temps. Il perd peut-ĂȘtre trente ou quarante ans, alors que si le corps peut faire tout cela et venir ensuite dans ces cercueils, il a alors en vĂ©ritĂ© beaucoup plus de valeur, il connaĂźt toutes les conditions de vie de sa propre partie du monde, et il n'a pas Ă  passer des annĂ©es Ă  attendre et Ă  apprendre, sans trop savoir Ă  quoi tout cela rime. — J'ai dĂ©jĂ  vĂ©cu des expĂ©riences, dis-je, et les choses qui me sont arrivĂ©es — eh bien, elles ne semblent pas avoir de sens. Peut-ĂȘtre aurai-je des Ă©claircissements avant de quitter cet endroit. Et, de toute façon, pourquoi les humains ont-ils une durĂ©e de vie si courte ? Quand nous lisons Ă  propos des Sages, ceux qui possĂšdent vraiment la sagesse, ils semblent vivre cent, deux cents ou mĂȘme trois cents ans, et ils continuent d'avoir l'air jeune. — Eh bien, Lobsang, aussi bien te le dire maintenant, je suis ĂągĂ© de plus de quatre cents ans et je peux te dire exactement pourquoi les humains ont une vie si terriblement courte "Il y a plusieurs millions d'annĂ©es, quand ce globe en Ă©tait Ă  ses dĂ©buts, une planĂšte s'approcha trĂšs prĂšs et faillit entrer en collision avec ce monde qui fut en fait chassĂ© de son orbite Ă  cause des impulsions antimagnĂ©tiques de l'autre monde. Mais l'autre planĂšte entra vraiment en collision avec une petite planĂšte qui Ă©clata en morceaux qui sont maintenant connus sous le nom de la ceinture d'astĂ©roĂŻdes. Nous en reparlerons plus en dĂ©tail un peu plus tard. Pour le moment, je te dirai que quand ce monde Ă©tait en formation, il y avait partout d'Ă©normes volcans qui dĂ©versaient des quantitĂ©s de lave et de fumĂ©e. Or, la fumĂ©e s'Ă©levait et formait d'Ă©pais nuages tout autour de la Terre. Ce monde n'Ă©tait pas du tout censĂ© ĂȘtre un monde ensoleillĂ©. Tu vois, la lumiĂšre du soleil est toxique, la lumiĂšre du soleil a des rayons mortels trĂšs nocifs pour un ĂȘtre humain. En fait, les rayons sont nuisibles pour toutes les crĂ©atures. La couverture nuageuse faisait du monde une serre ; elle laissait passer tous les rayons bĂ©nĂ©fiques tandis qu'elle arrĂȘtait les mauvais, et les gens vivaient des centaines d'annĂ©es. Mais lorsque la planĂšte indĂ©sirable frĂŽla la Terre, elle balaya tous les nuages la couvrant, et en l'espace de deux gĂ©nĂ©rations la durĂ©e de vie des gens fut rĂ©duite Ă  soixante-dix ans. "Cette mĂȘme planĂšte, lorsqu'elle entra en collision et dĂ©truisit le plus petit monde en formant la ceinture d'astĂ©roĂŻdes, dĂ©versa ses mers dans ce monde-ci. Or, nous avons de l'eau qui forme nos mers, mais cet autre monde avait une diffĂ©rente sorte de mer c'Ă©tait une mer de pĂ©trole, et sans cette collision notre monde n'aurait pas eu de produits pĂ©troliers et cela aurait Ă©tĂ© une trĂšs bonne chose, parce que de nos jours les mĂ©dicaments sont tirĂ©s du pĂ©trole et beaucoup d'entre eux sont vraiment trĂšs nocifs. Mais voilĂ , il faut vivre avec. En ces premiers jours, toutes les mers Ă©taient contaminĂ©es par la substance pĂ©troliĂšre, mais avec le temps ce pĂ©trole coula au fond des mers et au fond des lits marins et s'accumula en grands bassins rocheux, bassins rĂ©sultant des effets volcaniques sous les lits marins. "Avec le temps le pĂ©trole sera tout Ă  fait Ă©puisĂ© parce que le type de pĂ©trole disponible actuellement en est un nuisible Ă  l'Homme, sa combustion entraĂźnant la formation d'un gaz mortel. Cela provoque de trĂšs nombreuses morts et amĂšne Ă©galement les femmes enceintes Ă  donner naissance Ă  des enfants malades et mĂȘme, dans certains cas, Ă  des monstres. Nous en verrons trĂšs bientĂŽt car il y a d'autres salles que nous allons visiter. Tu pourras voir tout cela dans une scĂšne en trois dimensions. Maintenant, je sais que tu brĂ»les de savoir comment des photographies ont pu ĂȘtre prises il y a un milliard d'annĂ©es. La rĂ©ponse est qu'il existe des civilisations absolument fantastiques dans cet Univers qui, dans ce temps-lĂ , possĂ©daient un Ă©quipement photographique qui pouvait pĂ©nĂ©trer le brouillard le plus Ă©pais ou l'obscuritĂ© la plus complĂšte, et qu'ainsi des photographies furent prises. Puis, aprĂšs un certain temps, les gens de la super-science vinrent sur cette Terre et virent les gens mourir comme des mouches, si l'on peut dire, parce que si des gens ne peuvent vivre que jusqu'Ă  l'Ăąge de soixante-dix ans, c'est vraiment trĂšs court et cela ne donne pas Ă  quelqu'un la chance d'apprendre autant qu'il le devrait. J'Ă©coutais avec une attention profonde. Je trouvais tout cela absolument captivant et, selon moi, le Lama Mingyar Dondup Ă©tait l'homme le plus intelligent du Tibet. "Nous, ici, sur la surface de la Terre, poursuivit le Lama, ne connaissons que la moitiĂ© du monde car ce monde est creux, tout comme de nombreux autres mondes, tout comme la Lune, et d'autres individus vivent Ă  l'intĂ©rieur. Certaines personnes refusent d'admettre que la Terre est creuse, mais je le sais par expĂ©rience personnelle car j'y suis allĂ©. L'une des plus grandes difficultĂ©s est que les savants du monde entier nient l'existence de tout ce que EUX n'ont pas dĂ©couvert. Ils affirment qu'il n'est pas possible que des gens vivent Ă  l'intĂ©rieur de la Terre, ils affirment qu'il n'est pas possible qu'une personne vive plusieurs centaines d'annĂ©es, et ils affirment qu'il n'est pas possible que la couverture de nuage, une fois balayĂ©e, ait provoquĂ© le raccourcissement de la durĂ©e de vie. Mais il en est ainsi. Les savants, vois-tu, se rĂ©fĂšrent toujours Ă  des livres scolaires qui transmettent des informations qui ont environ cent ans au moment oĂč elles atteignent les salles de classe, et des endroits comme celui-ci — cette caverne oĂč nous sommes maintenant — furent spĂ©cialement mis en place ici par les hommes les plus sages qui aient vĂ©cu. Les Jardiniers de la Terre pouvaient tomber malades, tout comme les humains natifs, et parfois une opĂ©ration Ă©tait nĂ©cessaire, une opĂ©ration qui ne pouvait ĂȘtre effectuĂ©e sur Terre ; aussi, le patient Ă©tait mis en Ă©tat d'animation suspendue et scellĂ© dans une enveloppe de plastique. Les mĂ©decins dans les cavernes envoyaient ensuite des messages Ă©thĂ©riques spĂ©ciaux demandant un navire-hĂŽpital spatial, et celui-ci descendait rapidement et emmenait les conteneurs avec les gens malades, scellĂ©s Ă  l'intĂ©rieur. Ils pouvaient alors soit ĂȘtre opĂ©rĂ©s dans l'espace, ou bien ĂȘtre ramenĂ©s dans leur propre monde. "Tu vois, il est facile de voyager Ă  une vitesse bien supĂ©rieure Ă  celle de la lumiĂšre. Certains disaient “Oh, si tu voyages Ă  trente milles 50 km Ă  l'heure cela te tuera parce que la pression de l'air fera Ă©clater tes poumons.” Puis, quand cela se rĂ©vĂ©la faux, les gens dirent “Oh, l'Homme ne voyagera jamais Ă  soixante mille 100 km Ă  l'heure parce que cela le tuerait.” Ils dĂ©clarĂšrent ensuite que l'on ne pourrait jamais voyager plus rapidement que la vitesse du son, et ils disent maintenant que rien ne pourra jamais dĂ©passer la vitesse de la lumiĂšre. La lumiĂšre a une certaine vitesse, tu sais, Lobsang. Elle est composĂ©e de vibrations qui, Ă©manant de quelque objet, a un impact sur l'Ɠil humain, et celui-ci voit l'objet en question. Mais, assurĂ©ment, d'ici quelques annĂ©es les gens voyageront Ă  une vitesse plusieurs fois supĂ©rieure Ă  celle de la lumiĂšre, comme le font les visiteurs qui viennent ici dans leurs vaisseaux spatiaux. Le vaisseau qui se trouve dans l'autre salle se prĂ©parait tout juste Ă  dĂ©coller lorsque la montagne fut secouĂ©e et scella la sortie. Et, bien sĂ»r, aussitĂŽt que cela se produisit la piĂšce fut automatiquement vidĂ©e de tout son air et les gens Ă  bord se trouvĂšrent en Ă©tat d'animation suspendue ; mais ils sont dans cet Ă©tat depuis si longtemps que si nous tentions de les ranimer maintenant, ils seraient probablement complĂštement fous. C'est parce que certaines parties extrĂȘmement sensibles de leurs cerveaux se sont trouvĂ©es privĂ©es d'oxygĂšne et que sans oxygĂšne elles meurent, et les individus qui se retrouvent avec un cerveau mort — eh bien, il ne sert Ă  rien de les garder en vie, ils ne sont dĂ©sormais plus humains. Mais je parle trop, Lobsang. Allons jeter un coup d'Ɠil Ă  quelques-unes des autres piĂšces." — MaĂźtre, je voudrais d'abord voir vos jambes parce que nous avons ici les moyens de les guĂ©rir rapidement et je ne vois pas pourquoi vous devriez souffrir quand, grĂące Ă  cette super-science, vous pouvez ĂȘtre guĂ©ri trĂšs, trĂšs rapidement. — D'accord, Lobsang, mon mĂ©decin en herbe. Retournons donc Ă  la salle de guĂ©rison voir ce qu'on peut faire pour mes jambes. Chapitre Cinq Nous marchĂąmes le long du couloir qui sĂ©parait une piĂšce de l'autre Ă  l'extĂ©rieur de la salle principale, et arrivĂąmes bientĂŽt Ă  la salle des soins mĂ©dicaux’. DĂšs que nous en franchĂźmes le seuil, la lumiĂšre apparut aussi intense que la premiĂšre fois. L'endroit semblait intact, et rien n'indiquait que nous y Ă©tions dĂ©jĂ  passĂ©s, aucun signe que nos pieds couverts de poussiĂšre aient laissĂ© des traces. Le sol semblait fraĂźchement poli et les piĂšces mĂ©talliques autour du bassin central semblaient tout rĂ©cemment astiquĂ©es. Je remarquai cela au passage et j'eus envie de poser encore plus de questions, mais avant tout — MaĂźtre, dis-je, veuillez mettre vos jambes dans le bassin et je vais retirer vos bandages. Le Lama s'assit sur le bord en cĂ©ramique et laissa pendre ses jambes dans le bassin. J'entrai dans celle-ci et commençai Ă  retirer les pansements. Comme j'arrivais prĂšs de la peau, je me sentis mal, trĂšs mal. Les bandages ici Ă©taient jaunes et d'un aspect horrible. — Qu'est-ce qui t'arrive, Lobsang ? Tu as l'air de quelqu'un qui s'est gavĂ© de trop de nourriture Ă©trange. — Oh, MaĂźtre, vos jambes sont en si mauvais Ă©tat ; je pense qu'il faudrait essayer de faire venir des moines pour vous ramener au Chakpori, dis-je. — Lobsang, les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. EnlĂšve tous les bandages, toutes les bandelettes ; fais-le les yeux fermĂ©s si tu veux, ou peut-ĂȘtre vaudrait-il mieux que je le fasse moi-mĂȘme. J'arrivai Ă  la fin du bandage et m'aperçus qu'il me serait impossible d'aller plus loin tant il Ă©tait collĂ© en un horrible gĂąchis, gluant, croĂ»tĂ©, qui me fit reculer. Mais le Lama se pencha, attrapa le paquet de bandages et donna un coup sec qui fit venir Ă  lui le restant d'oĂč pendaient des choses visqueuses. Sans sourciller, il jeta simplement les bandages sur le sol en disant — Bon, maintenant je vais appuyer sur cette valve et le bassin va se remplir. Je l'avais tout d'abord fermĂ©e parce que, Ă©videmment, je ne voulais pas que tu enlĂšves mon pansement avec de l'eau jusqu'Ă  la taille. Tu sors du bassin et je vais ouvrir les vannes. Je m'empressai de sortir et jetai un coup d'Ɠil Ă  ces horribles jambes. Si nous avions Ă©tĂ© au Chakpori ou ailleurs, je pense que les deux auraient Ă©tĂ© amputĂ©es, et quoi de plus terrible pour le Lama Mingyar Dondup qui a toujours voyagĂ© d'un endroit Ă  un autre pour venir en aide Ă  quelqu'un. Mais tandis que je regardais, une matiĂšre d'un jaune bilieux et verdĂątre se dĂ©tacha en plaques de ses jambes et flotta Ă  la surface. Le Lama se haussa un peu hors de l'eau pour ouvrir davantage l'arrivĂ©e d'eau, ce qui eut pour effet de faire monter le niveau et je vis alors la matiĂšre flottante disparaĂźtre dans ce que je pris pour un conduit d'Ă©vacuation. Il consulta de nouveau le livre et effectua alors certains ajustements Ă  une sĂ©rie de — eh bien, je ne peux que leur donner le nom de valves — des valves de diffĂ©rentes couleurs, et je vis l'eau changer de couleur tandis qu'une forte odeur mĂ©dicinale se rĂ©pandait dans l'air. Je regardai de nouveau ses jambes qui Ă©taient maintenant roses, tout comme celles d'un nouveau-nĂ©. Puis il releva sa robe un peu plus pour avancer davantage sur le fond en pente afin que l'eau curative lui arrive Ă  mi-cuisse. Il se tint lĂ . Il restait tantĂŽt immobile ou marchait tantĂŽt lentement mais, ce faisant, ses jambes allaient en guĂ©rissant. Elles passĂšrent d'un rose enflammĂ© Ă  un rose parfaitement sain et finalement il n'y eut plus de traces des plaques jaunĂątres, plus la moindre trace ; le tout avait complĂštement disparu et je levai la tĂȘte pour jeter un regard aux bandages que j'avais enlevĂ©s. Un frisson passa sur mon cuir chevelu les bandages avaient disparu sans laisser de traces, sans laisser de marques, ils s'Ă©taient tout simplement volatilisĂ©s, et j'en fus tellement abasourdi et stupĂ©fait que je m'assis involontairement en oubliant que j'Ă©tais dans l'eau, une eau mĂ©dicamenteuse en plus. Lorsqu'on prend la position du lotus et que l'on se trouve dans l'eau, mieux vaut fermer la bouche. Je m'attendais Ă  un bien plus mauvais goĂ»t et fus surpris du goĂ»t trĂšs agrĂ©able de ce mĂ©dicament. Et trĂšs vite je m'aperçus que la dent qui, jusque-lĂ , m'avait fait souffrir ne me faisait plus mal, et d'un bond je me levai et crachai quelque chose ; c'Ă©tait prĂ©cisĂ©ment cette dent qui gisait maintenant sur le bord du bassin, fendue en deux. — Maudite dent, me dis-je en la regardant, tu peux maintenant te faire tout le mal que tu veux ! Tandis que je la regardais, je vis quelque chose d'absolument Ă©trange. La dent se dĂ©plaça, elle se dĂ©plaça vers le mur le plus proche, et en le touchant elle disparut. Je me tins lĂ  debout comme un idiot, dĂ©goulinant de ma tĂȘte rasĂ©e Ă  mes pieds nus, cherchant Ă  voir quelque chose qui n'Ă©tait plus lĂ . Je me retournai pour demander au Lama Mingyar Dondup s'il l'avait vue ; il se trouvait alors en un certain endroit du sol oĂč le carrelage Ă©tait de couleur diffĂ©rente et oĂč de l'air chaud, de nature curative, sortait du sol ; il fut bientĂŽt sec. — À ton tour, Lobsang. Tu ressembles Ă  un poisson Ă  moitiĂ© noyĂ©. Tu ferais mieux de venir ici te sĂ©cher. À vrai dire je me sentais vraiment comme un poisson Ă  moitiĂ© noyĂ©, puis je me demandai comment un poisson pouvait ĂȘtre Ă  moitiĂ© noyĂ© alors qu'il vivait dans l'eau ; je fis part de cette rĂ©flexion au Lama qui me rĂ©pondit — Oui, c'est parfaitement vrai ; si tu retires un poisson de l'eau, ses branchies commencent immĂ©diatement Ă  s'assĂ©cher et si tu le remets dans l'eau il va effectivement se noyer. Nous ne connaissons pas le mĂ©canisme de la chose, mais nous savons que c'est un fait. Mais tu as l'air bien mieux depuis que tu es entrĂ© dans ce bassin de guĂ©rison ; tu paraissais Ă©puisĂ© et tu as maintenant l'air de quelqu'un qui pourrait courir une centaine de milles 160 km. Je le rejoignis ensuite et regardai ses jambes de plus prĂšs. Alors mĂȘme que je regardais, la couleur rose commença Ă  disparaĂźtre et elles reprirent bientĂŽt leur couleur naturelle. Il n'y avait pas la moindre trace du fait que, une heure plus tĂŽt, les os aient Ă©tĂ© presque dĂ©pouillĂ©s de leur chair. VoilĂ  que ses jambes Ă©taient saines, intactes, et dire que je m'Ă©tais arrĂȘtĂ© Ă  penser Ă  la façon de les amputer ! — MaĂźtre, dis-je, j'ai tellement de questions Ă  vous poser que j'ai presque honte de vous en demander les rĂ©ponses, mais je ne peux pas comprendre comment il se fait que les aliments et les boissons qui sont ici depuis une infinitĂ© d'annĂ©es puissent ĂȘtre encore parfaitement frais et parfaitement potables. MĂȘme dans nos rĂ©frigĂ©rateurs de glace la viande se gĂąte petit Ă  petit, et comment se fait-il que cet endroit, aprĂšs des millions d'annĂ©es, puisse ĂȘtre aussi neuf que s'il avait Ă©tĂ© construit hier ? — Nous vivons dans une drĂŽle d'Ă©poque, Lobsang, une Ă©poque oĂč personne ne fait confiance Ă  personne. À un certain moment, une population de Blancs se refusa absolument Ă  croire qu'il puisse exister des Noirs et des Jaunes ; c'Ă©tait simplement trop fantastique pour y croire. De mĂȘme, des gens qui voyageaient dans un autre pays virent des hommes Ă  cheval. Or, ils n'avaient jamais vu de chevaux auparavant, ils ne savaient pas que pareille chose existĂąt, aussi s'enfuirent-ils, et de retour dans leur pays ils rapportĂšrent avoir vu un homme-cheval, un centaure. Mais mĂȘme quand il fut connu que les chevaux Ă©taient des animaux qui pouvaient ĂȘtre montĂ©s par des hommes, de nombreuses personnes continuĂšrent Ă  ne pas y croire, pensant que le cheval Ă©tait une sorte particuliĂšre d'humain changĂ© en une forme animale. Il y a tant de choses de ce genre. Les gens ne croient pas en quelque chose de nouveau Ă  moins de l'avoir vue eux-mĂȘmes de leurs propres yeux, ou touchĂ©e, ou dĂ©montĂ©e de leurs propres mains. Ici, nous rĂ©coltons les fruits d'une trĂšs, trĂšs haute civilisation en vĂ©ritĂ©, non pas celle de l'une des Atlantides car, comme je te l'ai dit, Atlantide n'est que le terme qui dĂ©signe la terre qui disparaĂźt. Non, ces lieux remontent loin, bien au-delĂ  de l'Atlantide, et il existait un moyen automatique d'arrĂȘter tout dĂ©veloppement, toute croissance, jusqu'Ă  ce qu'un humain se prĂ©sente Ă  une certaine distance. Ainsi, si aucun humain ne vient ici de nouveau, cet endroit restera tel qu'il est maintenant, imprenable et sans aucun signe d'altĂ©ration ou de dissolution. Mais si les gens y venaient et utilisaient l'endroit comme nous l'avons fait, aprĂšs qu'un certain nombre de personnes l'aient utilisĂ©, il se dĂ©tĂ©riorerait, vieillirait. Heureusement, nous nous trouvons dans un lieu qui a Ă©tĂ© trĂšs, trĂšs rarement utilisĂ© ; en fait, il n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois depuis sa construction. — MaĂźtre, comment pouvez-vous affirmer que cet endroit n'a Ă©tĂ© utilisĂ© que deux fois ? Le Lama me montra alors un objet qui pendait du plafond. — LĂ , dit-il, si quelqu'un passe au-delĂ , cela s'enregistre, et celui-ci indique le chiffre 3. Le dernier enregistrement est pour toi et moi. Quand nous quitterons, et ce ne sera pas avant trois ou quatre jours, le temps de notre sĂ©jour sera enregistrĂ©, prĂȘt pour les prochains occupants qui Ă  leur tour se demanderont qui a bien pu les prĂ©cĂ©der. Mais tu sais, Lobsang, j'essaie de te faire rĂ©aliser que le degrĂ© de civilisation, quand cet endroit a Ă©tĂ© construit, Ă©tait le plus haut qui ait jamais Ă©tĂ© atteint sur ce monde. Tu vois, d'abord et avant tout, ces gens Ă©taient les Gardiens du Monde, les Jardiniers du Monde. Leur civilisation Ă©tait telle, qu'ils pouvaient faire fondre la roche — aussi dure fut-elle — et lui donner l'aspect du verre et la fonte Ă©tait ce que nous appelons une fusion Ă  froid, c'est-Ă -dire sans production de chaleur, si bien qu'un endroit pouvait ĂȘtre utilisĂ© immĂ©diatement. — Mais je ne peux vraiment pas comprendre pourquoi ces gens si hautement civilisĂ©s tenaient Ă  vivre Ă  l'intĂ©rieur des montagnes. Vous m'avez dit que cette chaĂźne de montagnes s'Ă©tend d'un bout Ă  l'autre du monde. Pourquoi devaient-ils se cacher ? — La meilleure chose Ă  faire est d'aller dans la salle du passĂ©, du prĂ©sent, et du futur. C'est lĂ  qu'est emmagasinĂ©e la connaissance de tout ce qui s'est produit dans le monde. L'histoire que tu as apprise en classe n'est pas toujours vĂ©ridique ; elle a Ă©tĂ© modifiĂ©e pour plaire au roi ou au dictateur au pouvoir Ă  l'Ă©poque. Certains d'entre eux ont dĂ©sirĂ© que leur rĂšgne soit considĂ©rĂ© comme un Âge d'Or. Mais en voyant la chose rĂ©elle, la rĂ©alitĂ© du Registre Akashique — eh bien, on ne peut pas se tromper. — Avez-vous dit le Registre Akashique, MaĂźtre ? Je croyais que l'on ne pouvait le voir que lorsque l'on se trouve sur le plan astral. Je ne savais pas que l'on pouvait venir dans les montagnes et voir tout ce qui s'est produit, rĂ©pliquai-je. — Oh mais, tu oublies que les choses peuvent ĂȘtre copiĂ©es. Nous avons atteint un certain niveau de civilisation, nous nous pensons incroyablement intelligents et nous nous demandons si quelqu'un pourra jamais l'ĂȘtre davantage, mais viens avec moi et je vais te montrer la vraie rĂ©alitĂ©. Allez, c'est une bonne marche, mais l'exercice te fera du bien. — MaĂźtre, n'y a-t-il aucun moyen que je puisse employer pour vous Ă©viter de marcher ? N'y a-t-il pas quelque chose comme un traĂźneau ? Ou pourrais-je vous tirer si vous Ă©tiez assis sur une Ă©toffe bien solide ? — Non, non merci, Lobsang, je suis tout Ă  fait capable de marcher cette distance et, en fait, l'exercice peut me faire Ă©galement du bien. Mettons-nous en route. Nous nous mĂźmes effectivement en route’ et j'aurais aimĂ© examiner de plus prĂšs certaines des choses intĂ©ressantes observĂ©es en chemin. J'Ă©tais extrĂȘmement intriguĂ© par les portes, chacune ayant une inscription gravĂ©e sur la porte elle-mĂȘme. — Toutes ces piĂšces, Lobsang, sont consacrĂ©es Ă  diffĂ©rentes sciences, des sciences dont on n'a jamais entendu parler en ce monde, parce qu'ici nous sommes comme des aveugles essayant de trouver leur chemin dans une maison qui a de nombreux corridors. Mais je suis quelqu'un douĂ© de la vue puisque je peux lire ces inscriptions et, comme je te l'ai dit, je suis dĂ©jĂ  venu dans ces cavernes. Finalement, nous arrivĂąmes Ă  un mur apparemment infranchissable. Il y avait une porte sur la gauche, et une porte sur la droite, mais le Lama Mingyar Dondup les ignora et, se tenant plutĂŽt juste face Ă  ce mur, il prononça un son trĂšs particulier sur un ton autoritaire. ImmĂ©diatement, sans aucun bruit, le mur se divisa en deux et les deux moitiĂ©s disparurent dans les cĂŽtĂ©s du corridor. À l'intĂ©rieur, il n'y avait qu'une faible lumiĂšre, un scintillement comme celui des Ă©toiles. Nous entrĂąmes dans la salle qui paraissait aussi vaste que le monde. Avec un trĂšs lĂ©ger bruissement, les deux moitiĂ©s de la porte se refermĂšrent derriĂšre nous, et cette fois nous Ă©tions de l'autre cĂŽtĂ© du mur apparemment infranchissable. La lumiĂšre s'intensifia quelque peu nous permettant d'entrevoir un grand globe flottant dans l'espace. En fait il n'Ă©tait pas vraiment rond, mais avait plutĂŽt une forme de poire et de ses deux extrĂ©mitĂ©s sortaient des Ă©clairs. — Ces Ă©clairs sont les champs magnĂ©tiques du monde. Tu apprendras tout Ă  ce sujet un peu plus tard. Je me tenais lĂ , bouche bĂ©e. Il semblait y avoir de chatoyants rideaux de lumiĂšre en perpĂ©tuel changement autour des pĂŽles ; ils semblaient onduler et couler d'un pĂŽle Ă  l'autre, mais avec une forte attĂ©nuation de couleurs au niveau de l'Ă©quateur. Le Lama prononça quelques mots, des mots dans une langue qui m'Ă©tait inconnue. ImmĂ©diatement apparut la faible lumiĂšre d'une aube, comme celle qui accompagne la naissance d'un nouveau jour, et je me sentis comme quelqu'un qui vient tout juste de se rĂ©veiller d'un rĂȘve. Mais ce n'Ă©tait pas un rĂȘve, comme je le dĂ©couvris rapidement. — Nous allons nous asseoir ici, dit mon MaĂźtre, parce que ceci est une console qui permet de faire varier les Ă©poques. Tu n'es plus dans la troisiĂšme dimension maintenant, rappelle-toi ; ici, tu es dans la quatriĂšme dimension, et peu de gens peuvent y survivre. Aussi, si tu te sens bouleversĂ© ou malade de quelque façon, avertis-moi aussitĂŽt pour que je puisse te venir en aide. Je pus vaguement voir la main droite du Lama tendue et prĂȘte Ă  tourner un bouton. Il se tourna de nouveau vers moi en disant — Es-tu sĂ»r de te sentir bien, Lobsang ? Pas de nausĂ©e, pas de malaise ? — Non, MaĂźtre, je me sens trĂšs bien ; je suis absolument fascinĂ© et je me demande ce que nous verrons en premier. — Eh bien, tout d'abord nous devons voir la formation de ce monde, et ensuite l'arrivĂ©e des Jardiniers du Monde. Ils viendront tout d'abord repĂ©rer les lieux, et ils repartiront ensuite pour Ă©laborer des plans. Tu les verras revenir plus tard dans un Ă©norme vaisseau spatial, parce que c'est rĂ©ellement ce qu'est la Lune. Soudainement tout devint noir, la noirceur la plus noire que j'aie jamais connue ; mĂȘme par une nuit sans lune il y a toujours eu la faible clartĂ© des Ă©toiles, et mĂȘme dans une piĂšce fermĂ©e sans fenĂȘtre, il y avait encore une impression d'un peu de lumiĂšre. Mais ici il n'y avait rien, rien du tout. Et puis, je faillis tomber de mon siĂšge, je faillis bondir de frayeur Ă  une vitesse incroyable, deux faibles points de lumiĂšre se frappĂšrent en se rejoignant, ils entrĂšrent en collision, et alors l'Ă©cran fut rempli de lumiĂšre. Je pus voir des gaz tourbillonnants et des fumĂ©es de diffĂ©rentes couleurs, et ensuite l'Ă©cran tout entier, le globe tout entier remplit tout l'espace. Je pus voir des riviĂšres de feu se dĂ©versant de volcans crachant des flammes. L'air Ă©tait oppressant. J'Ă©tais conscient, mais obscurĂ©ment, d'ĂȘtre en train d'observer quelque chose et en fait de ne pas ĂȘtre lĂ  en personne. J'observai donc et je fus de plus en plus fascinĂ© de voir le monde rĂ©trĂ©cir quelque peu et les volcans devenir moins nombreux, tandis que les mers fumaient toujours Ă  cause de la lave bouillante qui s'y Ă©tait dĂ©versĂ©e. Il n'y avait rien d'autre que des rochers et de l'eau. Il n'y avait qu'une Ă©tendue de terres, pas trĂšs grande, mais une seule masse solide qui donnait au globe un mouvement incohĂ©rent particulier. Il ne suivait pas un trajet circulaire, mais semblait plutĂŽt suivre celui qu'aurait tracĂ© la main tremblante d'un enfant. Au fur et Ă  mesure que je regardais, la masse terrestre prit une forme de plus en plus sphĂ©rique tandis qu'elle se refroidissait. Mais il n'y avait toujours Ă  sa surface que des rochers et de l'eau et de violentes tempĂȘtes y faisaient rage. Sous l'effet des vents, les cimes montagneuses basculĂšrent et dĂ©valĂšrent les pentes pour ĂȘtre rĂ©duites en poussiĂšre. Le temps s'Ă©coula et Ă  prĂ©sent la terre recouvrait une partie du monde, car elle-mĂȘme Ă©tait faite de la poussiĂšre broyĂ©e des montagnes. Elle se souleva et trembla, et en certains endroits de grands jets de fumĂ©e et de vapeur Ă©mergĂšrent et tandis que j'observais, je vis une section de terre se dĂ©tacher soudainement de la masse continentale principale. Elle s'en dĂ©tacha et pendant quelques secondes elle sembla s'accrocher Ă  la masse principale dans le vain espoir d'ĂȘtre rĂ©unie. Je pouvais voir des animaux glisser le long des pentes et tomber dans l'eau bouillante. Puis, la section sĂ©parĂ©e se fendit davantage, se dĂ©tacha complĂštement et disparut sous les vagues. Étrangement, je constatai que je pouvais voir en mĂȘme temps l'autre cĂŽtĂ© du monde, et je vis, Ă  ma grande stupĂ©faction, une terre sortir de la mer. Elle s'Ă©leva comme si une main gĂ©ante l'avait soulevĂ©, elle s'Ă©leva, trembla un peu, puis frĂ©mit en s'immobilisant. Cette terre, bien sĂ»r, n'Ă©tait que roches pas une plante, pas un brin d'herbe, ni rien qui ressembla Ă  des arbres. Et tandis que je regardais, une montagne Ă  proximitĂ© explosa en flammes, des flammes Ă©clatantes, rouges, jaunes et bleues, puis arriva alors un flux de lave, chauffĂ©e Ă  blanc, coulant comme un flot d'eau chaude. Mais aussitĂŽt que la lave toucha l'eau, elle se gĂ©lifia et se solidifia, et bientĂŽt la surface de la roche nue fut couverte par une masse d'un jaune bleuĂątre qui se refroidit rapidement. Quittant l'Ă©cran des yeux je me demandai alors oĂč Ă©tait mon Guide. Il Ă©tait lĂ  juste derriĂšre moi et me dit TrĂšs intĂ©ressant, Lobsang, trĂšs intĂ©ressant, pas vrai ? Nous voulons voir beaucoup plus de choses, aussi nous allons sauter la partie oĂč la terre stĂ©rile tremblait et se tordait en se refroidissant dans l'espace. Quand nous reprendrons, nous verrons les premiers types de vĂ©gĂ©tation. Je me calai dans mon fauteuil, absolument stupĂ©fait. Est-ce que tout ceci se passait rĂ©ellement ? Je me faisais l'effet d'un dieu assistant Ă  la naissance du monde. J'eus une sensation bizarre’ parce que ce monde en face de moi paraissait plus grand que celui que je connaissais, et je — eh bien, il me semblait possĂ©der de remarquables pouvoirs de vision. Je pus voir les flammes dĂ©vorer le centre du monde et en faire un monde creux, quelque chose comme une balle, et pendant tout le temps que j'observais, des mĂ©tĂ©orites, de la poussiĂšre cosmique, et d'Ă©tranges, Ă©tranges choses tombĂšrent sur la surface de la Terre. Devant moi, Ă  portĂ©e de main, pensai-je, tomba une machine. Je ne pouvais en croire mes yeux parce qu'elle s'Ă©ventra et des corps en tombĂšrent, des corps et des appareils, et je pensai en moi-mĂȘme "Dans l'Avenir quelqu'un pourrait dĂ©couvrir cette Ă©pave et se demander ce qui provoqua sa chute, se demander ce que c'Ă©tait." — Tu as raison, Lobsang, me dit alors mon Guide qui avait captĂ© ma pensĂ©e, cela s'est dĂ©jĂ  produit. À l'Époque actuelle, des mineurs de charbon ont dĂ©couvert des choses vraiment remarquables des artefacts rĂ©vĂ©lant une compĂ©tence inconnue sur cette Terre. Des instruments trĂšs Ă©tranges ont Ă©galement Ă©mergĂ© du charbon et, dans un cas, le squelette complet d'un homme de trĂšs grande taille, de trĂšs haute stature. Toi et moi, Lobsang, sommes les seuls Ă  voir ceci, parce qu'avant que la machine ne soit achevĂ©e les Dieux que l'on appelle les Jardiniers du Monde se sont disputĂ©s pour des histoires de femmes et c'est pour cela que nous ne pouvons voir que la formation de ceci, notre Terre. Si la machine avait Ă©tĂ© terminĂ©e, nous aurions pu voir Ă©galement d'autres mondes. Cela n'aurait-il pas Ă©tĂ© une chose merveilleuse ? Les mĂ©tĂ©orites pleuvaient, soulevant des colonnes d'eau en touchant la masse liquide et provoquant de fortes empreintes lorsqu'ils heurtaient la roche ou le sol rudimentaire qui couvrait alors la Terre. Le Lama dĂ©plaça sa main vers un autre bouton — je suppose qu'on devrait en fait parler de commutateurs — et l'action dĂ©fila Ă  si grande vitesse que je ne pus voir ce qu'il en Ă©tait, puis le rythme se ralentit et l'on vit Ă  nouveau la surface du globe recouverte cette fois d'une vĂ©gĂ©tation luxuriante. Il y avait d'immenses fougĂšres, plus grandes que des arbres, qui se dressaient vers le ciel, un ciel maintenant couvert de nuages pourpres donnant Ă  l'air lui-mĂȘme une teinte pourprĂ©e. Il Ă©tait fascinant au dĂ©but de voir une crĂ©ature aspirer, puis expirer ce qui ressemblait Ă  une fumĂ©e pourpre. Mais je me lassai bientĂŽt de ce tableau et regardai plus loin. Il y avait des monstres horribles qui d'un pas lent et pesant avançaient Ă  travers des marĂ©cages ; rien ne semblait pouvoir les arrĂȘter. Une crĂ©ature gigantesque — je n'ai pas la moindre idĂ©e de son nom — vint Ă  l'encontre de tout un groupe d'autres crĂ©atures lĂ©gĂšrement plus petites. Celles-ci ne voulant pas s'Ă©carter, et la plus grosse ne s'arrĂȘtant pas, cette derniĂšre qui portait sur son nez une Ă©norme corne se mit alors Ă  foncer dans le groupe, tĂȘte baissĂ©e. Sur le sol dĂ©trempĂ©, maculĂ© de sang et parsemĂ© d'intestins et d'autres choses de mĂȘme nature, arrivĂšrent ensuite d'Ă©tranges crĂ©atures Ă  six pattes qui Ă©mergĂšrent de l'eau ; leurs mĂąchoires ressemblaient Ă  deux pelles. Ils enfournĂšrent prestement tout ce qu'ils trouvĂšrent et quand ils eurent terminĂ©, ces animaux semblĂšrent encore chercher quelque chose Ă  se mettre sous la dent. L'un de leurs compagnons avait butĂ© contre un tronc d'arbre ou quelque chose de ce genre et s'Ă©tait cassĂ© une patte. Avisant cela, ils se prĂ©cipitĂšrent sur lui et le dĂ©vorĂšrent tout vivant, ne laissant que les os pour tĂ©moigner de l'Ă©vĂ©nement. Mais bientĂŽt les os furent recouverts de feuillage qui avait poussĂ©, s'Ă©tait Ă©panoui et s'Ă©tait flĂ©tri, puis Ă©tait tombĂ© au sol. Des millions d'annĂ©es plus tard ceci deviendrait une veine de charbon et les os des animaux seraient dĂ©terrĂ©s en devenant une source d'Ă©tonnement. Le monde tourna plus vite maintenant, parce que les choses progressaient plus rapidement. Le Lama Mingyar Dondup tendit le bras vers un autre interrupteur et de son coude gauche me donna un petit coup dans les cĂŽtes en disant — Lobsang, Lobsang, tu ne dors pas, n'est-ce pas ? Tu dois voir ceci. Reste Ă©veillĂ© et regarde. Il mit en marche je ne sais trop quoi on pourrait dire une image, mais elle Ă©tait tridimensionnelle et on pouvait passer derriĂšre sans effort apparent. Le Lama me donna de nouveau un petit coup de coude dans les cĂŽtes et pointa le ciel pourpre. Il y avait lĂ  un miroitement argentĂ©, un long tube d'argent fermĂ© aux deux extrĂ©mitĂ©s qui descendait lentement. Il finit par Ă©merger des nuages pourpres et plana plusieurs pieds m au-dessus du terrain, puis, comme s'il avait soudainement pris une grande dĂ©cision, il se laisse tomber doucement sur la surface du monde. Pendant quelques minutes il resta simplement lĂ , immobile. Il donnait l'impression d'un animal mĂ©fiant qui regardait aux alentours avant de quitter la sĂ©curitĂ© de son abri. Finalement la crĂ©ature sembla satisfaite et une grande section de mĂ©tal tomba de cĂŽtĂ© et frappa le sol avec un claquement mou. Un certain nombre de crĂ©atures Ă©tranges apparurent dans l'ouverture en regardant autour d'elles. Elles avaient environ deux fois la taille d'un homme de grande taille et Ă©taient deux fois plus larges, mais elles semblaient revĂȘtues d'une sorte de vĂȘtement qui les couvrait de la tĂȘte aux pieds. La partie couvrant la tĂȘte Ă©tait tout Ă  fait transparente. Nous pouvions voir les visages austĂšres, autocratiques, des gens. Ceux-ci paraissaient penchĂ©s sur une carte et prenaient des notes. Ils dĂ©cidĂšrent finalement que tout allait bien et se mirent ainsi Ă  descendre un par un le long de la paroi mĂ©tallique qu'ils avaient jetĂ©e sur le sol, mais dont une extrĂ©mitĂ© Ă©tait restĂ©e attachĂ©e au vaisseau. Ces hommes Ă©taient couverts d'une sorte de gaine ou de vĂȘtement de protection. L'un de ces hommes — je crois qu'il s'agissait d'hommes, car il Ă©tait difficile de le dĂ©terminer Ă  travers toute la fumĂ©e et la difficultĂ© de voir Ă  travers leurs casques transparents — mais l'un d'eux glissa de la grande piĂšce de mĂ©tal et tomba tĂȘte premiĂšre dans la vase. Presque avant qu'il n'ait touchĂ© la surface, d'abominables crĂ©atures jaillirent de la vĂ©gĂ©tation et l'attaquĂšrent. Ses camarades sortirent prĂ©cipitamment, pour le dĂ©fendre, des armes qu'ils portaient Ă  leur ceinture. L'homme fut tirĂ© prestement sur passerelle de mĂ©tal ; l'on put voir que ce qui enveloppait le corps Ă©tait sĂ©rieusement dĂ©chirĂ©, apparemment par des animaux, et qu'il saignait abondamment. Deux des hommes le ramenĂšrent Ă  l'intĂ©rieur du vaisseau, ou quelle que soit la chose, et ressortirent plusieurs minutes plus tard en tenant quelque chose dans leurs mains. Debout sur la paroi mĂ©tallique, tous deux appuyĂšrent sur un bouton de l'appareil qu'ils portaient et une flamme sortit d'un bec pointu. Tous les insectes furent carbonisĂ©s et balayĂ©s de la paroi de mĂ©tal qui fut alors relevĂ©e dans le corps du navire. Les hommes qui portaient le lance-flammes se dĂ©placĂšrent prudemment, projetant les flammes sur le sol et brĂ»lant toute une bande de terre d'un cĂŽtĂ© du navire. Ils Ă©teignirent alors leur appareil et s'empressĂšrent de rejoindre les autres hommes qui avaient traversĂ© une forĂȘt de fougĂšres. Ces fougĂšres Ă©taient aussi hautes que de grands arbres et il Ă©tait facile de suivre le passage de ceux-ci parce qu'apparemment ils avaient une sorte de dispositif de coupe qui, oscillant d'un cĂŽtĂ© Ă  l'autre, coupait les fougĂšres presque jusqu'au niveau du sol. Je dĂ©cidai qu'il me fallait essayer de voir ce qu'ils faisaient. Je changeai de place et m'assis un peu plus sur la gauche. De lĂ  j'avais une meilleure vue puisque je pouvais maintenant voir les hommes venir apparemment vers moi. En tĂȘte du groupe, deux hommes tenaient une machine qui glissait et coupait toutes les fougĂšres sur son chemin. Elle semblait munie d'une lame rotative, et ils eurent tĂŽt fait de passer Ă  travers la forĂȘt de fougĂšres et de dĂ©couvrir une clairiĂšre oĂč Ă©taient rassemblĂ©s un certain nombre d'animaux. Les animaux regardĂšrent les hommes et les hommes regardĂšrent les animaux. L'un des hommes voulant tester leur agressivitĂ© pointa vers eux un tube en mĂ©tal et dĂ©clencha une petite saillie mĂ©tallique. Il y eut une formidable explosion et l'animal qui avait Ă©tĂ© visĂ© tomba tout simplement en morceaux, il s'effondra tout simplement. Cela me rappela un moine qui Ă©tait tombĂ© du sommet d'une montagne tout fut totalement dispersĂ©. Quant aux autres animaux, il n'y en eut plus aucun signe ; ils avaient pris la fuite Ă  toute vitesse. — Nous ferions mieux de passer Ă  autre chose, Lobsang ; nous avons encore beaucoup de choses Ă  voir. Nous allons sauter environ mille ans. Le Lama manƓuvra l'un de ces interrupteurs et tout dans le globe se mit Ă  tourbillonner, puis revint finalement Ă  son rythme naturel de rotation. — Ceci est un moment plus appropriĂ©, Lobsang. Sois trĂšs attentif, parce que nous allons voir comment ces grottes furent fabriquĂ©es. Nous observĂąmes trĂšs attentivement et vĂźmes une rangĂ©e de collines trĂšs basses ; au fur et Ă  mesure qu'elles se rapprochaient nous nous aperçûmes qu'il s'agissait de rocs recouverts d'une espĂšce de mousse verdĂątre, sauf tout en haut oĂč il n'y avait que de la roche dĂ©nudĂ©e. Sur un cĂŽtĂ© nous vĂźmes d'Ă©tranges maisons qui semblaient Ă  moitiĂ© rondes. Imaginez une balle que l'on aurait coupĂ©e en deux et dont on aurait posĂ© la moitiĂ© Ă  plat sur le sol et vous aurez une idĂ©e de ces constructions. Nous y vĂźmes des gens aller et venir. Ils Ă©taient vĂȘtus d'un quelconque tissu qui leur collait au corps et qui ne laissait aucun doute sur leur sexe. Toutefois ils ne portaient pas Ă  prĂ©sent leurs casques transparents et, discutant entre eux, il semblait y avoir pas mal de disputes en cours. L'un des hommes Ă©tait apparemment le chef. Il donna brusquement des ordres ; une machine sortit de l'un des abris et se dirigea vers la crĂȘte rocheuse. L'un des hommes prit place Ă  l'arriĂšre de l'appareil, sur un siĂšge mĂ©tallique. Alors la machine se mit en marche, dĂ©gageant quelque chose’ Ă  partir d'embouts situĂ©s tout le long de l'avant, de l'arriĂšre et des cĂŽtĂ©s, et au fur et Ă  mesure que la machine se dĂ©plaçait lentement, la roche fondait et semblait se rĂ©tracter. La machine Ă©mettait amplement de lumiĂšre et nous permettait ainsi de voir qu'elle perçait un tunnel directement dans la roche vivante. Elle continua d'aller de l'avant, puis elle se mit Ă  tourner en rond, et au bout de quelques heures elle avait creusĂ© la grande caverne dans laquelle nous avions pĂ©nĂ©trĂ© en premier. C'Ă©tait une immense caverne et nous pĂ»mes voir qu'il s'agissait en fait d'un hangar ou d'un garage pour certaines de leurs machines qui survolaient constamment l'endroit. Tout cela nous laissa tout Ă  fait perplexes ; nous ne pensions plus ni Ă  boire ni Ă  manger et le temps n'avait plus d'importance. Lorsque la grande piĂšce fut terminĂ©e, la machine suivit une trajectoire qui avait Ă©tĂ© apparemment marquĂ©e au sol, et cette trajectoire devint l'un des couloirs. Cela continua et continua, hors de notre vue, mais alors d'autres machines arrivĂšrent pour creuser des piĂšces de diffĂ©rentes tailles dans les couloirs. Elles semblaient simplement faire fondre la roche puis, en reculant, elles laissaient une surface aussi lisse que du verre. Il n'y avait ni poussiĂšre ni saletĂ©, mais simplement cette surface luisante. Au fur et Ă  mesure que les machines effectuaient leur travail, des Ă©quipes d'hommes et de femmes entraient dans les piĂšces, transportant des boĂźtes et des boĂźtes et encore plus de boĂźtes, mais celles-ci paraissaient flotter dans l'air. Chose certaine, il ne fallait aucun effort pour les soulever. Mais un superviseur se tenait au milieu de la piĂšce et indiquait oĂč chaque boĂźte devait ĂȘtre dĂ©posĂ©e. Puis, quand la piĂšce eut son lot complet de boĂźtes, les travailleurs commencĂšrent Ă  dĂ©baller certaines d'entre elles. Il y avait d'Ă©tranges appareils et toutes sortes d'objets curieux, parmi lesquels je reconnus un microscope. J'en avais vu un modĂšle trĂšs grossier auparavant chez le DalaĂŻ-Lama qui en avait reçu un d'Allemagne, et je connaissais donc le principe de l'appareil. Nous fĂ»mes attirĂ©s par une querelle qui semblait avoir lieu. C'Ă©tait comme si certains des hommes et des femmes Ă©taient opposĂ©s aux autres hommes et femmes. On criait et on gesticulait beaucoup, jusqu'Ă  ce que finalement tout un groupe d'hommes et de femmes montent dans certains de ces vĂ©hicules qui voyagent dans les airs. Ils ne firent aucun adieu ou quoi que ce soit du genre, mais montĂšrent simplement Ă  bord, fermĂšrent les portes, et les machines s'envolĂšrent. Quelques jours plus tard — jours selon la vitesse du globe que nous observions — un certain nombre de vaisseaux revinrent et planĂšrent au-dessus du camp. Puis le dessous des navires s'ouvrit pour dĂ©verser des choses. Nous observions et pouvions voir les gens s'enfuir dĂ©sespĂ©rĂ©ment de lĂ  oĂč tombaient les choses. Puis ils se jetĂšrent Ă  terre quand le premier objet frappa le sol et explosa dans un violent flash pourpre Ă©clatant. Nous eĂ»mes du mal Ă  voir parce que nous Ă©tions totalement Ă©blouis par l'Ă©clat du flash, mais alors, sortant de la forĂȘt de fougĂšres apparurent de minces faisceaux de lumiĂšre vive dont l'un frappa l'une des machines dans les airs. Celle-ci disparut immĂ©diatement dans une gerbe de flammes. — Tu vois, Lobsang mĂȘme les Jardiniers de la Terre avaient leurs problĂšmes. Leur problĂšme Ă©tait le sexe ; il y avait trop d'hommes et pas assez de femmes, et quand les hommes sont restĂ©s longtemps Ă  l'Ă©cart des femmes — eh bien, ils deviennent lascifs et recourent Ă  une grande violence. Mais nous n'allons pas nous attarder lĂ -dessus, ce sont seulement des histoires de meurtres et de viols. Au bout d'un certain temps de nombreux vaisseaux repartirent, apparemment vers leur vaisseau mĂšre qui faisait le tour du globe loin dans l'espace. Au bout de quelques jours un certain nombre de grands vaisseaux revinrent et atterrirent. Des hommes lourdement armĂ©s en descendirent et ils commencĂšrent une chasse Ă  l'homme Ă  travers le feuillage. Ils tirĂšrent Ă  vue sans poser de questions, c'est-Ă -dire qu'ils tiraient si la personne Ă©tait un homme. S'il s'agissait d'une femme, ils la capturaient et l'emmenaient Ă  l'un des navires. Il fallut faire une pause. Nos entrailles criaient famine et nous avions soif. Nous prĂ©parĂąmes notre tsampa traditionnelle, et aprĂšs avoir bu de l'eau, mangĂ© et effectuĂ© quelques autres besognes, nous revĂźnmes dans la salle oĂč se trouvait le globe qui reprĂ©sentait le monde. Le Lama Mingyar Dondup actionna quelque chose, et nous vĂźmes de nouveau le monde. Il s'y trouvait maintenant des crĂ©atures, des crĂ©atures d'environ quatre pieds 1,20 m de haut et aux jambes trĂšs, trĂšs arquĂ©es. Elles avaient des armes en quelque sorte qui consistaient en un bĂąton Ă  l'extrĂ©mitĂ© duquel Ă©tait attachĂ©e une pierre tranchante, qu'elles rendaient encore plus tranchante en la rognant et la rognant jusqu'Ă  en obtenir un bord rĂ©ellement affilĂ©. Un certain nombre d'individus Ă©taient occupĂ©s Ă  la fabrication de ces armes, tandis que d'autres en construisaient d'autres modĂšles qui consistaient en bandes de cuir du milieu desquelles ils plaçaient de grosses pierres. Deux hommes tiraient sur la laniĂšre de cuir que l'on avait saturĂ© d'eau pour la rendre extensible, et lorsqu'ils la relĂąchaient la pierre placĂ©e en son centre s'Ă©lançait vers l'ennemi. Mais nous Ă©tions davantage intĂ©ressĂ©s Ă  voir comment changĂšrent les civilisations, aussi le Lama Mingyar Dondup actionna Ă  nouveau les commandes et tout devint obscur dans le globe. Il sembla s'Ă©couler plusieurs minutes avant que la scĂšne ne s'illumine progressivement, comme si l'aube apparaissait lentement, pour faire place bientĂŽt Ă  la vĂ©ritable lumiĂšre du jour, et nous vĂźmes une ville imposante toute hĂ©rissĂ©e de flĂšches et de minarets. D'une tour Ă  l'autre s'Ă©tendaient des ponts Ă  l'aspect fragile. Cela me paraissait incroyable qu'ils puissent se maintenir, encore moins supporter la circulation, mais je m'aperçus alors que toute la circulation Ă©tait aĂ©rienne. Bien sĂ»r, quelques personnes se promenaient sur les ponts et sur les diffĂ©rents niveaux de rues. Soudain un terrible mugissement retentit. Nous ne comprĂźmes pas tout d'abord qu'il venait du monde que nous regardions, mais trĂšs vite nous vĂźmes une multitude de points minuscules arriver sur la ville. Juste avant d'atteindre celle-ci, ces points minuscules dĂ©crivirent des cercles en laissant tomber des choses de leurs parties infĂ©rieures. L'imposante citĂ© s'effondra. Les tours furent arrachĂ©es tandis que les ponts s'Ă©crasĂšrent, donnant l'impression de longueurs de ficelles trop nouĂ©es et emmĂȘlĂ©es pour ĂȘtre d'une quelconque utilitĂ©. Nous vĂźmes des corps tomber des Ă©difices les plus hauts. Nous pensĂąmes qu'il devait s'agir de citoyens Ă©minents Ă©tant donnĂ© leurs vĂȘtements et la qualitĂ© du mobilier qui tombait avec eux. Nous regardions sans mot dire. Nous vĂźmes un autre lot de petits points noirs venir de l'autre direction et ils attaquĂšrent les envahisseurs avec une fĂ©rocitĂ© sans prĂ©cĂ©dent. Ils semblaient ne tenir aucun compte de leur propre vie ; ils tiraient sur l'ennemi et si cela ne rĂ©ussissait pas Ă  les abattre, les dĂ©fenseurs plongeaient directement sur ces — eh bien, je ne peux que leur donner le nom de gros bombardiers. Le jour prit fin et la nuit tomba sur la scĂšne, une nuit illuminĂ©e par de gigantesques flamboiements alors que la ville brĂ»lait. Les flammes Ă©clataient partout ; de l'autre cĂŽtĂ© du globe nous pouvions voir des villes en flammes, et quand la lumiĂšre de l'aurore illumina la scĂšne suivie d'un soleil rouge sang, nous ne vĂźmes que des tas d'Ă©paves, des piles de cendres et de mĂ©tal tordu. — Allons un peu plus loin, dĂ©clara le Lama Mingyar Dondup. Nous ne voulons pas voir tout ceci, Lobsang, parce que, mon pauvre ami, tu verras tout cela dans la vie rĂ©elle avant que ton temps en ce monde ne prenne fin. Le globe qui reprĂ©sentait le monde tourna. De la noirceur Ă  la lumiĂšre, de la lumiĂšre Ă  la noirceur, j'en oublie le nombre de fois qu'il tourna, ou peut-ĂȘtre ne l'ai-je jamais su, mais finalement le Lama tendit la main et le tournoiement du globe ralentit Ă  son rythme normal. Nous regardĂąmes attentivement d'un cĂŽtĂ© et de l'autre, et vĂźmes alors des hommes avec des morceaux de bois sous forme d'une charrue. Des chevaux traĂźnaient les charrues Ă  travers le sol, et nous vĂźmes un Ă©difice aprĂšs l'autre tout simplement basculer, basculer dans la tranchĂ©e creusĂ©e par la charrue. Jour aprĂšs jour ils continuĂšrent Ă  labourer, jusqu'Ă  ce qu'il n'y ait plus le moindre signe qu'une civilisation ait dĂ©jĂ  existĂ© dans cette rĂ©gion. — Je crois que c'est suffisant pour aujourd'hui, dit alors le Lama Mingyar Dondup. Nos yeux seront trop fatiguĂ©s pour faire quoi que ce soit demain, et nous voulons regarder ceci parce que cela va se produire maintes et maintes fois jusqu'Ă  ce que, Ă  la fin, les guerriers aient pratiquement exterminĂ© toute vie sur le monde. Allons manger quelque chose et nous retirer pour la nuit. Je le regardai avec surprise. — Nous coucher ? Mais comment savez-vous, MaĂźtre, que c'est dĂ©jĂ  la nuit ? Le Lama me montra du doigt un petit carrĂ© qui se trouvait assez Ă©loignĂ© du sol, peut-ĂȘtre aussi haut que trois hommes se tenant debout sur les Ă©paules de l'autre. Il y avait lĂ  une main, un pointeur, et sur ce qui semblait ĂȘtre un fond carrelĂ©, il y avait certaines divisions de lumiĂšre et d'obscuritĂ© ; la main pointait maintenant entre la lumiĂšre Ă  son plus faible et l'obscuritĂ© Ă  son plus sombre. — Et voilĂ , Lobsang, dit le Lama, un nouveau jour est sur le point de commencer. Nous avons tout de mĂȘme beaucoup de temps pour nous reposer. Pour ma part, je retourne Ă  la fontaine de jouvence parce que mes jambes me font trĂšs mal. Je pense que j'ai dĂ» m'Ă©corcher sĂ©rieusement les os en me lacĂ©rant la chair. — MaĂźtre, MaĂźtre, dis-je, permettez-moi de vous aider. Je me prĂ©cipitai dans la salle oĂč se trouvait la fontaine et retroussai ma robe. L'eau commença alors Ă  monter et je tournai la petite chose que le Lama avait appelĂ©e un robinet, je le tournai de façon Ă  ce que l'eau continue Ă  couler aprĂšs que je sois sorti ; je tournai ensuite une autre manette-robinet qui, selon ce que le Lama m'avait dit, dispensait une grande quantitĂ© de pĂąte mĂ©dicamenteuse dans l'eau oĂč elle se dissolvait rapidement en tourbillonnant avec l'eau. Le Lama s'assit sur le bord du bassin et mit ses jambes dans l'eau. — Ah ! s'exclama-t-il, cela fait du bien. Cela me soulage beaucoup, Lobsang. BientĂŽt mes jambes seront de nouveau parfaitement normales et tout ceci ne sera plus que quelque chose dont nous discuterons avec Ă©merveillement. Je frottai ses jambes vigoureusement, et de petits morceaux de tissu cicatriciel se dĂ©tachĂšrent jusqu'Ă  ce que, finalement, il n'en resta plus aucun et que ses jambes aient repris une apparence normale. — Cela a meilleur aspect, dis-je. Pensez-vous que c'est suffisant pour l'instant ? — Oui, je suis certain que cela suffit. Nous ne voulons pas y passer la moitiĂ© de la nuit, n'est-ce pas ? Nous allons en rester lĂ  pour l'instant et aller manger quelque chose. Ce disant, il sortit du bassin et je tournai la grande roue qui servait Ă  faire s'Ă©couler l'eau quelque part. Je restai lĂ  jusqu'Ă  ce que le bassin fut complĂštement vide et tournai alors le robinet Ă  fond afin de faire disparaĂźtre des morceaux de tissu cicatriciel. Je fermai ensuite les robinets et partis Ă  la recherche du Lama. — Nous en avons assez fait pour aujourd'hui, Lobsang, dit mon Guide. Je te propose un bol d'eau et de tsampa, puis nous irons nous coucher. Nous mangerons mieux demain matin. Nous nous assĂźmes donc par terre dans la position habituelle du lotus, et mangeĂąmes notre tsampa Ă  l'aide de cuillĂšres. Nous nous considĂ©rĂąmes extrĂȘmement raffinĂ©s nous ne nous servions pas de nos doigts mais plutĂŽt d'un instrument civilisĂ© qui, d'aprĂšs les images de l'un des livres, s'appelait une cuillĂšre. Mais avant mĂȘme d'avoir terminĂ© mon bol, je tombai Ă  la renverse et sombrai dans un profond sommeil, loin des tournoiements du monde. Chapitre Six Je m'assis soudainement dans l'obscuritĂ©, me demandant oĂč j'Ă©tais. Ce faisant, la lumiĂšre apparut progressivement, mais pas comme celle d'une bougie qui donne une lueur un moment et de l'obscuritĂ© le moment suivant ; celle-ci arriva comme Ă  l'aube, de telle sorte que les yeux ne subissaient aucune tension. Je pouvais entendre le Lama Mingyar Dondup s'affairant dans la cuisine. Il m'appela en disant — Je prĂ©pare ton petit dĂ©jeuner, Lobsang, parce qu'il te faudra manger ce genre de chose quand tu iras vivre dans la partie Occidentale de ce monde, alors aussi bien t'y habituer maintenant. LĂ -dessus il eut un petit rire joyeux. Je me levai et commençai Ă  me diriger vers la cuisine. Puis, non, la Nature doit passer en premier, me dis-je, et je pris donc la direction opposĂ©e afin qu'elle PUISSE passer en premier. Cette tĂąche accomplie en toute sĂ©curitĂ©, je revins Ă  la cuisine alors que le Lama Ă©tait en train de mettre quelque chose dans une assiette. C'Ă©tait une sorte de truc brun-rougeĂątre, et il y avait deux Ɠufs, frits, je suppose, mais Ă  cette Ă©poque je n'avais encore jamais mangĂ© de nourriture frite. Il me fit donc asseoir Ă  la table et se tint derriĂšre moi. — Maintenant, Lobsang, ceci est une fourchette. Tu la prends dans ta main gauche et maintiens le morceau de bacon pendant que tu le coupes avec le couteau que tu tiens dans ta main droite. Puis, l'ayant coupĂ© en deux, tu utilises la fourchette pour porter le morceau de bacon Ă  ta bouche. — Quelle idĂ©e stupide ! m'exclamai-je en prenant le bacon entre le pouce et l'index, me mĂ©ritant du coup un petit coup sec sur les jointures. — Non, non, non, Lobsang ! Tu iras en Occident pour accomplir une tĂąche spĂ©ciale et il te faudra vivre comme ils vivent ; pour cela, tu dois apprendre comment faire dĂšs maintenant. Prends ce bacon avec ta fourchette et porte-le Ă  ta bouche. Quand il est dans ta bouche tu retires ta fourchette. — Je ne peux pas, MaĂźtre, dis-je. — Tu ne peux pas ? Et pourquoi ne peux-tu faire ce que je te dis ? demanda le Lama. — J'avais cette chose dans la bouche quand vous m'avez frappĂ© les doigts et j'ai avalĂ© cette fichue nourriture. — Tu as lĂ  l'autre morceau, regarde. Pique avec ta fourchette et porte-le Ă  ta bouche. Mets-le bien Ă  l'intĂ©rieur de ta bouche et retire la fourchette. Je fis comme il me disait, mais trouvai tout cela bien stupide. Pourquoi quelqu'un aurait-il besoin d'un morceau de mĂ©tal courbĂ© pour mettre des aliments dans sa bouche ? C'Ă©tait la chose la plus absurde que j'aie entendu Ă  ce jour, mais ce qui suivit l'Ă©tait encore plus. — Maintenant, tu places la partie bombĂ©e de ta fourchette sous l'un des Ɠufs, et avec le couteau tu en coupes Ă  peu prĂšs le quart. Tu le mets ensuite dans ta bouche et le manges. — Voulez-vous dire que si je vais en Occident je devrai manger de façon aussi folle ? demandai-je au Lama. — C'est exactement ce que je veux dire, alors aussi bien t'y habituer dĂšs Ă  prĂ©sent. Les doigts et les pouces sont trĂšs utiles pour une certaine catĂ©gorie de gens, mais tu es censĂ© ĂȘtre d'une Ă©toffe supĂ©rieure. Pour quelle raison penses-tu que je t'aie amenĂ© ici ? — Mais, MaĂźtre, nous sommes tombĂ©s dans ce fichu endroit par accident ! dis-je. — Non pas, non pas, reprit le Lama. Nous sommes arrivĂ©s ici par accident, certes, mais c'Ă©tait notre destination. Tu vois, le vieil ermite Ă©tait le Gardien de cet endroit. Il en fut le Gardien pendant environ cinquante ans et je t'emmenais ici pour que tu apprennes quelque chose de plus. Mais j'ai l'impression que tu t'es abĂźmĂ© la cervelle en tombant sur ce rocher ! — Je me demande quel Ăąge ont ces Ɠufs, ajouta pensivement le Lama. Il dĂ©posa son couteau et sa fourchette, alla au rĂ©cipient oĂč les Ɠufs Ă©taient conservĂ©s, et je le vis se mettre Ă  compter les zĂ©ros. — Lobsang, ces Ɠufs et ce bacon ont environ trois millions d'annĂ©es, et pourtant les Ɠufs sont aussi frais que s'ils avaient Ă©tĂ© pondus hier. Je jouai avec l'Ɠuf et le reste du bacon. J'Ă©tais dĂ©concertĂ©. J'avais vu des choses se dĂ©tĂ©riorer mĂȘme quand elles Ă©taient conservĂ©es dans la glace, et maintenant on me disait que je mangeais des aliments vieux de trois millions d'annĂ©es. — MaĂźtre, je suis dans une si grande confusion et plus vous m'en dites, plus vous soulevez de questions dans mon esprit. Vous me dites que ces Ɠufs ont environ trois millions d'annĂ©es et je suis d'accord avec vous pour dire qu'ils ont l'air d'avoir Ă©tĂ© fraĂźchement pondus, sans aucune trace de dĂ©tĂ©rioration. Mais comment est-ce possible qu'ils aient trois millions d'annĂ©es ? — Lobsang, dit le Lama, il faudrait une explication trĂšs complexe pour rĂ©ellement te satisfaire concernant certaines de ces choses, mais regardons cela d'une maniĂšre qui n'est pas strictement exacte, mais qui devrait te donner une idĂ©e de ce que je veux dire. Maintenant, supposons que tu aies une collection de blocs. Ces blocs, que nous appellerons des cellules, peuvent ĂȘtre assemblĂ©s pour former diffĂ©rentes choses. Si tu jouais comme le font les enfants, tu pourrais construire des maisons avec ces petits cubes, puis tu pourrais les dĂ©faire pour fabriquer quelque chose de complĂštement diffĂ©rent. Eh bien, le bacon, les Ɠufs, ou quoi que ce soit d'autres sont composĂ©s de petits blocs, de petites cellules qui ont une vie sans fin parce que la matiĂšre ne peut ĂȘtre dĂ©truite. Si la matiĂšre pouvait ĂȘtre dĂ©truite, l'Univers entier s'arrĂȘterait. Ainsi la Nature fait en sorte que ces blocs spĂ©cifiques prennent une forme qui reprĂ©sente le bacon, et d'autres blocs, les Ɠufs. Maintenant, si tu manges le bacon et les Ɠufs, tu ne perds rien parce que finalement tout ceci passe Ă  travers toi, subit des modifications chimiques en cours de route, pour finir par ĂȘtre rĂ©pandu sur la terre oĂč ils nourriront les plantes en croissance. Et peut-ĂȘtre qu'un cochon ou un mouton viendront manger les plantes et grandiront Ă  leur tour. C'est ainsi que tout dĂ©pend de ces blocs, de ces cellules. — Prenons des cellules qui sont ovales ; nous dirons que c'est le type naturel de la cellule. Elles donneront Ă  une personne une silhouette bien proportionnĂ©e, mince, et peut-ĂȘtre grande. C'est parce que les cellules, les cellules ovales, sont toutes disposĂ©es dans une seule direction. Mais supposons que nous ayons un homme qui aime manger, qui mange bien au-delĂ  de ses besoins, car on ne devrait manger que ce qu'il faut pour satisfaire sa faim immĂ©diate. Mais, de toute façon, cet homme mange pour le plaisir de manger, et ses cellules ovales deviennent rondes, et elles sont rondes parce qu'elles ont Ă©tĂ© remplies par un excĂšs de nourriture sous forme de graisse. Maintenant, bien sĂ»r, une forme ovale a une certaine longueur et si tu l'arrondis sans augmenter sa capacitĂ©, elle sera lĂ©gĂšrement moins longue ; c'est ainsi que notre gros homme est plus petit que ce qu'il aurait Ă©tĂ© s'il avait Ă©tĂ© mince. Je m'assis sur mes talons, rĂ©flĂ©chissant sĂ©rieusement Ă  tout cela, et lui dis — Mais Ă  quoi servent toutes ces cellules si ce n'est pas pour contenir quelque chose qui donne la vie et qui permettent Ă  quelqu'un de faire quelque chose qu'une autre personne ne peut pas faire ? Le Lama rit et reprit — Je te donnais seulement une explication trĂšs grossiĂšre. Il existe diffĂ©rentes sortes de cellules. Une sorte de cellules que tu traites correctement peut faire de toi un gĂ©nie, mais la mĂȘme sorte de cellules que tu maltraites peut faire de toi un dĂ©ment. Je commence Ă  me demander de quel cĂŽtĂ© tu penches en ce moment ! Nous avions fini notre petit dĂ©jeuner en transgressant la rĂšgle qui veut que l'on ne parle pas en mangeant par respect pour la nourriture. Mais je suppose que le Lama savait ce qu'il faisait et peut-ĂȘtre avait-il une permission spĂ©ciale pour enfreindre quelques-unes de nos lois. — Poursuivons notre visite. Il y a toutes sortes de choses Ă©tranges Ă  voir ici, tu sais, Lobsang, et nous dĂ©sirons voir la montĂ©e et la chute des civilisations. Ici, tu peux voir cela avec exactitude, tel que cela s'est produit. Mais il n'est pas bon de passer tout notre temps Ă  regarder dans le globe. On a besoin d'un changement, d'une rĂ©crĂ©ation ; rĂ©crĂ©ation signifie re-crĂ©ation, cela signifie que les cellules qui te permettent de voir ont Ă©tĂ© mises Ă  rude Ă©preuve Ă  recevoir autant d'images trĂšs semblables, ce qui fait qu'il te faut dĂ©tourner les yeux et regarder quelque chose de diffĂ©rent. Tu as besoin d'un changement et cela s'appelle re-crĂ©ation ou rĂ©crĂ©ation. Viens avec moi dans cette piĂšce. Je me levai Ă  contrecƓur et le suivis en traĂźnant les pieds, donnant une impression exagĂ©rĂ©e de lassitude. Mais le Lama Mingyar Dondup connaissait tous ces trucs ; il en avait probablement fait autant avec son Guide. Sur le seuil de la porte je faillis tourner les talons et dĂ©guerpir. Il y avait lĂ  quantitĂ© d'hommes et de femmes. Certains d'entre eux Ă©taient nus, et je vis une femme juste en face de moi, la premiĂšre femme nue que je voyais de ma vie, et je fis volte-face aprĂšs avoir formulĂ© des excuses Ă  la dame pour avoir violĂ© son intimitĂ©. Mais le Lama Mingyar Dondup me saisit par les Ă©paules, et il riait tellement qu'il pouvait Ă  peine parler. — Lobsang, Lobsang ! L'expression de ton visage, si cocasse, compense toutes les misĂšres que nous avons eues au cours de ce voyage. Il s'agit de gens prĂ©servĂ©s, de gens qui ont vĂ©cu auparavant sur diffĂ©rentes planĂštes. Ils furent amenĂ©s ici — vivants — pour servir de spĂ©cimens. Ils sont encore bien vivants, tu sais ! — Mais, MaĂźtre, comment peuvent-ils ĂȘtre toujours vivants aprĂšs un ou deux millions d'annĂ©es ? Pourquoi ne sont-ils pas rĂ©duits en poussiĂšre ? — Eh bien, c'est de nouveau l'animation suspendue. Ils sont dans un cocon invisible qui empĂȘche toute cellule de fonctionner. Mais, tu sais, tu dois entrer et venir examiner ces personnages, hommes et femmes, parce que tu auras beaucoup affaire aux femmes. Tu Ă©tudieras la mĂ©decine Ă  Chongqing, et tu auras plus tard de trĂšs nombreuses femmes comme patientes. Il vaut donc mieux les connaĂźtre dĂšs Ă  prĂ©sent. Ici, par exemple, tu as une femme qui Ă©tait sur le point de donner naissance Ă  un enfant ; nous pourrions la rĂ©animer et faire naĂźtre l'enfant pour contribuer Ă  ta formation, car ce que nous faisons est d'une importance primordiale et, s'il est nĂ©cessaire pour nous de sacrifier une, deux ou trois personnes, c'est quelque chose qui en vaut la peine si cela peut sauver ce monde et ses millions d'ĂȘtres. Je regardai de nouveau les gens et me sentis rougir violemment Ă  la vue des femmes nues. — MaĂźtre, il y a une femme complĂštement noire lĂ -bas, mais comment est-ce possible ? Comment une femme peut-elle ĂȘtre entiĂšrement noire ? — Eh bien, Lobsang, je dois dire que ton Ă©tonnement me surprend. Il existe des gens de plusieurs couleurs diffĂ©rentes blancs, hĂąlĂ©s, bruns, et noirs, et sur certains mondes il existe des gens bleus et des gens verts. Tout cela dĂ©pend de la sorte de nourriture qu'eux-mĂȘmes, ainsi que leurs parents et leurs grands-parents, avaient l'habitude de manger. Cela dĂ©pend d'une sĂ©crĂ©tion du corps qui provoque la coloration. Mais viens examiner ces gens ! Le Lama se retourna et me quitta, entrant dans une piĂšce intĂ©rieure. Je me retrouvai seul avec ces gens qui n'Ă©taient pas morts mais pas vivants non plus. Timidement, je touchai le bras de la plus belle femme qu'il y avait lĂ , et il n'Ă©tait pas froid mais assez chaud, trĂšs semblable Ă  la tempĂ©rature de mon propre corps, bien que celle-ci ait considĂ©rablement augmentĂ© depuis quelques instants ! Une pensĂ©e me vint alors Ă  l'esprit. — MaĂźtre, MaĂźtre, j'ai une question urgente Ă  vous poser. — Ah, Lobsang, je vois que tu as choisi la plus jolie femme du lot. Bien, laisse-moi admirer ton goĂ»t. VoilĂ  une trĂšs belle femme, et nous voulons ce qu'il y a de mieux, parce que certaines vieilles rombiĂšres de musĂ©es sont totalement repoussantes. C'est dire que ceux qui ont planifiĂ© cette collection n'ont choisi que les plus belles. Mais quelle est ta question ? Il s'assit sur un tabouret et je fis de mĂȘme. — Comment se dĂ©veloppent les gens, comment se dĂ©veloppent-ils pour ressembler Ă  leurs parents ? Pourquoi n'Ă©mergent-ils pas comme un bĂ©bĂ© et ne se mettent-ils pas Ă  ressembler ensuite Ă  un cheval ou Ă  toute autre crĂ©ature ? — Les gens sont composĂ©s de cellules. DĂšs un trĂšs jeune Ăąge, les cellules contrĂŽlant le corps sont, si je peux dire, imprimĂ©es avec le caractĂšre et l'apparence gĂ©nĂ©rale des parents. Ainsi, ces cellules ont une mĂ©moire absolue de ce Ă  quoi elles devraient ressembler, mais en vieillissant chaque cellule oublie un tout petit peu ce que le modĂšle devrait ĂȘtre. Les cellules, dirons-nous, s'Ă©cartent’ de la mĂ©moire cellulaire originale intĂ©grĂ©e. Par exemple, tu peux avoir une femme, comme celle que tu observes, qui peut avoir Ă©tĂ© — eh bien — endormie, de sorte que ses cellules suivent aveuglĂ©ment le modĂšle de la cellule prĂ©cĂ©dente. Je te dis tout cela de la maniĂšre la plus simple possible ; tu en apprendras davantage sur ce sujet au Chakpori et, plus tard, Ă  Chongqing. Mais chaque cellule du corps a une mĂ©moire prĂ©cise de ce Ă  quoi elle doit ressembler quand elle est en bonne santĂ©. Au fur et Ă  mesure que le corps vieillit, la mĂ©moire du modĂšle initial se perd ou perd sa capacitĂ©, pour quelque raison, de suivre le modĂšle prĂ©cis et s'Ă©carte ainsi lĂ©gĂšrement des cellules originales, puis, s'en Ă©tant une fois Ă©cartĂ©, il devient de plus en plus facile d'oublier de plus en plus ce Ă  quoi le corps doit ressembler. Nous appelons cela le vieillissement, et quand un corps ne peut plus suivre le modĂšle exact imprimĂ© dans ses cellules, nous disons que les choses se sont dĂ©tĂ©riorĂ©es et le corps est mentalement malade. AprĂšs encore quelques annĂ©es le changement devient de plus en plus marquĂ© et la personne meurt finalement. — Mais qu'en est-il des personnes atteintes du cancer ? Comment en arrivent-elles Ă  une pareille condition ? demandai-je. — Nous avons parlĂ© des cellules qui oublient le modĂšle qu'elles doivent suivre, rĂ©pondit mon Guide. Elles oublient le modĂšle qui a dĂ» ĂȘtre imprimĂ© pendant la formation du bĂ©bĂ©, mais nous disons que lorsqu'une personne souffre d'un certain type de cancer, les cellules de mĂ©moire deviennent alors des cellules de mĂ©moire dĂ©formĂ©es qui ordonnent une nouvelle croissance lĂ  oĂč il ne devrait y avoir aucune croissance. Le rĂ©sultat de cela en est que nous avons dans un corps humain une grande masse qui interfĂšre avec les autres organes, peut-ĂȘtre en les dĂ©plaçant, peut-ĂȘtre en les dĂ©truisant. Mais il y a diffĂ©rents types de cancer. Un autre type est celui oĂč les cellules qui devraient contrĂŽler la croissance oublient qu'elles doivent produire de nouvelles cellules d'une certaine sorte et l'on a alors une inversion complĂšte. Certains organes du corps dĂ©pĂ©rissent. La cellule est Ă©puisĂ©e, elle a fait sa part de travail, d'entretien du corps, et elle a maintenant besoin d'ĂȘtre remplacĂ©e afin que le corps puisse continuer d'exister. Mais la cellule a perdu le modĂšle, a oubliĂ© le modĂšle de croissance, si tu le prĂ©fĂšres ainsi, et l'ayant oubliĂ©, elle fait une supposition et se met soit Ă  dĂ©velopper de nouvelles cellules Ă  un rythme effrĂ©nĂ©, ou Ă  dĂ©velopper des cellules qui dĂ©vorent les cellules saines en laissant une masse saignante et putride Ă  l'intĂ©rieur du corps. Alors le corps meurt bientĂŽt. — Mais, MaĂźtre, demandai-je ensuite, comment le corps peut-il savoir s'il sera masculin ou fĂ©minin ? Qui prend en charge la formation du bĂ©bĂ© avant que le corps ne soit nĂ© ? — Eh bien, cela dĂ©pend des parents. Si c'est une croissance alcaline qui dĂ©bute, on aura l'un des deux sexes ; si on a un type de cellule acide, ce sera le sexe opposĂ© ; on a mĂȘme parfois la naissance de monstres. Les parents peuvent ne pas ĂȘtre rĂ©ellement compatibles et ce que la femme produit n'est ni mĂąle ni femelle ; il peut s'agir des deux, il se peut mĂȘme que le bĂ©bĂ© ait deux tĂȘtes ou encore trois bras. Eh bien, nous savons que les Bouddhistes ne devraient pas prendre la vie, mais que faire, comment laisser un monstre survivre ? Un monstre qui a Ă  peine un cerveau rudimentaire — eh bien, si nous laissons de tels monstres grandir et propager leur espĂšce, nous nous retrouverons bientĂŽt avec de plus en plus de monstres, parce qu'il semble que les mauvaises choses se multiplient plus rapidement que les bonnes. — Mais tu verras tout cela en dĂ©tail Ă  Chongqing, ajouta mon Guide. Je ne fais que te donner maintenant une explication rudimentaire pour que tu saches Ă  quoi t'attendre. Un peu plus tard je vais t'emmener dans une autre piĂšce et te montrerai des monstres qui sont nĂ©s, ainsi que des cellules normales et anormales. Tu verras alors Ă  quel point l'organisme humain est une chose merveilleuse. Mais d'abord et avant tout, examine quelques-unes de ces personnes, en particulier les femmes. Voici un livre qui te montre ce Ă  quoi ressemblent l'extĂ©rieur et l'intĂ©rieur d'une femme. Pour une personne qui se verra devenir une femme sĂ©duisante, ses cellules de mĂ©moire, c'est-Ă -dire les cellules qui portent la mĂ©moire pour reproduire avec prĂ©cision les cellules du corps exactement comme auparavant, sont alors en bon Ă©tat. Il faut Ă©galement s'assurer que la mĂšre reçoive une quantitĂ© adĂ©quate de nourriture du type appropriĂ© et qu'elle ne subisse aucun choc, etc., etc. Et, bien sĂ»r, il n'est gĂ©nĂ©ralement pas sage d'avoir des rapports sexuels lorsqu'une femme est enceinte d'environ huit mois. Cela peut perturber tout l'Ă©quilibre des choses. — Maintenant, ajouta-t-il, je dois Ă©crire un compte rendu pour dire ce que nous faisions ici, comment nous sommes entrĂ©s, et je dois Ă©mettre une hypothĂšse sur la façon dont nous allons sortir ! — Mais MaĂźtre, dis-je un peu agacĂ©, Ă  quoi cela sert-il d'Ă©crire ainsi puisque personne ne vient jamais ici ? — Oh ! mais les gens viennent ici, Lobsang, ils viennent bel et bien ici. Les ignorants appellent leurs vaisseaux OVNI. Ils viennent ici et logent dans les piĂšces au-dessus de celle-ci. Ils viennent simplement pour recevoir des messages et relater ce qu'ils ont dĂ©couvert. Tu vois, ces gens sont les Jardiniers de la Terre. Ils possĂšdent de vastes connaissances mais, quelque part au fil des siĂšcles, ils ont rĂ©gressĂ©. Tout d'abord, ces gens Ă©taient absolument comme des dieux, avec des pouvoirs presque illimitĂ©s. Ils pouvaient tout faire, ils Ă©taient capables d'Ă  peu prĂšs tout. Puis, le Jardinier en Chef’ envoya certains d'entre eux sur la Terre qui s'Ă©tait formĂ©e — je t'ai dĂ©jĂ  parlĂ© de tout cela auparavant. Ces derniers, voyageant Ă  plusieurs fois la vitesse de la lumiĂšre, revinrent par la suite Ă  leur base situĂ©e dans un autre Univers. — Comme c'est si souvent le cas sur Terre et, en fait, sur de nombreux autres mondes, il y eut lĂ -bas une rĂ©volution. Certains n'aimaient pas les maniĂšres de ces sages, les Jardiniers de la Terre, qui Ă©taient celles d'emmener avec eux les femmes de leur entourage, tout particuliĂšrement quand la femme Ă©tait l'Ă©pouse d'un autre homme. Il y eut inĂ©vitablement des querelles et les Jardiniers se divisĂšrent en deux factions, ce que j'appellerai le bon parti et les dissidents. Ces derniers pensaient que, compte tenu des longues distances parcourues et de leurs tĂąches difficiles, ils avaient droit Ă  une rĂ©crĂ©ation sexuelle. Eh bien, lorsqu'ils ne pouvaient obtenir des femmes de leur propre race, ils venaient sur Terre et prenaient les femmes les plus grandes qu'ils trouvaient. Les choses n'Ă©taient pas agrĂ©ables du tout parce que les hommes Ă©taient physiquement trop grands pour ces femmes, et la faction qui Ă©tait venue sur cette Terre se querella et se sĂ©para en deux camps. L'un alla vivre en Orient, l'autre en Occident, et en se servant de leurs vastes connaissances, ils construisirent des armes nuclĂ©aires sur le principe d'un explosif Ă  neutrons et d'une arme au laser. Ils effectuĂšrent alors des raids sur leurs territoires respectifs, toujours avec l'intention de voler, ou plus exactement de kidnapper, les femmes de leurs adversaires. — Les attaques donnĂšrent lieu Ă  des contre-attaques, et leurs grands vaisseaux ne cessaient de se croiser Ă  trĂšs grande vitesse d'un bout Ă  l'autre du monde. Ce qui se passa n'est plus que de l'histoire ancienne la faction la moins importante qui comprenait ceux du bon parti, par dĂ©sespoir lĂącha une bombe au-dessus de l'endroit oĂč vivaient ceux du mauvais parti. De nos jours, les gens associent cette rĂ©gion aux Terres Bibliques’. Tout fut dĂ©truit. Le dĂ©sert d'aujourd'hui Ă©tait autrefois une mer scintillante oĂč naviguaient de nombreux navires. Mais lorsque la bombe tomba, le sol s'inclina et toute l'eau se dĂ©versa dans la MĂ©diterranĂ©e jusqu'Ă  l'ocĂ©an Atlantique, et il ne resta plus dans la rĂ©gion que l'eau du Nil. Nous pouvons en rĂ©alitĂ© voir tout cela, Lobsang, parce que nous avons ici des machines qui saisissent des scĂšnes du passĂ©. — Des scĂšnes du passĂ©, MaĂźtre ? Voir ce qui s'est passĂ© il y a un million d'annĂ©es ? Cela ne semble pas possible. — Lobsang, tout est vibration ou, si tu prĂ©fĂšres, si tu veux faire plus scientifique, tu diras que toute chose a sa propre frĂ©quence. Ainsi, si nous pouvons trouver la frĂ©quence — et c'est possible — de ces Ă©vĂ©nements, nous pouvons les rechercher, nous pouvons faire vibrer nos instruments Ă  une frĂ©quence plus Ă©levĂ©e qui rattrapera rapidement les impulsions qui furent Ă©mises il y a un million d'annĂ©es. Et si nous rĂ©duisons alors la frĂ©quence de nos machines, si nous accordons notre frĂ©quence avec celles Ă©mises Ă  l'origine par les sages d'autrefois, nous pouvons voir exactement ce qui s'est produit. Il est trop tĂŽt pour te parler de tout ceci, mais nous voyageons dans la quatriĂšme dimension afin de pouvoir devancer la troisiĂšme dimension, et si nous restons simplement assis tranquillement, nous pouvons en fait voir tout ce qui s'est passĂ©, et nous pouvons trouver bien drĂŽles certaines choses Ă©crites dans les livres d'histoire en comparant ces ouvrages de fiction Ă  ce qui s'est rĂ©ellement passĂ©. Les livres d'histoire sont un crime car l'histoire dĂ©forme ce qui s'est passĂ©, ce qui nous mĂšne dans de mauvaises directions. Oh oui, Lobsang, nous avons la machine ici, en fait dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ©, et nous pouvons voir ce que les gens ont appelĂ© le DĂ©luge. Nous pouvons voir ce que les gens ont nommĂ© l'Atlantide. Mais, comme je te le disais, le terme Atlantide Ă©tait employĂ© pour des terres qui ont sombrĂ©. Elles ont sombrĂ© dans une certaine mesure dans la rĂ©gion de la Turquie, et un certain continent prĂšs du Japon a sombrĂ© Ă©galement. Viens avec moi, je vais te montrer quelque chose. Le Lama se leva et je le suivis. — Bien sĂ»r, nous avons enregistrĂ© plusieurs de ces scĂšnes parce que c'est un travail ardu de s'accorder aux incidents eux-mĂȘmes. Mais nous nous sommes accordĂ©s de façon trĂšs prĂ©cise, et nous avons un enregistrement absolu de ce qui s'est prĂ©cisĂ©ment passĂ©. Maintenant il tripota quelques petites bobines qui se trouvaient en rangs serrĂ©s contre un mur pour finir par s'arrĂȘter sur une en particulier celle-ci fera l'affaire ; regarde. Il plaça la petite bobine dans une machine, et le grand modĂšle de la Terre — oh, il devait faire vingt-cinq pieds prĂšs de 8 m de diamĂštre — sembla revenir Ă  la vie. À mon grand Ă©tonnement, il tourna et se dĂ©plaça latĂ©ralement, recula un peu plus loin, et s'arrĂȘta. Je regardai la scĂšne sur ce monde, puis, ce n'Ă©tait plus le fait de regarder’. J'Ă©tais lĂ . J'avais l'impression d'ĂȘtre bel et bien lĂ . C'Ă©tait une belle contrĂ©e ; l'herbe y Ă©tait la plus verte que j'aie jamais vue, et je me tenais au bord d'une plage de sable argentĂ©. Les gens Ă©taient lĂ  Ă  se prĂ©lasser, certains portant des maillots de bain trĂšs dĂ©coratifs et trĂšs suggestifs, tandis que d'autres ne portaient rien. Ces derniers paraissaient certainement plus dĂ©cents que ceux qui ne portaient qu'un morceau de tissu qui ne faisait que susciter l'intĂ©rĂȘt sexuel. Je regardai vers le large. La mer scintillait et reflĂ©tait le bleu du ciel. Tout Ă©tait calme. De petits bateaux Ă  voiles Ă©taient engagĂ©s dans une compĂ©tition amicale, cherchant Ă  savoir lequel Ă©tait le plus rapide, lequel Ă©tait le mieux manƓuvrĂ©. Et alors — alors — tout Ă  coup, il y eut un formidable boom, et la terre s'inclina. LĂ  oĂč nous Ă©tions la terre s'inclina et la mer se retira jusqu'Ă  ce que devant nous tout ce que nous pĂ»mes voir Ă©tait ce qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. À peine avions-nous repris notre souffle que nous fĂ»mes affectĂ©s par une sensation des plus particuliĂšres. Nous nous aperçûmes que nous nous Ă©levions rapidement dans les airs, pas seulement nous, mais la terre Ă©galement, et la petite crĂȘte de collines rocheuses montait et montait et montait, et devenait de prodigieuses montagnes, une chaĂźne de montagnes qui s'Ă©tendait Ă  perte de vue dans toutes les directions. J'eus l'impression de me tenir tout au bord d'une pointe de terre ferme, et comme je me penchai prudemment et craintivement pour regarder en bas, je sentis mon estomac se retourner la terre s'Ă©tait tellement Ă©levĂ©e, que je pensai que nous Ă©tions montĂ©s jusqu'aux Champs CĂ©lestes. Autour de moi il n'y avait pas Ăąme qui vive ; j'Ă©tais tout seul, effrayĂ©, la mort dans l'Ăąme. Le Tibet s'Ă©tait Ă©levĂ© de trente mille pieds 9 000 m en une trentaine de secondes. Je m'aperçus que je haletais. L'air ici Ă©tait rarĂ©fiĂ©, et chaque respiration me laissait pantelant. Soudainement, une veine d'eau sous trĂšs forte pression, sembla-t-il, Ă©mergea d'une rupture dans la chaĂźne de montagnes. Elle se stabilisa un peu, puis se fraya son propre chemin en descendant de cette haute chaĂźne de montagnes, tout droit Ă  travers cette nouvelle terre qui avait Ă©tĂ© le fond de la mer. Et c'est ainsi que naquit le puissant Brahmapoutre qui se jette dans le golfe du Bengale. Mais ce n'Ă©tait pas une eau propre et saine qui atteignit le golfe du Bengale ; c'Ă©tait une eau contaminĂ©e par des cadavres d'humains, d'animaux, par des arbres, etc. Mais l'eau n'Ă©tait pas la chose la plus importante car, Ă  ma stupĂ©faction mĂȘlĂ©e d'horreur, je montais, la terre montait, la montagne s'Ă©levait de plus en plus haut, et je montais avec elle. BientĂŽt, je me retrouvai dans une vallĂ©e aride bordĂ©e de montagnes majestueuses, Ă  environ trente mille pieds 9 000 m d'altitude. Ce globe, ce simulacre du monde Ă©tait quelque chose d'absolument fantastique, parce qu'on ne faisait pas qu'observer les Ă©vĂ©nements, on les vivait, les vivait rĂ©ellement. En voyant le globe pour la premiĂšre fois je m'Ă©tais dit "Hmm, un truc genre spectacle miteux comme la lanterne magique que certains missionnaires apportent." Mais en regardant dans la chose, j'eus l'impression de tomber des nuages, du ciel, et en bas, en bas, pour venir me poser aussi lĂ©gĂšrement qu'une feuille qui tombe. Et je vĂ©cus alors les vĂ©ritables Ă©vĂ©nements survenus il y a des millions d'annĂ©es. Ceci Ă©tait le produit d'une civilisation puissante, trĂšs, trĂšs au-delĂ  de l'habiletĂ© des artisans ou des savants actuels. Je ne saurais trop insister sur le fait que ceci Ă©tait du vĂ©cu. Je constatai que je pouvais marcher. Par exemple, il y avait une ombre noire qui m'intĂ©ressait particuliĂšrement et quand je marchai vers elle, je sentis que j'Ă©tais vraiment EN TRAIN de marcher. Et puis, peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, des yeux humains contemplĂšrent la petite montagne sur laquelle, des centaines de siĂšcles plus tard, serait construit l'imposant Potala. — Je ne peux vraiment rien comprendre Ă  tout ceci, MaĂźtre, dis-je. Vous me mettez Ă  l'Ă©preuve au-delĂ  de la capacitĂ© de mon cerveau. — Sottises, Lobsang, sottises. Toi et moi avons vĂ©cu ensemble de trĂšs, trĂšs nombreuses vies. Nous avons Ă©tĂ© amis vie aprĂšs vie, et tu vas continuer aprĂšs moi. J'ai dĂ©jĂ  vĂ©cu plus de quatre cents ans dans cette vie et je suis la personne, la seule personne dans tout le Tibet Ă  comprendre le fonctionnement complet de ces choses. C'est l'une de mes tĂąches. Et mon autre tĂąche il me regarda malicieusement, est celle de te former, de te transmettre mon savoir de sorte que lorsque dans un avenir proche je mourrai avec un poignard dans le dos, tu puisses ĂȘtre en mesure de te souvenir de cet endroit, de te souvenir comment y entrer, comment utiliser tous les appareils, et revivre les Ă©vĂ©nements du passĂ©. Tu seras en mesure de voir lĂ  oĂč le monde a mal tournĂ©, et je pense qu'il sera trop tard dans ce cycle particulier d'existence pour y changer grand-chose. Mais peu importe, les gens apprennent Ă  la dure parce qu'ils rejettent le moyen facile. Toute cette souffrance n'est pas nĂ©cessaire, tu sais, Lobsang. Tous ces combats entre les Afridi nom d'une tribu pachtoune ; elle est localisĂ©e dans la rĂ©gion de la passe de Khyber entre l'Afghanistan et le Pakistan — NdT et l'ArmĂ©e Britannique Indienne est inutile ; ils se battent continuellement et ils semblent penser que c'est la seule façon de faire les choses. La meilleure façon de faire une chose c'est la persuasion, pas cette tuerie, ces viols, ces assassinats, et ces tortures. Cela fait du tort Ă  la victime, mais fait encore plus de tort Ă  l'agresseur parce que tout cela retourne au Sur-Moi. Toi et moi, Lobsang, avons un assez bon bilan. Notre Sur-Moi est trĂšs satisfait de nous. — Vous avez dit notre Sur-Moi’, MaĂźtre ? Est-ce que cela veut dire que nous avons le mĂȘme ? — Eh oui, jeune sage, c'est exactement ce que cela veut dire. Cela signifie que toi et moi serons rĂ©unis vie aprĂšs vie, non seulement sur ce monde, non seulement dans cet Univers, mais partout, en tous lieux, Ă  tout moment. Toi, mon pauvre ami, tu vas avoir une vie trĂšs dure cette fois-ci. Tu seras victime de calomnies, de toutes sortes d'attaques mensongĂšres. Et pourtant, si les gens t'Ă©coutaient le Tibet pourrait ĂȘtre sauvĂ©. Au lieu de cela, dans les annĂ©es Ă  venir le Tibet sera envahi par les Chinois et dĂ©truit. Il se retourna rapidement, mais j'eus le temps de voir des larmes dans ses yeux. J'allai dans la cuisine boire un verre d'eau. — MaĂźtre, dis-je, j'aimerais que vous m'expliquiez comment il se fait que ces choses ne se gĂątent pas ? — Eh bien, regarde l'eau que tu es en train de boire. Quel Ăąge a cette eau ? Elle peut ĂȘtre aussi vieille que le monde lui-mĂȘme. Elle n'est pas gĂątĂ©e, n'est-ce pas ? Les choses ne se gĂątent que lorsqu'elles sont traitĂ©es de maniĂšre incorrecte. Par exemple, supposons que tu te coupes un doigt et qu'il commence Ă  guĂ©rir ; tu te le coupes encore et il recommence Ă  guĂ©rir ; tu te le coupes de nouveau et il recommence de nouveau Ă  guĂ©rir, mais pas nĂ©cessairement suivant le modĂšle qui Ă©tait le sien avant que tu ne te coupes. Les cellules de rĂ©gĂ©nĂ©ration s'en sont trouvĂ©es confuses elles avaient commencĂ© Ă  se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et furent de nouveau coupĂ©es. Encore une fois, elles se sont mises Ă  se dĂ©velopper selon leur modĂšle intĂ©grĂ©, et ainsi de suite. Finalement, elles ont oubliĂ© le modĂšle qu'elles auraient dĂ» suivre et se dĂ©veloppĂšrent plutĂŽt en une grosse masse, et c'est ce qu'est le cancer. Le cancer est la croissance incontrĂŽlĂ©e de cellules lĂ  oĂč elles ne devraient pas se trouver, et si chacun recevait un enseignement appropriĂ© et avait le plein contrĂŽle de son corps, il n'y aurait pas de cancer. Si l'on s'apercevait que nos cellules se mettent Ă  se dĂ©velopper d'une façon que j'appellerai dĂ©sordonnĂ©e, le corps pourrait alors arrĂȘter le processus Ă  temps. Nous avons prĂȘchĂ© Ă  ce sujet, et avons prĂȘchĂ© dans diffĂ©rents pays, et les gens se sont grandement moquĂ©s de ces natifs qui osaient venir d'un quelconque pays inconnu, des bridĂ©s’ qu'ils nous appelaient, c'est-Ă -dire ce qu'il y a de plus minable dans l'existence. Mais tu sais, nous sommes peut-ĂȘtre des bridĂ©s’, mais un jour viendra oĂč ce sera un mot honorable, digne de respect. Si seulement les gens nous Ă©coutaient, nous pourrions guĂ©rir le cancer, guĂ©rir la tuberculose. Tu as eu la tuberculose, Lobsang, tu t'en souviens, et avec ta coopĂ©ration, je t'ai guĂ©ri ; si je n'avais pas eu ta coopĂ©ration, je n'aurais pas pu te guĂ©rir. Nous restĂąmes silencieux dans un Ă©tat de communion spirituelle l'un avec l'autre. Notre association en Ă©tait une purement spirituelle, sans aucune connotation charnelle. Bien sĂ»r, il y avait certains lamas qui utilisaient leurs chelas Ă  mauvais escient, des lamas qui n'auraient pas dĂ» ĂȘtre lamas mais qui auraient dĂ» ĂȘtre — eh bien, des ouvriers, ou autre chose, parce que les femmes leur manquaient. Nous n'avions pas besoin de femmes, ni non plus d'une quelconque relation homosexuelle. La nĂŽtre, comme je l'ai dit, Ă©tait une relation purement spirituelle, comme le mĂ©lange de deux Ăąmes qui se mĂȘlent pour s'embrasser dans l'esprit, puis se retire de l'esprit de l'autre, se sentant rafraĂźchies et en possession de nouvelles connaissances. Il existe ce sentiment dans le monde d'aujourd'hui que le sexe est la seule chose qui compte, le sexe Ă©goĂŻste, non pas pour perpĂ©tuer la race, mais simplement pour les sensations agrĂ©ables qu'il procure. Le vĂ©ritable sexe est celui que nous avons quand nous quittons ce monde, la communion de deux Ăąmes, et quand nous retournerons Ă  notre Sur-Moi, nous ferons l'expĂ©rience du plus grand plaisir, de la plus grande euphorie de toutes. Nous rĂ©aliserons alors que les difficultĂ©s que nous avons endurĂ©es sur cette abominable Terre Ă©taient simplement dans le but de chasser nos impuretĂ©s, de chasser nos mauvaises pensĂ©es, mais Ă  mon avis, le monde est trop dur. Il est si dur et les humains ont tellement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© qu'ils ne peuvent plus supporter les difficultĂ©s, ils ne peuvent plus profiter des Ă©preuves, mais deviennent de pire en pire, de plus en plus mauvais, dĂ©chargeant leur rancƓur sur les petits animaux. Tout cela est dĂ©plorable parce que les chats, par exemple, sont connus comme les yeux des Dieux. Les chats peuvent aller partout personne ne prĂȘte attention Ă  un chat assis lĂ , les pattes antĂ©rieures repliĂ©es et la queue soigneusement enroulĂ©e autour du corps, les yeux mi-clos — les gens pensent que le chat se repose. Mais non, le chat travaille, il est en train de transmettre tout ce qui se passe. Votre cerveau ne peut rien voir sans vos yeux. Votre cerveau ne peut Ă©mettre un son sans votre voix, et les chats sont une autre extension des sens qui permet aux Jardiniers de la Terre de savoir ce qui se passe. Un jour, nous en serons heureux, un jour nous rĂ©aliserons que les chats nous ont sauvĂ©s de nombreuses erreurs fatales. C'est dommage qu'on ne les traite pas avec plus de bienveillance, n'est-ce pas ? Chapitre Sept "Lobsang ! LOBSANG ! Viens, nous avons du travail Ă  faire !" Je me levai tellement vite que je butai contre mes chaussures, ou plutĂŽt mes sandales ; il n'y avait rien de tel que des chaussures au Tibet. Tout le monde portait des sandales ou, pour une longue randonnĂ©e Ă  cheval, des bottes qui montaient jusqu'aux genoux. Quoi qu'il en soit, il y avait mes sandales qui valsĂšrent dans la piĂšce, et moi qui partis dans une autre direction. Je rejoignis le Lama qui me dit — Maintenant, il nous faut faire un peu d'histoire, mais de la vraie histoire, pas les Ă©lucubrations qu'ils mettent dans les livres oĂč les choses ont Ă©tĂ© changĂ©es pour ne pas contrarier qui que ce soit occupant une position de pouvoir. Il me conduisit dans la piĂšce que nous en Ă©tions venus Ă  appeler la Salle du Monde’, et nous nous assĂźmes dans le petit coin que nous appelions la console’. C'Ă©tait vraiment une chose merveilleuse ; ce simulacre du monde semblait plus grand que la piĂšce qui le contenait, chose que tout le monde sait ĂȘtre impossible. Mais le Lama qui devina mes pensĂ©es me dit — Bien entendu, quand nous entrons ici nous nous trouvons sous l'influence de la quatriĂšme dimension, et dans la quatriĂšme dimension nous pouvons avoir un modĂšle plus grand que la piĂšce qui le contient si cette piĂšce est en trois dimensions. Toutefois ne nous inquiĂ©tons pas de cela, mais plutĂŽt de ceci ce que nous voyons dans ce monde ce sont les Ă©vĂ©nements rĂ©els du monde au cours des annĂ©es passĂ©es, quelque chose comme un Ă©cho. Si tu Ă©mets un gros bruit dans une zone d'Ă©cho, il te sera renvoyĂ©. Eh bien, cela te donne une idĂ©e trĂšs succincte de ce dont il s'agit et qui, bien sĂ»r, n'est pas strictement exacte parce que j'essaie de t'expliquer en termes de troisiĂšme dimension ce qui se passe dans les quatriĂšme et cinquiĂšme dimensions. Tu devras donc faire confiance Ă  tes sens quant Ă  ce que tu vas voir, et ce que tu verras sera parfaitement exact. Nous avons vu la formation du monde, ajouta-t-il en se tournant de nouveau, nous avons vu les toutes premiĂšres crĂ©atures — des hominidĂ©s — Ă  ĂȘtre placĂ©s sur ce monde ; passons donc Ă  la prochaine Ă©tape. La piĂšce s'assombrit et je me sentis tomber. Instinctivement je m'agrippai au bras du Lama et il mit un bras autour de mes Ă©paules. — Tout va bien, Lobsang, tu ne tombes pas ; c'est simplement que ton cerveau est en train de changer pour s'adapter aux quatre dimensions. La sensation de chute cessa et je me retrouvai dans un monde choquant et effrayant. Il y avait lĂ  d'Ă©normes animaux d'une laideur surpassant tout ce que j'avais vu auparavant. De grandes crĂ©atures passaient, battant l'air de leurs ailes avec un bruit affreux pareil Ă  du vieux cuir non huilĂ©, des ailes qui pouvaient Ă  peine supporter leur corps. Cependant elles volaient et parfois d'une d'elles piquait vers le sol pour ramasser quelque chose que d'autres avaient laissĂ© tomber, mais une fois par terre elle y restait, ses ailes n'Ă©tant pas assez puissantes pour la ramener dans les airs, et elle n'avait pas de pattes pour s'aider. Des bruits indescriptibles vinrent du marais Ă  ma gauche, des bruits Ă©pouvantables qui me glacĂšrent de peur. Et alors, tout prĂšs de moi, sortant de la boue, Ă©mergea une tĂȘte minuscule au bout d'un cou dĂ©mesurĂ©. Celui-ci devait faire environ vingt pieds 6 m de long, et il fallut Ă  la chose beaucoup d'efforts pour s'extirper complĂštement et venir sur la terre ferme. Le corps Ă©tait rond, avec une queue effilĂ©e pour Ă©quilibrer les contours du cou et de la tĂȘte. Mais tandis que je regardais cette chose, et craignant qu'elle me regarde Ă  son tour, j'entendis un horrible fracas et des craquements comme si quelque chose d'Ă©norme chargeait Ă  travers la forĂȘt et Ă©crasait les troncs d'arbres comme nous le ferions de brins de paille. J'eus un aperçu de la plus formidable crĂ©ature que j'aie vue de ma vie. — Avançons d'un siĂšcle ou deux et voyons l'arrivĂ©e des premiers humains. J'eus l'impression de m'assoupir ou je ne sais quoi, parce que lorsque je regardai de nouveau le globe — mais non — non, j'Ă©tais SUR le globe, j'Ă©tais DANS le globe, j'en faisais partie. Mais, quoi qu'il en soit, lorsque je regardai de nouveau je vis s'avancer d'affreuses crĂ©atures aux sourcils Ă©pais et le cou enfoncĂ© dans les Ă©paules. Elles marchaient et j'en comptai six, portant chacune en guise d'arme un gros segment d'arbre se terminant par un nƓud pour augmenter sa rĂ©sistance, et la partie qu'ils tenaient Ă©tait plus effilĂ©e. Ces crĂ©atures avançaient et une femme les accompagnait portant un bĂ©bĂ© qu'elle allaitait tout en marchant. Ils avaient beau patauger dans la boue, on n'entendait aucun bruit d'Ă©claboussures ou autres. Tout Ă©tait silencieux. Je les regardai s'Ă©loigner, puis, encore une fois, j'eus l'impression de m'assoupir, car en regardant de nouveau, je vis une ville merveilleuse. Elle Ă©tait faite de pierres brillantes de diffĂ©rentes couleurs, des ponts barraient les rues et des oiseaux mĂ©caniques volaient dans les airs en suivant le tracĂ© des rues avec des passagers Ă  bord. Ces choses pouvaient s'arrĂȘter et planer pendant que les gens y montaient ou en descendaient. Puis, tout Ă  coup, tout le monde se tourna en regardant vers l'horizon lointain, au-dessus de la chaĂźne de montagnes, alertĂ©es par un mugissement qui venait de lĂ -bas. Et l'on vit apparaĂźtre un essaim d'oiseaux mĂ©caniques qui se mirent Ă  encercler la ville et Ă  tournoyer au-dessus. Les gens s'enfuirent dans toutes les directions. Certains Ă©taient Ă  genoux en train de prier, mais les prĂȘtres, je remarquai, ne s'arrĂȘtĂšrent pas pour prier ils mettaient toute leur Ă©nergie Ă  courir. AprĂšs quelques minutes de survol, des portes s'ouvrirent en dessous de ces choses mĂ©caniques, et des boĂźtes en mĂ©tal en tombĂšrent. Les oiseaux mĂ©caniques refermĂšrent leurs portes et repartirent Ă  toute vitesse. La ville fut projetĂ©e dans les airs et retomba sous forme de poussiĂšre, et c'est Ă  ce moment que l'on entendit le bruit de l'explosion, car la vue est tellement plus rapide que l'ouĂŻe. Nous entendĂźmes les hurlements des gens coincĂ©s sous des poutres ou enterrĂ©s dans les dĂ©combres. De nouveau, il y eut une somnolence ; je ne peux dire autrement — une somnolence — parce que j'Ă©tais inconscient d'une coupure quelconque entre ce que j'avais vu et ce que je voyais maintenant. C'Ă©tait une pĂ©riode plus tardive, et je pouvais voir que l'on construisait une grande ville, une ville d'une beautĂ© incomparable. C'Ă©tait vĂ©ritablement de l'art. Des flĂšches s'Ă©lançaient vers le ciel et des piĂšces de mĂ©tal finement ciselĂ©es reliaient les Ă©difices les uns aux autres. On voyait des gens qui allaient Ă  leurs occupations quotidiennes, achetant, vendant, debout aux coins des rues et en pleine discussion. Puis un grondement, un effrayant grondement se fit entendre suivi bientĂŽt de l'arrivĂ©e en masse de ces oiseaux mĂ©caniques en formation au-dessus des tĂȘtes, et tous les gens riaient, applaudissaient, saluaient. Les oiseaux mĂ©caniques continuĂšrent tranquillement leur chemin. Ils traversĂšrent la chaĂźne de montagnes, on entendit un terrible fracas, et ainsi l'on sut que notre cĂŽté’ prenait sa revanche sur l'ennemi pour la destruction qu'il avait causĂ©e. Mais — mais les oiseaux mĂ©caniques revenaient, ou plutĂŽt ne revenaient pas, car ce n'Ă©tait pas les nĂŽtres ; ils Ă©taient diffĂ©rents ; certains Ă©taient de formes diffĂ©rentes, plusieurs Ă©taient de diffĂ©rentes couleurs ; ils arrivĂšrent au-dessus de notre ville et lĂąchĂšrent leurs bombes de nouveau, balayant celle-ci dans une tempĂȘte de feu. Le feu rugissait et faisait rage et tout dans la ville fut brĂ»lĂ© et rasĂ©. Les dĂ©licats entrelacs des ponts virĂšrent au rouge puis au blanc, puis fondirent et du mĂ©tal liquide tomba comme de la pluie. Je me retrouvai bientĂŽt sur une plaine, la seule chose qui restait. Il n'y avait plus d'arbres, les lacs artificiels avaient disparu, transformĂ©s en vapeur. Je me tenais lĂ , regardant autour de moi, et je me demandai quel Ă©tait le sens de tout cela ; pourquoi ces Jardiniers de la Terre se battaient-ils contre d'autres Jardiniers ? Cela dĂ©passait totalement mon entendement. Puis le monde lui-mĂȘme trembla et s'assombrit. Je me retrouvai assis sur une chaise Ă  cĂŽtĂ© du Lama Mingyar Dondup. Je n'avais jamais vu personne avec une telle expression de tristesse. — Lobsang, ceci s'est produit sur ce monde depuis des millions d'annĂ©es. Il y a eu des gens de haut niveau de culture, mais pour une raison quelconque, ils se sont affrontĂ©s et se sont bombardĂ©s jusqu'Ă  ce qu'il ne reste que quelques humains ; ils se sont cachĂ©s dans des cavernes pour en sortir quelques annĂ©es plus tard et recommencer une nouvelle civilisation. Puis cette civilisation allait disparaĂźtre Ă  son tour et ses restes allaient ĂȘtre enfoncĂ©s sous la terre par les paysans qui laboureraient les terres ravagĂ©es par les batailles. Le Lama semblant extrĂȘmement triste, s'assit le menton au creux de ses mains. Puis il dit — Je pourrais te montrer l'histoire du monde dans sa totalitĂ©, mais il faudrait y passer ta vie entiĂšre. Je ne vais donc te montrer que des extraits, comme on dit, et te parlerai du reste. C'est bien triste Ă  dire, mais divers types de gens ont Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©s comme habitants de ce monde. Il y eut une race entiĂšrement noire qui arriva aprĂšs un grand chaos. Deux races blanches s'Ă©taient querellĂ©es pour Ă©tablir laquelle Ă©tait la plus puissante et, bien sĂ»r, eurent recours Ă  la guerre. C'est toujours la guerre, toujours les mauvaises pensĂ©es des gens. Si seulement les gens croyaient en un Dieu, il n'y aurait rien de tout cela. Toujours est-il que cette race entiĂšrement noire fit un horrible gĂąchis de ce monde, jusqu'au moment oĂč ces gens atteignirent finalement un trĂšs haut niveau de civilisation, beaucoup plus Ă©levĂ© que le nĂŽtre actuellement. Mais alors deux races diffĂ©rentes de gens noirs se querellĂšrent et cherchĂšrent frĂ©nĂ©tiquement Ă  fabriquer une arme plus puissante que celle de leur adversaire. Ils finirent par y arriver, et le signal fut en fait donnĂ© de libĂ©rer ces — eh bien — sortes de missiles, ce qui causa un Ă©norme bouleversement sur ce monde. La majoritĂ© des gens fut exterminĂ©e, tout juste comme on annihilerait une colonie de fourmis fĂ©roces. — Il y a toujours des survivants, et nous avons donc maintenant une race blanche, une race noire, et une race jaune. Il y a eu jadis une race verte ; Ă  cette Ă©poque les gens vivaient des centaines d'annĂ©es car leurs cellules de mĂ©moire’ Ă©taient capables de reproduire les cellules moribondes avec exactitude. Ce n'est que depuis que les cellules ont perdu leur aptitude Ă  se reproduire avec prĂ©cision que nos vies sont si courtes. Dans l'une des guerres il y eut de formidables explosions, et la majeure partie de la couverture nuageuse de la Terre fut emportĂ©e, emportĂ©e dans l'espace, et la lumiĂšre du soleil afflua avec tous ses rayons mortels. Au lieu de vivre sept ou huit cents ans, les gens virent leur durĂ©e de vie rĂ©duite Ă  environ soixante-dix ans. — Le soleil n'est pas un bon, un bienfaisant fournisseur de lumiĂšre, etc., etc. Il Ă©met des rayons nocifs pour les gens. Tu peux constater par toi-mĂȘme que les gens trop exposĂ©s aux rayons solaires ont la peau qui s'assombrit. Or, si le soleil Ă©tait bĂ©nĂ©fique la Nature n'aurait pas Ă©prouvĂ© le besoin de mettre un Ă©cran contre la lumiĂšre. Ainsi les rayons, ultra-violets et autres, affectĂšrent les humains en les rendant pires qu'ils ne l'Ă©taient dĂ©jĂ , de sorte que les deux clans de Jardiniers de la Terre devinrent encore plus fĂ©roces. Un cĂŽtĂ© Ă©tait bon et voulait voir la race humaine devenir fĂ©conde et se consacrer au bien, mais les gens exposĂ©s Ă  trop de soleil se mirent Ă  contracter la tuberculose ou le cancer. Sur toute la surface du monde, les gens furent sujets Ă  diverses maladies de la peau de caractĂšre tenace, maladies que l'on ne pouvait pas soigner. AprĂšs tout, ces rayons solaires pouvaient traverser plusieurs pieds de pierre, et il Ă©tait inutile pour les habitants du monde de se rĂ©fugier dans des maisons parce que les rayons pouvaient toujours les atteindre. — De vieux contes disent qu'il y avait Ă  cette Ă©poque des gĂ©ants. Oui, c'est vrai. Les gĂ©ants Ă©taient un clan de Jardiniers de la Terre. Ils faisaient deux Ă  trois fois la taille d'un homme moyen, ils se dĂ©plaçaient lentement, de façon plutĂŽt lĂ©thargique, et n'aimaient pas travailler. Ils essayĂšrent de retourner Ă  leur base d'origine, mais en y allant ils constatĂšrent qu'il y avait eu des problĂšmes lĂ -bas. Un clan de Jardiniers Ă©tait bon, avec un bon leader, mais l'autre clan Ă©tait mauvais. Ces derniers prospĂ©raient par des mĂ©chancetĂ©s de toutes sortes, et restaient sourds aux appels de ceux qui voulaient un monde pacifique avec une vie plus saine. — Ces bons Jardiniers comprenant Ă  quel point il Ă©tait inutile de rester Ă  leur base d'origine, rĂ©approvisionnĂšrent leurs vaisseaux, chargĂšrent de nouvelles barres de combustible, et reprirent leur vol vers la Terre. — Leurs vaisseaux pouvaient voyager plus vite que la lumiĂšre. Ils allaient si vite qu'aucun humain ne pouvait les contrĂŽler, et ils devaient donc ĂȘtre manipulĂ©s par une sorte d'ordinateur Ă©quipĂ© d'un bouclier spĂ©cial pour tenir les mĂ©tĂ©orites ou les autres obstacles Ă  distance ; sans ces boucliers les vaisseaux auraient Ă©tĂ© criblĂ©s de mĂ©tĂ©orites ou de poussiĂšre cosmique, entraĂźnant, bien sĂ»r, une perte d'air et la mort de tout l'Ă©quipage. — Finalement ils revinrent sur Terre et tombĂšrent en pleine guerre. Le mauvais cĂŽtĂ© — le clan malĂ©fique des Jardiniers de la Terre — s'Ă©taient associĂ©s trop librement avec les gens de la Terre, leur rĂ©vĂ©lant plusieurs de leurs secrets. Depuis cette Ă©poque, le monde n'a cessĂ© de se dĂ©tĂ©riorer, et il faudra une nouvelle guerre mondiale au cours de laquelle beaucoup de gens mourront. Beaucoup d'autres se cacheront dans des cavernes ou dans des crevasses de hautes montagnes. Comme leurs Sages leur avaient prĂ©dit tout ce qui allait arriver, ces gens se dirent que ce n'Ă©tait pas la peine de s'appliquer Ă  bien vivre puisque, dans quelques courtes annĂ©es, la Terre elle-mĂȘme serait peut-ĂȘtre dĂ©truite. Et nous nous rapprochons maintenant dangereusement de ce moment. J'Ă©coutai tout cela, puis je dis — L'astrologue en chef m'a prĂ©dit une vie horrible, une vie rĂ©ellement de misĂšre. Or, comment cela va-t-il aider le monde ? — Oui, tout ce que l'astrologue en chef a prĂ©dit s'est rĂ©alisĂ©, et il est vrai que tu vas traverser des moments trĂšs, trĂšs difficiles oĂč toutes les mains se lĂšveront contre toi. Mais souviens-toi que tu rĂ©ussiras dans ce que tu feras, et que lorsque tu quitteras ce monde tu ne seras pas coincĂ© dans l'astral, mais que tu iras beaucoup plus haut. Et, bien sĂ»r, tu ne retourneras jamais sur la Terre. Je ne suis pas certain que le moment soit venu de te dire tout ce qui va se passer ici, mais jetons un coup d'Ɠil Ă  quelques Ă©vĂ©nements du passĂ©. Je pense, toutefois, que nous devrions d'abord prendre un repas parce que ces reprĂ©sentations en trois dimensions fatiguent et on oublie l'heure. Nous fĂ»mes fidĂšles Ă  notre nourriture habituelle, la tsampa, et nous bĂ»mes de l'eau froide. — Il va falloir que tu t'habitues Ă  diffĂ©rentes nourritures, me dit alors le Lama, parce que dans d'autres parties du monde, les gens ne connaissent pas du tout la tsampa ; ils ont de la nourriture prĂ©cuite, scellĂ©e dans une boĂźte de conserve, et aussi longtemps que le contenant reste intact la nourriture est comestible, peu importe combien de temps elle est gardĂ©e avant d'ĂȘtre mangĂ©e. Mais, bien sĂ»r, ces boĂźtes de conserve doivent ĂȘtre gardĂ©es au froid, ce qui empĂȘche la dĂ©composition. De nos jours en Occident ils utilisent ce qu'ils appellent des glaciĂšres, de trĂšs grosses caisses remplies de glace qui entoure les boĂźtes de conserve de nourriture, et aprĂšs quelques jours les caisses doivent ĂȘtre ouvertes pour voir jusqu'Ă  quel point la glace a fondu. Si elle a beaucoup fondu, il faut alors de nouveau remplir toute la caisse de nouvelle glace. On peut toujours dire, toutefois, si la nourriture s'est gĂątĂ©e parce que les boĂźtes de conserve gonflent, montrant qu'il y a la pression d'un gaz, le gaz de la dĂ©composition, Ă  l'intĂ©rieur. Il faut alors jeter de telles conserves sous peine de s'empoisonner. — Maintenant nettoyons nos bols, et retournons visionner ce monde dont nous faisons partie. Le Lama se leva et racla les restes de tsampa, puis se dirigeant vers un tas de sable, il en prit une poignĂ©e avec laquelle il nettoya son bol. J'en fis autant tout en me disant que c'Ă©tait une horrible corvĂ©e d'avoir Ă  faire le nettoyage de nos bols Ă  chaque fois. Je me demandai pourquoi personne n'avait inventĂ© quelque chose pour contenir la nourriture et qui pourrait ĂȘtre jetĂ©e aprĂšs avoir mangĂ©. Je pensai Ă  tous les moines et tous les lamas, occupĂ©s avec leur poignĂ©e de sable fin ; toutefois, cette procĂ©dure est beaucoup plus hygiĂ©nique que celle consistant Ă  laver un bol en bois, vous savez, car si celui-ci contient quelque chose de liquide, alors, Ă©videmment, elle s'infiltrera dans le bois. Et supposons que vous ayez un beau fruit juteux dans votre bol ; vous mangez le fruit et il reste un peu de jus. Si vous lavez votre bol, vous saturez alors le bois et permettez au jus de pĂ©nĂ©trer. Non, jusqu'Ă  ce qu'il y ait un meilleur systĂšme, le sable trĂšs fin est beaucoup, beaucoup mieux que l'eau. — Depuis combien de temps pensez-vous que ce monde existe, MaĂźtre ? Le Lama me sourit tout en disant — Eh bien, tu en as dĂ©jĂ  vu une partie, et je pense que nous devrions en voir un peu plus sur le passĂ©, le prĂ©sent et le futur ; qu'en dis-tu ? Nous nous dirigeĂąmes lentement vers ce grand hall oĂč se trouvait le simulacre du monde, attendant que quelqu'un l'utilise. — Tu sais, Lobsang, nous avons tous tendance Ă  croire que ce monde est Ă©ternel, et pourtant cet Univers est en fait en train de se dĂ©truire actuellement. Il a Ă©tĂ© bel et bien Ă©tabli que tous les mondes s'Ă©loignent rapidement les uns des autres. Maintenant, la meilleure façon de t'expliquer cela est de te redire que le temps sur ce monde est entiĂšrement artificiel. Le temps rĂ©el est le temps de l'espace. Te souviens-tu de ces allumettes que je t'ai montrĂ©es qui peuvent ĂȘtre frottĂ©es sur une surface rugueuse et dont le bout s'embrase ? Eh bien, si tu Ă©tais un Dieu dans l'espace, la naissance, la vie, et la mort de ce monde ou de tout autre monde ressembleraient au grattement de cette allumette. Tout d'abord il y a la chaleur engendrĂ©e par la friction de la pointe de l'allumette sur quelque chose de dur. Puis, la pointe Ă©clate en flamme, et s'Ă©teint ensuite, ne laissant Ă  l'allumette qu'une tĂȘte rouge brĂ»lante qui se refroidit rapidement pour ne devenir qu'une masse noire brĂ»lĂ©e. Il en est ainsi de la Terre, et de toutes les autres planĂštes. Elle nous semble, nous qui vivons sur cette Terre, ĂȘtre Ă©ternelle, mais si tu imagines qu'une personne des plus minuscules soit placĂ©e sur la tĂȘte de l'allumette lorsqu'elle se refroidit, elle croira qu'elle vit sur un monde qui durera Ă  tout jamais. Comprends-tu lĂ  oĂč je veux en venir ? — Oui, MaĂźtre, je comprends. Un lama qui avait Ă©tudiĂ© dans une grande Ă©cole en Allemagne m'a dĂ©jĂ  parlĂ© en ces mĂȘmes termes. Il utilisa pratiquement les mĂȘmes mots que vous, mais il ajouta qu'aprĂšs plusieurs millions d'annĂ©es la tĂȘte de l'allumette, ou le monde, atteindrait environ vingt millions de degrĂ©s Fahrenheit 11 000 000 °C parce qu'il lui faut une certaine tempĂ©rature pour que l'hydrogĂšne qui se trouve dans l'atmosphĂšre puisse ĂȘtre transformĂ© en carbone, en oxygĂšne et en divers autres Ă©lĂ©ments. Il m'a Ă©galement dit qu'avant la fin du monde le globe terrestre gonfle. — Oui, c'est parfaitement vrai. Tu dois te souvenir qu'ils ne savent rien de ces choses dans le monde Occidental, car ils n'ont rien de semblable Ă  ce que nous avons ici. Nous avons en fait ici les instruments que les super-scientifiques d'il y a peut-ĂȘtre un milliard d'annĂ©es ont fabriquĂ©s — ont fabriquĂ©s pour durer un milliard d'annĂ©es ou plus. Ces machines sont restĂ©es ici pendant des centaines, des milliers de siĂšcles, jusqu'Ă  ce qu'arrive quelqu'un qui sache les faire fonctionner. Je sais comment les faire marcher, Lobsang, et je vais t'apprendre, et tu auras une vie d'Ă©preuves afin de savoir Ă  quoi ressemble vraiment le monde. Et grĂące Ă  cette formation que tu pourras ramener Ă  Patra, tu pourras faciliter la tĂąche Ă  d'autres mondes. — MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© le mot Patra’, mais je ne connais aucun monde portant ce nom, dis-je. — Non, je le sais, mais tu vas bientĂŽt le connaĂźtre. Je vais te montrer Patra en ce monde, mais il y a tant de choses Ă  voir d'abord, et j'ai toujours trouvĂ© inutile d'avoir un instrument qui produise des rĂ©sultats prĂ©visibles ; mais aussi, si l'opĂ©rateur ne sait pas comment faire fonctionner la machine et comment elle en est arrivĂ©e au rĂ©sultat final, il s'agit vraiment d'un trĂšs mĂ©diocre opĂ©rateur. Aucun instrument ne devrait ĂȘtre utilisĂ© Ă  moins que l'opĂ©rateur potentiel ne puisse faire les choses pour lesquelles l'instrument a Ă©tĂ© conçu. Nous atteignĂźmes la piĂšce — on devrait dire une salle, en fait, Ă  cause de sa taille — et entrĂąmes. ImmĂ©diatement apparut une faible lueur et nous vĂźmes l'aube faire lentement place Ă  la lumiĂšre du jour. C'Ă©tait une aube d'un genre diffĂ©rent de ce que nous voyons aujourd'hui, car maintenant toutes ces magnifiques couleurs que nous voyons au lever et au coucher du soleil ne sont que des reflets de la pollution de l'atmosphĂšre. À cette Ă©poque la pollution’ Ă©tait en fait de la nourriture pour la Terre, de la nourriture pour le sol qui est le produit des Ă©ruptions volcaniques, et ce sont ces volcans qui donnĂšrent aux mers leur teneur en sel. Sans sel on ne pourrait pas vivre. Nous nous assĂźmes derriĂšre la console. — Regardons un peu au hasard, dit le Lama Mingyar Dondup. Nous avons tout notre temps. LĂ -bas ils doivent ĂȘtre contents d'ĂȘtre un moment dĂ©barrassĂ©s de nous, surtout de toi petit chenapan, qui t'amuses Ă  lancer des choses sur les crĂąnes rasĂ©s des gens. Alors — au tout dĂ©but les animaux, la premiĂšre forme de vie sur Terre, Ă©taient vraiment d'Ă©tranges crĂ©atures. Par exemple, le brachiosaure de son nom scientifique Brachiosaurus — NdT Ă©tait probablement la plus Ă©trange crĂ©ature qui ait jamais Ă©tĂ© vue sur cette Terre. Il y a eu toutes sortes de choses bizarres. Par exemple, l'ultrasaurus Ă©tait un animal trĂšs particulier. Il devait avoir une pression artĂ©rielle trĂšs Ă©levĂ©e car sa tĂȘte pouvait ĂȘtre Ă  plus de soixante pieds 18 m dans les airs ; en plus, cet animal pesait environ quatre-vingts tonnes et avait deux cerveaux celui situĂ© dans la tĂȘte actionnait les mĂąchoires et les pattes de devant, et celui Ă  l'arriĂšre, c'est-Ă -dire celui juste derriĂšre le bassin, activait la queue et les pattes arriĂšre. Cela me rappelle toujours une question que l'on m'a posĂ©e "Qu'arrive-t-il lorsque l'une ou plusieurs des pattes d'un mille-pattes perdent la cadence ?" C'est une question Ă  laquelle il m'est impossible de rĂ©pondre avec un degrĂ© quelconque de prĂ©cision. Tout ce que je peux dire c'est que la crĂ©ature avait peut-ĂȘtre quelque autre crĂ©ature spĂ©ciale veillant sur elle et voyant Ă  ce qu'elle ne se croise pas les pattes en marchant. — Eh bien, Lobsang, que veux-tu voir ? continua le Lama. Nous avons beaucoup de temps et tu peux donc me dire ce qui t'intĂ©resse le plus. Je rĂ©flĂ©chis un moment et rĂ©pondis — Ce lama Japonais que nous avons accueilli nous a racontĂ© un tas de choses curieuses et je ne sais toujours pas si je peux le croire ou non. Il nous a racontĂ© que le monde Ă©tait autrefois trĂšs chaud, qu'il devint tout Ă  coup trĂšs froid, et que sa surface se recouvrit de glace. Pouvons-nous voir cela ? — Oui, bien sĂ»r que nous le pouvons. Il n'y a pas la moindre difficultĂ©. Mais, tu sais, cela s'est produit plusieurs fois. Tu vois, le monde a des milliards d'annĂ©es, et aprĂšs un certain nombre de millions d'annĂ©es, il y a une pĂ©riode glaciaire. Par exemple, au PĂŽle Nord actuellement il y a une profondeur de six cents pieds 183 m de glace dans l'eau, et si toute la glace fondait et que les icebergs fondaient Ă©galement, tout le monde sur Terre se noierait parce que tout serait submergĂ© — sauf pour nous au Tibet qui serions trop hauts pour que l'eau nous atteigne. Il se tourna vers la console, consulta toute une colonne de chiffres, et alors la lumiĂšre de la grande salle, ou de la piĂšce, ou comme il vous plaira de l'appeler, s'estompa. Pendant quelques secondes nous fĂ»mes dans l'obscuritĂ©, puis apparut une lueur rougeĂątre, trĂšs particuliĂšre, absolument particuliĂšre et, venant des pĂŽles, le Nord et le Sud, arrivĂšrent des traĂźnĂ©es de lumiĂšre bigarrĂ©es. — C'est l'aurore borĂ©ale, ou l'Aura du monde. Nous pouvons la voir parce que, mĂȘme si nous semblons ĂȘtre sur Terre, nous sommes loin de cette manifestation, et c'est pourquoi nous la voyons. La lumiĂšre devint plus vive, devint Ă©blouissante, si brillante qu'il nous fallut la regarder les yeux pratiquement fermĂ©s. — OĂč est le Tibet ? demandai-je. — Nous sommes debout dessus, Lobsang, nous nous tenons dessus. Et tout ce que tu vois lĂ  en bas est de la glace. Je regardai cette glace, me demandant de quoi il s'agissait parce que — eh bien, il y avait de la glace verte, il y en avait de la bleue, et il y en avait qui Ă©tait complĂštement transparente, aussi transparente que l'eau la plus limpide. Je ne pouvais tout simplement pas comprendre. — J'en ai assez vu, dis-je, c'est un spectacle dĂ©primant. Le Lama rit et activa Ă  nouveau les commandes de la console ; le monde tourna et vacilla avec la vitesse. Il tournait si vite que tout Ă©tait gris ; il n'y avait ni obscuritĂ© ni luminositĂ©, seulement cette grisaille, puis il ralentit et nous nous trouvĂąmes devant une grande ville, une ville fantastique. C'Ă©tait une ville qui avait Ă©tĂ© construite juste avant l'avĂšnement des SumĂ©riens. Elle avait Ă©tĂ© construite par une race dont il n'existe plus maintenant aucune trace Ă©crite, aucune mention Ă  son sujet dans l'histoire et, en fait, il n'y eut que la plus vague allusion aux SumĂ©riens dans les livres d'histoire. Mais ils arrivĂšrent en conquĂ©rants, pillĂšrent, violĂšrent et ravagĂšrent la ville, et l'ayant rĂ©duite Ă  un Ă©tat tel qu'il ne resta plus pierre sur pierre, ils partirent et — selon les livres d'histoire — ils disparurent quelque part sans laisser de trace. Bien entendu, sans laisser de trace’, car ils partirent et quittĂšrent la Terre dans d'immenses vaisseaux spatiaux. Je ne pouvais pas comprendre comment ces gens pouvaient ĂȘtre assez sauvages pour venir et tout simplement dĂ©truire une ville — apparemment par plaisir. Bien sĂ»r ils capturĂšrent beaucoup de femmes et c'Ă©tait peut-ĂȘtre en partie la raison. Il me vint Ă  l'esprit que je regardais quelque chose qui pourrait changer toute l'histoire de l'humanitĂ©. — MaĂźtre, dis-je, j'ai vu toutes ces choses, j'ai vu toutes ces merveilleuses, merveilleuses inventions, mais il me semble que trĂšs peu de personnes les connaissent. Or, sĂ»rement que si tout le monde les connaissait viendrait un moment oĂč il y aurait la paix dans le monde entier, car qu'y aurait-il Ă  combattre si tout pouvait ĂȘtre connu grĂące Ă  ces instruments ou ces machines ? — Non, Lobsang, il n'en est pas ainsi, mon garçon, il n'en est pas ainsi. S'il y avait la moindre chance que les gens soient au courant de ceci, on verrait accourir des hommes d'affaires corrompus avec leurs gardes armĂ©s qui prendraient possession de tout et tueraient tous ceux d'entre nous qui savons, puis ils utiliseraient les instruments pour contrĂŽler le monde. Pense Ă  cela. Un capitaliste corrompu devenu le roi du monde, et faisant de tous et chacun son esclave. — Eh bien, je ne peux pas comprendre l'attitude des gens, parce que nous savons que le Tibet sera envahi par les Chinois, nous savons qu'ils emporteront tous nos prĂ©cieux livres pour les Ă©tudier. Qu'est-ce qui les empĂȘchera de conquĂ©rir le monde ? — Lobsang, mon cher ami, te voilĂ  simplet, faible d'esprit, ou je ne sais quoi. Tu ne crois pas que nous laisserions un conquĂ©rant s'emparer de ces choses-lĂ , n'est-ce pas ? Pour commencer, nous en avons des copies exactes dans l'ExtrĂȘme-Arctique, lĂ  oĂč les hommes peuvent Ă  peine se mouvoir Ă  cause du froid. Mais Ă  l'intĂ©rieur des chaĂźnes de montagnes tout est chaud, paisible et confortable, lĂ  oĂč nous pouvons avoir les yeux sur le monde, voir exactement ce qui se passe et, si nĂ©cessaire, prendre des mesures. Mais tout ce matĂ©riel — il indiqua d'un geste autour de lui — tout ceci sera dĂ©truit, explosĂ©, et mĂȘme piĂ©gĂ©. D'abord les Britanniques et les Russes tenteront de conquĂ©rir le Tibet, mais ils Ă©choueront ; ils seront la cause d'une terrible quantitĂ© de morts, mais ils ne rĂ©ussiront pas Ă  vaincre. Toutefois, ils auront donnĂ© aux Chinois l'idĂ©e de la façon de s'y prendre pour rĂ©ussir, et ceux-ci viendront et conquerront le Tibet, le conquerront en partie, du moins. Mais malgrĂ© tout, ils ne pourront mettre la main sur aucune de ces machines, sur aucun des livres Saints ou des livres mĂ©dicaux, car nous prĂ©voyons tout ceci depuis des annĂ©es, depuis des siĂšcles, en fait, et de faux ouvrages ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©s qui seront mis en place dĂšs que les Chinois commenceront l'invasion. La ProphĂ©tie, tu le sais, dit que le Tibet survivra jusqu'Ă  ce que des roues entrent dans notre pays, et quand des roues entreront au Tibet, ce sera la fin de notre pays. Mais n'aies aucune crainte, tous nos trĂ©sors, tout notre grand savoir vieux de millions d'annĂ©es, sont cachĂ©s en toute sĂ©curitĂ©. Je connais l'endroit ; j'y suis allĂ©. Et toi, Ă©galement, tu en connaĂźtras l'emplacement parce qu'on va te le montrer. Je serai tuĂ© au cours de ta vie, en fait avant que tu ne quittes le Tibet, et tu seras l'un des rares hommes Ă  pouvoir faire fonctionner ces machines et Ă  savoir les entretenir. — BontĂ© divine ! mais il faudrait plusieurs vies pour apprendre Ă  entretenir ces machines ! m'Ă©criai-je. — Non, tu apprendras qu'elles se rĂ©parent elles-mĂȘmes. Tu n'auras qu'Ă  effectuer quelques manipulations et la machine, ou plutĂŽt, les autres machines, vont rĂ©parer celle qui est dĂ©fectueuse. Tu vois, elles n'en ont pas pour tellement longtemps Ă  exister, ces machines, car d'ici plusieurs annĂ©es encore, en 1985, les circonstances vont changer et il y aura une troisiĂšme Guerre Mondiale qui durera assez longtemps, et aprĂšs l'an 2000 il y aura de trĂšs nombreux changements, certains pour le meilleur, d'autres pour le pire. Nous sommes en mesure de les voir Ă  travers le Rapport Akashique des ProbabilitĂ©s. Or, l'Homme n'est pas sur des rails, tu sais, incapable de s'Ă©carter d'une trajectoire dĂ©finie. L'Homme a la libertĂ© de choix Ă  l'intĂ©rieur de certaines limites, celles-ci Ă©tant dĂ©terminĂ©es par le type astrologique de la personne. Mais nous pouvons voir de façon trĂšs prĂ©cise ce qui arrivera Ă  un pays, et c'est ce que nous allons faire trĂšs bientĂŽt, car je veux te montrer quelques-unes des merveilles du monde. Nous allons nous rĂ©gler sur diffĂ©rentes situations, Ă  diffĂ©rentes Ă©poques. — Mais, MaĂźtre, comment vous est-il possible de vous mettre Ă  l'Ă©coute de sons depuis longtemps disparus, de sons, d'images, et de tout le reste ? Quand une chose s'est produite, elle est bel et bien terminĂ©e. — Non pas, Lobsang, non pas. La matiĂšre est indestructible, et les impressions qui Ă©manent de ce que nous disons ou faisons nous quittent et circulent dans l'Univers, circulent encore et encore dans l'Univers. Avec cette grosse machine nous pouvons remonter environ deux milliards d'annĂ©es en arriĂšre. Toutefois, Ă  deux milliards d'annĂ©es l'image est un peu floue mais tout de mĂȘme assez claire pour voir ce que c'est. — Eh bien, je ne comprends pas comment on peut extraire des sons et des images du nĂ©ant. — Lobsang, dans quelques annĂ©es il y aura quelque chose appelĂ© le sans fil’ la TSF — NdT. On est en train de l'inventer Ă  l'heure actuelle, et avec elle on pourra capter ce qu'on appellera des programmes radio, et si le rĂ©cepteur est d'assez bonne qualitĂ© il pourra capter n'importe quel Ă©metteur du monde, et plus tard encore ils auront ces boĂźtes radio qui capteront des images. Tout cela a Ă©tĂ© fait auparavant, et Ă  mesure que les civilisations se succĂšdent, les mĂȘmes choses sont parfois rĂ©-inventĂ©es. Il arrive qu'une version amĂ©liorĂ©e en rĂ©sulte, mais dans ce cas-ci, apparemment, la chose appelĂ©e sans fil donne beaucoup de problĂšmes parce que l'information doit ĂȘtre rapportĂ©e du monde astral par les scientifiques qui croient l'inventer. Mais, de toute façon, crois-moi sur parole que nous pouvons continuer et voir ce qui va se passer dans le monde. Malheureusement notre limite supĂ©rieure sera de trois mille ans ; nous ne pouvons aller plus loin, nos images deviennent trop floues, trop confuses, pour que nous puissions les dĂ©chiffrer. Quant Ă  toi, beaucoup de souffrances et beaucoup de voyages t'attendent, et tu seras la victime de toutes sortes de gens sans scrupules qui n'aimeront pas ce que tu fais et essaieront de ternir ta rĂ©putation. Sur cette machine, durant les prochains jours Ă  venir, tu vas voir de nombreux points saillants de ta vie. Mais voyons d'abord certaines choses prises au hasard. Maintenant, regarde voici les Ă©vĂ©nements importants dans un endroit appelĂ© Égypte. Le Lama ajusta divers contrĂŽles et nous vĂźmes l'obscuritĂ©, puis tout au haut de la ligne d'horizon de l'obscuritĂ© se dĂ©tachaient des triangles noirs. Cela n'avait aucun sens pour moi, aussi poussa-t-il graduellement un contrĂŽle et le monde passa petit Ă  petit Ă  la lumiĂšre du jour. — Regarde, dit-il, voici la construction des Pyramides. Dans les annĂ©es Ă  venir les gens vont se demander et se demander comment ces grands blocs de pierre ont pu ĂȘtre dĂ©placĂ©s sans toutes sortes de mĂ©canismes. Elles le furent par lĂ©vitation. — Oui, MaĂźtre, j'ai beaucoup entendu parler de la lĂ©vitation, mais je n'ai pas la moindre idĂ©e de la façon dont cela fonctionne. — Eh bien, tu vois, le monde a une attraction magnĂ©tique. Si tu lances un objet dans les airs, le magnĂ©tisme de la Terre le fera retomber. Si tu tombes d'un arbre, tu vas vers le bas, non vers le haut, parce que le magnĂ©tisme de la Terre est tel qu'il te fait retomber sur la Terre. Mais nous possĂ©dons des dispositifs qui sont anti-magnĂ©tiques Ă  la Terre ; nous devons les garder avec grand soin sous bonne garde en tout temps, parce que si une personne non entraĂźnĂ©e mettait la main sur l'une de ces choses, elle pourrait se retrouver dans les airs sans pouvoir revenir sur Terre. La chute, dans ce cas, serait vers le haut. Le contrĂŽle se fait Ă  l'aide de deux grilles dont l'une est accordĂ©e au magnĂ©tisme de la Terre, tandis que l'autre est en opposition Ă  son magnĂ©tisme. Maintenant, quand les grilles sont dans une certaine position, les plaques vont flotter, sans monter ni descendre. Mais si on pousse un levier qui modifie la relation des grilles l'une par rapport Ă  l'autre, dans un sens donnĂ©, le levier renforce alors le magnĂ©tisme de la Terre, et ainsi les plaques, ou la machine, s'affaissent sur la Terre. Mais si l'on veut faire monter, nous poussons le levier dans l'autre sens pour que prenne effet l'anti-magnĂ©tisme et que la Terre repousse au lieu d'attirer, et l'on peut ainsi faire monter dans les airs. C'est le dispositif utilisĂ© par les Dieux quand ils ont créé ce monde tel qu'il est maintenant. Un homme pouvait soulever ces blocs de cent tonnes et les mettre en position sans forcer, puis, lorsque le bloc Ă©tait dans la position prĂ©cise dĂ©sirĂ©e, le courant magnĂ©tique Ă©tait coupĂ© et le bloc se trouvait immobilisĂ© en position par l'attraction de la gravitĂ© terrestre. C'est ainsi que les Pyramides furent construites, c'est ainsi que de nombreuses choses Ă©tranges, inexplicables, furent construites. Par exemple, nous disposons de cartes de la Terre depuis des siĂšcles, et nous sommes les seuls Ă  avoir ces cartes parce que nous seuls avons ces dispositifs d'anti-gravitĂ© et ils ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour cartographier le monde avec exactitude. Mais ce n'est plus l'heure de continuer Ă  discuter. Je pense qu'il est temps de manger quelque chose, puis nous examinerons mes jambes, et ce sera ensuite le moment d'aller dormir car demain est un nouveau jour, un jour sans prĂ©cĂ©dent. Chapitre Huit — Lobsang ! Allez, c'est l'heure de la leçon. Mon esprit se reporta Ă  une autre leçon. C'Ă©tait au Potala. Je m'Ă©tais absentĂ© quelques jours avec le Lama Mingyar Dondup, et de retour au Potala, il me dit — Les leçons de cet aprĂšs-midi sont sur le point de commencer ; tu ferais mieux d'y aller maintenant. Je hochai la tĂȘte quelque peu dĂ©couragĂ© et me rendis Ă  la salle de classe. Le Lama-Professeur leva la tĂȘte, puis son visage prenant une expression de rage, il me pointa du doigt en criant — Dehors ! Dehors ! Je ne veux pas de toi dans ma classe. Il n'y avait rien d'autre Ă  faire je tournai les talons et sortis. Quelques-uns parmi les autres chelas gloussĂšrent quelque peu, et le Lama-Professeur se jeta sur eux en distribuant des coups de bĂąton Ă  la ronde. Je me rendis Ă  ce que nous appelions notre terrain de jeu et m'y promenai en traĂźnant les pieds. Le Lama Mingyar Dondup tourna le coin, m'aperçut, et venant Ă  moi il me dit — Je te croyais en classe. — J'y suis allĂ©, MaĂźtre, mais le Professeur Ă©tait en colĂšre contre moi ; il m'a ordonnĂ© de sortir et m'a dit qu'il n'y aurait dĂ©sormais plus de place pour moi dans ses cours. — Vraiment ? rĂ©pondit mon Guide. Viens avec moi, nous allons voir ensemble de quoi il est question. Nous marchĂąmes cĂŽte Ă  cĂŽte le long du corridor. Le plancher en Ă©tait toujours particuliĂšrement glissant Ă  cause du beurre fondu qui se rĂ©pandait chaque fois que nous passions avec nos lampes Ă  beurre et qui se solidifiait du fait de la tempĂ©rature trĂšs basse. Le misĂ©rable endroit ressemblait parfois Ă  une patinoire. Mais nous marchĂąmes ensemble jusqu'Ă  la salle de classe et nous entrĂąmes. Le Lama-Professeur Ă©tait en pleine fureur et frappait les garçons au hasard. En voyant le Lama Mingyar Dondup, il parut secouĂ© et devint vraiment trĂšs pĂąle, puis il retourna Ă  son estrade. — Quel est le problĂšme ici ? demanda le Lama Mingyar Dondup. — Aucun problĂšme ici sauf que ce garçon en me pointant du doigt dĂ©range toujours la classe. On ne sait jamais s'il va ĂȘtre prĂ©sent ou absent, et je ne veux pas enseigner Ă  un tel garçon. — Ah bon, c'est donc cela ! Ce garçon, Lobsang Rampa, est soumis aux ordres spĂ©ciaux du Grand TreiziĂšme, et vous devez obĂ©ir Ă  ces ordres exactement comme je le fais. Suivez-moi, nous allons voir le Grand TreiziĂšme immĂ©diatement. Le Lama Mingyar Dondup se retourna et sortit, suivi du Lama-Professeur qui, sans broncher, tenait toujours son bĂąton Ă  la main. — Ça alors ! s'exclama l'un des garçons, je me demande ce qui va se passer maintenant ; je pensais qu'il Ă©tait devenu fou. Il s'est dĂ©chaĂźnĂ© sur nous tous et tu peux voir les meurtrissures sur nos visages. Que va-t-il arriver maintenant ? Il n'eut pas longtemps Ă  attendre parce que le Lama Mingyar Dondup revint trĂšs bientĂŽt, accompagnĂ© d'un Lama assez jeune et Ă  l'air studieux. Le Lama Mingyar Dondup nous le prĂ©senta solennellement en disant — Il sera votre Professeur Ă  partir de maintenant et je veux voir une grande amĂ©lioration dans votre comportement et dans le travail Ă  faire. Il se tourna vers le nouveau Professeur et lui dit — Lobsang Rampa est sous ordres spĂ©ciaux. Il devra parfois s'absenter de cette classe pour plusieurs jours. Vous ferez de votre mieux pour l'aider Ă  rattraper son retard. Les deux Lamas se saluĂšrent en s'inclinant gravement, et Mingyar Dondup nous quitta. Je ne m'expliquai pas pourquoi ce souvenir ancien m'Ă©tait brusquement revenu en mĂ©moire, mais — — HĂ©, Lobsang, tu n'as pas entendu un mot de ce que j'ai dit, n'est-ce pas ? — Non, MaĂźtre, j'Ă©tais en train de penser Ă  cette Ă©poque oĂč je ne pouvais pas ĂȘtre acceptĂ© en classe, et je me demandais comment un tel Lama pouvait tout aussi bien devenir Professeur. — Oh, eh bien, il y a de bonnes personnes et il y en a de mauvaises, et je suppose que cette fois-lĂ  nous sommes tombĂ©s sur une mauvaise personne. Mais peu importe, tout est rĂ©glĂ© maintenant. Nous pouvons dire que je suis dĂ©sormais ton Gardien. Je ne sais pas s'il me faut une laisse ou un collier pour toi, mais je suis ton Gardien et je suis celui qui prend les dĂ©cisions, ce qu'aucun autre Professeur ne peut faire. Il me sourit en mĂȘme temps que j'affichai un trĂšs large sourire. Je pouvais apprendre avec Mingyar Dondup. Il ne s'arrĂȘtait pas au rĂšglement, mais il nous parlait des choses du grand monde extĂ©rieur oĂč il avait tant voyagĂ©. — Eh bien, Lobsang, nous ferions mieux de commencer Ă  un niveau trĂšs Ă©lĂ©mentaire, parce que tu devras enseigner aux gens du grand monde extĂ©rieur, et mĂȘme si tu connais probablement toute la premiĂšre partie de ce que je vais te dire, la rĂ©pĂ©tition ne te fera pas de mal du tout. Elle pourra mĂȘme servir Ă  t'enfoncer la connaissance d'un pouce cm ou deux de plus. La façon dont il dit cela impliquait un compliment et je rĂ©solus Ă  nouveau de lui faire honneur. Si j'ai rĂ©ussi ou Ă©chouĂ©, seul le temps le dira, quand nous serons de retour Ă  Patra. — Nous allons imaginer un corps vivant. La personne est Ă©tendue et s'endort ; sa forme astrale sort alors de ce corps et voyage quelque part, et si le dormeur n'est pas une personne trĂšs Ă©voluĂ©e, il se rĂ©veillera en pensant qu'il a rĂȘvĂ©, et rien de plus. Mais dans le cas d'une personne entraĂźnĂ©e, elle paraĂźtra profondĂ©ment endormie, alors que tout ce temps elle fait un voyage astral contrĂŽlĂ© et reste toujours consciente de ce qui se passe prĂšs de son corps physique. Elle sortira de son corps physique et voyagera lĂ  oĂč elle le dĂ©sire, lĂ  oĂč elle a dĂ©cidĂ© d'aller. On peut voyager partout au monde par le voyage astral, et si l'on s'entraĂźne on peut se souvenir de tout ce qui est arrivĂ© quand on retourne Ă  son corps de chair. — Lorsqu'une personne meurt c'est parce que la personne astrale veut se dĂ©barrasser de son corps de chair. Ce dernier est peut-ĂȘtre invalide et ne fonctionne plus correctement, ou peut-ĂȘtre a-t-il appris tout ce qu'il avait besoin d'apprendre dans cette incarnation particuliĂšre, car les gens reviennent sur Terre encore et encore jusqu'Ă  ce que leurs leçons soient apprises. Toi et moi sommes diffĂ©rents parce que nous venons d'un niveau au-delĂ  de l'astral, nous venons de Patra dont nous reparlerons un peu plus tard. — Lorsque la forme astrale est complĂštement libĂ©rĂ©e du corps physique, que la Corde d'Argent a Ă©tĂ© coupĂ©e et la Coupe d'Or brisĂ©e, l'entitĂ© qui Ă©tait dans ce corps est alors libre d'aller et venir, libre de faire plus ou moins ce qu'elle veut. Puis aprĂšs un certain temps elle se fatigue de — eh bien — simplement errer, et elle consulte une section spĂ©ciale des AutoritĂ©s en place dont la seule tĂąche est de conseiller les gens de l'astral sur ce qui leur conviendrait le mieux devraient-ils rester dans l'astral et en apprendre un peu plus, ou devraient-ils retourner sur Terre dans des circonstances diffĂ©rentes afin d'apprendre Ă  la dure. Vois-tu, quand les gens sont au stade du Sur-Moi — oh, c'est encore loin de toi pour le moment, Lobsang — ils ne peuvent pas ressentir la douleur, et ils apprennent plus rapidement par la douleur que par la gentillesse. Par consĂ©quent, il sera peut-ĂȘtre planifiĂ© que cette personne doive retourner sur Terre avec une forte envie de tuer ; elle naĂźtra de parents qui seront les plus susceptibles de lui donner l'occasion de tuer quelqu'un. Maintenant, sa tĂąche sera de lutter contre son dĂ©sir innĂ© d'assassiner, et si elle traverse la vie sans tuer personne, cette vie aura Ă©tĂ© un succĂšs complet. Elle aura appris Ă  se contrĂŽler et, dans ce cas, elle sera en mesure d'avoir une pĂ©riode de repos dans l'astral, puis, de nouveau, elle s'adressera au ComitĂ© des Conseillers pour savoir ce qu'ils attendent d'elle la prochaine fois. Elle pourrait se voir dotĂ©e d'une inclination Ă  devenir un grand missionnaire, enseignant les mauvaises choses. Eh bien, encore une fois, elle naĂźtra de parents qui peuvent lui donner l'opportunitĂ© d'ĂȘtre un missionnaire, et alors tout dĂ©pendra de sa compĂ©tence dans ce travail, et si elle rĂ©alisait qu'elle enseigne les mauvaises choses, elle pourrait apporter un changement et en retirer beaucoup d'avantages. Elle pourrait, par exemple, rĂ©aliser qu'il ne peut pas y avoir d'immaculĂ©e conception Ă  moins que la progĂ©niture ne soit une fille. Sous certaines circonstances les femmes peuvent donner naissance Ă  des enfants sans l'aide, nul doute agrĂ©able, d'un homme, mais dans tous les cas l'enfant ainsi nĂ© sera une fille. Si elle grandit, se marie et a un enfant, il sera alors du sexe fĂ©minin, ou un enfant mĂąle de trĂšs faible constitution. Tu n'auras jamais une personne de caractĂšre dominant qui soit nĂ©e sans l'aide d'un homme. — Dans l'astral, les gens peuvent voir leurs erreurs et font peut-ĂȘtre quelque chose pour remĂ©dier au mal qu'ils ont fait Ă  d'autres personnes. Savais-tu, Lobsang, que chaque personne sur Terre doit passer par l'ensemble du Zodiaque et Ă©galement par tous les quadrants du Zodiaque, parce que la composition astrologique d'une personne a une trĂšs grande influence sur la façon dont elle progresse et sur sa situation sociale. Par exemple, une personne nĂ©e sous le signe du BĂ©lier pourrait devenir un excellent boucher, mais si ses parents Ă©taient de statut social assez Ă©levĂ©, elle pourrait devenir un excellent chirurgien pas beaucoup de diffĂ©rence entre les deux, tu sais. On m'a affirmĂ© qu'un cochon et un humain ont le mĂȘme goĂ»t ; non pas que j'aie dĂ©jĂ  essayĂ© ou que je compte essayer. Je rĂ©flĂ©chis Ă  ceci un moment avant de dire — MaĂźtre, est-ce que cela signifie que nous devons vivre sous chaque signe du Zodiaque — Mars, VĂ©nus, et tous les autres — et vivre ensuite sous le mĂȘme signe astrologique du Soleil avec tous ses diffĂ©rents quadrants ? — Eh bien oui, bien sĂ»r que oui. La diffĂ©rence causĂ©e par chaque quadrant est presque incroyable, parce que si nous prenons un signe du Soleil, la premiĂšre partie du quadrant contiendra alors non seulement le signe du Soleil, mais aussi de fortes indications provenant du signe prĂ©cĂ©dent. Alors que dans le centre des quadrants le signe du Soleil sera l'influence prĂ©dominante, en progressant Ă  travers un signe donnĂ© et en arrivant Ă  la derniĂšre partie du quadrant, les indications seront alors trĂšs fortes en faveur du signe suivant sur le tableau. Je te dis tout cela parce qu'il se peut que tu doives expliquer ce genre de choses aux gens dans l'avenir. Ainsi chaque personne passe Ă  travers chaque partie du Zodiaque non pas nĂ©cessairement dans le mĂȘme ordre, mais dans l'ordre qui lui permet de tirer le meilleur parti des choses qui doivent ĂȘtre apprises. — On ne cesse de me rappeler, MaĂźtre, que j'aurai une vie trĂšs difficile, pleine de souffrances, etc., etc. Eh bien, pourquoi doit-il y avoir tant de souffrances ? Le Lama Mingyar Dondup regarda ses pieds pendant un instant, puis reprit — Tu as une trĂšs grande tĂąche Ă  accomplir, une noble tĂąche, et tu vas te rendre compte que des gens qui eux-mĂȘmes ne sont pas nobles vont tenter de t'empĂȘcher de rĂ©ussir, qui s'abaisseront Ă  toutes sortes de piĂšges pour t'empĂȘcher de parvenir au succĂšs. Tu vois, les gens deviennent envieux si tu fais quelque chose, Ă©cris quelque chose, ou dessines quelque chose qui est assurĂ©ment supĂ©rieur au livre ou au dessin qui Ă©tait le meneur incontestĂ© avant ton effort. Maintenant, je sais que tout cela semble trĂšs dĂ©routant, mais il en est ainsi. Tu seras l'objet de jalousies inouĂŻes et — pauvre Ăąme — tu auras beaucoup de problĂšmes causĂ©s par les femmes, non pas Ă  cause de relations sexuelles avec elles, mais parce que, par exemple, la femme de quelqu'un te montrera de l'amitiĂ© et son mari, incomprĂ©hensif, sera fou de jalousie. Et puis, d'autres femmes seront jalouses parce qu'elles t'auront souri et que tu ne leur auras pas rendu leur sourire. Oh, Lobsang, mĂ©fie-toi des femmes ; c'est ce que j'ai fait toute ma vie et je m'en rĂ©jouis. Je tombai dans un sombre silence, rĂ©flĂ©chissant Ă  mon terrible destin, et le Lama me dit alors — Rassure-toi, je sais que tu ne connais rien du tout aux femmes, mais bientĂŽt tu auras l'occasion d'examiner l'intĂ©rieur et l'extĂ©rieur de leurs corps, parce que lorsque tu nous quitteras pour aller Ă  Chongqing dans quelques annĂ©es, tu verras des cadavres, hommes et femmes, dans des salles de dissection. Au dĂ©but, ton estomac fera pas mal des siennes, mais peu importe, aprĂšs un jour ou deux tu auras dĂ©jĂ  pris l'habitude de les voir, et d'aprĂšs le Rapport des ProbabilitĂ©s, tu vas devenir vraiment un excellent docteur, un bon chirurgien, parce que — eh bien, je dois le dire — tu es un peu impitoyable et il faut ĂȘtre impitoyable pour ĂȘtre un bon chirurgien. Donc, quand nous sortirons de cette cellule, cette cage ou cette caverne — appelle-la comme tu veux — tu te rendras dans une autre, lĂ  oĂč tu auras un peu de pratique avec des instruments chirurgicaux et oĂč tu pourras apprendre des choses grĂące au langage universel. Et, bien sĂ»r, je suis prĂȘt Ă  t'aider de toutes les maniĂšres possibles. — MaĂźtre, vous avez mentionnĂ© Patra plusieurs fois ces derniers jours, mais je n'avais jamais entendu ce mot auparavant et je suis certain que trĂšs peu de gens au Potala ou au Chakpori utilisent ce mot. — Eh bien, il ne sert Ă  rien de mentionner une chose qui est trĂšs, trĂšs au-delĂ  de la portĂ©e de la personne moyenne. Patra, c'est le Champ CĂ©leste des Champs CĂ©lestes. Tous les gens, quand ils quittent la Terre, vont dans le monde astral. C'est rĂ©ellement un monde, comme tu as dĂ» le constater Ă  travers tes voyages astraux. C'est un monde qui ressemble Ă  cette Terre Ă  bien des Ă©gards, mais qui a de beaucoup plus nombreuses facettes agrĂ©ables, oĂč tu peux te mĂȘler aux gens, tu peux lire, tu peux parler, et tu peux assister Ă  des rĂ©unions et apprendre comment les autres se dĂ©brouillent. Pourquoi cette personne-ci Ă©choue-t-elle, et pourquoi cette autre personne rĂ©ussit-elle ? Mais Ă  partir de l'astral, les gens retournent sur Terre ou sur une quelconque autre planĂšte afin de mener avec plus de succĂšs, une nouvelle vie. Mais il existe une trĂšs, trĂšs rare planĂšte appelĂ©e Patra. C'est le Paradis des Paradis. Seules les meilleures Ăąmes y vont, seuls ceux qui ont fait le plus grand bien. Par exemple, LĂ©onard de Vinci est lĂ  Ă  travailler sur des projets qui aideront d'autres Terres’. Socrate est lĂ . Aristote et de nombreux autres comme lui sont lĂ . Tu n'y trouveras aucun charlatans — ils y sont exclus catĂ©goriquement — et il est dĂ©jĂ  prĂ©vu que tu te rendes Ă  Patra Ă  la fin de cette vie. Tu iras lĂ  parce que, au cours de plusieurs vies, tu as eu Ă©preuves aprĂšs Ă©preuves que tu as surmontĂ©es avec succĂšs, et la tĂąche que tu fais maintenant — eh bien, n'importe qui d'autre dirait que c'est une tĂąche impossible, mais tu vas rĂ©ussir et tu resteras Ă  Patra pendant un bon bout de temps. Il n'y a lĂ  aucune friction, aucune dispute, aucune famine ni cruautĂ©. — Est-ce que les chats sont autorisĂ©s sur Patra, MaĂźtre ? — BontĂ© Divine ! oui, bien sĂ»r qu'ils le sont. Les chats ont une Ăąme tout comme les gens. Il y a un tas d'ignorants qui pensent que cette chose Ă  quatre pattes n'est qu'un stupide animal, presque sans sentiments, certainement sans intelligence, et dĂ©finitivement sans Ăąme. Ce n'est pas vrai. Les chats ont une Ăąme, les chats peuvent progresser. Ils peuvent progresser Ă  travers le monde de l'Astral et ĂȘtre renseignĂ©s au sujet de Patra. À Patra ils peuvent ĂȘtre avec les gens qu'ils ont aimĂ©s sur Terre, ou peut-ĂȘtre sur une autre planĂšte. Oh oui, Lobsang, tu dois dire trĂšs clairement aux gens que les chats sont des personnes, qu'ils sont des individus, qu'ils sont de petites personnes trĂšs Ă©voluĂ©es qui ont Ă©tĂ© mises sur Terre dans un but spĂ©cial. Aussi dois-tu traiter les chats avec grand respect ; mais je sais que tu le fais. — Allons faire un tour parce que mes jambes se raidissent et je pense ĂȘtre prĂȘt pour une bonne marche afin de les dĂ©gourdir. Allons, viens ! Remue tes jambes paresseuses et nous allons voir certaines autres choses que tu n'as encore jamais vues. — MaĂźtre ! J'appelai le Lama Mingyar Dondup qui Ă©tait dĂ©jĂ  assez loin devant moi. Il s'arrĂȘta pour me permettre de le rejoindre, et je continuai — MaĂźtre, vous connaissez cet endroit, vous le connaissez trĂšs bien alors que je pensais qu'il s'agissait d'une dĂ©couverte. Vous me faisiez marcher, MaĂźtre ! — Non, je ne te faisais pas marcher, Lobsang, dit-il en riant, et cette entrĂ©e par laquelle nous sommes arrivĂ©es — eh bien, c'Ă©tait une surprise. Je ne m'attendais certainement pas Ă  une entrĂ©e lĂ , parce qu'il n'y a rien Ă  son sujet sur les cartes, et je me demande plutĂŽt pourquoi il devait y en avoir une Ă  cet endroit. Tu seras d'accord avec moi qu'il n'y avait aucun signe de dĂ©formation rocheuse. Je suppose que ce devait ĂȘtre parce que ce vieil ermite Ă©tait en charge de diverses fournitures ici et qu'il aimait avoir cette entrĂ©e toute proche de son ermitage. Mais — non, non, je ne me moquais pas de toi. Il nous faudra voir comment sortir d'ici demain, parce que maintenant mes jambes ont si bien guĂ©ri que je suis capable d'entreprendre la descente de la montagne. — Eh bien, vous aurez piĂštre allure Ă  redescendre de la montagne avec vos robes en lambeaux, rĂ©pliquai-je. — Ah, mais j'aurai plutĂŽt belle allure toi et moi apparaĂźtrons demain dans des robes toutes neuves, vieilles d'un million d'annĂ©es environ ! Puis, une pensĂ©e lui venant aprĂšs coup — Et tu te prĂ©senteras comme un moine, non pas comme un chela ou un acolyte. À partir de maintenant tu dois rester avec moi, aller oĂč je vais, et apprendre tout ce que je peux t'apprendre. Il se retourna, fit seulement quelques pas, s'inclina devant une porte, et plaça ses mains dans une certaine position. Lentement, je vis un pan de mur glisser sur le cĂŽtĂ© dans un silence total, sans friction d'un roc sur l'autre, un silence si absolu que le phĂ©nomĂšne en Ă©tait encore plus mystĂ©rieux. Le Lama me donna une petite poussĂ©e entre les omoplates en disant — Viens. Ceci est quelque chose que tu dois voir. Il s'agit de Patra. Voici comment Patra se prĂ©sente pour nous. Bien sĂ»r ce globe et il dĂ©signa un grand globe qui remplissait totalement une grande salle est simplement pour que nous puissions voir ce qui se passe Ă  Patra Ă  tout moment. Il posa sa main sur mon Ă©paule et nous avançùmes de quelques yards m jusqu'Ă  un mur Ă©quipĂ© d'instruments et d'un immense Ă©cran — oh, d'environ quatre hommes de hauteur et trois hommes de largeur. — C'est pour toute enquĂȘte particuliĂšre, dĂ©taillĂ©e, dit-il. Les lumiĂšres de la salle baissĂšrent. Pareillement, au mĂȘme rythme, la lumiĂšre du globe qu'il avait appelĂ© Patra s'illumina. C'Ă©tait une sorte de couleur or-rosĂątre, et qui donnait une merveilleuse sensation de chaleur et celle que l'on Ă©tait vraiment le bienvenu. Le Lama appuya de nouveau sur l'un des boutons et la brume dans le globe, ou autour du globe, disparue comme un brouillard de montagne disparaĂźt devant les rayons du soleil. Je scrutai avidement. C'Ă©tait vraiment un monde merveilleux. Il me sembla me tenir sur un mur de pierre contre lequel des vagues battaient doucement. Puis, sur ma droite, je vis arriver un navire. Je savais que c'Ă©tait un navire parce que j'en avais vu des images. Il arriva, jeta l'ancre contre le mur juste devant moi, et une foule de gens en descendirent, ayant tous une mine rĂ©jouie. — Eh bien, c'est une foule Ă  l'air heureux, MaĂźtre. Que faisaient-ils donc ? — Oh, c'est Patra. Tu peux avoir ici toutes sortes de loisirs. Ces gens, je suppose, se sont dit qu'il serait agrĂ©able de faire une petite traversĂ©e tranquille vers l'Ăźle. Je pense qu'ils ont pris le thĂ© lĂ -bas et puis qu'ils sont revenus. — Ce niveau est Ă  plusieurs plans au-dessus du monde astral. Les gens ne peuvent venir ici que s'ils sont, dirons-nous, des super-personnes. Cela implique souvent de terribles souffrances pour ĂȘtre digne de cet endroit, mais quand quelqu'un arrive ici et voit de quoi il s'agit, voit le calibre des gens, il devient alors Ă©vident que l'endroit vaut toutes les souffrances. — Ici nous pouvons voyager par la pensĂ©e. Nous sommes sur cette planĂšte et nous voulons voir une certaine personne. Eh bien, nous pensons Ă  elle, nous pensons fortement Ă  elle, et si elle est dĂ©sireuse de nous voir nous sommes subitement soulevĂ©s de terre, montons dans les airs, et voyageons promptement vers notre destination. En y arrivant, nous y trouvons la personne que nous voulions voir, prĂȘte Ă  nous accueillir, debout devant sa porte d'entrĂ©e. — Mais, MaĂźtre, quel genre de personnes viennent ici, comment arrivent-elles ici ? Et les considĂ©reriez-vous comme des prisonniers ? Ils ne peuvent vraisemblablement pas quitter cet endroit. — Ce n'est assurĂ©ment, assurĂ©ment pas une prison. C'est un lieu d'avancement et seules les bonnes personnes peuvent venir ici. Celles qui ont fait d'Ă©normes sacrifices, peuvent venir, celles qui ont donnĂ© le meilleur d'elles-mĂȘmes pour aider leurs prochains, hommes et femmes. Normalement, nous devons passer du corps de chair au corps astral. As-tu remarquĂ© qu'ici personne n'a de Corde d'Argent ? Personne n'a le Nimbe d'Or autour de sa tĂȘte ? Ils n'en ont pas besoin ici parce que tout le monde est pareil. Nous avons toutes sortes de bonnes personnes ici. Socrate, Aristote, LĂ©onard de Vinci, et d'autres comme eux. Ici, ils perdent les petits dĂ©fauts qu'ils avaient, parce que pour se maintenir sur Terre ils avaient dĂ» adopter un dĂ©faut. Ils Ă©taient d'une si haute vibration qu'ils ne pouvaient tout simplement pas demeurer sur Terre sans un quelconque dĂ©faut ; c'est ainsi qu'avant que Mendelssohn Felix Mendelssohn — NdT, ou quelqu'un d'autre, puisse descendre sur Terre, il lui fallut un dĂ©faut innĂ© pour cette vie particuliĂšre. Quand ladite personne mourut et arriva au monde astral, le dĂ©faut disparut, et l'entitĂ© disparut Ă©galement. J'ai mentionnĂ© Mendelssohn, le musicien ; il arriva sur le plan astral et quelqu'un de similaire Ă  un policier l'attendait pour lui retirer la Corde d'Argent et le Nimbe d'Or, et l'envoyer Ă  Patra. Il y rencontra lĂ  des amis et des connaissances et ils furent en mesure de discuter de leurs vies passĂ©es et de rĂ©aliser des expĂ©riences qu'ils voulaient faire depuis longtemps. — Comment les gens s'organisent-ils pour la nourriture, ici, MaĂźtre ? Il ne semble pas y avoir de nourriture, de boĂźtes de nourriture, en cet endroit que je suppose ĂȘtre un quai. — Non, tu ne trouveras pas beaucoup de nourriture sur ce monde. Les gens n'en ont pas besoin. Ils prennent toute leur Ă©nergie physique et mentale par un systĂšme d'osmose, c'est-Ă -dire qu'ils absorbent l'Ă©nergie distribuĂ©e par la lumiĂšre de Patra. S'ils veulent manger pour le plaisir, ou boire pour le plaisir, ils sont bien sĂ»r parfaitement capables de le faire, sauf qu'ils ne peuvent s'empiffrer et ne peuvent boire ces boissons alcoolisĂ©es qui pourrissent le cerveau d'une personne. De telles boissons sont trĂšs, trĂšs mauvaises, tu sais, et elles peuvent retarder le dĂ©veloppement d'un individu pendant plusieurs vies. — Maintenant, jetons un bref coup d'Ɠil Ă  l'endroit. Ici le temps n'existe pas, et il est donc inutile que tu demandes Ă  quelqu'un depuis combien de temps il est lĂ , parce qu'il va simplement te regarder sans rien comprendre et penser que tu n'es pas du tout conscient des conditions en vigueur. Les gens ne s'ennuient jamais Ă  Patra, ils ne s'en lassent jamais, il y a toujours quelque chose de nouveau Ă  faire, des gens nouveaux Ă  rencontrer, et on ne peut y trouver un ennemi. — Allons ! montons maintenant dans les airs pour voir d'en haut ce petit village de pĂȘcheurs. — Mais je croyais que les gens n'avaient pas besoin de manger, MaĂźtre ! Alors pourquoi voudraient-ils un village de pĂȘcheurs ? — Eh bien, ils ne capturent pas de poissons au sens ordinaire du terme ; ils le font pour voir comment ils peuvent ĂȘtre amĂ©liorĂ©s pour leur donner de meilleurs sens. Sur Terre, tu sais, les poissons sont vraiment stupides et ils mĂ©ritent d'ĂȘtre capturĂ©s, mais ici on les attrape dans des filets, on les garde en tout temps dans l'eau, et puisqu'ils sont traitĂ©s gentiment, ils n'ont pas de ressentiment. Ils comprennent que l'on essaie de faire du bien Ă  toute l'espĂšce. De mĂȘme avec les animaux, aucun d'eux n'a peur de l'homme sur ce monde. Ce sont plutĂŽt des amis. Mais faisons simplement de rapides visites en divers endroits parce qu'il nous faudra bientĂŽt partir d'ici pour retourner au Potala. Soudainement, je me sentis monter dans les airs et je parus perdre la vue. Je fus subitement pris d'un mal de tĂȘte intolĂ©rable et, Ă  vrai dire, je crus que j'allais mourir. Le Lama Mingyar Dondup m'agrippa et posa sa main sur mes yeux. — Je suis terriblement dĂ©solĂ©, Lobsang, dit-il, j'ai oubliĂ© que tu n'as pas Ă©tĂ© traitĂ© pour la vision de la quatriĂšme dimension. Il nous faut redescendre Ă  la surface pour environ une demi-heure. Sur ce je me sentis couler, puis j'accueillis avec grande joie la sensation de quelque chose de solide sous mes pieds. — C'est le monde de la quatriĂšme dimension et il y a parfois des Ă©manations de la cinquiĂšme dimension. Lorsque l'on emmĂšne une personne Ă  Patra il lui faut bien sĂ»r une vision pour quatre dimensions, car sinon la tension est trop forte pour elle. Le Lama me fit allonger sur une banquette et laissa tomber des choses dans mes yeux. AprĂšs plusieurs minutes il me mit des lunettes de protection, des lunettes qui me couvraient complĂštement les yeux. — Oh ! je peux voir maintenant, dis-je. C'est merveilleux ! Auparavant, les choses Ă©taient belles, extraordinairement belles, mais maintenant que je pouvais voir dans la quatriĂšme dimension, elles Ă©taient si glorieuses, qu'elles ne peuvent tout simplement pas ĂȘtre dĂ©crites en termes de trois dimensions ; je m'usai pratiquement la vue Ă  regarder autour de moi. Puis nous montĂąmes de nouveau dans les airs et je n'avais tout simplement jamais rien vu d'aussi beau auparavant. Les hommes Ă©taient d'une beautĂ© incomparable, mais les femmes — eh bien, elles Ă©taient si belles que je ressentis des remous quelque peu Ă©tranges Ă  l'intĂ©rieur, malgrĂ© que, bien sĂ»r, elles aient toujours Ă©tĂ© des Ă©trangĂšres pour moi car ma mĂšre avait Ă©tĂ© une mĂšre vraiment trĂšs stricte et ma sƓur — eh bien, je l'avais Ă  peine vue. Nous Ă©tions tenus fermement Ă  part parce qu'il avait Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ© avant ma naissance que j'entrerais Ă  la Lamaserie. Mais la beautĂ©, la beautĂ© absolue et la tranquillitĂ© dĂ©fient rĂ©ellement toute description en langage tridimensionnel. C'est comme si un aveugle de naissance essayait de dĂ©crire quelque chose sur Terre. Comment va-t-il dĂ©crire les couleurs ? Il est nĂ© aveugle, alors que sait-il Ă  propos des couleurs, sur ce qu'il y a Ă  dĂ©crire ? Il peut dire quelque chose au sujet de la forme et du poids d'une chose, mais sa beautĂ© rĂ©elle est totalement au-delĂ  de sa comprĂ©hension. Il en va ainsi pour moi maintenant j'ai Ă©tĂ© traitĂ© pour ĂȘtre en mesure de voir dans la troisiĂšme dimension, la quatriĂšme dimension, et la cinquiĂšme, de sorte que quand le temps viendra pour moi de quitter cette Terre, j'irai directement Ă  Patra. Ainsi, ces gens qui disent qu'ils ont un cours d'instruction dirigĂ© par le Dr Rampa par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija — eh bien, ce ne sont que des cinglĂ©s. Je vous le rĂ©pĂšte, quand je quitterai ce monde je serai totalement hors de votre portĂ©e. Je serai tellement loin de vous qu'il vous est mĂȘme impossible d'arriver Ă  le comprendre ! Il m'est tout Ă  fait impossible de vous dĂ©crire Patra. C'est comme d'essayer de parler d'une exposition de tableaux Ă  un aveugle de naissance — vous n'arriverez Ă  rien. Mais il existe autre chose que des tableaux. Certains des grands hommes du passĂ© Ă©taient ici dans ce monde de Patra et ils travaillaient Ă  essayer d'aider d'autres mondes, des mondes Ă  deux dimensions, et des mondes Ă  trois dimensions. Bon nombre des soi-disant inventions sur Terre ne sont pas les inventions de ceux qui les revendiquent ; la personne, homme ou femme, n'a fait que ramener l'idĂ©e de quelque chose qu'elle a vue dans le monde astral, et elle est revenue sur Terre avec le souvenir de quelque chose qui devait ĂȘtre inventĂ© ; elle a eu une idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la façon de faire et — eh bien — elle a construit ce qui devait ĂȘtre construit et l'a fait breveter en son propre nom. Le Lama Mingyar Dondup semblait extraordinairement bien connu Ă  Patra. Partout oĂč il se rendait on le saluait et il me prĂ©sentait toujours aux gens comme un vieil ami Ă  eux dont ils se souvenaient, tandis que moi je les avais oubliĂ©s Ă  cause de l'argile adhĂ©rente de la Terre. — Cela ne fait rien, disaient-ils en riant, tu reviendras bientĂŽt parmi nous et tu te souviendras alors de tout. Le Lama Mingyar Dondup parlait avec un scientifique et ce dernier disait — Bien sĂ»r le gros problĂšme que nous avons maintenant est que les gens de diffĂ©rentes races ont diffĂ©rentes perspectives. Par exemple, sur certains mondes les femmes sont traitĂ©es Ă  l'Ă©gal des hommes, mais sur d'autres mondes elles sont traitĂ©es comme des ustensiles de mĂ©nage ou des esclaves, et quand elles arrivent dans un pays qui donne totale libertĂ© aux femmes, elles sont troublĂ©es et complĂštement perdues. Nous travaillons pour essayer de trouver un moyen par lequel hommes et femmes de tous les pays auraient un point de vue commun. Dans le monde astral, les ĂȘtres sont orientĂ©s dans une certaine mesure en ce sens, mais, bien sĂ»r, personne ne peut venir Ă  Patra Ă  moins qu'il ne se rende pleinement compte des droits de chacun. Il me regarda, sourit, et dit alors — Je vois que tu reconnais dĂ©jĂ  les droits de notre Ami le Chat. — Oui, monsieur, rĂ©pondis-je, j'aime les chats. Je pense que quel que soit le lieu, ce sont les plus magnifiques animaux. — Tu as une merveilleuse rĂ©putation avec les animaux, tu sais, et lorsque tu nous reviendras Ă  Patra, toute une horde de chats seront lĂ  pour t'accueillir. Tu auras un manteau de fourrure vivant. Il sourit parce qu'un gros chat marron et blanc grimpait sur moi pour s'asseoir sur mon Ă©paule, et posait sa patte gauche sur ma tĂȘte pour se stabiliser, exactement comme le ferait un humain. — Eh bien, Bob, dit le Lama Mingyar Dondup, nous sommes obligĂ©s de te dire au revoir pour le moment, mais Lobsang sera bientĂŽt de retour Ă  la Maison et tu auras alors amplement l'occasion de grimper sur son Ă©paule. Bob, le chat, acquiesça solennellement, sauta sur une table et se frotta contre moi en ronronnant, ronronnant et ronronnant. — Allons de l'autre cĂŽtĂ© de Patra, dit le Lama Mingyar Dondup. Il y a lĂ  le royaume des fleurs et des plantes, et les arbres en particulier attendent de te revoir. À peine avait-il fini de parler que nous arrivĂąmes Ă  ce merveilleux endroit oĂč il y avait des fleurs et des arbres incroyablement beaux. J'Ă©tais paralysĂ© de peur Ă  l'idĂ©e de marcher sur les fleurs. Le Lama me regarda et, comprenant parfaitement ma situation difficile, me dit — Oh, je suis vraiment dĂ©solĂ©, Lobsang, j'aurais dĂ» te prĂ©venir. Ici, au royaume des fleurs, tu dois t'Ă©lever d'environ un pied 30 cm au-dessus du sol. C'est l'une des facultĂ©s de la quatriĂšme dimension. Pense que le sol est plus haut d'un pied 30 cm et de cette maniĂšre, en marchant en pensant que le sol est Ă  cette distance, tu marcheras en fait Ă  un pied de la surface oĂč poussent ces plantes. Mais nous n'allons pas nous y risquer maintenant. Nous allons plutĂŽt jeter un coup d'Ɠil Ă  d'autres parties de ce monde. Aux hommes-machines, par exemple. Des machines ayant une Ăąme, des fleurs ayant une Ăąme, des chats ayant une Ăąme. — Je suppose que nous ferions mieux de rentrer, Lobsang, dit-il ensuite, parce que je dois te montrer certaines choses pour te prĂ©parer en partie pour la vie que tu auras Ă  vivre. J'aimerais pouvoir voyager avec toi et te venir davantage en aide, mais mon Karma est tel que je serai tuĂ© par les Communistes qui vont me poignarder dans le dos. Mais, c'est sans importance ; retournons Ă  notre propre monde. Chapitre Neuf Nous quittĂąmes ce qui se nommait la Salle Ă  Quatre Dimensions’ et traversĂąmes l'immense hall jusqu'Ă  celle oĂč Ă©tait indiquĂ© Ce Monde’. La distance Ă©tait d'environ un quart de mille 400 m, ce qui fait que nos pieds Ă©taient assez douloureux au moment oĂč nous y arrivĂąmes. Le Lama Mingyar Dondup entra et s'assit sur le banc prĂšs de la console. Je le suivis et m'assis Ă  cĂŽtĂ© de lui. Il appuya sur un bouton et la lumiĂšre dans la piĂšce s'Ă©teignit. À la place nous pouvions voir notre monde sous un Ă©clairage trĂšs, trĂšs tamisĂ©. Je regardai autour de moi en me demandant ce qui s'Ă©tait passĂ©, oĂč Ă©tait la lumiĂšre ? Je regardai alors le globe terrestre — et tombai aussitĂŽt Ă  la renverse, me frappant la tĂȘte sur le dur plancher. J'avais vu, en regardant dans le monde, un horrible dinosaure Ă  la gueule grande ouverte qui me regardait droit dans les yeux, et ce, Ă  environ six pieds 1 m 83 de moi. Je me relevai, plutĂŽt penaud, honteux de m'ĂȘtre laissĂ© effrayer par une crĂ©ature morte depuis des milliers d'annĂ©es. — Il nous faut parcourir certaines parties de l'histoire, dit le Lama, parce qu'il y a tellement de choses dans les livres d'histoire qui sont absolument incorrectes. Regarde ! Sur le globe je vis une chaĂźne de montagnes, et au pied de l'une d'elles il y avait une multitude de soldats et leurs aides de camp, parmi lesquels de nombreuses femmes. À cette Ă©poque, apparemment, les soldats ne pouvaient pas se passer de la consolation procurĂ©e par les corps fĂ©minins, et les femmes les accompagnaient donc Ă  la guerre afin de pouvoir les satisfaire aprĂšs une victoire. Et s'il n'y avait pas de victoire, les femmes Ă©taient capturĂ©es par l'ennemi et utilisĂ©es prĂ©cisĂ©ment dans le mĂȘme but que si leur cĂŽtĂ© avait Ă©tĂ© victorieux. Il y avait une scĂšne trĂšs animĂ©e. Des hommes se pressaient autour d'un nombre considĂ©rable d'Ă©lĂ©phants, et un homme se tenait debout sur l'un d'eux en discutant avec la foule Ă  ses pieds. — Je vous dis que ces Ă©lĂ©phants ne traverseront pas les montagnes oĂč il y a de la neige. Ils sont habituĂ©s Ă  la chaleur et ne peuvent pas survivre au froid. En plus, comment obtiendrons-nous les tonnes et les tonnes de nourriture dont ils auront besoin ? Je suggĂšre que l'on dĂ©charge les Ă©lĂ©phants et fasse porter les charges par des chevaux natifs de la rĂ©gion. C'est la seule façon de traverser. L'agitation se poursuivit. Ils discutaient et gesticulaient comme une bande de vieilles commĂšres, mais l'homme Ă  dos d'Ă©lĂ©phant eut gain de cause et l'on dĂ©chargea les bĂȘtes. Puis tous les chevaux des environs furent rĂ©quisitionnĂ©s sans tenir compte des protestations des paysans auxquels ils appartenaient. Bien sĂ»r je ne comprenais pas un mot de ce qu'ils disaient, mais cet instrument particulier que le Lama m'avait placĂ© sur la tĂȘte transmettait tout ce qui Ă©tait dit Ă  mon cerveau au lieu de passer par mes oreilles. C'est ainsi que j'Ă©tais en mesure de tout suivre dans les moindres dĂ©tails. Enfin, l'immense cavalcade fut prĂȘte et les femmes furent Ă©galement hissĂ©es sur les chevaux. On ne rĂ©alise gĂ©nĂ©ralement pas que les femmes sont en fait beaucoup plus fortes physiquement que les hommes. Je suppose qu'elles prĂ©tendaient ĂȘtre faibles parce que de cette façon les hommes transportaient les charges et les femmes, elles, chevauchaient des poneys. La cavalcade s'Ă©branla et commença Ă  gravir le sentier de la montagne ; Ă  mesure qu'elle avançait on pouvait se rendre compte qu'il n'y aurait pas eu le moindre espoir de faire passer les Ă©lĂ©phants par l'Ă©troit sentier rocailleux, et lorsque la neige apparut, les chevaux eux-mĂȘmes ne furent guĂšre disposĂ©s Ă  avancer et il fallut les pousser. Le Lama Mingyar Dondup sauta quelques siĂšcles, et quand il arrĂȘta la rotation, nous vĂźmes qu'il y avait une bataille en cours. Nous ne savions pas oĂč cela se passait, mais elle paraissait trĂšs sanglante. Plonger une Ă©pĂ©e dans le corps d'une personne n'Ă©tant pas suffisant, le vainqueur coupait la tĂȘte de la victime et les tĂȘtes Ă©taient toutes jetĂ©es dans une grande pile. Nous observĂąmes un moment tous ces hommes qui s'entretuaient ; ce n'Ă©tait que fanions volants et cris rauques, et sur les bords du champ de bataille les femmes regardaient la scĂšne sous des tentes grossiĂšrement fabriquĂ©es. Sans doute leur Ă©tait-il Ă©gal que la victoire revienne Ă  l'un ou l'autre camp puisque, dans tous les cas, leur sort serait le mĂȘme. Comme nous, nĂ©anmoins, elles regardaient, peut-ĂȘtre par simple curiositĂ©. Une pression sur le bouton, et le monde tourna plus vite. Le Lama l'arrĂȘta de temps Ă  autre et il me parut tout Ă  fait incroyable qu'Ă  chaque arrĂȘt il semblait y avoir une guerre en cours. Nous avançùmes jusqu'au temps des Croisades, ce dont le Lama m'avait dĂ©jĂ  parlĂ©. Il Ă©tait de bon ton’ Ă  l'Ă©poque pour les hommes de haute naissance de partir Ă  l'Ă©tranger faire la guerre aux Sarrasins. Les Sarrasins Ă©taient un peuple cultivĂ© et courtois, mais ils Ă©taient parfaitement prĂ©parĂ©s Ă  dĂ©fendre leur patrie, et de nombreux titres de noblesse Britannique prirent fin sur le champ de bataille. Nous assistĂąmes Ă  la Guerre des Boers qui suivit son cours. Les deux cĂŽtĂ©s Ă©taient absolument convaincus de la lĂ©gitimitĂ© de leur cause, et les Boers semblaient avoir une cible particuliĂšre non pas le cƓur, ni non plus l'estomac, mais plus bas, de sorte que si un homme Ă©tait blessĂ© et parvenait Ă  rentrer chez lui, il n'allait certainement ĂȘtre d'aucune utilitĂ© Ă  sa femme. Tout ceci me fut expliquĂ© en chuchotant. Puis, tout Ă  coup, la bataille prit fin. Les deux cĂŽtĂ©s semblĂšrent aussi bien ĂȘtre les vainqueurs que les vaincus car ils s'entremĂȘlĂšrent et puis, finalement, les envahisseurs — les CroisĂ©s — se placĂšrent d'un cĂŽtĂ© du champ de bataille, tandis que les Sarrasins se plaçaient du cĂŽtĂ© opposĂ© lĂ  oĂč ils avaient, eux aussi, des femmes qui les attendaient. Les blessĂ©s et les mourants Ă©taient laissĂ©s lĂ  oĂč ils Ă©taient tombĂ©s, car il n'y avait rien d'autre Ă  faire. Il n'y avait pas de service mĂ©dical, alors si un homme Ă©tait gravement blessĂ© il demandait souvent Ă  ses amis de le sortir de sa misĂšre, et la façon de faire Ă©tait de lui mettre un poignard dans la main et de s'Ă©loigner. Si l'homme voulait vraiment en finir, il n'avait qu'Ă  se planter le couteau dans le cƓur. Le monde tournoya, et ce fut alors une guerre fĂ©roce qui semblait engloutir la plupart des pays. Il y avait des gens de toutes les couleurs qui se battaient et utilisaient des armes, de gros canons sur roues, et dans les airs au bout de cordes, il y avait des choses que je sais maintenant qu'on appelait des ballons. Ils Ă©taient trĂšs hauts afin qu'un homme dans un panier attachĂ© au ballon puisse avoir l'Ɠil sur les lignes de l'ennemi et soit en mesure de prĂ©voir la meilleure façon d'attaquer, ou savoir s'ils allaient ĂȘtre attaquĂ©s. Nous vĂźmes ensuite de bruyants engins surgissant dans les airs et qui tirĂšrent sur les ballons qui s'abattirent en flammes. Partout ce n'Ă©tait qu'un marĂ©cage de boue et de sang parsemĂ© de dĂ©bris humains. Il y avait des cadavres suspendus aux fils barbelĂ©s, et on entendait de temps en temps un crump, crump’, et de grosses masses volaient dans les airs qui, quand elles heurtaient le sol, explosaient avec des rĂ©sultats dĂ©sastreux pour le paysage ainsi que pour l'ennemi. Une pression sur le bouton et l'image changea. La mer s'Ă©talait devant nous et nous pĂ»mes distinguer des points si Ă©loignĂ©s toutefois qu'on n'y voyait vraiment que des points, mais quand le Lama Mingyar Dondup les fit se rapprocher, nous vĂźmes qu'il s'agissait d'Ă©normes navires mĂ©talliques Ă©quipĂ©s de longs tubes de mĂ©tal qui se dĂ©plaçaient d'avant en arriĂšre en crachant de grands missiles. Ces derniers parcouraient vingt milles 32 km ou plus avant de tomber sur un navire ennemi. Nous vĂźmes un navire de guerre qui dĂ» ĂȘtre touchĂ© dans sa section d'armement, parce que le missile atterrit sur le pont et ce fut alors comme si le monde explosait le navire se souleva et Ă©clata en mille morceaux. Des piĂšces mĂ©talliques et des dĂ©bris de chair humaine volaient dans toutes les directions, et avec tout ce sang qui retombait, un brouillard rouge semblait recouvrir la place. Finalement, une sorte d'arrangement sembla entrer en vigueur, les soldats ayant cessĂ© de tirer. De notre point d'observation, nous vĂźmes un homme lever subrepticement son arme et tirer sur son commandant ! Le Lama Mingyar Dondup pressa rapidement quelques boutons et nous fĂ»mes de retour Ă  l'Ă©poque de la Guerre de Troie. Je murmurai — MaĂźtre, ne sautons-nous pas d'une date Ă  l'autre sans tenir compte de la suite des Ă©vĂ©nements ? — Oh, mais je te montre tout ceci pour une raison particuliĂšre, Lobsang. Regarde. Et il pointa du doigt un soldat troyen qui brandit soudainement sa lance et la planta directement dans le cƓur de son commandant. — Je viens juste de te montrer que la nature humaine ne change pas. Cela continue ainsi encore et encore. Prends un homme il tuera son commandant et, peut-ĂȘtre, dans une autre rĂ©incarnation il fera exactement la mĂȘme chose. J'essaie de t'apprendre certaines choses, Lobsang, et non de t'enseigner l'histoire des livres, parce que ces histoires-lĂ  sont trop souvent modifiĂ©es pour convenir aux dirigeants politiques de l'Ă©poque. Assis lĂ  sur notre banc, le Lama nous brancha sur de nombreuses scĂšnes diffĂ©rentes. Il pouvait y avoir parfois six cents ans entre elles. Cela nous donnait certainement l'occasion de juger ce que faisaient rĂ©ellement les politiciens. Nous vĂźmes s'Ă©lever des empires par pure traĂźtrise, et nous vĂźmes tomber des empires pareillement par pure traĂźtrise. — Maintenant, Lobsang, dit soudainement le Lama, nous allons ici entrevoir l'avenir. Le globe s'obscurcit, s'Ă©claircit, et s'obscurcit de nouveau, puis apparut un Ă©trange spectacle. Nous vĂźmes un immense paquebot, aussi grand qu'une ville, naviguant comme un roi des mers. Puis brusquement il y eut un crissement dĂ©chirant quand le navire fut ouvert sous la ligne de flottaison par la projection d'un puissant iceberg. Le navire commença Ă  couler. Les gens furent pris de panique certains gagnĂšrent les bateaux de sauvetage, d'autres tombĂšrent dans la mer au fur et Ă  mesure que le navire s'inclinait, et un orchestre jouait jusqu'Ă  ce que le paquebot s'engloutit avec un effrayant gargouillement. D'Ă©normes bulles d'air en sortirent, et d'Ă©normes taches de pĂ©trole. Puis petit Ă  petit d'Ă©tranges choses remontĂšrent Ă©galement Ă  la surface le sac Ă  main d'une femme, le corps d'un enfant. — Ceci, Lobsang, est un autre Ă©vĂ©nement en dehors de son ordre chronologique. Il a eu lieu avant la guerre que tu viens de voir. Mais, peu importe ; tu peux feuilleter un livre d'images et peut-ĂȘtre obtenir autant de connaissances que si tu lisais tout le livre dans le bon ordre. J'essaie de te faire comprendre certaines choses. L'aube se leva. Les premiers rayons du soleil reflĂ©taient des teintes rougeĂątres sur le sommet des icebergs et s'Ă©talaient vers le bas au fur et Ă  mesure que le soleil montait. Ce faisant, il perdit sa couleur rouge et redevint la lumiĂšre ordinaire, normale, du jour. La mer Ă©tait jonchĂ©e d'une collection absolument incroyable d'objets. Des chaises brisĂ©es, toutes sortes de paquets et, bien sĂ»r, les inĂ©vitables cadavres, blancs et cireux. Il y avait des hommes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des hommes, en tenue de soirĂ©e. Il y avait des femmes, ou ce qui avait Ă©tĂ© des femmes, Ă©galement en robes du soir, mais que l'on pourrait mieux dĂ©crire comme dĂ©shabillĂ©s du soir. Nous regardĂąmes et regardĂąmes, mais aucun navire de secours n'apparut. — Eh bien, Lobsang, dit le Lama, nous allons passer Ă  autre chose ; cela ne sert Ă  rien de nous attarder ici quand il n'y a rien que nous puissions faire. Il tendit la main vers les commandes et sur le bouton qui Ă©tait au bout d'une petite tige, et le globe tourna plus vite. LumiĂšre — obscuritĂ© — obscuritĂ© — lumiĂšre, et ainsi de suite, puis nous nous arrĂȘtĂąmes. Nous nous trouvĂąmes dans un endroit appelĂ© Angleterre, et mon Guide traduisit certains noms pour moi Piccadilly, la Statue d'Éros, et toutes sortes de choses comme cela, puis il s'arrĂȘta directement en face d'un vendeur de journaux — bien sĂ»r, nous Ă©tions tout Ă  fait invisibles pour l'homme, puisque nous Ă©tions dans une zone de temps diffĂ©rent. Ce que nous Ă©tions en train de voir Ă©tait ce qui ne s'Ă©tait pas encore produit, nous avions un aperçu du futur. Nous Ă©tions au dĂ©but d'un siĂšcle, mais nous regardions quelque chose qui se passait soit en 1939, soit en 1940 ; je ne pouvais pas bien discerner les chiffres, non pas que cela fut important. Mais il y avait de grandes affiches. Le Lama me les lisait Ă  haute voix. Il y Ă©tait question de quelqu'un appelĂ© Neville Chamberlain se rendant Ă  Berlin avec son parapluie. Puis nous nous glissĂąmes dans ce que le Lama appela un cinĂ©-actualitĂ©s. Sur un Ă©cran nous vĂźmes des hommes au visage sombre portant des casques d'acier et tout un attirail militaire. Ils dĂ©filaient d'une bien curieuse façon. — Le Pas de l'Oie’, trĂšs pratiquĂ© dans l'armĂ©e allemande, dit le Lama. Puis l'image changea pour montrer, dans une autre partie du monde, des gens affamĂ©s qui tout simplement tombaient morts de faim et de froid. Nous gagnĂąmes la rue, et sautĂąmes quelques jours. Puis le Lama arrĂȘta la rotation du globe pour nous permettre de souffler un peu, car survoler le monde Ă  travers diffĂ©rentes Ă©poques Ă©tait vraiment une expĂ©rience Ă©prouvante et Ă©puisante, tout particuliĂšrement pour moi, un garçon qui n'avait jamais quittĂ© son pays, qui n'avait jamais vu de choses avec des roues auparavant. Oui, c'Ă©tait vraiment troublant. Je me tournai vers le Lama Mingyar Dondup et lui dit — MaĂźtre, concernant cette affaire de Patra, je n'ai jamais entendu parler de cet endroit, je n'ai jamais entendu aucun de nos professeurs mentionner Patra. Ils nous enseignent que quand nous quittons cette Terre nous allons dans le monde astral pendant la pĂ©riode de transition, et nous y vivons jusqu'Ă  ce que nous soyons assaillis par l'envie de revenir sur Terre dans un corps diffĂ©rent, ou d'aller dans un autre monde dans un corps diffĂ©rent. Mais personne n'a rien dit au sujet de Patra, et je me sens vraiment confus. — Mon cher Lobsang, il y a beaucoup de choses dont tu n'as pas encore entendu parler, mais ça viendra. Patra est un monde. C'en est un de loin supĂ©rieur Ă  celui-ci et au monde astral. C'est un monde oĂč vont les gens lorsqu'ils possĂšdent des vertus trĂšs spĂ©ciales, ou quand ils ont fait Ă©normĂ©ment de bien pour les autres. On n'en parle pas parce que ce serait trop dĂ©courageant. Beaucoup sont choisis comme candidats possibles pour Patra et, au dernier moment, la personne rĂ©vĂšle une faiblesse ou une dĂ©viance de pensĂ©e, et elle perd ainsi sa chance d'aller Ă  Patra. — Toi et moi, Lobsang, sommes bel et bien assurĂ©s d'y aller dĂšs que nous quitterons ce monde, mais cela ne se terminera pas lĂ  car nous vivrons Ă  Patra pendant un certain temps, puis nous irons encore plus haut. C'est sur Patra que nous voyons des gens qui ont consacrĂ© leur temps Ă  la recherche pour le bien de l'Homme et des Animaux, pas seulement celui de l'Homme, tu sais, mais aussi pour le monde animal. Les animaux ont une Ăąme et ils progressent ou non exactement comme le font les humains. Ces derniers se croient trop souvent les Seigneurs de la CrĂ©ation et pensent qu'un animal n'est lĂ  que pour ĂȘtre utilisĂ© par l'Homme. Ils ne peuvent commettre une plus grave erreur. — Eh bien, MaĂźtre, vous m'avez montrĂ© ce qu'Ă©tait la guerre, une guerre qui a durĂ© des annĂ©es. J'aimerais maintenant voir ce qui s'est passĂ©, comment cela s'est terminĂ©e, etc. — TrĂšs bien, dit le Lama, passons alors au moment juste avant la fin de la guerre. Il se retourna, consulta un livre indiquant des dates, rĂ©gla les commandes de la console, et le simulacre de notre monde revint Ă  la vie, redevenant tout illuminĂ©. Nous vĂźmes une campagne dĂ©vastĂ©e, avec des rails sur lesquelles roulaient certaines machines qui transportaient des marchandises ou des passagers. En cette occasion particuliĂšre, il y avait ce qui semblait ĂȘtre des boĂźtes trĂšs dĂ©corĂ©es sur roues, avec des cĂŽtĂ©s en verre et des gardes armĂ©es en grand nombre qui patrouillaient tout autour. Nous vĂźmes ensuite des serviteurs sortir des nappes blanches et les Ă©tendre sur les tables, puis enlever les draps qui couvraient divers meubles. Il y eut ensuite un temps mort. J'en profitai pour visiter un certain endroit et vĂ©rifier que ma propre nature’ fonctionnait bien, et quand je revins — oh, deux ou trois minutes plus tard — je vis ce qui me parut un trĂšs grand nombre de personnes que je crus costumĂ©es, mais je m'aperçus alors qu'il s'agissait des chefs des soldats et des chefs des marins qui reprĂ©sentaient apparemment tous les pays en guerre. Un groupe de personnes ne se mĂȘlait pas Ă  l'autre groupe de personnes. Ils finirent par ĂȘtre tous installĂ©s, assis Ă  des tables dans cette chose en forme de boĂźte qui Ă©tait une sorte de vĂ©hicule. Je les regardai et, bien sĂ»r, je n'avais jamais rien vu de semblable car tous les leaders portaient des mĂ©dailles, des rangĂ©es de mĂ©dailles. Certains avaient des rubans autour du cou d'oĂč pendaient Ă©galement des mĂ©dailles, et je me rendis compte immĂ©diatement que c'Ă©tait de hauts membres d'un gouvernement qui essayait d'impressionner l'autre clan par la quantitĂ© de mĂ©tal sur leur poitrine et le nombre de rubans autour de leur cou. Je me demandais avec un rĂ©el Ă©tonnement comment ils arrivaient Ă  s'entendre, vu le cliquetis de toutes ces piĂšces de mĂ©tal sur leurs poitrines. Il y avait beaucoup d'agitation de mains, et les messagers Ă©taient tenus occupĂ©s Ă  faire passer des notes d'un homme Ă  l'autre, ou mĂȘme Ă  une autre partie des vĂ©hicules. Bien sĂ»r, je n'avais jamais vu de train auparavant, et tellement de choses ne signifiaient rien pour moi Ă  l'Ă©poque. Finalement, ils prĂ©sentĂšrent un document qui fut passĂ© de personne Ă  personne, chacun signant son nom, et il Ă©tait extrĂȘmement intĂ©ressant de voir tous les diffĂ©rents types de signatures, les diffĂ©rents types d'Ă©criture, et il me parut parfaitement Ă©vident qu'en vĂ©ritĂ© un clan ne valait pas mieux que l'autre ! — Ce que tu vois en ce moment Lobsang, me dit le Lama, marquera la fin d'une guerre qui aura durĂ© plusieurs annĂ©es. Ces hommes viennent de proposer et de signer un armistice selon lequel chacun retourne dans son pays pour se consacrer Ă  la reconstruction de son Ă©conomie en ruine. Je regardai, et regardai attentivement, car il n'y avait pas de rĂ©jouissance mais des visages sombres, et les regards ne marquaient pas la joie que la bataille ait pris fin ; ils marquaient la haine, une haine mortelle qui me faisait voir que l'un des clans pensait "TrĂšs bien, vous avez gagnĂ© cette manche, nous vous aurons la prochaine fois." Le Lama Mingyar Dondup nous garda Ă  la mĂȘme Ă©poque. Nous vĂźmes des soldats, des marins et des aviateurs qui continuaient Ă  se battre jusqu'Ă  ce que vienne une certaine heure d'un certain jour. Ils Ă©taient toujours en guerre jusqu'Ă  ce jour-lĂ  et onze heures arrivĂšrent avec, bien sĂ»r, la perte d'un nombre incalculable de vies. Nous vĂźmes un avion avec ses cercles rouge, blanc et bleu effectuant un vol paisible pour retourner Ă  sa base. Il Ă©tait onze heures cinq, et sortant des nuages apparut un avion de chasse, une chose Ă  l'aspect malĂ©fique, en vĂ©ritĂ©. En rugissant il se plaça directement derriĂšre l'avion rouge, blanc et bleu, et quand le pilote pressa un bouton en face de lui, un flot de quelque chose sortit de l'armement qui mit le feu Ă  l'avion rouge, blanc et bleu. Il plongea, en flammes, puis il s'Ă©crasa au sol dans un dernier bang’ un meurtre venait d'ĂȘtre commis. C'Ă©tait un meurtre puisque la guerre Ă©tait finie. Nous vĂźmes de grands navires sur les mers remplis de soldats retournant dans leurs propres pays. Ils Ă©taient absolument chargĂ©s, Ă  tel point que certains hommes devaient dormir sur le pont, d'autres dans les canots de sauvetage, mais les navires allaient tous vers un trĂšs grand pays dont je n'arrivais pas Ă  comprendre la politique, car dĂšs le dĂ©part ils avaient vendu des armes aux deux cĂŽtĂ©s, et puis, quand ils dĂ©cidĂšrent de se joindre Ă  la guerre — eh bien, ils se battaient contre leurs propres armes. Je pensai que c'Ă©tait sĂ»rement le comble de la dĂ©mence. Lorsque les gros navires arrivĂšrent au port, l'endroit tout entier sembla exploser d'une joie dĂ©lirante. Des banderoles de papier volaient dans les airs, les voitures klaxonnaient, les navires mugissaient tout autant, et partout des fanfares jouaient leurs propres morceaux, sans se soucier les unes des autres. Tout cela faisait un vacarme Ă©pouvantable. Plus tard nous vĂźmes ce qui semblait ĂȘtre l'un des chefs des forces victorieuses descendant en voiture une large avenue bordĂ©e d'immenses Ă©difices de chaque cĂŽtĂ©, et de tous les Ă©tages de ces Ă©difices tombaient des confettis de papier, des rubans, et tout ce genre de chose. Plusieurs personnes soufflaient avec force dans un quelconque instrument qui ne pouvait certainement pas ĂȘtre appelĂ© un instrument musical. Il semblait y avoir une grande cĂ©lĂ©bration parce que maintenant beaucoup de profits allaient ĂȘtre tirĂ©s de la vente des armes de l'ex-Gouvernement Ă  d'autres pays, de plus petits pays, qui souhaitaient faire la guerre Ă  un voisin. C'Ă©tait vraiment un spectacle pitoyable que l'on voyait sur ce monde. Les soldats, les marins, et les aviateurs Ă©taient de retour dans leur pays, victorieux, pensaient-ils, mais maintenant — eh bien, comment allaient-ils gagner leur vie ? Il y avait des millions de gens sans travail. Il n'y avait pas d'argent, et beaucoup d'entre eux devaient faire la queue devant ce qu'on appelait les soupes populaires’, une fois par jour. Ils recevaient lĂ  une infĂąme bouillie dans une boĂźte de conserve qu'ils rapportaient Ă  la maison pour partager avec leur famille. La perspective Ă©tait vraiment sombre. Dans un certain pays, les misĂ©reux en haillons ne pouvaient plus continuer. Ils marchaient le long des trottoirs, scrutant l'espace oĂč le trottoir devenait la chaussĂ©e, la rue ; ils cherchaient un croĂ»ton de pain ou n'importe quoi, un mĂ©got de cigarette, vraiment n'importe quoi. Et bientĂŽt on les voyait s'arrĂȘter et s'appuyer contre peut-ĂȘtre l'un de ces poteaux qui portaient des fils, des avis ou des lumiĂšres, puis s'effondrer sur le sol et rouler dans le caniveau — morts, morts de faim, morts de dĂ©sespoir. Au lieu de la tristesse les badauds Ă©prouvaient de la joie un peu plus de gens morts, sĂ»rement qu'il y aurait bientĂŽt assez d'emplois. Mais non, ces soupes populaires’ se multipliaient, et toutes sortes de gens en uniforme ramassaient les morts et les chargeaient dans des fourgonnettes pour qu'ils soient — je suppose — enterrĂ©s ou brĂ»lĂ©s. Nous regardĂąmes diverses scĂšnes rĂ©parties au fil des ans, puis nous vĂźmes qu'un pays se prĂ©parait de nouveau Ă  la guerre le pays qui avait perdu la derniĂšre fois. Il y avait de grands prĂ©paratifs, des mouvements de jeunesse, et tout le reste. Ils s'entraĂźnaient au vol en construisant un bon nombre de petits avions, prĂ©tendant qu'il s'agissait de choses rĂ©crĂ©atives. Nous vĂźmes un trĂšs bizarre petit homme avec une petite moustache, aux yeux pĂąles, exorbitĂ©s. Chaque fois qu'il apparaissait et commençait Ă  vocifĂ©rer, une foule s'assemblait rapidement. Des Ă©vĂ©nements de ce genre se passaient partout dans le monde, et dans de nombreux cas les pays entraient en guerre. Finalement, il y eut une trĂšs grosse guerre dans laquelle la majoritĂ© du monde se trouva impliquĂ©e. — MaĂźtre, dis-je, je n'arrive pas Ă  comprendre comment vous pouvez faire surgir des images de choses qui ne se sont pas encore produites. Le Lama me regarda, puis il regarda la machine qui Ă©tait lĂ , prĂȘte Ă  nous montrer encore plus d'images. — Eh bien, Lobsang, il n'y a en fait rien de trĂšs difficile Ă  cela, car si tu prends un groupe de personnes tu peux parier tout ce que tu possĂšdes que quand ils feront quelque chose ils s'y prendront tous de la mĂȘme maniĂšre. Si une femme est poursuivie par un homme, elle s'enfuira dans une direction et se cachera. Maintenant, si cela se produit une deuxiĂšme et une troisiĂšme fois, son chemin sera tracĂ©, et tu es tout Ă  fait certain alors lorsque tu prĂ©dis qu'il y aura une quatriĂšme fois que la femme s'enfuira Ă  sa cachette, et que son tourmenteur sera bientĂŽt capturĂ©. — Mais, MaĂźtre, dis-je, comment est-il possible de produire des images de quelque chose qui ne s'est pas encore produit ? — Malheureusement, Lobsang, tu n'es pas encore assez agĂ© pour ĂȘtre en mesure d'apprĂ©cier une explication, mais briĂšvement, des choses correspondantes se produisent dans la quatriĂšme dimension et nous obtenons ici sur la troisiĂšme dimension ce qui en est plus ou moins un Ă©cho. Certaines personnes ont l'aptitude de voir trĂšs en avance, et savent exactement ce qui se passera. Je suis un de ceux qu'on appelle un clairvoyant trĂšs sensible et un tĂ©lĂ©pathe, mais tu vas me surpasser trĂšs, trĂšs largement, parce que tu as Ă©tĂ© entraĂźnĂ© Ă  cet effet presque avant ta naissance. Tu penses que ta famille a Ă©tĂ© dure avec toi. C'est vrai, elle a Ă©tĂ© trĂšs dure, mais c'Ă©tait un ordre des Dieux. Tu as une tĂąche spĂ©ciale Ă  accomplir et il te fallait apprendre tout ce qui pourrait t'ĂȘtre utile. Quand tu seras plus grand tu comprendras ce que sont les trajectoires du temps, les diffĂ©rentes dimensions, et tout ce genre de choses. Je te parlais hier du fait de tracer une ligne imaginaire sur la Terre et dĂ©couvrir que tu te trouves dans un jour diffĂ©rent. Il s'agit, bien sĂ»r, d'une affaire entiĂšrement artificielle afin que les nations du monde puissent commercer ; elles ont ainsi ce systĂšme artificiel oĂč le temps est changĂ© artificiellement. — Lobsang, il y a un point que tu n'as apparemment pas remarquĂ©. Les choses que nous voyons maintenant, et discutons maintenant, sont des choses qui ne se produiront pas avant cinquante ans ou plus. — Vous m'avez stupĂ©fiĂ© en disant cela, MaĂźtre, parce que sur le moment tout m'a paru naturel, mais — oui — je peux voir maintenant que nous ne possĂ©dons pas la science nĂ©cessaire pour certaines choses. Il faut donc que ce soit quelque chose dans l'avenir. Le Lama hocha gravement la tĂȘte et dit — Oui, en 1930 ou 1940, ou quelque part entre les deux, la Seconde Guerre Mondiale commencera et elle fera rage presque Ă  travers le monde entier. Elle apportera la ruine totale Ă  certains pays, et ceux qui gagneront la guerre perdront la paix, ceux qui perdront la guerre gagneront la paix. Je ne peux pas te dire quand la guerre commencera vraiment parce que cela ne sert Ă  rien de le savoir et que de toute maniĂšre nous n'y pouvons rien. Mais ce devrait ĂȘtre autour de 1939, ce qui est encore un bon nombre d'annĂ©es Ă  venir. — AprĂšs cette guerre — la Seconde Grande Guerre — il y aura de continuelles guĂ©rillas, des grĂšves constantes, et pendant tout ce temps les Syndicats essaieront d'augmenter leur pouvoir et de prendre le contrĂŽle de leur pays. — Je suis dĂ©solĂ© de te dire que vers 1985 quelque Ă©trange Ă©vĂ©nement se produira qui prĂ©parera la scĂšne pour la TroisiĂšme Guerre Mondiale. Cette guerre se fera entre les peuples de toutes les nationalitĂ©s et de toutes les couleurs, et elle donnera naissance Ă  la Race HĂąlĂ©e. Il ne fait aucun doute que les viols sont quelque chose de terrible, mais il n'en reste pas moins que si un homme noir viole une femme blanche, nous avons lĂ  une autre couleur hĂąlĂ©e, celle de la Race HĂąlĂ©e. Nous devons avoir une couleur uniforme sur cette Terre. C'est l'une des choses vraiment nĂ©cessaires avant qu'il puisse y avoir une paix durable. — Nous ne pouvons pas donner de dates exactes quant au jour, l'heure, la minute et la seconde, comme le croient certains idiots, mais nous pouvons dire qu'autour de l'an 2000 il y aura une intense activitĂ© dans l'Univers, et une intense activitĂ© dans ce monde. AprĂšs une lutte acharnĂ©e, la guerre sera rĂ©solue avec l'aide des gens de l'espace, ces gens qui n'aiment pas ici le Communisme. — Mais il est maintenant l'heure de voir si mes jambes sont assez bonnes pour reprendre la descente de la montagne, parce que nous devons retourner au Potala. Nous examinĂąmes toutes les machines que nous avions utilisĂ©es, nous assurant qu'elles Ă©taient propres et laissĂ©es dans le meilleur Ă©tat possible. Nous veillĂąmes Ă  ce que tous les interrupteurs fonctionnent correctement, puis le Lama Mingyar Dondup et moi enfilĂąmes de nouvelles robes, de nouvelles’ robes vieilles d'un million d'annĂ©es ou plus et taillĂ©es dans un merveilleux tissu. On aurait pu nous prendre pour deux vieilles blanchisseuses Ă  nous voir remuer les vĂȘtements pour trouver quelque chose qui nous attire particuliĂšrement et qui satisfasse cette dose de vanitĂ© que nous avions encore en nous. Nous fĂ»mes finalement satisfaits. J'Ă©tais vĂȘtu comme un moine, et Mingyar Dondup portait quant Ă  lui une robe correspondant Ă  un trĂšs haut statut, en vĂ©ritĂ©, mais je savais qu'il avait droit Ă  un rang plus Ă©levĂ© encore. Nous trouvĂąmes d'amples tuniques qui allaient par-dessus nos nouveaux habits, et nous les enfilĂąmes afin de protĂ©ger nos vĂȘtements durant la descente. AprĂšs avoir eu Ă  manger et Ă  boire, nous fĂźmes chacun nos adieux Ă  cette petite piĂšce qui avait un trou dans un coin. Puis nous nous mĂźmes en route. — MaĂźtre ! m'Ă©criai-je, comment allons-nous cacher l'entrĂ©e ? — Lobsang, ne doute jamais des Puissances SupĂ©rieures. Il est dĂ©jĂ  prĂ©vu que lorsque nous quitterons cet endroit un rideau de pierre massive de plusieurs pieds 1 pied = 30 cm d'Ă©paisseur va glisser et couvrir l'entrĂ©e en la camouflant complĂštement. Il nous faudra ainsi nous donner la main et nous prĂ©cipiter, sortir ensemble le plus vite possible avant que le gros rocher tombe en place et scelle ces secrets pour empĂȘcher les Chinois de les trouver, parce que, comme je te l'ai dit, les Chinois vont envahir notre pays et il n'y aura plus de Tibet. À la place, il y aura un Tibet secret avec les plus sages d'entre les Sages vivant dans des cavernes et des tunnels comme celui-ci, et ces hommes enseigneront aux hommes et aux femmes d'une nouvelle gĂ©nĂ©ration qui suivra beaucoup plus tard, et qui apportera la paix Ă  cette Terre. Au bout du couloir que nous suivions s'ouvrit brusquement un carrĂ© de lumiĂšre. Nous nous prĂ©cipitĂąmes et dĂ©bouchĂąmes Ă  l'air libre. Je regardai avec amour le Potala et le Chakpori, puis je pris conscience du sentier escarpĂ© devant nous et me demandai sĂ©rieusement comment nous allions nous en sortir. Au mĂȘme moment se produisit un formidable vacarme, comme si le monde touchait Ă  sa fin. La dalle de pierre Ă©tait tombĂ©e, et nous ne pouvions pas en croire nos yeux. Il n'y avait aucune trace d'ouverture, aucune trace de sentier. C'Ă©tait comme si cette aventure n'Ă©tait jamais arrivĂ©e. Nous nous frayĂąmes donc un chemin au flanc de la montagne. Je regardai mon Guide et pensai Ă  la mort qu'il aurait aux mains des traĂźtres Communistes. Et je pensai Ă  ma propre mort qui surviendrait dans un pays Ă©tranger. Mais par la suite, le Lama Mingyar Dondup et moi serions rĂ©unis dans le lieu SacrĂ© de Patra. * * * Épilogue Et c'est ainsi qu'une autre histoire vraie vient de se terminer. Il ne me reste plus maintenant qu'Ă  attendre dans mon lit d'hĂŽpital que ma Corde d'Argent soit coupĂ©e et ma Coupe d'Or brisĂ©e, afin de pouvoir partir pour ma Demeure Spirituelle — Patra. Il y a tant de choses que j'aurais pu faire. J'aurais aimĂ©, par exemple, parler devant la SociĂ©tĂ© des Nations — ou quel que soit le nom qu'on lui donne aujourd'hui — en faveur du Tibet. Mais il y avait trop de jalousie, trop de malveillance, et le DalaĂŻ-Lama Ă©tait dans une position difficile du fait qu'il recevait l'aide de gens et ne pouvait aller Ă  l'encontre de leurs dĂ©sirs. J'aurais pu Ă©crire davantage sur le Tibet, mais lĂ  encore il y a eu de la jalousie et des articles mensongers, et la presse a toujours cherchĂ© des aspects effrayants et horribles, ou ce qu'ils appellent vicieux’, ce Ă  quoi ils se livrent eux-mĂȘmes quotidiennement. La transmigration est une rĂ©alitĂ©. C'est un fait rĂ©el de la vie, et en vĂ©ritĂ© une trĂšs grande science d'autrefois. C'est comme un homme qui, voyageant par la voie des airs jusqu'Ă  sa destination, trouve une voiture l'attendant au moment oĂč il descend de l'avion, avec la diffĂ©rence que dans ce cas un Grand Esprit prend la relĂšve d'un corps afin d'accomplir une tĂąche qui lui a Ă©tĂ© assignĂ©e. Ces livres, mes livres, sont vrais, absolument vrais, et si vous croyez que ce livre-ci relĂšve de la science-fiction, vous avez tort. Son contenu scientifique aurait pu ĂȘtre fortement accru si les scientifiques avaient manifestĂ© quelque intĂ©rĂȘt, mais de la fiction — il n'y en a pas la moindre trace dans cet ouvrage, pas mĂȘme une libertĂ© artistique’. Me voici, allongĂ© dans mon ancien lit d'hĂŽpital, en attente de la libĂ©ration de la longue nuit d'horreur qu'est la vie’ sur Terre. Mes chats ont Ă©tĂ© un soulagement et une joie, et je les aime plus que je ne peux aimer un humain. Un tout dernier mot. Certains ont dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  essayer de tirer profit’ de ma personne. Certains ont fait courir le bruit que j'Ă©tais mort et qu'Ă©tant de l'Autre CĂŽté’, je leur avais ordonnĂ© de dĂ©buter un cours par correspondance, que de l'Autre CĂŽté’ je le dirigerais et Ă©tablirais ladite correspondance par l'intermĂ©diaire de la Planche Ouija. Maintenant, la Planche Ouija est une totale supercherie, et pire encore, parce que dans certains cas elle peut permettre Ă  des entitĂ©s malfaisantes ou malicieuses de prendre possession de la personne qui l'utilise. Que les Bons Esprits vous protĂšgent. FIN CI-DESSUS Le XIIIe DalaĂŻ-Lama assis, quatriĂšme Ă  partir de la gauche, avec sa suite et l'officier britannique Sir Charles Bell, Darjeeling, Inde, 1911. Lorsque les troupes chinoises entrĂšrent dans Lhassa, en 1910, le XIIIe DalaĂŻ-Lama se rĂ©fugia en Inde. VĂ©ritable augure de l'invasion communiste qui eut lieu quarante ans plus tard, le DalaĂŻ-Lama expliqua Ă  Sir Charles Je suis venu en Inde pour demander l'aide du gouvernement britannique. S'il n'intervient pas, les Chinois occuperont le Tibet, dĂ©truiront notre religion et notre systĂšme politique et placeront Ă  la tĂȘte du pays des officiels chinois. » 0ThbyM.
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